XIV

Yoko contint un mouvement d’humeur. Depuis, une demi-plombe qu’elle guettait sous la neige, c’était le quatrième mironton qui l’attaquait. Elle commençait à en avoir classe ! Pour la quatrième fois elle balança le même vannot.

— Vous faites erreur, monsieur. Je vous en prie, laissez-moi tranquille !

Moins têtu que son devancier, duraille à décoller tellement il était pion, le type souleva son bitos d’un geste cérémonieux.

— Je m’excuse, Madame. Pardonnez ma méprise.

Et, dans un clin d’œil égrillard :

— Vraiment dommage ! Vraiment. Mes respects, Madame !

Sur ces mots, l’amateur de soirs troublants se fit la paire, à la recherche d’un autre gibier.

Yoko coulissa le regard vers la Ration K, juste comme les condés en sortaient. Elle patienta, les laissa démarrer avant de se retourner sur le boulevard, vers la bagnole où les Napos attendaient, immobiles et sombres. Elle leva le bras. La tire, une 15 Citron, engourdie par le Bug dans la soirée, s’amena à sa hauteur, s’arrêta à l’endroit où il était interdit de stationner. Louis abaissa la vitre. Sa gonzesse se pencha.

— La renifle vient de se barrer. Si vous voulez y aller…

Son Julot mâchonna son Corona éteint, la fixa durement.

— J’t’ai dit de nous faire la serre que quand Vicky décarrera ! Pas avant. T’as pas compris ?

La Jap se rebiffa.

— Mais j’en ai marre de poireauter ! J’vais choper la crève ! Tu vois pas la neige qui tombe ?…

Il la freina d’une voix aussi dure que son regard.

— Tu veux que j’descende ?

— C’est bon, renauda-t-elle. C’est bon. J’y retourne. Mais ça peut durer longtemps ! D’ici à ce qu’on me retrouve gelée…

Un ricanement la suivit pendant qu’elle allait se reposter à l’angle du boulevard.

Louis recula la bagnole pour la mettre à sa place primitive et commenta pour son frangin :

— Cette fois, on va la faire marron. Elle pourra pas nous échapper. On va lui filer le train et la coincer dans une rue tranquille. À ce moment-là, tu la serviras. Et pas avant. Faut qu’elle soit à l’arrêt pour être sûrs de pas la louper.

— Et si elle amène une de ses gonzesses avec elle ? coupa Bug.

L’aîné parut sourire aux flocons qui dansaient devant le pare-brise.

— Pourquoi ? Tu deviens sentimental ? Deux ça te gênerait ?

Le tic agita la main du tueur. Il grommela :

— Qu’est-ce que tu veux que ça me foute ? Le principal est que Vicky soit liquidée. Comme tu dis après ce qui s’est passé ce soir, on peut pas lui donner le sursis. Elle doit savoir qu’on avait rencart avec son homme et si jamais on lui laisse le temps d’apprendre qu’il est crouni…

— … Elle saura que c’est nous et affranchira ceux de Paris, enchaîna son aîné. Et c’est ça qu’on doit éviter !

— T’es sûr qu’ils nous croiront quand on leur expliquera qu’on y est pour rien ?

Son frère gloussa.

— Ce qui compte, c’est ce qu’on leur racontera ! Et pour la baratin, fais-moi confiance. Mais pour le placer, faut empêcher Vicky de jacter. Simple.

— Comme tu dis, soupira le tueur. Simple.

Mais vivement que tout soit fini !

Son frère lui lança un regard incrédule.

— Est-ce que tu deviendrais nerveux en prenant du poids ?

Les épaules de Bug se soulevèrent.

— C’est pas ça ! Mais y fait frisquet… J’ai hâte d’être au chaud !

Un gros rire secoua le ventre de Louis le Napo. Lui échappant des lèvres, son Corona dégringola sur le plancher. Il se baissait en tâtonnant pour le récupérer lorsque son frère lui happa le bras.

— On dirait que Yoko nous appelle ?

Vivement, Louis releva le front. C’était vrai. De sa placarde, sa polka lui envoyait le duce de venir. Il la rejoignit. Elle lança.

— Vicky vient de grimper dans sa voiture !

— Seulâbre ? jeta le Bug.

— Oui.

Un moteur toussait dans l’air glacé de la rue du Cirque, puis s’enfla.

— Monte ! ordonna le Napo à sa nana.

— Mais… rouscailla la Jap, qui croyait avoir gagné le droit d’aller se chauffer au Vertige.

