II

Depuis six mois que les frères Napos l’avaient pris en pogne, le Vertige était en passe de devenir la boîte la plus courue de Bruxelles. Il n’était qu’onze heures du soir et déjà, l’endroit était bourré de trèfle.

Le spectacle était de première, les nanas soigneusement triées. Toutes, même la môme du vestiaire, appartenaient aux Napos. De cette façon, le pognon ne sortait pas de la famille. Les deux truands n’acceptaient pas que les femmes maquées avec d’autres voyous viennent lever chez eux. Ils n’admettaient que les filles sans homme, celles sur qui ils pouvaient mettre leurs griffes. Et de leurs griffes, les proies ne s’évadaient pas facile.

Louis, l’aîné, en avait cinq pour son compte. Pourtant, il n’était pas vraiment beau mec ! La quarantaine, moyen de taille, bedaine déjà ronde mais l’œil argentin et toujours saboulé comme un Brummel. En tout cas, il savait y faire. Et si sa voix était douce, sa main l’était moins.

Son cadet, le Bug, la punaise en argot américain, n’était attelé qu’à trois gonzesses. Ça lui suffisait. Il n’était pas hareng pour un rond. Les histoires de frangines le fatiguaient. Il regrettait le bon vieux temps, celui où ils opéraient pour le compte de la Bande-Pourpre de Détroit : extorsion de fonds, rackets, élections truquées, etc. De la vraie nougatine ! Hélas, là-bas, les commandes avaient toutes craqué l’une après l’autre. Avait fallu se faire la paire. Et fissa ! Si encore ils avaient réussi à se faire naturaliser américains ! Mais, avec leur mauvais pedigree, impossible. Et voyant que ça se gâtait, qu’ils allaient se faire bordurer du bled, ils avaient repris le chemin de leur Italie natale. Encore heureux qu’ils aient devancé l’expulsion qui leur pendait au pif ! Cela leur avait évité la résidence surveillée et la mouise dans laquelle se débattaient la plupart des gangsters italo-américains refoulés des États. Après avoir traînassé sous le soleil, ils avaient tâté de Londres, puis jeté leur dévolu sur la Belgique. Un beau pays pour des marlous comme eux, au parfum de toutes les astuces.

Adossés nonchalamment au bar, tous deux promenaient leurs yeux de requins sur la salle enfumée, plongée dans une ombre bleutée. Cinq de leurs filles évoluaient sur la piste de danse sur laquelle s’entrecroisaient des projecteurs. Yoko, la femme en titre de Louis pour le quart d’heure drivait le mouvement. C’est elle qui avait servi de prête-nom à l’achat de la boîte. On l’appelait la Jap. En réalité, sa mère était Malaise, son père Belge. Mais comme elle avait hérité du physique de sa vieille…

Les spectateurs en avaient pour leur oseille. À part des bas à résille et le minuscule cache-sexe obligatoire, les sœurs n’avaient rien sur les endosses. À loilpuche qu’elles étaient.

À une table, des branques en goguette se pourléchaient les lèvres. Ils n’allaient pas tarder à avoir le vertige ! Ils l’auraient encore plus au moment de l’addition. Celle-ci, à la bouille du client, était toujours fadée.

D’une chiquenaude, le Bug brossa le revers de son smoking et dit, sans cesser de frimer la salle.

— Pour cette Vicky, on opère ce soir ?

Il avait posé la question en français, que tous deux bagoulaient aussi bien que l’anglais et l’italien.

Dans la même langue, Louis renseigna à travers la fumée de son Corona :

— Pas nous. On va envoyer quelques mômes s’en occuper.

Le Bug se tourna vers son frère. Une lueur cruelle flambait dans ses yeux si rapprochés qu’ils semblaient n’en faire qu’un. Il lâcha, méprisant :

— Tu crois que ça suffira ?

Louis ôta le barreau de chaise de sa bouche charnue, en fit tomber la cendre, rassura :

— Bien sûr ! Il ne s’agit que d’une leçon. Les filles se débrouilleront très bien toutes seules. J’en ai parlé à Yoko.

— J’aime pas beaucoup ça, grommela le Bug. Je préfère régler mes comptes moi-même. T’oublies que cette Vicky nous a esquinté une gonzesse et qu’elle doit payer ! Sinon on va passer pour des truffes dans ce patelin.

Un air jovial se répandit sur la face ronde de l’aîné. Il leva une main grasse, onctueuse.

— Rassure-toi, elle paiera. Mais j’veux pas que tu t’en mêles. Nous ne sommes pas aux États, ici, et on a aucun flic dans la manche !… On doit être prudents au début.

Voyant qu’un couple, guidé par Henri le Flahute, venait de franchir l’entrée de la boîte, il ajouta, plaçant son cigare sur un rebord de cendrier :

— T’énerve pas. Nous aurons bien le temps d’employer nos méthodes… Malheureusement.

Et, longeant le bar, il alla au-devant du couple.

Parvenu devant la femme, il s’inclina, lui baisa la main, ordonna au maître d’hôtel qui s’avançait, obséquieux :

— Léon ! Notre meilleure table pour Monsieur le Conseiller. Et notre meilleur champagne.

Tout charme dehors, il dépouilla la femme de sa pelure de vison, la tendit à la vestiaire et rattrapa le Flahute qui, sur le seuil, remettait sa casquette avant de ressortir.

— Henri !

Le rabatteur, un grand dégingandé en manteau de cuir, au visage cabossé, se retourna sur son patron qui enchaîna :

— Est-ce que Vicky est dans sa boîte ?

— J’peux pas vous dire ! s’étonna le grand lascar. Pourquoi ?

— C’est moi qui interroge, remarqua Louis le Napo de sa voix douce, chantante. Pas toi. Alors ?

Le Flahute écarta des bras ignorants.

— Comment voulez-vous qu’j’sache ? J’ai pas eu l’occasion de passer devant le Ration K ce soir !

Le Napo lui toucha la manche.

— Cette nuit, il est possible qu’il y ait du rebecca là-bas. Fais en sorte que James Cagney ne puisse pas s’en mêler.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? s’étrangla le grand type.

— Ce que t’as compris, sourit le Napo. Si vous entendez du bruit, empêche James d’y aller voir. Par n’importe quel moyen.

— Mais lui et moi on est copains ! se rebiffa le Flahute. Copains de jeunesse, même ! Y a que dans le boulot qu’on se tire la bourre ! Pas dans la vie.

Le sourire du Napo s’accentua. Ses yeux noirs, ronds et brillants étaient toute douceur. Il soupira :

— Fais ce que j’te dis. Sinon, tu vas te retrouver à la rue. Et quand j’dis à la rue…

Son sourire se figea pile. Plantant son rabatteur affolé par la menace déguisée, il fit demi-tour et retourna vers le bar. Au passage, il se heurta dans Florence, un de ses doublards, qui venait de quitter précipitamment une table où se tenait un homme glabre, aux paupières sans cils, à la mine sévère.

— Où vas-tu ? s’informa-t-il. Tu laisses tomber le professeur ?

La fille, une blonde sculpturale, joignit nerveusement les mains.

— Il tient à m’emmener, murmura-t-elle effrayée. Mais j’veux pas ! Il va encore me brûler les nichons avec ses cigarettes. Je…

Dans un geste affectueux, le Napo lui tapota l’épaule.

— Voyons, mon chou ! reprocha-t-il gentiment. Il paie pour ça ! Tu dois lui obéir. Allez ! Va…

La prenant par le coude, il la poussa vers la table qu’elle venait d’abandonner. De l’angoisse plein les mirettes, elle tenta de résister.

