III

Vicky fit arrêter son taxi devant le Moulin de la Galette.

— Pas chaud, hein, ma petite dame ? remarqua le chauffeur en lui rendant la monnaie.

— Pas très, approuva Vicky, qui fourra les pièces dans la poche de son manteau sport.

Le bahut s’éloigna. Elle jeta son mégot que le vent emporta dans une gerbe d’étincelles et se mit à descendre les marches qui menaient à la rue Tholozé. Celle-ci scintillait de toutes les lumières de ses petits troquets et de ses hôtels de passe.

Dans le bas, le Studio 28, qui passait Les Enfants du Paradis, un des chefs-d’œuvre de Marcel Carné, commençait à faire son plein de spectateurs.

Vicky prit le trottoir de gauche, se buta dans un couple de gamins qui sortaient d’un porche où ils venaient de se sucer la poire, et poussa la porte du Canari.

Après le froid de la rue, la chaleur la frappa au visage. Adossée à la porte refermée elle cligna des yeux pour s’accoutumer à la lumière intime du bistrot.

Ce dernier était animé ; l’ambiance typiquement montmartroise. Perchés sur les tabourets du bar, des habitués discutaient ferme en chatouillant le pastis. Sur la droite, des joueurs de belote, dont Pomme, la célèbre restauratrice de la Butte, s’engueulaient copieusement.

La fumée des toutes cousues grimpait jusqu’au plafond à solives renforçant l’impression de chaleur, d’intimité.

Des cuivres, des croquis, des tableaux, des photos de vedettes décoraient les murs.

Dans un coin, Aguigui, melon sur le cassis, barbouse noire et épingle de nourrice démesurée piquée dans le cache-col, faisait tourner son orgue de Barbarie. Personne ne l’écoutait. Il s’en foutait, le troubadour ! Ça l’empêcherait pas de faire la quête. Pas plus que ça n’empêcherait les clients de donner. Ceux de Montmartre donnent toujours aux farfelus, aux anars, à ceux qui disent merde à la société.

Des banquettes de cuir brun couraient le long du mur de droite. Dossier contre dossier, deux d’entre elles coupaient la salle en deux, créant dans le fond une pièce plus calme où l’on mangeait. Des nappes à carreaux rouges et blancs recouvraient quatre, cinq tables serrées à se toucher.

À la vue de Vicky, un homme abandonna l’une de ces tables et vint vers le bar. Il était saboulé comme un ministre des Finances qui aurait levé le pied avec le tiers provisionnel des contribuables : costar croisé bleu marine qui lui allait de première bourre, pompes noires à vingt sacs la paire, cravate bleue sur chemise blanche, pochette de même couleur dépassant discrètement. Il avait la cinquantaine, la taille moyenne, les tifs dégarnis.

Très régence, il s’inclina sur la main de Vicky qu’il baisa.

— Bonjour toi ! dit-il, enjoué. Un bail qu’on ne s’est vus !

Une lueur amusée, amicale, éclaira l’œil morne de Vicky.

— Bonjour Marquis ! Toujours en forme à ce que je vois ?

— Et toi, toujours aussi jolie ! constata-t-il dans un sourire galant, qui découvrit une rangée de dents en or. Ça me fait vraiment plaisir de te revoir !

La prenant par le bras, il l’entraîna vers le fond.

— Viens, j’ai quelqu’un à te présenter.

Un homme se leva à leur approche. Plutôt grand, l’air nonchalant, c’était une symphonie de gris : ses yeux, son costume de laine, sa chemise, ses tempes, sa cravate ; tout était gris. Mais pas d’un gris terne. Non. Un gris lumineux, clair, attirant. Dans son visage allongé, la peau était tannée comme quelqu’un qui débarque d’un pays ensoleillé. Sauf aux tempes, les cheveux étaient noirs et bouclaient au-dessus du front sillonné de quelques rides.

Le Marquis le montra d’un geste.

— Marcel Point-Bleu. Mon homme de barre. Et voilà Vicky ! ajouta-t-il à l’adresse de l’homme. Ma vieille copine de Berlin.

La main de Vicky disparut dans une main brune, forte, généreuse.

— Enchantée, dit-elle.

— Bonjour Yic, dit-il simplement.

Sa voix était chaude, réconfortante comme l’étreinte de sa pogne. Vicky tressaillit. À part Berthe, personne ne l’avait jamais appelée ainsi. Pour tout le monde elle était Vicky de Berlin et tenait à le rester. Elle avait horreur des familiarités. Pourtant, elle ne réagit pas. Elle se contenta de dénouer la ceinture de son manteau, lorsqu’il proposa en le désignant :

— Si vous voulez me permettre…

Elle se tourna pour qu’il puisse la débarrasser du vêtement. Quand elle apparut en robe de tweed, le Marquis poussa un sifflement :

— Hé bé ! Que tu sois fringuée d’une façon ou d’une autre, t’es toujours la même ! On dirait une grande dame…

— Mais j’en suis une ! se moqua Vicky, prenant place sur la banquette. Comme toi t’es Marquis !

Le truand partit d’un franc éclat de rire. Calmé, il s’assit près d’elle, déclara, sincère :

— Pour moi, t’en es une ! La plus grande que j’aie rencontrée dans mes voyages. Et je m’y connais.

Voyant que Toni, la patronne, une brune plantureuse, ardente au lit et au boulot, s’inquiétait de ce qu’ils désiraient, il interrogea Vicky du regard.

— Un Cinzano, dit-elle, sortant des Camel de son lacsé en peau de porc.

— Un Ricard pour moi, commanda Marcel, prenant place en face d’elle.

Le Marquis leva deux doigts vers Toni et dit, montrant une table où un couple de bourgeois fourvoyés là se battaient avec des tranches de présalé :

— Et réserve-nous de ton gigot, Toni ! On bectera là.

La taulière le rassura d’un signe et fila vers son bar.

— Tu dois te demander pourquoi j’t’ai fait venir ? attaqua le Marquis en offrant du feu à Vicky.

Elle aspira sur son fume-cigarette avant de laisser tomber, indifférente :

— J’suppose que t’as tes raisons pour ça !

— En effet, j’ai monté une grosse affaire en Belgique. Et j’ai besoin de quelqu’un de sûr là-bas…

Vicky le sonda à travers la fumée de sa Camel.

— Fausse momifie ?

Le Marquis inclina la tête. Vicky se renseigna.

— Dollars ? Comme à Berlin ?

— Non… Biftons français. De mille. Les nouveaux.

— Pourquoi que tu les fabriques pas ici ?

Le Marquis fit glisser son pouce sous un cordon de soie qui, lui tombant du cou, rayait de noir le blanc de sa chemise. Il attendit que Toni eût disposé les apéros avant de s’expliquer.

— Parce que c’est devenu trop chaud en France. La brigade financière a encore sauté deux équipes cette année. Ils ont des indics partout. Résultat : une quinzaine d’hommes au ballon… une fortune et du matériel de saisis… Enfin, tu vois ?

Vicky attira son glass. Le Marquis poursuivit :

— C’est pourquoi j’ai choisi la Belgique. On a commencé à imprimer là-bas. Les flics vont être déroutés et avant qu’ils remontent à la source, s’ils y remontent, tout sera liquidé.

Vicky contempla son godet.

— Et la frontière ?

Descendant le long du cordon, les doigts du Marquis disparurent sous le veston.

— Facile à passer. On a un frontalier dans la poche. Un homme sûr. Il nous ramènera la came. Mais à Bruxelles, j’ai besoin de quelqu’un pour l’entreposer. Pas question de laisser les biftons dans l’endroit où ils s’impriment. Faut qu’ils en sortent au fur et à mesure de leur fabrication. Inutile de tenter les imprimeurs avec une grosse masse. Et pour le dépôt, j’ai songé à toi.

Ses doigts réapparurent, exhibant un monocle qu’ils avaient été pêcher dans une poche de gilet.

— Car tu connais ce boulot et, depuis Berlin, j’sais que j’peux te faire confiance.

Il hocha la tête, lorgna Marcel, sourit.

— Si t’avais vu sa bouille quand je l’ai découverte à cette époque-là ! Un vrai chat de gouttière ! Elle avait des yeux !

— Des yeux qu’avaient faim, soupira Vicky. Et que t’as fait manger…

Elle éclusa son verre d’un coup sec.

— … Sans leur demander de coucher avec toi. Plutôt rare pour un homme.

Un rire bref lui échappa.

— Faut avouer que je devais pas être appétissante dans ce temps-là. Tout juste si je pouvais plaire à des soldats en retard d’affection. Et encore…

Amicale, la main du Marquis vint se poser sur son poignet.

— Si je t’ai dépannée, tu me l’as rendu en écoulant ma camelote. On est quitte. Ou plutôt…

Ses doigts jouèrent avec le monocle, pendant qu’il confessait.

— … C’est moi qui suis en compte. T’aurais pu t’allonger quand les M. P. t’ont cravatée avec une pile de faux dolluches. Tu l’as pas fait et j’ai jamais bien eu l’occasion de t’en remercier. Aussi…

— Ça suffit, Marquis ! le freina-t-elle de sa voix rauque, traînante. Tu m’as pas fait venir pour me décorer, non ? Et t’as pas à me remercier. Si j’avais parlé, c’est pas trois mois qu’ils m’auraient gardée mais quelques piges. Donc, si je l’ai bouclée, c’est autant pour moi que pour toi. Alors, passe la main, tu veux ? Dis-moi plutôt ce que va me rapporter ta combine… si j’accepte.

Marcel, qui l’étudiait furtivement, blagua :

— On est pas très sentimentale à ce que je vois ! Pour la première fois, elle parut faire attention à lui.

— Vous l’êtes, vous ? répliqua-t-elle sèchement.

Il sourit de tout son visage bronzé.

— Ça m’arrive.

Elle le fixa d’un œil dur.

— Moi, jamais ! Seul le pognon m’intéresse.

Un reflet joyeux anima les yeux gris de l’homme. Il remarqua :

— Eh bien, vous l’envoyez pas dire ! Mais, rassurez-vous, si vous marchez avec nous, vous toucherez. Et un sacré pacson encore. Exact, Marquis ?

— Exact, fit celui-ci. J’veux pas te forcer la pogne, Vicky, mais pour toi, ça peut être le coup de refait. Tu pourras même fourguer ta boîte et te barrer de Belgique après, si t’en as envie.

Il avala une gorgée de Ricard, reprit :

— Évidemment, si tu refuses, j’chercherai ailleurs. Car maintenant que c’est démarré, j’peux plus faire marche arrière. Mais j’t’assure que ça m’emmerdait. C’est une opération qui joue sur des centaines de briques et j’préférerais quelqu’un de confiance. Quelqu’un qui a fait ses preuves. À toi de voir.

Vicky s’octroya une nouvelle Camel. Elle songeait aux Napos. Avait-elle le droit de se fourrer dans ce bain avec les Napos sur son cuir ? Oui, mais pouvait-elle laisser échapper cette affaire ? La plus belle de sa vie, d’après le Marquis ? Sûrement pas. Pour les Napos, elle verrait. Il serait toujours temps… Elle n’hésita plus.

— Entendu, dit-elle, je marche. Vous pourrez déposer votre came chez moi. Pas dans ma boîte ! Chez moi. Ce sera plus sûr.

— Tu t’arrangeras de ça avec Marcel, déclara le Marquis. C’est lui qui s’occupe de tout là-bas. Il est rentré d’Amérique du Sud exprès. Moi, tu m’y verras pas. Comme tu le sais, j’évite d’aller en Belgique depuis le meurtre de mon pote Lolo le Marseillais. Mais, rassure-toi, tout ira bien. Marcel est un spécialiste.

Les dents de ce dernier étincelèrent dans son visage bronzé. Il caressa Vicky du regard, taquina :

— Spécialiste en tout, Vie. Même en filles.

Vicky soutint son regard.

— Sans blague ? Casanova, alors ?

Elle avait répliqué durement, dans une moue blasée de ses lèvres rouges. Il agita son front où une bouclette dansa, allongea sa forte main à travers la table, la posa sur celle de Vicky.

— Allons, Vie ! reprocha-t-il gentiment. On va pas se pétarder ? On a à turbiner ensemble !

Elle retira sa main.

— D’accord. Mais contentons-nous de rester dans le travail.

— Entendu, fit-il, nullement vexé. On y veillera.

Dans ses yeux gris, une lueur demeurait. Le Marquis soupira :

— J’t’avais affranchi, Marcel ! Plaisante pas avec elle ! Elle n’aime pas ça.

Son homme de barre ne répondit rien. Aguigui venait de lui fourrer son melon sous le nez. Marcel se vagua, décarra un bifton de 25 louis, le jeta dans le chapeau. Vicky voulut prendre son sac. Le Marquis l’en empêcha et expédia un billet de mille rejoindre l’autre.

— Pour ce que ça va nous coûter ! murmura-t-il à l’oreille de Vicky. Et celui-là, c’est un vrai !

Un petit rire roula dans la gorge de Vicky. Le Marquis happa le menu que Toni leur apportait et, dans un geste seigneurial, le passa à sa pote.

— Si tu veux choisir… Avant le gigot, j’te recommande le pâté maison. Il est de première.

Au lieu de prendre la carte, Vicky s’intéressa à la main qui la tenait.

— T’as toujours tes armoiries ?

Le Marquis agita sa pogne où luisait l’or d’une chevalière ?

— Et comment ! Souvenir de mes ancêtres !

Un rire secoua la table. Après un coup d’œil inquiet vers leurs voisins, l’élégant malfrat toussota.

— Allons, allons ! Blaguez pas avec ça ! C’est sacré.

— Après tout, son père était chiffonnier à Saint-Ouen ! pouffa Toni.

— Toni ! Voyons ! gourmanda le vieux. Prends plutôt la commande !

Vissant son monocle dans son orbite gauche, il fit semblant de lire le menu qu’il connaissait par cœur, ordonna :

— Pâté et gigot pour tout le monde. Et Beaujolais. Celui de ta réserve. Allez ! Calte !

Il avait braillé les derniers mots attirant l’attention des bourgeois sur lui. La femme le contemplait, fourchette levée. Cérémonieux, il s’inclina vers elle puis, ôtant son monocle, revint à Vicky dans un jet de manchettes :

— Nous disions donc ?

Il stoppa net sa plaisanterie. Ses mains restèrent immobiles au-dessus des verres. Son œil alla de Marcel à Vicky. Les deux ne le voyaient pas. Comme malgré eux, ils s’étaient pris aux châsses. Pensivement.

— Oh ! tonna le vieux truand. Revenez sur terre !…

Vicky tressaillit et, lentement, abaissa le regard. Marcel s’effaça pour laisser Toni déposer la terrine de pâté.

De la porte, un crincrin s’éleva. C’était le troubadour qui, avant de se faire la paire, donnait son aubade de remerciement.

— Tout atout ! gueula une voix à la table des joueurs.

— Je coinche ! hurla Pomme pour se faire entendre.

Oubliant ses armoiries et qu’il y avait une dame, le Marquis planta son couteau dans le pâté.

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