— Monte, bon Dieu ! jura le Napo. Nous emmerde pas !

Elle obéit en grognant. Lentement, Louis vira dans la rue puis accéléra. Les feux rouges de la Ford disparaissaient à l’autre bout.

* * *

Vicky pilotait vite et d’une seule main. L’autre reposait inerte, au creux d’un repli du manteau. Son visage, ses yeux restaient inexpressifs. Devant elle, l’essuie-glace opérait dans un mouvement monotone, monotone comme la vie.

Elle était engagée loin dans la rue Laecken lorsqu’un appel de phares troua la vitre arrière. Elle se rangea machinalement mais sans ralentir. Puis, au bout d’un instant, s’étonna de ne pas être doublée. Elle gaffa dans le rétro. Une voiture basse et noire venait de rétrograder. Qu’est-ce qu’ils avaient, ces cons-là ? Ils ne savaient pas ce qu’ils voulaient ! En trombe, elle parvint place de l’Église Sainte-Catherine, éclairée et animée en dépit de l’heure tardive et du temps maussade. Elle la traversa, se lança dans la rue désertique du Vieux-Marché-aux-Grains. Un second appel de phares la fit se ranger de nouveau. Derrière, la voiture noire n’était plus qu’à quelques mètres. Vicky ne soulagea pas l’accélérateur. Les autres n’avaient qu’à passer ! Ils le pouvaient. Ils essayèrent. Leur bagnole gagna du terrain. À peine. Qu’est-ce que c’était, ce conducteur ? Subitement, Vicky se piqua au jeu. Empoignant le bout de bois à deux mains, elle écrasa le champignon. La Ford bondit, son moteur ronfla. Avec plus de violence, les flocons s’abattirent sur le pare-brise. Derrière, les phares semblèrent s’animer de rage. Ils étincelèrent, s’éteignirent, étincelèrent, s’éteignirent. Un rire moqueur gronda dans la gorge de Vicky. Cette course imprévue soulageait momentanément ses nerfs. Son œil alla chercher le rétro. Par la vitre arrière, que brouillait la neige, elle distingua le capot de la voiture noire. Un éclat de phares le lui cacha puis il réapparut, très près cette fois. Ensuite, plus rien. Le type devait la remonter. Sa roue avant droite devait frôler la roue arrière gauche de la Ford. Sur un autre éclat de phares, Vicky décida de rengrâcier et tourna la tête sur la voiture qui progressait. Elle allait soulager le champignon quand les phares, brusquement éteints, lui laissèrent entrevoir des silhouettes. Des silhouettes qui… Nom de Dieu ! Les silhouettes… Est-ce que… Bon Dieu, oui, c’était ça ! En un éclair, elle avait retapissé la gueule maigre du Bug et ses yeux glauques fixés sur elle. Brutales, ses pognes se soudèrent au volant, son pied enfonça l’accélérateur. Nerfs tendus, dents serrées, elle donna le maxi, fonça droit devant elle, passa en bolide le croisement de la rue des Chartreux, se rabattit sauvagement sur la gauche, au risque d’envoyer tout le monde dinguer dans le décor. Les autres ne lâchèrent pas. Ils avaient cédé un peu de terrain, mais ne lâchaient pas. À présent, Vicky savait qu’ils ne la lâcheraient plus. Elle s’engouffra dans la rue des Six-Jetons, vira violemment dans la rue t’Kint, et atterrit rue Camusel. Dans une clameur, ses roues soulevèrent des gerbes de neige noire. La Ford fit une embardée, grimpa sur un trottoir, manqua faucher un réverbère, se redressa et fila vers la Bouffarde où elle s’arrêta pile, dans un frémissement d’acier. Vicky en jaillit et bondit. Un hurlement de freins explosa dans son dos. Une balle claqua, étoilant la vitre du bouge. Vicky ne se retourna pas. Elle cria en entrant, sans songer à reboucler la lourde :

— Berthe !

Son arrivée brutale, son cri de détresse, le coup de flingue firent se lever toutes les têtes. Elle fonça vers le fond. Sans un mot, les cloches s’écartèrent devant elle. Rapide, la vieille Berthe contourna son comptoir. Elle ne réclama pas d’explications. Inutile. Les deux Napos, fous furieux, s’encadraient dans la porte, seringue au poing. D’un pas rude, la vieille se porta au-devant d’eux. Sa voix crépita :

— Jockey ! L’Aristo ! Le Dingue ! Professeur ! Tous !