— M’oblige pas, Louis ! J’t’en supplie…

— Va, répéta-t-il sans élever le ton. Va. Autrement…

Ce qu’elle lut dans les yeux soudain sombres du Napo la fit frissonner. Vaincue, elle regagna sa place. De la sienne, Louis décocha au professeur un clin d’œil rassurant accompagné d’une inclination de tête. Puis, comme la lumière revenait, signifiant la fin du numéro, il donna le signal des applaudissements. La salle croula sous les bravos. D’un pas tranquille et dans un sourire joyeux, il alla récupérer son Corona, dont la cendre commençait à atteindre une bonne longueur.

* * *

James Cagney sortit du Ration K où il venait de conduire un client en retard d’affection.

Un bruit de rire et de bouchons qui sautent accompagna son départ. Il laissa retomber le rideau de perles, tira soigneusement la porte derrière lui. C’est qu’il faisait frisquet ce soir ! Un vent mordant s’était levé et balayait les rues. Col du veston relevé, il remonta la rue du Cirque jusqu’au boulevard Emile-Jacqmain. Juste comme il y parvenait, une horloge sonna deux coups. Il chercha le Flahute des châsses, le découvrit planqué sous un porche, à l’abri du zeph. Un chasseur d’hôtel en uniforme se tenait devant lui. Tous deux tournèrent la tranche à son arrivée.

— Paul voudrait de la blanche, expliqua le Flahute. Cinq grammes. Est-ce qu’on peut ?

James fit un signe affirmatif. D’un autre signe, il ordonna au Flahute de s’écarter avec le chasseur. Quand ils se furent un peu éloignés, il scruta les environs d’un œil méfiant. Rien, à part au loin un homme qui s’avançait en chantonnant. Rapide, James se baissa au pied d’un rideau de fer qui protégeait une boutique de jouets. Glissant les doigts sous le rebord, il fit une légère pression. Un paquet, étranglé par un élastique, tomba dans son autre main. Il en retira cinq minuscules sachets et relogea le paquet sous la devanture. Il se redressa, s’assura que le Flahute avait empêché l’autre de se retourner et les rejoignit. Tendant sans les lâcher les cinq grammes de cocaïne au chasseur, il se rencarda près du Flahute.

— Y t’a casqué ?

— C’est fait, rassura le grand. Au prix habituel.

— C’est bon, Paul, dit James en ouvrant les doigts. Tu peux te barrer. Mais la prochaine fois, on sera obligé d’augmenter nos blots. La came va devenir plus chère. Salut.

Le chasseur porta un doigt à sa gaufre galonnée et s’éloigna rapidement. James lorgna l’homme qui s’approchait en chantonnant. Souriant à son vieux complice, il suggéra :

— On se le fait à pile ou face, Henri ?

D’un geste, le Flahute donna son accord. James lança une pièce en l’air. Elle rebondit sur le trottoir.

— Pile pour moi, cria-t-il, posant les pieds dessus.

Le Flahute craqua une allumette. James ôta son pied. Tous deux se penchèrent. La pièce marquait pile. James gloussa, décocha une bourrade à son pote et marcha au-devant de l’homme qui cessa de fredonner.

Le prenant par le bras, il proposa dans un clin d’œil engageant :

— Que diriez-vous d’une belle fille, mon prince ? Je connais un endroit… musique, champagne, belles pépées…

L’homme se libéra brutalement.

— Fichez-moi la paix !

Tablant sur la loi qui interdisait la vente des alcools au-dessus de 18°, le rabatteur ne s’avoua pas battu.

— Rhum, cognac ? insista-t-il. De l’extra. De celui qui réchauffe. Ça vous dit rien ?

— Vous tenez à ce que j’appelle les flics ? maugréa l’homme en reprenant sa route.

Philosophe, James se logea une cigarette entre les lèvres et alla se poster près du Flahute qui avait regagné l’abri du porche.

— J’crois qu’on dérouillera plus cette nuit, dit-il. Y commence à se faire tard. Et de ce temps-là, les caves préfèrent leur plumard.

Tendant sa paume vers son copain qui y plaça une boîte d’allumettes, il poursuivit :

— Remarque, je m’en fous ! Le Ration K est presque plein ! On a même des gonzesses du Floréal qui ont amené des clients !

Il flamba une allumette, aspira sur la toute cousue, s’informa :

— Et au Vertige, ça marche ?

— Pas à se plaindre, marmonna le Flahute, laconique.

Dans l’obscurité du porche, James chercha le visage cabossé de son copain. Il nota son air renfrogné, mal à l’aise, s’inquiéta :

— J’sais pas ce que t’as aujourd’hui, mais tu fais une drôle de frime ! Quelque chose qui cloche chez toi ? Ta femme ? Ton môme ?

— Non, non, répliqua le Flahute, vivement. Tout va bien de ce côté. Le petit est guéri de son rhume et Mado n’a jamais été si en forme.

En parlant des siens, il était comme transfiguré, presque beau. James Cagney hocha une tête moqueuse. Ce grand Flahute ! Sentimental comme pas un ! À peine avait-il connu Mado qu’il la retirait du tapin et l’épousait. Quel éclat de rire dans le milieu belge ! Le grand avait laissé courir. Orphelin, son rêve de toujours se réalisait. Une femme et par la suite un gosse. Depuis, tout ce qu’il gagnait était pour eux. Et, à présent, Mado vivait peinarde avec leur bébé dans un logement qui, pour le grand, représentait le nombril du monde.

— Fait de plus en plus frigo, constata James en se frottant vigoureusement les mains. On a tort de rester ici à se geler les roustons. Que dirais-tu d’un petit caoua bien chaud chez Vicky ?

— Tu préfères pas aller place de Brouckère ? se hâta de dire le Flahute, sautant sur l’occasion d’éloigner son ami du secteur. Le café y est meilleur. Et peut-être qu’on trouvera deux, trois clilles à rabattre…

— Comme tu voudras, capitula James. Le principal c’est d’en boire un. Amène-toi.

En passant devant le magasin de jouets, il ajouta, pouce braqué vers la devanture :

— Avant d’aller à la dorme, n’oublie pas d’enlever la came de là-dessous !… L’autre matin t’as failli la laisser. Tu vois d’ici la gueule des commerçants en trouvant de la chnouf sous leur rideau de fer !

Le Flahute sourit rasséréné, et allongea le pas. Tous deux commençaient à descendre le boulevard quand une Lancia rouge, émergeant de la rue Saint-Michel et du boulevard Adolphe-Max fit se retourner James par réflexe. La bagnole, coupant le boulevard Emile-Jacqmain s’enfonça dans la me du Cirque. Quatre filles l’occupaient. James s’immobilisa, alerté. Au volant, il avait retapissé Yoko, la femme au Napo. Retenant le Flahute par la manche, il s’informa, soupçonneux :

— Qu’est-ce que les gonzesses du Vertige vont bien foutre par là ?

— Comment veux-tu que j’le sache ? bougonna le Flahute, cherchant à donner le change. Elles doivent prendre un raccourci pour se rendre quelque part ! Allez, viens.

— Une minute ! l’arrêta James. J’veux me rendre compte…

Lui happant le bras, le Flahute chercha à l’entraîner. Il dit faussement bourru :

— Viens donc boire ton café ! On rappliquera après ! Un bruit de freins, de claquement de portières, parvint jusqu’à eux. James se dégagea sèchement. Trois bonds l’amenèrent au coin de la rue du Cirque où son œil plongea. La voiture rouge était stoppée devant le Ration K. Vide. Des femmes achevaient de grimper la marche menant au bar.

