Au Canari, la soirée s’avançait. Les aiguilles de la pendulette du bar étaient sur onze plombes. Les joueurs de brème avaient démurgé depuis un bout de temps pour céder leurs tables aux affamés. Pomme, la première, s’était fait la valise. Elle avait regagné son restau où elle présentait le menu sur une ardoise, ardoise qu’elle agrémentait de cigares à moustaches grandeur nature. Ses petits dessins à la craie avaient au moins le mérite de mettre de l’espoir dans le cœur des vicelardes en retard de ce qu’il en est.
Dans le tapis, toutes les carantes du fond avaient été retenues par le Marquis qui traitait. On ne voyait pas lerchem dans le casino. Le taulier, Canari-la-Bonne-Affaire, avait éteint l’électricité, l’avait remplacée par des bougies rouges dont les flammes vacillaient. La musique du pick-up s’était mise en veilleuse. Dans un coin, Aguigui, qui venait de saucissonner, se nettoyait les crocs avec la pointe d’une rapière, tout en gaffant sa remplaçante. Celle-ci donnait dans le strip-tease. Rien d’approchant avec celui que Quinze-Grammes maquillait au Ration K. Près de 40 berges les séparaient. Adada, — décidément les vedettes de la Butte ne se cassaient pas le trognon pour choisir leurs pseudos, — allait chercher dans les 60 carats. Ça ne fait rien. Ça ne la démontait pas. Elle exhibait. Pour l’instant, elle en était encore au jupon, un jupon amplement fourni en dentelle, blanc écru, fraîchement repassé. Hé oui ! elle ne mégotait pas sur le raffinement ! Ses seins en citrouille tressautaient quand elle remuait. Heureusement que des baleines maous les tenaient un peu ! Sinon… sur ses genoux qu’ils se seraient retrouvés ! Elle laissa dégringoler son jupon le long de ses jambes à varices, l’enjamba, tourna le dos aux spectateurs. Elle accompagnait ses gestes lascifs, — la coupure ! — d’une goualante de son cru, qui n’aurait même pas fait sourciller des premiers communiants.
— Le reste ! cria une voix avide.
Elle zieuta par-dessus sa grasse épaule, dans un clignement de châsses qu’elle voulait langoureux. Obéissante, elle commença à faire glisser son bénard. Il était de la même veine que le jupon. Un froc des temps passés, taillés dans un drap de lit. Oh ! elle pouvait prendre l’avion et sauter dans le vide, la douairière ! Sûr que son culbutant, en cas de pépin, lui servirait de parachute !
Encouragée par quelques clilles qui réclamaient une danse du ventre, en la scandant de leurs pognes, elle se mit à onduler des noix. Onduler ? Enfin, elle bougeait. Ses grosses fesses nues, dans la lumière trouble, ressemblaient à deux tas de gélatine.
Le Marquis parcourut la salle du regard, puis sa montre et appela Toni du doigt. Lui passant un talbin de cinq sacs, il ordonna :
— Tiens, refile ça à ta reine d’un jour ! Et dis-lui qu’elle se trace ! J’attends du monde…
De loin, il envoya le serbillon au taulier pour qu’il redonne la lumière.
L’honneur d’Adada étant sauf, vu le bifton grand format, elle se renippa sans renauder. Au bar, trois jeunes mecs, s’estimant frustrés du spectacle, voulurent faire du rebecca. Des regards, en provenance de la tablée où se tenait le Marquis, les firent rengrâcier. Ils ciglèrent leur tournée et mirent les adjas sans insister. Le Marquis se tourna vers l’homme qui, à sa droite, présidait.
— Tu crois que ça va pouvoir coller, Pirate ?
Les yeux d’un bleu délavé de l’interpellé, un vieux voyou célèbre dans le monde entier, pétillèrent dans sa face sillonnée de rides.
— Pourquoi non ? répliqua-t-il. Pas la première fois qu’on organise une trêve ! Le plus duraille, c’est de la faire respecter ! Mais je pense que les Napos seront compréhensifs. C’est leur intérêt.
Indiquant son vis-à-vis, un malfrat maigre de figure, nerveux de corps :
— Tu te souviens, avant-guerre, quand on est monté à Londres pour René ?… Pourtant, il avait tous les hommes de là-bas sur le râble ! N’empêche que ça s’est arrangé.
Le vieux brigand haussa ses larges épaules, à peine voûtées, soupira.
— Des coups glandilleux, j’en ai adouci quelques-uns dans ma carrière. Et tu le sais. Alors, pas la peine de se casser le chou. On adoucira encore celui-là. Si on y parvient pas…
Il s’engorgea une giclée de calva, laissa tomber, en reposant son godet :
— … Tant pis pour les Napos.
Autour de lui ils étaient une dizaine. Tous venus en renfort. Tous venus pour aplanir le coup. Et tous des hommes de poids, sauf Mimile, le fils adoptif de Pirate, un jeune gars de 25 berges, mais pas plus tendre pour ça. À part les intéressés et Pirate, aucun ne savait de quoi il en retournait. Ils ne savaient qu’une chose : le Marquis était leur ami, il avait besoin d’eux, ils étaient là.
Ce dernier se tourna sur sa gauche, vers Vicky. Elle resplendissait, ne s’occupait de personne, n’avait d’yeux que pour Marcel assis devant elle.
— Puisque Marcel a insisté, je suis d’accord pour qu’on continue ensemble, dit-il. À condition que les Napos…
Il cessa de jacter. Elle l’écoutait même pas. Elle était toute à son amour, à l’homme qui l’avait vaincue. Il réprima un sourire, fixa son associé, puis, détournant les châsses, se mit à jouer avec son cordon de soie. Ça l’étonnait bien un peu que Vicky s’en ressente pour un homme ! Elle, si coriace…
Il eut un mouvement fataliste des épaules. Après tout, c’était la vie. Un Julot s’amène et… À bien réfléchir, il n’était pas si étonné que ça. Il connaissait son équipier, ainsi que ses talents de culbuteur. Un mec capable de danser sur le baquet d’une frangine pendant deux heures sans se fatiguer ne pouvait pas perdre au jeu de l’amour. Ce Marcel n’était plus un homme, mais une usine à salpingite !
À chaque fois qu’il levait, c’était du quès. La sœur était mordue, ne voulait plus décoller. Fallait se mettre à la place des filles ! Rencontrer un mâle qui n’a pas le coup de tringle égoïste, c’est rare ! Aussi cherchaient-elles toutes à le garder. En pure perte. Il ne s’attachait pas. Mais possible que cette fois… Aventurière de classe, Vicky était la femme qu’il fallait au grand. Peut-être que ça durerait… En tout cas, lui, le Marquis, s’en foutait. Le principal était que le boulot se fasse à Bruxelles. Le reste…
Avisant Toni qui passait, il lui lança :
— Tu peux nous apporter le champ’ ! Et n’oublie pas d’en remettre à la glace ! J’crois que…
Il n’acheva pas, tourna vivement le trognon vers la porte qui s’ouvrait. Feutre à la main, Louis le Napo pénétrait dans le bar. Il était vêtu de bleu. Le Bug, harnaché de noir, Borsalino noir sur le cassis, suivait, mains dans les fouilles de son manteau clair. Des portières claquèrent dans la rue. D’autres hommes s’entiflèrent à leur tour. Cinq. Teint basané. Œil sombre. Siciliens ou Napos…
Tous s’amenèrent vers la carante du fond. Mais avant d’y parvenir, les cinq, sans se concerter, s’arrêtèrent au comptoir. L’un deux jeta à Canari :
— Cinq fines !
Nonchalamment, Marcel se leva, alla s’accouder à l’angle du rade. Le Marquis toucha le bras de Toni qui venait de déposer un seau à glace d’où sortait un magnum de Krug.
— Ça suffit comme champ’ pour l’instant. Fais barrer tes derniers clients.
— Mais…
Il la chassa d’un geste.
— Va. Leur addition est pour moi.
Toni fila vers les tables près de l’entrée. Elle avait tort de se biler. Ses clilles, deux hommes et trois femmes, s’étaient déjà levés et faisaient vinaigre à enfiler leurs roupanes. L’arrivée des sept enfants de Marie était pour quelque chose dans leur hâte.
Au rade, un couple qui éclusait dropa vers la sortie, imité par le restant des consommateurs. Aguigui fermait la marche.
C’est que les cinq malfrats arrêtés devant le bar foutaient les chaleurs. Ils n’en bonissaient pas une. On ne voyait que leur main gauche. Les cinq pognes droites, elles, demeuraient invisibles, perdues qu’elles étaient dans les glaudes de pardessus. Et ce qu’elles étreignaient n’étaient sûrement pas des poires à lavement !…
À la table du Marquis, on était également en place pour le quadrille. S’aidant du talon, le jeune Mimile avait dégagé sa chaise sans se lever, l’avait repoussée jusqu’au piano. Heureux le môme ! Ça sentait la poudre. Ses quinquets luisaient de plaisir. Sous son veston, sa paluche caressait la crosse d’un remède. Plus diplomates, ses anciens avaient tranquillement déboutonné leur veston. René de Londres et un autre étaient allés s’adosser à la porte conduisant aux tasses. Seuls, Vicky et le vieux Pirate semblaient neutres. Elle, sac sur les genoux, la main dessus, ne quittait pas Marcel du regard. Pirate, buste redressé, mains à plat sur la table, étudiait Louis qui s’avançait. Au passage, ce dernier salua Marcel du bras.
— Va bene ?
— Va bene, renvoya l’homme en gris, toute son attention portée sur le Bug.
Comme celui-ci parvenait à sa hauteur, il allongea une longue jambe flegmatique, sourit.
— Oh ! Bug !
Le tueur s’immobilisa, abaissa ses yeux glauques sur la jambe qui lui barrait le chemin et, lentement, les releva. Un rictus retroussait ses lèvres minces. Ses poings semblèrent s’enfoncer plus lourdement dans les poches du manteau. Marcel le fixa, se caressa la joue et, sans rien ajouter, ramena sa jambe, livrant passage. Tous deux s’observèrent. Le Bug, dans une grimace livide, Marcel dans un sourire qui filait les chocottes tellement l’œil ne cillait pas. Ce fut tout. Côte à côte, sans se parler, ils allèrent vers la table du Marquis où Louis, bras écartés, s’exclamait avec rondeur :
— Salut à tous ! Un siècle qu’on s’est pas vus, Marquis !
Ce dernier tendit la main.
— En effet ! La dernière fois, c’était où ? Broadway ?
De son feutre, Louis le Napo balayait l’air.
— Non, Détroit ! Souviens-toi… au petit bistrot français !
— C’est juste, approuva le Marquis qui, pouce braqué sur son voisin, ajouta : Déjà entendu parler de Pirate ?
Louis le Napo tressaillit. Du respect passa sur sa face ronde. Même le Bug…
Pirate, c’était un autre monde, une autre époque. N’avait-il pas été l’ami des devanciers des Capone et autres ?… N’avait-il pas été le pote intime de Jim Colosimo, dit le Big, le grand voyou américain, chef de la Maffia ?… Le vieux flibustier était un vestige des temps héroïques dont il restait comme un monument vivant. L’écouter jaspiner était un plongeon dans le passé de la truanderie, quand existait encore une sorte de poésie brutale, faite d’amours sauvages et de règlements de comptes impitoyables où les apaches s’affrontaient à découvert, face à face, eustache au poing.
Quel âge avait le vieux ? Personne ne le savait au juste. Est-ce que lui-même… Pas loin des 80 en tout cas. Dans son jeune temps, il avait connu les derniers chourineurs à hautes casquettes de soie qui avaient donné du fil à retordre aux argousins de Napoléon III.
Il avait fait tous les pays : Amérique Sud et Nord, Afrique, Australie, toute l’Europe, toute l’Asie. Deux bleds seulement comme il l’avouait à regret, avaient échappé à sa prospection de ruffian : la Perse et les îles de la Sonde. Mais s’il n’y avait pas mis les pinceaux, c’est qu’il ne devait pas avoir grand-chose à retrousser par-là ! Sinon il aurait été y promener sa grande carcasse d’aventurier. Dans sa longue vie, il avait tâté de tout : trafic d’armes, de chnouf, de devises, de diams, installations de salles de jeu, de clandés, de bordels ambulants, etc. Bourré à craquer, archi-millionnaire avant-guerre, il avait conservé la vieille mentale de jadis et ne voulait rien savoir pour quitter le mitan. Là était sa vie. Par ailleurs, ami avec tous les gros pontes du milieu mondial, respecté comme pas un, sa parole valait de l’or et ses décisions primaient dans une histoire de rififi. Combien avait-il évité de tueries ? À chaque fois que quelque chose clochait et que ça en valait la peine, on le contactait. Il prenait le train, l’avion, convoyé par le gratin de la pègre, entouré d’admiration, reçu à bras ouverts.
Plein d’expérience, ayant fait ses preuves en maint coup dur, ayant toujours gardé son nez propre, il était devenu comme une sorte d’arbitre de la voyoucratie internationale.
Après avoir serré la louche de Louis le Napo, il lui montra les chaises abandonnées par René de Londres et l’homme en gris.
— Assieds-toi… Ton frère aussi.
Louis obéit et, feutre sur ses genoux croisés, décarra un Corona. Le Bug, dans un geste sec, avait repoussé l’offre. Posté derrière son aîné, il était toute menace, toute violence contenue. Le vieux le détailla lentement. Un éclair jaillit de son œil délavé avant qu’il ne le reporte sur son vis-à-vis.
— Si j’suis là ce soir, c’est parce que le Marquis me l’a demandé et que c’est un vieux pote à moi. D’autre part, et t’as dû l’entendre dire, j’suis aussi l’ami des hommes de ton pays. Alors quand j’ai appris qui vous étiez, j’ai décidé de venir pour tenter de parer le coup… Tu veux qu’on essaie ?
La chaise de Louis le Napo craqua sous lui.
— Nous sommes là pour ça… Propose.
Le vieux grimaça un signe d’approbation. Promenant le regard autour de lui, il dit, l’attardant sur les truands du bar, figés dans l’attente :
— Avant toute chose, j’tiens à te prévenir que si on ne tombe pas d’accord, vous sortirez d’ici comme vous êtes venus… T’as ma parole.
Louis le Napo opina d’un geste, montrant qu’il faisait entièrement confiance au vieux. Celui-ci indiqua le Marquis.
— Ainsi que tu l’as appris, le Marquis et son associé ont à faire en Belgique. Un gros truc. Mais pour le réussir, ils doivent éviter d’attirer l’attention sur eux. Donc, ils ne tiennent pas à avoir de suif ni avec vous ni avec personne. C’est pourquoi j’te demande de passer la pogne…
Le Bug eut un geste d’impatience. Son aîné ôta son Corona de sa bouche. Le vieux les devança d’une voix calme.
— … Seulement trois mois. Pas plus. Ensuite, vous ferez comme vous voudrez. Mais à votre place…
Son œil alla de l’un à l’autre des Napos.
— … J’choisirais la paix.
— C’est une menace ? gronda le Bug, menton en avant.
Sans se retourner, son frangin lui ordonna de la boucler. Il gambergeait vite, l’aîné ! Pour que les autres aient réclamé ce rendez-vous et dérangé le vieux Pirate, c’est que l’affaire de Belgique devait vraiment être importante. Fallait profiter de l’embellie, essayer un petit chantage, obtenir des avantages. Qu’est-ce qu’il risquait ? Il serait toujours temps de faire marche arrière ! Il s’informa près du vieux dans un sourire enjoué :
— Puisque c’est toi qui traites, qu’est-ce que tu nous offres en échange ? Car, si j’ai bien compris, et sans savoir ce que tes amis vont maquiller en Belgique, c’est nous qui tenons le bon bout ! Alors, qu’est-ce que tu nous donnes pour qu’on gêne pas Marcel en Belgique ?
Le Marquis, qui essuyait son monocle, releva vivement le front. Sa voix claqua.
— Rien !
Un lourd silence suivit sa déclaration. Un malaise s’abattit dans la salle.
Au rade, les cinq malfrats, toujours sans se concerter, s’écartèrent les uns des autres. Sous les feutres, leurs gueules basanées étaient attentives, leurs yeux sombres vigilants.
Derrière son comptoir, Canari était prêt à plonger.
Abandonnant sa caisse, Toni se replia dans l’angle du bar, près de la sortie. René de Londres et son collègue, toujours adossés à la porte des tartisses, laissèrent leurs pognes glisser vers leurs ceintures. Trop chaud, le jeune Mimile avait déjà à moitié dégainé. Dans un grincement de ratiches, le Bug se déplaça légèrement. À présent, ceux de la table se trouvaient dans son axe de tir. Sans le perdre de vue, Marcel l’imita. Sa manche vint frôler le manteau du tueur. Tout en déboutonnant son veston gris d’un doigt négligent, il lui souffla :
— Du calme, Bug ! Si tu savais comme je peux faire vite à défourailler !
Le tueur lui décocha un sale regard, l’abaissa jusqu’à la ceinture en croco d’où sortait la crosse d’un calibre et ricana, méprisant :
— Sans blague ?…
Bras le long du corps, l’homme en gris sourit du bout des lèvres. Mais sous ses paupières rétrécies, filtraient des pointes acérées d’un gris ardoise. Il murmura :
— T’en as pas idée, mon pote. T’aurais même pas le temps de comprendre ce qui t’arrive que tu serais lessivé. T’avise pas de faire du gouale ici. Pas devant moi.
Le Bug voulut placer une réplique cinglante. Son frère, qui avait tout entendu, se retourna violemment.
— Rengrâcie, Bug, bon Dieu ! Complique pas les choses !
Et, revenant au Marquis, dans un sourire avenant :
— Pourquoi que tu me réponds sur ce ton-là ? T’oublies que c’est toi qui nous as fait venir ? Et puisque tu le prends comme ça, inutile de rester là. On va se faire la paire.
Et, se recoiffant, il se leva, le Corona à la main. Sans rien paumer de son calme, Pirate lui montra la chaise qu’il venait de quitter.
— Rassieds-toi, voyons.
L’Italo-Américain refusa de la tête. Il continuait son numéro.
— Pas la peine, dit-il. À moins que vous vouliez écouter ma proposition…
Le vieux l’invita du geste :
— Fais-la.
Le Napo fit semblant d’hésiter puis attaqua :
— Eh bien ! voilà. Si nous sommes ici, c’est parce que Marcel s’est fourré dans nos pattes au Ration K… Alors que le Bug et moi y étions pour affaires.
Ses pupilles noires braquées sur le vieux, il précisa :
— Affaires personnelles.
La face ridée du vieux voyou s’éclaira de malice.
— J’suis au parfum, dit-il. Vous essayez de mettre la pogne sur les taules de Bruxelles. Vous avez déjà capturé l'Oiseau Bleu et le Paradise. Exact ?
— Exact, reconnut le Napo. J’vois qu’on t’a bien rencardé. Et maintenant, c’est au tour du Ration K. T’es contre ?
Le vieux écarta les mains.
— Ni pour, ni contre. J’suis neutre. Que vous fassiez du racket là-bas, ça vous regarde ! Mais pour le Ration K, j’te demanderai d’attendre trois mois. Après tu t’arrangeras avec Vicky… si elle veut fourguer.
Celle-ci, sans bouger d’un cil, lâcha d’une voix dure :
— Pas question que je vende ! Surtout à eux.
Le Bug voulut en placer une. Son frangin, qui suivait son idée, lui chopa le bras. Il déclara, sans s’énerver :
— Et nous, plus question qu’on achète. On veut votre boîte, Vicky… À l’œil ! En dédommagement de toutes les salades que vous nous avez créées là-bas.
Reportant ses prunelles noires sur Pirate, il conclut :
— C’est ça ma proposition. Elle te botte ?
Tous ceux de la table se raidirent. Le vieux fit la moue, remarqua :
— Y me semble que t’envoies le bouchon un peu loin, mon pote ! T’es trop gourmand ! Dans ce cas… et sans savoir ce que les autres vont décider… j’crois que ça va être la guerre.
Comprenant qu’il avait été trop fort, le Napo décida de lâcher du lest. Mais le Bug, que tous ces mic-macs énervaient, s’emballa.
— Et après, aboya-t-il. Nous, on se mêle pas de leurs affaires ! Alors, qu’ils en fassent autant ! C’est avec Vicky qu’on règle un compte ! Pas avec eux ! Et on va le régler ! Sa boîte, on la veut ! On va la prendre ! Et ça, sans demander l’avis de personne ! Ceux que ça dérange…
En prononçant la dernière phrase, il fit un bond en arrière, poche braquée vers la table. Au comptoir, les cinq voyous s’ébranlèrent. Un bruit sourd s’éleva dans leur dos : dans un plongeon, Canari venait de se mettre à l’abri.
— Moi, ça me dérange ! lança une voix.
Tous s’immobilisèrent, regardèrent l’homme en gris. En un éclair, un Smith et Wesson, court de mufle, venait de sauter dans sa pogne.
Le Bug fit volte-face. Son frère hurla.
— Non, Bug ! Non !
La voix du vieux Pirate lui fit écho. Il criait :
— Marcel ! j’ai donné ma parole !
Les deux truands se prirent aux yeux. Un mètre les séparait. La main gauche du tueur s’ouvrait, se refermait. Ses minces narines palpitaient. Pieds écartés, bien d’aplomb sur ses longues jambes, l’homme en gris attendait. Plaquée à la hanche, sa pogne droite ne frémissait même pas. La gauche, dissimulée par le tissu du pantalon et invisible du Bug, jouait avec une pièce mexicaine en or. Sans perdre le Bug des yeux et sans bouger la main, Marcel d’un coup sec des doigts, expédia la pièce sur le côté. Celle-ci rebondit joyeusement sur le sol. Par réflexe, le Bug y porta les châsses, tournant la tête à demi. D’un bond, Marcel fut sur lui. Le tueur voulut réagir. Trop tard. Le Smith s’enfonçait dans ses côtes.
— Bouge plus ! menaça l’homme en gris.
Un grondement de rage s’évada de la poitrine de Bug. Marcel s’esclaffa doucement.
— Tu connaissais pas ce coup-là, hein, gros malin ? Quand j’te le disais qu’il fallait pas plaisanter avec moi !…
— Marcel ! tonna le vieux Pirate, se levant vivement. Qu’est-ce que je t’ai dit ?
L’associé du Marquis le rassura d’un petit sourire :
— T’inquiète pas, vièjo. Mais dis-lui qu’il écrase ! Plus de ça ici.
Repérant les cinq qui s’approchaient lentement, il leur jeta se collant rapidement au Bug :
— Restez où vous êtes, les gars ! Il n’arrivera rien. Mais que ce cinglé se tienne tranquille !
Louis le Napo comprit qu’il était temps de renverser la vapeur. Deux, trois pas l’amenèrent près de son cadet. Il lui balança quelques mots en rital et tendit la main. À regret, le Bug, qui ne se serait pas laissé désarmer par un autre, y déposa son artillerie. Marcel se dégagea. Le vieux Pirate lança à la ronde :
— On est là pour discuter, alors discutons. Pas la peine de se tirer la bourre. Tout le monde se vaut ici.
Il se rassit, fixa Louis le Napo, lui décocha une grimace où se lisait une certaine sympathie.
— Vas-y. On t’écoute. T’es peut-être moins gourmand que tout à l’heure !
Un léger rire agita le Napo. Il dit :
— J’suis prêt à composer. Que Vicky fasse une offre.
Cette dernière voulut parler. D’un signe, Marcel, qui venait de récupérer sa pièce, la fit taire. Il s’avança vers le Napo en relogeant son rigoustin dans la ceinture de son grimpant.
— On t’a déjà dit que le Ration K n’était pas à vendre ! T’es têtu.
— En quoi ça te regarde ? se cabra Louis. Ça n’a rien à voir avec vos affaires de Belgique ?
— Pas tout à fait, concéda l’homme en gris dont l’œil pétillait. Mais à présent, le Ration K m’appartient.
Les deux Napos sursautèrent. L’aîné perdit contenance. Il gronda :
— Hein ? T’as fait ça ? T’as attriqué avant nous ? Alors que tu savais…
Marcel secoua une tête amusée.
— C’est pas que j’ai acheté. Mais j’suis maqué avec Vicky maintenant. Et celui qui voudra le Ration K, faudra qu’il se le gagne. C’est clair ?
Les deux Napos blêmirent. Ils se détranchèrent sur Vicky, attendant qu’elle se rebiffe, qu’elle démente cette connerie qui ne collait pas avec elle. Ils la connaissaient trop bien. Elle ? Accepter qu’un homme… Mais à travers la fumée de sa Camel, elle leur offrit un visage hermétique.
— Dio Porco ! jura l’aîné des Napos. Barrons-nous de là, Bug ! On a plus rien à foutre ici ! On s’arrangera là-bas !
D’un pas rude, tous deux se dirigèrent vers leurs cinq complices.
Pirate, qui écoutait le Marquis penché à son oreille, les rappela brusquement.
— Un moment, les gars ! Le Marquis a quelque chose à vous proposer.
Louis le Napo revint sur ses pas en mâchonnant nerveusement son barreau de chaise. Son frangin demeura sur place. Le Marquis qui, avant tout, songeait à son affaire de Bruxelles, se leva et dit, fixant Marcel avec insistance :
— Voilà Louis ! Si ça peut faire ton beurre, le Ration K sera à vous dans trois mois. À un prix raisonnable. Ça te va ?
Sous la chaise, son panard écrasait le pied de Vicky, qu’il sentait prête à bondir.
— Qui me dit que vous tiendrez parole ? grinça le Napo.
— Moi ! jeta le vieux Pirate. Ça te suffit ?
Le sourire reparut sur la face ronde du Napo.
— Oui, dit-il. Avec toi j’sais qu’on sera pas doublés. J’attendrai.
L’œil délavé du vieux se posa sur le Marquis, puis sur le Napo.
— Le premier d’entre vous qui rompera cette trêve sera balayé. Vous êtes d’accord ?
Le vieux poursuivit :
— Ça vous concerne aussi Vicky, ainsi que Marcel et le Bug. Et vous savez tous ce que j’entends par balayer ? Si l’un d’entre vous va contre ce qu’on vient de décider, ce sera sa fête. Okay ?
Tous, sauf le Bug, inclinèrent la tête. Le vieux s’en aperçut, insista :
— Okay, Bug ?
Comme à regret, les paupières du tueur s’abaissèrent en signe d’assentiment. Le vieux revint au Marquis.
— Dis à la taulière qu’elle apporte du champ’. On va arroser ça.
À cet instant, un barouf épouvantable, en provenance du fond, fit sursauter tout le monde. C’était le jeune Mimile qui venait de glisser de sa chaise et de s’agripper aux touches d’ivoire.
— Allez-y mou ! brailla Canari, dont le crâne, lentement, apparut au ras du comptoir. J’l’ai fait raccorder ce matin !
— T’inquiète pas ! gloussa dignement le vieux Pirate. Mon fils a pris des leçons de piano… à la P.J.