Comme par miracle, un mur de haillons se dressa entre l’entrée et la salle du fond. Les gueules les plus invraisemblables que les Napos aient jamais vues s’interposaient entre eux et Vicky. Hommes et femmes mélangés, toute la crasse de la ville, toute la pouillerie leur barraient le chemin. Et ça, sans un murmure, sans un geste. Rien que de l’immobilité. Une immobilité agressive, haineuse, malfaisante, qui collait froid dans le dos.

— Qu’est-ce que vous voulez ? gronda la vieille, se plantant devant les Napos. Pas votre place ici ! Foutez le camp !

Louis, décomposé, essaya un sourire.

— Pas à vous qu’on en a, mais…

— Foutez le camp ! répéta la vieille durement. Sinon, j’réponds pas de vous !

Les minces narines du Bug se pincèrent. Une étincelle éclaira son œil glauque. Sa main gauche eut deux, trois contractions. Sa droite, qui tenait le Colt, se leva lentement, menaçant le ventre de la vieille taulière.

— Laisse-nous passer, dit-il d’une voix sans timbre. Et dis à tes cloches de s’effacer. Et ne tarde pas.

La vieille l’affronta du regard. Une moue méprisante retroussa ses lèvres. Elle jeta doucement :

— Manchouillard !

Au comptoir, un clochard s’anima. Nouée dans le bas par une ficelle, la manche droite de son veston rapiécé pendait à vide. Soudain, un bras nu jaillit de l’intérieur du veston. Un geste brusque. Un sifflement. Alerté, le Bug tourna la tranche et plongea par réflexe. Rasant son manteau clair, la lame d’un cran d’arrêt trouva une autre cible : le flanc de son aîné, trop long à la parade. Dans un cri, le truand lâcha son flingue, porta les pognes à son flanc. Vif, le Bug chercha le manchot de son calibre, mais il n’était déjà plus visible. Une horde de guenilles le protégeait. Le Bug blasphéma, refit face à la vieille. Toutes les cloches avancèrent lentement, en masse compacte, comme pour un encerclement. Dans les gueules grimaçantes, les yeux noyés d’alcool lançaient des éclairs farouches. À certains poings brillaient des lames de rasoir et le bout effilé de pique-glace.

La frousse, la sale frousse s’empara du Bug. Il recula. La vieille avança. Les cloches aussi.

— Vas-y ! défia-t-elle. Qu’est-ce que t’attends ? Tire !

Un reflet de panique enlaidit la face du tueur. Il agita la tête. La vieille insista.

— Allez, vas-y ! Montre ce que tu sais faire ! Tire donc !

Une deuxième fois, la tête du tueur s’agita dans un refus. Dans sa main, le Colt trembla.

— Alors, fous le camp ! aboya subitement la vieille. Embarque ton frère et revenez plus ici ! Et arrangez-vous pour que j’revoie plus jamais vos sales gueules ! Allez, dehors !

Le Bug recula encore, sentit l’air de la nuit lui hérisser la nuque. Il frissonna. Une main entourant avec précaution le cran d’arrêt qu’il n’osait pas arracher, son aîné, le front inondé de sueur s’agrippa à lui.

La vieille, brutalement, les repoussa dans la rue. Elle menaça, de son seuil, d’une voix cinglante :

— Et laissez Vicky en paix ! Autrement, j’me charge de vous !

Le Bug entraîna son aîné. La vieille fit un pas en arrière et, d’un coup de pompe, reboucla la lourde. Elle se retourna. La plupart de ses clodos regagnaient leurs bancs ou leurs tables pour y reprendre leur roupillon. Le Jockey, lui, l’attendait, le flingue de Louis le Napo dans la main.

— Donne ça, dit-elle, le lui prenant. Et va te poivrer la gueule si t’en as envie.

Elle marcha vers le fond. Il fila vers le rade en jubilant. Devant celui-ci, le manchouillard éclusait un demi de la main gauche. Sa droite, par déformation professionnelle de mendigot, était relogée dans le veston, du côté où pendait la manche vide.

En apercevant Berthe, Vicky alla au-devant d’elle.

— J’ai eu les flubes, confessa-t-elle en l’accostant. J’ai bien cru que ça y était.

— J’comprends ça, opina la vieille. Avoir deux mecs comme eux sur les endosses, ça n’a rien de marrant…

Vicky la dévisagea à travers la fumée de sa Camel, secoua la tête.

— C’est pas ce que tu crois, dit-elle. J’avais seulement peur qu’ils me repassent avant de faire ce que j’ai décidé. Quand ils m’ont pris en chasse, j’venais justement ici…

Un sourire sans joie erra sur ses lèvres.

— … Pour te réclamer un calibre… encore une fois.

La vieille, qui contemplait pensivement l’arme de Louis le Napo, releva le front.

— Ils m’ont flingué mon homme, précisa Vicky. Dans la soirée.

La vieille la fixa en silence puis murmura :

— Tu peux pas attendre et me laisser m’en occuper ? En douceur… Sans que personne sache d’où ça vient ?

Vicky détourna le regard.

— C’était le premier homme que j’aimais…

Elle avança la main. La vieille y déposa le calibre du Napo.

— Tu veux boire un coup de gnole avant de te barrer ?

Vicky glissa la seringue dans la fouille de son manteau.

— Non merci, Berthe. Pas la peine. Et merci encore. Bonsoir.

— Bonsoir Vie, fit la vieille dans un frémissement de lèvres… Bonsoir.

Pour se donner une contenance, elle décarra du percale et des feuilles à cigarettes de sa poche de blouse. Vicky lui tapota le bras et, après un dernier regard, se dirigea vers la sortie. Tout en roulant sa cigarette, la vieille l’accompagna des yeux jusqu’à la porte. Celle-ci claqua dans le dos de Vicky. Laissant choir la cigarette commencée, la vieille renifla et décarra son mouchoir.

* * *

La neige tombait plus dur, s’épaississait au sol. On n’y voyait que fifre à quelques mètres. Vicky ouvrit la portière de sa Ford. Elle levait la jambe pour y grimper quand un craquement sur la neige la fit se retourner, vite fait. Une masse sombre lui arrivait dessus en bolide. Elle fit face, chercha à éviter le choc. Impossible. La masse était sur elle. Elle retapissa les traits de Yoko, ses yeux noirs étincelants, ses dents blanches que découvrait un rictus de haine.

Elle voulut la repousser. La Jap abattit son bras dans un reflet d’acier. Perforant les fringues, la lame d’un cran d’arrêt se ficha dans le sein droit de Vicky et y resta, presque à la verticale.

Insensible à tout Vicky ne s’en occupa même pas. Dans un grondement rauque, elle se lança à la poursuite de la Jap qui détalait. Fallait pas qu’elle la paume de vue, qu’elle la laisse se perdre dans la nuit ! Trois, quatre mètres les séparaient… Tout juste si elle la distinguait encore. Fallait pas la perdre, bon Dieu ! Fallait pas ! Bandant ses muscles, elle fit un bond en avant, gagna un peu, en profita pour se soulager de ses hauts talons et refonça. La Jap ne mollit pas. Son souffle précipité parvenait jusqu’à Vicky, qui mit tout ce qu’elle avait dans le baquet. La distance diminua. Un mètre à peine… Sans ralentir, d’un coup, d’un seul, Vicky arracha la rapière de sa poitrine et, dents plantées dans sa lèvre du bas, elle s’enleva d’une détente sauvage.

Un cri. Un bruit mou. La Jap s’abattit face contre terre, bras en avant. De son manteau de fourrure, à la hauteur des omoplates, le manche du cran d’arrêt émergeait.

Vicky reprit son souffle, abaissa un regard morne sur le corps de la Jap et, lentement, en comprimant sa blessure, retourna à la Ford, sans s’inquiéter de ses chaussures. Elle ne s’étonnait pas de la disparition des Napos. Le Bug avait dû emmener son frère blessé et laisser la Jap pour lui régler son compte. À moins que ce soit la Jap elle-même… Les fumiers ! Les putains de fumiers !

Elle hésita à affranchir Berthe, s’y refusa dans un haussement d’épaules. À quoi bon… Puisque, de la Bouffarde personne ne s’était aperçu de rien. Et il ne fallait pas qu’elle perde de temps ! Un engourdissement lui gagnait l’épaule. Elle mit le contact et à toute gomme fila vers le Vertige.

Elle ne sentait pas ses pieds mouillés, oubliait même sa blessure. Plus tard elle aurait le temps de songer à tout ça. Plus tard. Quand…

* * *

Au Vertige, la fiesta battait son plein. Sur la piste, des nanas se trémoussaient en faisant onduler des plumes bariolées qui leur sortaient du valseur. Elles étaient en saint Jean. Les plumes étaient tout ce qu’elles avaient sur le cuir ! Des projecteurs éclairaient leur chair, laissant le reste de la salle dans l’ombre, sauf la lumière douce du bar.

Vicky, qui derrière la tenture, avait attendu que ça s’éteigne, s’enfila dans le casino. Son sac à main était resté dans la Ford. Sous son manteau, sa main maintenait, en tampon, un mouchoir sur sa blessure. Elle se rendit directement au bar. Personne ne fit gaffe à elle. Tous les yeux étaient braqués sur la piste et les maîtres d’hôtel surveillaient leurs tables.

— Les patrons, s’il vous plaît ? jeta-t-elle au barman. C’est urgent.

Le type, qui transpirait sur un pain de glace, tendit le bras sans relever la tranche.

— Par là ! Dans leur bureau.

Puis, se ressaisissant tout à coup :

— Mais qui êtes-vous ? Que leur voulez-vous ?

Elle ne répondit pas. Déjà, elle se faufilait entre les tables où l’on ne distinguait que le rougeoiement des cigarettes au milieu du blanc des visages. Le barman haussa les épaules, se remit au boulot. Dans une travée, un genou barrait la route de Vicky. Elle s’excusa.

— J’vous demande pardon…

Le zèbre effaça son genou et, dans son geste, découvrit les pieds déchaussés de Vicky. Il s’esclaffa.

— Besoin de souliers, bébé ! J’suis prêt à offrir !

Elle ne l’entendit pas. Son œil venait de repérer une porte indiquant : « Entrée interdite. » Elle s’y rendit et, de sa main poissée de sang, tourna un bouton de cuivre. Ça vint. Prête à tout, elle dégaina sans se faire remarquer et poussa. Un petit couloir s’ouvrait devant elle et, au fond, une pièce brillamment éclairée. Elle entra doucement, referma, s’avança sur ses bas humides. Affalé dans un fauteuil proche d’un bureau d’acajou, Louis le Napo s’offrait de face. Son torse nu se matelassait de poils noirs. Déboutonné, son froc de smoking tranchait sur la blancheur d’un pansement que son frangin, penché sur lui et de biais, achevait de fixer avec des épingles de nourrice. Les yeux de l’aîné ne quittaient pas les mains qui le soignaient. Sur le bureau, près d’une cuvette, voisinaient des fioles de médicaments, des linges sanglants, du coton souillé.

Vicky s’immobilisa sur le seuil. Elle n’avait pas fait plus de bruit qu’un chat sauvage dont elle avait le regard ; le sien était empreint de la même fixité, de la même cruauté indifférente.

Louis, qui relevait machinalement la tête, l’aperçut le premier. La peur déforma ses traits. L’angoisse lui tordit la bouche. Il voulut jacter. Rien ne vint. Dans un effort, il leva une main, la pointa sur Vicky. Alerté, le Bug se détourna vivement. Sans savoir ce que lui désignait son frère, il avait déjà plongé la pogne sous son veston. Il ne la ressortit pas. Il n’eut pas le temps. Vicky venait d’avancer d’un pas, venait d’avancer son poing armé et tirait. Deux coups. La première praline morfla le Bug au ventre, la seconde au front. Au milieu de ses yeux glauques. Il oscilla, tournoya sur lui-même, s’abattit la main toujours logée sous le veston.

Dans la salle, la musique qui ne parvenait qu’assourdie, sembla s’arrêter. Vicky se tourna vers Louis le Napo, que la frousse verdissait. Elle marcha sur lui. Il chercha à se fondre dans le fauteuil, leva deux bras suppliants.

— Pas moi, Vicky ! Pas moi ! J’vous ai rien fait !… Au contraire…

Elle vint tout près. Le bas de son manteau frôla les genoux du Napo.

On heurta à la porte.

— Pas moi, Vicky ! Pas moi ! implora-t-il de nouveau. Pas moi…

À la porte, ça insistait. Rudement. Il larmoya.

— … Une femme ne tire pas sur un homme blessé… Une femme…

Il voulut crier. Le canon du flingue était à dix centimètres de sa gueule ronde. Vicky balança la sauce. Tout le chargeur. Froidement. Comme en pensant à autre chose. La porte s’ouvrit avec fracas. Le barman et des clients se ruèrent, se gênant mutuellement. Vicky se tourna vers eux.

À la vue du calibre, dont le canon laissait échapper un mince filet bleuté, ils refluèrent. Elle s’en débarrassa dans un haussement d’épaules. Et, lentement, l’œil dans le vide, elle vissa une Camel dans son fume-cigarette. Sur son manteau sport, à la hauteur du sein droit, une tache rouge s’élargissait.

Rassurés, les honnêtes citoyens s’avancèrent.

Avril-mai 1957.

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