James fixa le Flahute qui l’avait suivi. Il gronda :

— Qu’est-ce que ça signifie ce truc-là ? T’es au parfum ?

Le grand détourna une tête gênée.

— Mais non voyons ! Elles doivent tout simplement aller boire un coup ! Qu’est-ce que tu veux que ce soit d’autre ?

Il mentait mal. James comprit que ça ne tournait pas rond. Il grinça :

— Ouais ! Boire un coup, hein ? Après ce qui s’est passé hier soir ! C’est tout ce que t’as trouvé ?

Il amorça un pas. Rapide, le grand se plaça devant lui.

— N’y va pas, James !

Son attitude ne laissait aucun doute sur ses intentions. Dans la poche droite de son cuir sa main frémissait. James y porta un œil vigilant, fit un saut en arrière. Au-dessus du col roulé, son menton saillit. Il dit, hargneux :

— Ainsi, tu savais qu’il se préparait quelque chose contre Vicky et tu m’as pas affranchi ? Allez, écarte-toi !

— T’en mêle pas, James ! supplia le grand. Sinon, j’vais paumer ma place. J’ai ma femme, mon môme… Et tu connais les Napos ?

— Écarte-toi ! répéta son pote, dont les yeux s’étaient rapetissés. Écarte-toi, bon dieu !

Le grand refusa de la tête. Il semblait désolé. Sa main jaillit du cuir dans un geste sec du poignet. Une matraque télescopique se développa et resta brandie, noire, menaçante. Il supplia encore :

— Abandonne, James ! M’oblige pas à te frapper. Laisse Vicky se démerder toute seule. T’as rien à gagner dans ce coup-là ! Les Napos te feront pas de cadeaux si tu t’en mêles.

— S’pèce de cinglé ! s’emporta James qui, vif comme l’éclair fléchit des jarrets et feinta du gauche.

Le grand Flahute mordit dans le piège. Sa matraque s’abaissa dans un sifflement mais ne contra que le vide. Il voulut la relever. Trop tard. Comme un marteau, la droite de James faucha l’air et lui écrasa la pomme d’Adam. Souffle coupé, le grand tituba. James ne le laissa pas récupérer. D’un gauche fulgurant, il l’acheva dans le creux de l’estomac. Ses jointures craquèrent sur les boutons du manteau de cuir. Le grand se cassa en deux, lâcha sa matraque, s’écroula. Dents serrées, James prit de l’élan, visant de sa godasse la tempe de son pote d’enfance. Au dernier moment, comme malgré lui, il dévia de son but. La pointe de sa grolle ne fit qu’effleurer la joue du grand diable. Sur sa lancée James fonça vers le Ration K dont, par la porte ouverte, s’enfuyaient les clients. Ceux-ci, par-dessus sur le bras, se tamponnaient les yeux en toussotant. Certains, croyant à une bonne farce de Vicky rigolaient tout ce qu’ils savaient.

— C’est égal ! s’exclama l’un d’eux. Elle aurait pu nous prévenir !

— De quoi te plains-tu ? s’esclaffa un autre entre deux éternuements. Elle nous laisse partir sans nous réclamer l’addition !

Les écartant sans ménagement, James franchit la marche d’un bond. Fendant le rideau de perles, il atterrit dans le bar plongé dans le noir, buta dans les deux entraîneuses du Floréal qui détalaient à fond de train. Une odeur d’œufs pourris le saisit aux narines. Un éternuement le secoua. Aussitôt, il entrava. Vaches de gonzesses ! Elles avaient employé des boules puantes et de la poudre à éternuer ! Tout en reniflant, il chercha à percer l’obscurité pour découvrir Vicky. Il ne la vit pas. Une seule lumière éclairait chichement les lieux : l’applique placée entre le bar et la salle du fond. Sous elle, Quinze-Grammes, en bas et culotte de dentelle, s’était figée dans un numéro de strip-tease. Au bout de son bras pendait son soutien-gorge. Ses fringues étaient éparses autour d’elle. Lancé au hasard, son jupon avait échoué sur le crâne d’un poivrot qui ronflait de bon cœur. La lumière de l’applique, tombant sur les épaules de la môme, accusait ses seins en poire, enveloppait son joli corps d’un hâle rougeâtre.

Près d’elle, main crispée sur un petit bâton dont l’extrémité s’ornait d’une lame de rasoir, un doublard aux Napos la surveillait.

La porte claquant dans son dos fit sursauter James. Venant de la gauche une voix le menaça.

— T’es pas de trop, James ! Mais ne bouge pas d’une oreille ! Et toi Vicky, maintenant qu’on est entre nous, donne la lumière ! poursuivit la voix.

Des bruits de boutons d’interrupteurs dominèrent le ronflement de l’ivrogne. La boîte s’éclaira. James zieuta vers la gauche. Vicky, en tailleur bleu marine, était debout, près du tableau électrique logé derrière la table basse. Elle avait dû être surprise là, dans le noir, pendant que Quinze-Grammes exécutait son numéro. Yoko était collée à elle. Sa main étreignait un petit calibre à crosse de nacre ; le canon s’enfonçait dans les reins de Vicky. Après s’être assurée que personne ne faisait de rififi, la femme du Napo s’écarta, s’adossa à la boîte à musique, gardant sous son arme Vicky et James, immobile au centre du bar. Dans le genre belle garce, difficile de trouver mieux. Un manteau de fourrure sombre tranchait sur sa robe rouge qui plaquait à son corps sensuel, aux formes lourdes. Sa bouche, aux lèvres anormalement épaisses, était une insulte à la tranquillité des hommes. D’immenses cils voilaient ses yeux bridés. Ceux-ci, dans sa face d’asiatique, luisaient de haine. Elle respirait la violence, les étreintes sauvages.

— Va te mettre devant le mur, mains sur la tête, ordonna-t-elle au rabatteur. Et ne bronche pas ! Sinon c’est ta fête.

James hésita. À peine quatre mètres le séparaient de la femme du Napo. S’il pouvait plonger… La sœur le devina. Son index chatouilla la gâchette. Elle le défia dans un ricanement.

— Qu’est-ce que t’attends ? Vas-y !

Tirer la démangeait. Elle suait le meurtre à plein pif. Serrant les poings, le voyou belge fit trois pas vers le mur et y resta, mains croisées sur sa casquette de navigateur, le nez à toucher une gravure sous verre.

— J’aime les hommes dociles ! ironisa Yoko, en expédiant le duce à la fille qui avait refermé la lourde derrière James.

Celle-ci, Simone, la femme du Bug, se dirigea aussitôt vers le comptoir. Drôlement bousculée de corps, la sœur ! Mais plutôt moche de gueule ! Empoignant une bouteille par le goulot, elle se recula, prête à la balancer dans la glace qui décorait la cloison du bar. Yoko freina son geste.

— Une seconde, Simone !

Sans quitter Vicky des châsses, elle tâtonna derrière elle, trouva le bouton qui déclenchait le crincrin, appuya dessus. Un boogie-woogie endiablé creva le silence. Yoko expédia le serre à Simone qui attendait, bouteille brandie. Un geste sec. La rouille s’écrasa contre la glace qui s’étoila. Blême de rage, Vicky voulut réagir. Le canon du flingue lui cogna la hanche. Yoko gronda :

— T’excite pas, salope ! C’est que le début. Continue, Simone !

La gonzesse du Bug s’empara d’une autre rouille et la lança. La glace se fendit dans toute sa hauteur. Simone rafla une troisième bouteille. Un fracas suivit. Des morceaux de glace dégringolèrent. L’un d’eux se ficha dans le parquet du comptoir et vibra longuement.

— À toi Olga ! cria Yoko à la fille qui, dans le fond de la salle, surveillait Véra, laquelle, pas affolée pour un rond, se refardait tranquillement.

Abandonnant la Bruxelloise, Olga, un couteau à la main, s’attaqua aux fauteuils qu’elle se mit à lacérer méthodiquement.

Contournant le bar, Simone commença à faire basculer les étagères supportant la verrerie.

Plantant son regard dans celui de Yoko, Vicky lâcha d’une voix blanche :

— J’te buterai pour ça, Yoko. Quoique tu fasses, j’te retrouverai et j’te buterai.

Un rire muet secoua la femme de Louis le Napo. Oubliant le rabatteur, elle se détourna, leva sa main gauche, en cingla la face de Vicky. James qui, grâce au sous-verre de la gravure, ne la perdait pas de vue, profita de l’embellie. S’aidant du mur, il se catapulta en avant et, dans une détente sauvage, il plongea, cherchant à plaquer Yoko aux jambes. Alerté par le bruit, la femme du Napo fit face et tira dans le même mouvement. La balle laboura l’épaule gauche du voyou mais ne freina par son élan. Hélas, il était trop loin. Il s’abattit aux pieds de la Jap qui balança la sauce une deuxième fois. La bastos s’enfonça dans le plancher, à quelques centimètres de la casquette à visière de cuir. Yoko chercha à rectifier son tir. Se jetant sur le poignet armé, Vicky fit dévier la troisième giclée qui alla se paumer dans le plafond. En rampant, James réussit à empoigner une cheville et tira à lui, comme un dingue. Déséquilibrée, la femme du Napo s’écroula. Sans lâcher prise, Vicky la suivit dans sa chute. Elles n’étaient pas à terre qu’elle plantait ses dents dans la main armée. Yoko ne poussa pas un cri. Accentuant sa morsure, Vicky secoua la tête comme un chien enragé. Un cartilage craqua. La Jap retint un hurlement. Son front se couvrit de sueur. Elle ouvrit la main. Le calibre glissa au sol. D’un bond, James se redressa le flingue au poing. Du raisin tachait la manche de sa veste. Ses yeux étincelaient. Il frima les filles figées par les détonations, hurla :

— Lâchez vos outils ! Sinon je vous truffe !

Vite, Olga abandonna son couteau sur un fauteuil. La Julie au rasoir laissa choir son mignon petit bâton. La femme du Bug décarra du comptoir, les mains vides.

Vicky se releva, décocha un coup de pompe dans les côtes de Yoko, gronda :

— Debout !

La nana de Louis le Napo obéit en secouant sa main blessée. Le rubis qui cerclait son doigt lança des feux. À sa vue, une lueur passa dans l’œil de Vicky. Elle voulut parler. Un éclat de rire l’en empêcha. Toutes les têtes se tournèrent vers Quinze-Grammes. La gosse indiquait le poivrot, oublié par tous et qui se dressait lentement en cherchant à se débarrasser du jupon qui lui recouvrait le chou. Derrière le léger tissu, on l’entendait bredouiller :

— Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que c’est que ce raffut ?

Réussissant à se dégager de la lingerie, il exhiba sa bonne bouille de suceur de canettes et, béat, décocha une risette à la ronde. Soudain, il huma l’air, fit la grimace, s’inquiéta en tâtant furtivement le fond de son grimpant :

— En vla une odeur ! Est-ce que c’est moi qui…

Un éternuement le saisit. D’un geste machinal, il porta le jupon à ses narines et se moucha.

— Merde ! s’écria Quinze-Grammes. Mon jupon !

L’homme s’aperçut de la présence du petit trésor demi-nu sous la lampe. Il voulut s’avancer pour toucher mais ses jambes faiblirent et il se raffala dans le fauteuil.

— Véra ! appela Vicky. Emmène-le dans la chambre. Le laisse pas se rendormir ici. Il nous gêne.

La Bruxelloise vint secouer le joyeux drille. Il était temps. Jupon au bout des doigts, il recommençait à pioncer. Elle le souleva par les aisselles et, maternelle, l’entraîna vers le dodo. Derrière eux, le jupon balayait le plancher.

Vicky les laissa disparaître avant de revenir à Yoko. Elle dit :

— Pour me dédommager de la casse, tu vas aller au refile de tout ce que tu as sur toi. Ton rubis, ton bracelet. Le pognon de ton sac. Tout.

La femme du Napo haussa les épaules.

— T’es cinglée ! Si tu t’avises de faire ça…

Vicky la frima comme sans la voir. Ses yeux étaient mornes et glacés. Elle tendit la pogne.

— Envoie !

— Comme tu voudras ! soupira Yoko, faisant glisser la bague de son doigt. Mais quand Louis va apprendre ça…

Vicky prit la bagouse et montrant le bracelet qui encerclait le poignet de la Jap, elle répéta d’une voix aussi vide que son regard :

— Envoie !

En grinçant, la gonzesse du Napo obéit. Vicky soupesa le poids de l’or dans le creux de sa main, rangea le bijou dans sa poche de tailleur et brusquement, arracha le sac de Yoko. Elle le fouilla, rafla les biftons qui s’y trouvaient et lui réexpédia son sac à travers la poire.

— La paume pas de vue ! dit-elle à James, en se dirigeant vers le fond.

Le rabatteur la stoppa au passage, lui murmura :

— T’as tort de faire ça, Vicky ! Après un coup pareil les Napos vont nous balayer du bled.

Sa patronne lui renvoya un pâle sourire.

— C’est bien ce qu’ils avaient l’intention de faire, non ? Alors…

Et elle alla se planter devant la femme du Bug. Elle la détailla lentement avant de lâcher, méprisante.

— Dis donc, le Pékinois, c’est toi qui veux démolir mon bar ?

Vexée par le surnom assez justifié, la frangine du Bug chercha une réplique cinglante. Sa gorge ne laissa échapper qu’un hurlement de terreur. Ouverts en fourche, les doigts de Vicky venaient soudainement de s’enfoncer dans ses yeux. La fille sauta en arrière, ses deux mains placées en défense devant ses paupières meurtries. Vicky repéra le collier de perles qui lui entourait le cou. Elle y porta la pogne et tira. Un coup sec. Les perles cascadèrent sur le plancher.

— Mes yeux ! gémit la fille. Oh ! Mes yeux ! J’suis aveugle…

Sans s’inquiéter d’elle, Vicky tourna la tête vers Quinze-Grammes. Elle contempla le bâton que la gosse venait de ramasser après s’être refringuée, s’informa :

— Laquelle avait ce truc-là ?

Quinze-Grammes lui indiqua la gonzesse qui avait apporté l’engin. Vicky s’empara du bâton, l’admira. Bel outil ! Fendu à l’un des bouts, il recevait une lame Gillette qu’un clou transversal empêchait de bouger. Bel outil, vraiment. De quoi faire mal ! L’assurant dans sa main, Vicky, d’un pas résolu, marcha vers la frangine à qui elle lança.

— Puisque tu veux jouer au dur, on va y jouer ensemble.

La terreur marbra les joues de la fille de plaques livides. Elle recula. Vicky continua à avancer. À chacun de ses pas la lame de rasoir étincelait. Tout à coup, les jarrets de la fille butèrent dans un fauteuil. Elle y tomba mais ne se releva pas. C’est le bras de Vicky qui se leva. Un bref éclair sembla jaillir du bâton, parut frôler la joue de la fille et disparut aussi vite. Quand Vicky s’écarta, tous les témoins, même James frémirent d’horreur. Evanouie dans le fauteuil, la Julie ne pouvait pas encore savoir qu’elle était défigurée pour toujours. Le sang ruisselait de l’entaille qui lui balafrait la joue.

Sans s’attarder, Vicky chercha Olga du regard. Elle la découvrit, jambes flageollantes, accrochée au dos d’un fauteuil, prête à vomir.

Devançant son intention, Quinze-Grammes lui toucha le bras, supplia :

— Laisse tomber, Vicky !… Elles ont leur compte !… Ça suffit, va.

Vicky promena son regard sur ses fauteuils lacérés, l’attarda sur Olga, parut hésiter puis, d’un geste rude, se débarrassa du bâton. Elle retourna vers Yoko que la rage décomposait, lui ordonna :

— Embarque-moi ton équipe à la con. Et un conseil ! Ne refoutez plus les pieds ici. On sera pas toujours aussi gentils.

— Si tu crois que mon homme va laisser ça là ? grinça la femme du Napo. Tu te goures !

Vicky, qui vissait une Camel dans son fume-cigarette, releva le front. Elle fixa l’autre, lâcha, détachant ses mots :

— Tu diras à ton homme que je l’emmerde. Tu te souviendras ? Que je l’emmerde. Maintenant, tirez-vous ! Je vous ai assez vues !

Tout en se fouillant, à la recherche de son briquet, elle alla ouvrir la porte et attendit. Quand les autres tordues, se soutenant mutuellement, passèrent devant elle, elle ne les vit même pas. Elle fumait, les yeux perdus dans le vague.

Sur le sol, la balafrée avait laissé une traînée rouge.

* * *

Le docteur Loewy aida James à renfiler son veston. Ensuite, se tournant sur Vicky assise, jambes croisées, il rassura :

— Ça ira ! Rien de sérieux. Qu’il revienne pour le pansement.

Au bout de son bras blessé, James fit jouer les articulations de sa main gauche, celle qui avait durement frappé le Flahute. Le toubib y abaissa le regard, sourit.

— Ça non plus, ce n’est rien. Mais à l’avenir, cognez un peu moins fort !

Vicky, un manteau de laine blanche jeté négligemment sur les épaules, se leva en écrasant son mégot dans un cendrier.

— Excusez-moi de vous avoir dérangé en pleine nuit, docteur, mais…

— Ça va, Vicky, l’arrêta le vieux toubib. Bien content d’avoir pu te rendre service.

Voyant qu’elle fouillait son sac à la recherche de momifie, il l’arrêta de nouveau.

— Pas la peine, Vicky ! Je dois avoir une note en retard chez toi. On réglera nos comptes un autre jour !

Les précédant, il les mena jusqu’au palier où il donna la lumière. Vicky lui serra la main, hésita.

— Docteur !

Le vieux la dévisagea.

— Ça m’arrangerait si cette blessure restait ignorée des flics.

— Entendu, dit-il en lui tapotant amicalement l’épaule. Ne t’inquiète pas. Bonsoir et à bientôt.

James et Vicky commencèrent à descendre. Il étouffa un bâillement et retourna se coucher.

En bas, Vicky ouvrit la portière de sa Ford. James et elle y grimpèrent. Vicky mit le contact, laissa tourner le moulin et, regardant son rabatteur, questionna :

— Est-ce que les Napos savent où tu perches ?

— Non ! fit-il. Peu de gens connaissent mon adresse.

— Alors, j’vais te ramener chez toi, décida-t-elle. Et tu vas y rester planqué jusqu’à mon retour. Sauf pour aller au toubib, ne sors pas. Faut pas que tu tombes dans les pattes des Napos.

Elle alluma une Camel, reprit :

— À Paris, j’vais essayer de te dégotter une autre place. Car pour toi, la Belgique, c’est cuit maintenant. Tu dois t’en douter ?

Il acquiesça d’un geste, s’inquiéta :

— Et toi ? Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Rester, répliqua Vicky en embrayant.

— Mais t’es dingue ! se récria-t-il. Les Napos vont pas t’oublier non plus ! Y vont te démolir !

— J’ai pourtant pas l’intention de leur abandonner ma boîte, remarqua Vicky, froidement. Ni à eux ni à personne. Donc, je reste.

— Mais tu tiendras pas le pavé ! s’entêta-t-il. T’es seulâtre ! Sans homme ! Aucun mec pour te défendre ! Qu’est-ce que tu peux faire contre les Napos ?

Vicky, qui doublait un camion de primeurs, unique bagnole dans les rues désertes, attendit de l’avoir dépassé pour répondre :

— Te bile pas pour moi. La seule fois où des hommes m’ont impressionnée c’est quand j’avais 18 piges. Depuis… Tout ce qu’ils ont pu me faire… c’est rire ou dégueuler.

Abandonnant le boulevard Poincaré, elle engagea la Ford dans la rue d’Artois et l’immobilisa devant le 66 où habitait James.

Décarrant le paquet de biftons qu’elle avait engourdi dans le sac de Yoko, elle le tendit à son rabatteur en précisant :

— Pour tes premiers frais. J’sais pas combien y a, mais t’en auras d’autres.

De sa main valide, James enfouilla l’oseille. Dans sa poche, ses doigts rencontrèrent le flingue à crosse de nacre. Il l’émergea, le passa à Vicky.

— Si tu décides de rester, ça pourrait peut-être te servir !

Elle refusa de la main.

— Pas la peine. Garde-le. J’vais m’en procurer un chez Berthe.

— Comme tu voudras, soupira-t-il, expédiant l’arme rejoindre les billets. Bon voyage !

Il ouvrit la portière, descendit.

— N’oublie pas de rester planqué ! répéta-t-elle encore en desserrant le frein.

Il appuya sur une sonnette. La porte de sa baraque céda. Comme il allait disparaître, Vicky le rappela par la glace baissée :

— James !

Il se retourna. Son visage et ce qu’on voyait de son pansement tranchaient en clair sur l’obscurité du couloir.

— Merci de m’avoir épaulée ce soir ! acheva-t-elle en commençant à démarrer.

Il la salua de sa main valide.

La Ford fit un bond en avant.

* * *

Arrivant par la rue de Laeken, la Lancia rouge des Napos remonta lentement la rue du Cirque. Au volant, Louis le Napolitain mâchonnait un Corona éteint. Le Bug était à ses côtés. Ses mains reposaient entre ses cuisses. Il paraissait calme… Mais sa pogne gauche, agitée par un tic nerveux, s’ouvrait et se refermait comme pour étreindre.

Des lardeus de teinte claire recouvraient les smokings des deux frères. À l’arrière, Yoko, tendue, rageuse, bouillonnait.

— La salope ! grinça-t-elle. Elle a bouclé.

De sa main au dos étoilé de sparadrap, elle indiquait le Ration K que la Lancia venait de doubler au pas. Tout en scrutant les quelques charrettes rangées dans la rue, le Bug gronda entre ses lèvres minces :

— Si encore on savait où la pincer ! Est-ce qu’elle a toujours sa Ford bleue ?

— Toujours, confirma la Jap dans son dos. J’l’ai encore vue ce soir le long du trottoir.

— Te frappe pas, on l’aura, ricana Louis vers son frère. Si c’est pas aujourd’hui, ça sera demain.

Le Bug lui lança un mauvais regard :

— D’ici demain, on va passer pour des comiques troupiers dans ce patelin ! dit-il en rogne. Tous les truands vont se foutre de notre gueule si on règle pas nos comptes cette nuit ! Après un coup pareil, comment veux-tu qu’on nous respecte ?

Sa main droite se referma brusquement. Ses dents grincèrent. Il ajouta, méprisant :

— Toi et tes combines à la noix ! T’avais qu’à me laisser faire ! Ça serait fini, maintenant ! Tandis qu’à présent… Quelle idée d’envoyer des gonzesses s’occuper de notre boulot !

— J’t’ai déjà dit… commença Louis.

— Je sais ! s’emporta le Bug. Tu veux imiter les Maltais de Londres ! La haute stratégie ! Pas se mouiller et laisser les femmes agir ! Résultat ? Léa est défigurée. Simone a les châsses en compote. Yoko a été mordue et Olga nous pique une crise de nerfs… Tu peux te vanter d’avoir gagné le coquetier !

Louis ôta sa grolle de l’accélérateur ; la Lancia stoppa sur sa lancée. Il gaffa son frère, cracha un brin de tabac, lâcha de sa voix douce, chantante :

— Me parle pas sur ce ton, veux-tu ?

Les deux hommes se prirent aux yeux. Le premier, le Bug baissa les siens. Son aîné se retourna sur sa polka.

— T’es sûre que Vicky ne couche pas dans sa boîte ?

— Presque sûre, grogna Yoko. Paraît qu’elle a un gourbi en ville ! Mais où ? Ça…

— Doit bien y avoir un moyen de le savoir ! murmura Louis pensivement. Ce James Cagney…

Il ramena son regard sur son frère.

— Qu’est-ce que t’en dis ?

— Y a qu’à le chercher, grommela le Bug. Celui-là aussi on a un mot à lui dire ! Et la meilleure façon de le trouver, c’est d’aller demander au Flahute où habite son pote.

— C’est ce qu’on va faire, décida Louis en rem-brayant. Allons voir s’il est encore au coin. Sinon on poussera jusque chez lui.

En silence, la Lancia arriva à l’angle du boulevard. Ses occupants biglèrent vers la gauche. Une ombre était accroupie au pied d’une devanture. À son cuir, ils retapissèrent le Flahute.

— Qu’est-ce qu’il maquille ? s’intrigua l’aîné des Napos.

Son frangin voulut descendre. Il l’arrêta d’un signe.

— Attends !

Le Flahute venait de se relever et d’enfouir quelque chose dans sa glaude.

— Maintenant, allons-y, reprit Louis, ouvrant sa portière.

Tous deux parvinrent près du grand diable qui se retourna vivement.

— Vous m’avez fait peur ! dit-il. J’vous avais pas entendus !

De ses yeux rapprochés, inquiétants, le Bug le fixa en silence. Minuscule à côté de l’autre, il était obligé de garder la tête levée.

Mains dans les poches de son manteau clair, son frère s’informa, amical :

— Comment se fait-il que t’as pas empêché James d’aller au Ration K ? Pourtant, je t’avais prévenu !

— Mais j’ai essayé, M’sieur Louis ! se rebiffa le grand type. Même que j’ai voulu…

Pour préciser sa pensée, il exhiba sa matraque, mal à l’aise sous l’œil du Bug.

— Seulement, y m’a contré, reprit-il. Quand j’me suis relevé, il était loin.

D’un geste vif, le Bug le soulagea de son engin. Il se mit à l’étudier pendant que son aîné reprochait dans un sourire :

— Possible. Tu me parais bien assez con pour t’être laissé avoir !… Mais t’aurais dû venir nous affranchir aussitôt ! Ça aurait évité des dégâts !

Dans sa face ronde son sourire s’amplifia.

— Car tu sais qu’il y a eu des dégâts ?… T’as dû apprendre ça ?…

— Ben… non ! mentit le grand. Après ma bagarre avec James j’ai été boire un café place de Brouckère. Et quand vous êtes arrivés, j’allais partir me zoner. Il est près de cinq heures !

Posément, Louis ralluma son Corona. Il téta dessus, le regard braqué sur le cuir du Flahute, vers la poche.

— Qu’est-ce que tu viens d’enfouiller ? dit-il dans un jet de fumée.

— Moi ? Rien ! sursauta le grand, qui se rattrapa aussitôt sous l’éclair mortel qui venait de fulgurer dans l’œil du Bug. C’est-à-dire…

D’un mouvement sec, le Bug détendit le poignet ; la gomme à effacer les risettes siffla dangereusement. Sa voix claqua :

— Donne !

Après une courte hésitation, le grand se vagua et lui refila le paquet de came. Louis y laissa tomber le regard, comprit, sifflota.

— De la chnouf ! Tu t’emmerdes pas !

Une lueur cupide éclaira ses yeux noirs.

— Qui te fournit ?

— Personne, balbutia le grand, pris au dépourvu. Personne… J’avais ça depuis longtemps.

Les deux frangins échangèrent un regard moqueur. Soudain, sans avertir, le Bug cogna. Du bout de la matraque. En plein dans le bide du grand.

— Ouille ! gémit celui-ci en se tenant le ventre.

— Qui te fournit ? gronda le Bug, matraque levée.

— C’est… c’est… James, avoua le grand, reprenant son souffle. Lui qui apporte la came… On est associés tous les deux.

— Sans blague ! ironisa Louis le Napo joyeusement. Tu fourgues de la drogue derrière notre dos ? Et avec James en plus ? Un concurrent !

Otant son cigare de sa bouche, il le pointa sèchement sur le Flahute, toujours courbé. Le Bug cogna de nouveau. Un moche coup. Au défaut de l’épaule. Le grand brailla.

— Ferme-la ! ordonna le Bug. Donne-nous plutôt l’adresse de ce James !

Traits déformés par la douleur, le Flahute refusa de la tête.

— J’la sais pas, dit-il. J’vous l'jure !

Brusquement, le Bug l’agrafa par son cuir. Rejetant son bras droit en arrière, prêt à recogner, il écuma.

— L’adresse ?

— Laisse ! le calma son frère. Il va nous la donner. Pas vrai, Henri ?

À regret, le Bug lâcha le rabatteur qui se redressa en se frottant l’épaule. Louis enchaîna, paraissant s’adresser à son cadet mais sans quitter le Flahute de ses prunelles noires :

— S’il nous la donne pas, on va monter chez lui. Et tu sais ce qu’on va faire, Bug ? Non ?

Ses dents étincelèrent dans son visage basané.

— On va sabrer sa gonzesse devant lui. Tu sais bien ?… Sa Mado que tu trouves si gironde ?… Ça sera le moment ou jamais de faire un carton avec !

De l’affolement passa sur la face du Flahute. Il leva ses mains comme pour supplier mais celles-ci se refermèrent tout à coup en deux poings lourds, menaçants. Il rauqua :

— Si jamais vous vous avisez de…

Il se tut subitement, fit un pas en arrière. Un objet noir aux reflets métalliques venait de sauter dans la pogne de Louis le Napo. Ce dernier poursuivit, comme si de rien n’était.

— Et tu sais pas, Bug ? Mieux encore. Si de se farcir sa gonzesse ne suffit pas, on s’attaquera à son môme. On lui…

— Non ! non ! implora le grand. Pas le gosse ! Surtout pas le gosse !

— Comme tu voudras, soupira Louis. Alors, donne-nous l’adresse.

— Au 66, rue d’Artois, capitula le grand. 2e étage.

— Il a le téléphone ? s’enquit le Bug.

Le Flahute fit signe que non.

— Bon. Eh bien, tu vas nous y conduire, décida Louis. T’iras le réveiller et tu le feras descendre. Arrange-toi pour trouver une coupure. Dis que t’as un gros client pour la came… qu’il y a du pognon à prendre… Enfin, démerde-toi mais qu’il descende. T’as compris ?

— Oui, murmura le grand dans un souffle. Mais qu’est-ce que vous allez lui faire ?

— Pose pas de questions, sourit Louis en renquillant son calibre devenu inutile. Et un conseil : cherche pas à nous doubler, sinon…

— … On s’occupe de ta femme et de ton gosse, acheva le Bug. Tu vois ce qu’on veut dire ?

Le grand ne répondit rien. Il était livide.

— En route ! ordonna Louis, le poussant vers la Lancia.

Se laissant légèrement distancer, il se pencha à l’oreille de son frangin.

— On dépose Yoko et on file là-bas. Mais, attention ! Pas de suif dans l’immeuble. Si James gueule au charron, les flics peuvent rappliquer. Restons prudents.

— T’inquiète pas, dit le Bug, dont la main gauche s’ouvrait et se refermait. On l’emmènera dans un coin tranquille. Le principal c’est qu’on lui donne une leçon et qu’il nous dise où trouver Vicky. Surtout à elle que j’ai envie de faire la causette…

Dans la poche de son lardeus, sa pogne droite caressait la matraque télescopique.

* * *

En quittant James, Vicky alla non loin de là, rue Camusel. Elle rangea sa tire devant la Bouffarde, un bouge inconnu des Bruxellois. Inconnu des rupins, s’entend, car les clochards, eux…

Le tapis fonctionnait jour et nuit, ne bouclait jamais. Heureusement pour les miséreux à la recherche d’un peu de lumière, d’un peu de chaleur, d’un peu de présence humaine.

De l’extérieur, on ne pouvait rien voir. Des rideaux, rendus opaques par la saleté et grimpant haut, empêchaient les regards indiscrets de plonger.

Collées sur les vitres, des affiches de films célèbres renforçaient les rideaux. Curieux. Tous ces films de classe internationale, et certains très vieux, racontaient la vie des voyous. Avec ces affiches, le bouge possédait sa carte de visite. Impossible de se gourer sur la mentalité de la taulière de l’endroit. Enjambant les rideaux, la lumière découpait sur le trottoir sombre un rectangle blafard.

Vicky appuya sur le bec-de-cane, entra.

Les conversations s’arrêtèrent. Des têtes ensommeillées se soulevèrent. Des yeux chassieux, pleins de haine, la détaillèrent crûment. Elle s’approcha du rade : un immense zinc où, devant des chopes et des coups de rouge, s’accrochaient des poivrots. Allongeant le bras au-dessus d’une flaque de bière, elle serra la louche qu’une vieille femme lui tendait.

— … Soir Berthe, dit-elle. Ça va ?

— Ça va, Vie ! fit la femme. Contente de te voir.

Grisâtres étaient sa blouse, ses cheveux, son visage. Ses yeux avaient des reflets d’acier.

Comme par miracle, les conversations reprirent dans le bouge. Les têtes ensommeillées retombèrent. La haine disparut des regards.

— Besoin de moi ? ajouta la vieille en se mettant à rouler une cigarette.

— Oui, souffla Vicky.

La vieille se pencha par-dessus le zinc. Ses cheveux soignés, tirés en arrière, frôlèrent les cheveux blonds de Vicky.

— Quoi ?

— Un flingue.

Ses deux coudes en appui sur le rade, la vieille humecta le papier à cigarette. Son œil chercha celui de Vicky.

— Du suif ?

— Oui.

— Sérieux ?

— Assez.

— Avec qui ?

— Les Napos.

— Entendu parler d’eux, dit la vieille, allumant sa roulée à la flamme de briquet que lui offrait Vicky.

Elle se redressa, laissa tomber :

— Veulent devenir les caïds d’ici. Se casseront la gueule. D’accord pour ton truc. Arrive.

Elle longea le comptoir, houspillant les deux serveuses au passage. Se frayant un chemin parmi les clodos, Vicky la rattrapa à l’extrémité.

— Traversons la salle, dit la vieille. Allons chez moi.

Sans être dans le noir, la grande salle du fond était tout juste éclairée. Non par économie, mais pour ne pas gêner les dormeurs. De tous les coins, des ronflements s’élevaient. Dans son rêve, une femme supplia, d’une voix qui faisait mal :

— Non ! Non ! Pas ça ! Non !

En haillons, femmes et hommes faisaient leur nuit.

Certains étaient allongés sur de vieilles banquettes, d’autres vautrés sur des tables poisseuses.

Tous roupillaient ou cherchaient à le faire pour oublier leur désespoir et leurs misères.

En marchant, Vicky mit la main dans la poche de son manteau de laine blanche. Elle s’étonna de ne plus y sentir le briquet. Puis elle comprit, constata dans un sourire sans joie :

— Ils sont rapides chez toi ! Mon briquet a déjà fait la malle !

La vieille Berthe s’immobilisa, se retourna vers le zinc. Elle éplucha ses clients d’un œil exercé et cria :

— Jockey !

Un homme en costar à carreaux, petit de taille, nerveux, les yeux malins, s’écarta d’un groupe. Il demanda, l’air faussement candide :

— Tu m’as appelé, Berthe ?

De l’index, la vieille lui fit signe de s’amener. Quand il fut près d’elle, elle répéta son signe.

— Va au refile.

— Quoi ? s’étonna-t-il.

Il chiquait bien à l’honnête citoyen, le lascar ! Mais la vieille taulière savait où elle en était. Elle tendit la pogne, grommela :

— Rends ce briquet, nous emmerde pas !

— C’est bon, rouscailla le petit mec en se fouillant. Si on peut plus rigoler…

— Pas avec mes amis ! coupa Berthe en lui reprenant le briquet qu’elle passa à Vicky.

Entraînant celle-ci, elle ajouta à l’adresse du zèbre, nullement vexé :

— Pour te remettre, va te taper une gueuse lambic sur mon compte. File.

Le petit mironton ne se le fit pas répéter. Il dropa vers le comptoir, hurla :

— Une gueuse lambic pour ma poire ! Une ! Ordre de Berthe.

— Il a l’air d’avoir soif ! remarqua Vicky.

Berthe haussa les épaules. Sa vieille frime s’éclaira.

— Ils ont toujours soif ! bougonna-t-elle. Faut bien qu’il leur reste quelque chose !…

Avisant un clodo qui pionçait, tête dans ses bras et dont le manteau minable avait glissé des épaules, elle bifurqua vers lui. Elle le recouvrit d’un geste preste, maternel. L’homme grogna, mais ne s’éveilla pas. La vieille rejoignit Vicky devant une porte logée dans le fond. Elle sortit une clef de sa blouse, ouvrit et donna le jus.

— Entre, dit-elle.

La carrée était vaste, drôlement bien arrangée. Une salle de bains la jouxtait. Après le comptoir et les poivrots, on ne se doutait pas d’un luxe si proche : les meubles étaient de prix, les tapis épais.

D’auto, la vieille se dirigea vers une commode sculptée et la débarrassa des bibelots qui s’y trouvaient. Soulevant la planche du dessus, elle découvrit une cache, invita :

— Viens choisir.

Vicky s’approcha. Des armes tapissaient le fond du meuble. Quatre, cinq pistolets de calibres différents, deux casse-tête, un poing américain, des boîtes de balles.

— Prends ce que tu veux, dit la vieille.

Négligeant les flingues trop encombrants, Vicky s’empara d’un 7,65, court de museau, déclara :

— Celui-là me botte. J’pourrai le fourrer dans mon sac.

En femme habituée aux armes à feu, elle fit tomber le chargeur, s’assura qu’il était plein, le remit en place d’un coup sec de la paume et amena une balle dans le canon.

— Si tu veux des dragées… proposa la vieille, doigt braqué sur les boîtes de bastos.

— Merci, refusa Vicky. J’en ai chez moi. Un vieux souvenir.

La vieille rabattit le dessus du meuble, replaça les bibelots, lâcha, à travers la fumée de son mégot :

— Ça me regarde pas, Vie ! Mais si t’as besoin d’aide contre les Napos ?… J’ai deux, trois vieux ruffians qui me doivent gros. T’as qu’un mot à dire…

Vicky, qui rangeait son artillerie, secoua négativement la tête.

— J’aime régler mes affaires seule, Berthe. Pas besoin d’hommes. Et tu le sais.

— C’est toi que ça regarde, fit la vieille. J’insiste pas. Mais si tu changes d’avis…

Les deux femmes échangèrent un long regard. Il y avait de l’admiration dans celui de la vieille taulière.

Elle avait Vicky à la bonne. À vrai dire, à part ses clodos, elle n’aimait que Vicky. Le reste du monde l’écœurait. Elle avait trop l’expérience des gens, des choses. Il ne fallait pas plaisanter avec elle. C’était une vieille tigresse implacable, au courant de tout ce qui se tramait dans la ville. Elle était dangereuse. Et il ne fallait pas non plus toucher à ses clochards. Elle savait les défendre. Même contre les flics.

La sympathie qu’elle portait à Vicky datait du jour où elles s’étaient connues. Ni l’une, ni l’autre n’avait eu besoin de se faire des confidences.

À quoi bon ? Des femmes comme elles ne parlent pas. Bizarre. Elles avaient toutes deux le même regard. Ce regard insondable des femmes qui ont vu trop de saletés, trop de pourriture. Ce genre de regard qui devrait obliger les hommes à rentrer sous terre s’ils n’étaient pas si ordures.

— J’vais me sauver, Berthe, fit Vicky en bouclant son sac. Et merci pour le calibre !

— Toujours à ta disposition, Vie, répliqua la vieille en marchant vers la porte. Toujours.

* * *

Suivi du Flahute, James dégringolait les marches de son escalier. Il était en pétard. Se faire réveiller à cinq du mat alors qu’il venait à peine de s’enroupiller !

— T’attiges ! maugréa-t-il sans se retourner. T’aurais pu faire patienter ton clille jusqu’à demain ! Puis c’est pas affiché que je vais dégotter tant de came ! 40 grammes ?… Où que tu veux que je les trouve ? Mon fournisseur les a peut-être pas !

Il s’était harnaché en vitesse. Des boucles rebelles dépassaient de sa casquette rejetée en arrière. Son pyjama débordait du bas de son froc. Des charentaises à semelles de cuir le chaussaient. Il n’avait pas de veston. Le Flahute l’avait seulement aidé à passer un gros chandail par-dessus son pansement. Ils atterrirent dans le couloir qu’une seule lampe éclairait. Mal. Beaucoup de coins restaient dans l’ombre. James posa le doigt sur le bouton déclenchant l’ouverture de la lourde. Une ombre émergea de l’ombre. Une voix joviale lança :

— Salut !

James fit volte-face. Louis le Napo se dressait devant lui, flingue au poing.

— Alors, bonhomme ! jubila-t-il. Petite promenade ?

James voulut aller à la rebiffe. Il ploya les jarrets, amorça son droit. Peut-être qu’avec un peu de chance et l’ombre aidant… Une marche craqua dans son dos. Il se détrancha, rabaissa son poing. Le Bug descendait l’escalier. Lui aussi étreignait un remède : un Colt de l’armée américaine. Il expliqua en s’avançant :

— Excuse-nous de te déranger à cette heure-ci ! Mais on avait besoin de causer, pas vrai ?

Et, à l’intention du Flahute, sans le regarder, du bout des lèvres :

— Ça va, tu nous as pas doublés !… On t’en tiendra compte. Peut-être pas l’envie qui t’en manquait, mais…

Désignant l’escalier de son Colt, il acheva dans un ricanement :

— … comme tu me savais planqué là-haut… t’as préféré pas prendre de risques. T’as aussi bien fait ! Maintenant, en route.

James posa sur le Flahute un regard lourd. Il ne dit pas un mot. Il n’y avait rien à dire. Ses yeux parlaient suffisamment. Le grand rougit, détourna la tête.

— En route ! répéta le Bug, cognant James du canon de son calibre.

Les quatre hommes décarrèrent. Louis tira la porte sur eux. Comme le Flahute, honteux, les accompagnait vers la Lancia, il le retint par le bras.

— Plus besoin de toi, Henri. Tu peux te barrer.

Le grand gars, qui suivait James d’un œil malheureux, sursauta.

— Mais… Comment que j’vais rentrer ?

— À pinces, gouailla le Napo. La marche te fera du bien. À moins que tu puisses nous conduire chez Vicky…

— Mais j’sais pas où elle habite ! se récria le grand. J’vous le jure, m’sieur Louis ! Vous pouvez me croire !

— J’te crois, ricana l’autre. Allez, à demain. Ou plutôt à ce soir.

Il ajouta, en se dirigeant vers sa voiture :

— Un dernier conseil. Oublie tout ça.

En deux enjambées, le grand le rattrapa. Il s’inquiéta, désignant James que le Bug poussait à l’arrière de la Lancia :

— Et lui ? Qu’est-ce que vous allez en faire ?

— Bonsoir ! coupa le Napo, le repoussant sèchement.

Des portières claquèrent. Désemparé, le grand laissa la bagnole démarrer.

Au passage, il chercha à attirer l’attention de son pote d’enfance. Il aurait tant voulu lui expliquer par gestes qu’il n’avait pas pu agir autrement. Mais James, assis à la droite du Bug, l’ignora. Il gaffait droit devant lui. Son menton énergique saillait au-dessus de la laine du chandail.

Le grand porta un doigt à une paupière. La Lancia tourna le coin de la rue.

— Pourquoi que t’as pris par le boulevard Poincaré ? lança le Bug à son frère, installé au volant.

— Parce que c’est plus court, répliqua Louis, faisant jouer ses phares pour traverser un croisement. On va retrouver le boulevard Barthélémy sur notre gauche ! Ça ira plus vite.

— Où que vous m’emmenez ? s’informa James d’une voix calme.

Le Bug, dont le poing armé reposait sur les genoux, le bigla du coin de l’œil.

— Prendre l’air, dit-il. On est gentils, non ? Tu nous esquintes nos gonzesses et on t’emmène en balade. Plains-toi !

Sans cesser de surveiller devant lui, son aîné renchérit :

— On est comme ça nous autres ! Braves jusqu’au bout. Maintenant… si tu préfères qu’on passe la main et qu’on te ramène chez toi…

Avec précaution, James déplaça son bras blessé.

— Et qu’est-ce qu’il faut faire pour ça ?

— Trois fois rien ! renvoya l’aîné des Napos. Juste nous conduire chez ta taulière !

— J’sais pas où elle crèche ! laissa tomber James du bout des dents. Et même si j’le savais…

La pogne gauche du Bug s’ouvrit et se referma à deux, trois reprises. Il grinça.

— On va te rafraîchir la mémoire, mec ! Fais-nous confiance pour ça. Tu vas te rappeler !

James soutint son regard meurtrier.

— Ça m’étonnerait ! J’suis amnésique de naissance.

Les narines du Bug se pincèrent. Ses lèvres disparurent comme happées par la bouche. En un geste foudroyant, il leva son bras armé. Dans le rétro son frère s’en aperçut. