V

La baraque était construite en brique rouge. Elle faisait coquet au milieu du petit jardin bien cultivé, où s’alignaient les rangées de carottes, de poireaux. Elle était située non loin du cimetière de Bruxelles, dans la rue François-Villon. Le boulot auquel on s’y livrait ne risquait pas de déshonorer le célèbre poète-truand ! Sûr qu’il devait donner sa bénédiction posthume au pépère qui officiait dans la cave ! Celui-ci avait dans les soixante printemps. Des lunettes à monture d’acier chevauchaient son tarin d’écluseur de bonne bière. Une blouse noire, brûlée par endroits, lui dégringolait jusqu’aux talons. Son crâne n’avait pas dû souvent voir la Silvikrine ! Passé au papier de verre qu’il était !

Debout, un pied sur une chaise à la paille défoncée, Marcel admirait le bonhomme attentionné à sa machine. Ses traits étaient tirés, sa barbe pas rasée, son manteau à martingale froissé dans le dos.

— Ça va maintenant, constata-t-il. Vous avez trouvé le joint !

Le vieux inclina la tête sans la tourner.

— Oui, mais ça n’a pas été sans mal ! C’est surtout les couleurs ! On est obligé de fabriquer un cliché différent pour chacune d’elles ! Vous parlez d’un boulot !

Du doigt, il indiquait les clichés disposés sur une table.

— C’est la règle, enchaîna-t-il. Comme c’est la règle de repasser les planches à chaque fois qu’on change de couleur. C’est ça qui retarde…

L’homme en gris alluma un de ses fameux cigarillos.

— Je sais, dit-il. Ça prend du temps. Mais vous vous en êtes bien tiré ! Félicitations.

Allongeant le bras, il prit un billet de 1000 francs qui sortait d’une pile, le présenta à la lumière d’une ampoule, admira.

— Plus que les vrais. C’est sensationnel ! D’où j’viens, on n’a jamais réussi les pesos aussi bien. Vous êtes un as.

Les leviers de la machine se soulevèrent. Le vieux s’empara d’une feuille, de format coquille, où s’étalaient huit talbins de 1000 tout frais. Soigneusement, il les posa sur un tas près de lui et se retourna, sensible au compliment.

— J’ai surtout l’habitude… Quarante ans de métier…

Remontant ses lunettes sur le front, il s’excusa presque.

— Et la retraite m’a pas trop fait perdre la main… Sans compter que la machine est bonne. Et qu’avec du vrai papier, c’est toujours plus facile.

De sa pogne veinée de bleu, il caressa la Marinolit amenée là pièce par pièce, et renchérit comme pour lui-même.

— Oui, une sacrée machine ! C’est agréable de travailler dessus.

Marcel huma son cigarillo, remarqua :

— Vous devez être pompé ! Depuis huit jours que vous avez démarrés…

À même le goulot d’une bouteille, le vieux lampa une gorgée de bière et sourit.

— Oh ! Ce n’est rien ! Le principal c’est d’être tranquille. Ici j’le suis. Personne me dérange. Et si j’ai un peu avancé, c’est aussi grâce à mon gars !

Marcel regarda vers le fond de la cave où un jeune type de 25 ans massicotait les planches terminées. Un pansement crasseux, qui ne semblait pas le gêner, lui entourait la main gauche. Marcel jeta au vieux :

— En temps ordinaire, il ne bosse pas au-dehors ?

— Si, si, fit le vieux. Mais pour m’aider je lui ai fait piquer un macadam. Comme ça, personne s’étonne de son absence. Et j’aime mieux le voir là que de le savoir à faire de la perruque chez son patron.

Marcel, qui se dirigeait vers le massicot, se retourna surpris.

— De la perruque ?

Le vieux gloussa en happant une autre feuille.

— C’est un terme de métier. Ça signifie travailler pour soi-même sur la machine du patron après les heures de boulot !

— Ah ! Je vois, fit l’homme en gris, en s’arrêtant près du jeune gars.

Il le regarda opérer. Le type était nerveux, son poignet rude. Les biftons terminés tombaient sur une planche comme les guerriers à Gravelotte. Marcel se baissa, en prit un. Ça craqua dans sa main. Doux à l’oreille comme bruit. Il le palpa, l’étudia. Oui, du bon boulot. Il ne manquait plus que le numérotage, point le plus important, et tous ces jolis fafiots pourraient être lancés dans le circuit. Il rejeta le billet, sourit au jeunot et retourna vers le vieux en frottant ses paupières rougies.

— J’ai roulé toute la nuit, dit-il. Et mon rendez-vous n’est que pour ce soir. Y aurait pas moyen de m’allonger un peu ?

— Si, si ! s’empressa le vieil artisan. Ludovic va vous conduire là-haut !

— Ça dérangera personne ? s’inquiéta Marcel.

— Non, non, rassura le vieux. Nous sommes seuls mon gars et moi. Comme je l’avais dit à Monsieur le Marquis, ma femme est en sana depuis longtemps.

— Alors, d’accord, accepta l’homme en gris. J’vais dormir quelques heures. N’oubliez pas de me préparer un paquet de la première tranche. J’l’emporterai.

— Entendu, fit le vieux. Vous inquiétez pas ! Tout sera prêt. Et même si vous voulez habiter ici durant votre séjour…

Marcel repoussa l’offre de la main.

— Merci. Mais j’ai beaucoup à sortir et ça créerait trop d’allées et venues. On pourrait se faire remarquer. Enfin, merci encore ! Et à tout à l’heure.

— Comme vous voudrez ! s’inclina le vieux. À tout à l’heure.

Il revint à sa machine. Marcel se dirigea vers Ludovic qui, déjà, l’attendait en haut des marches.

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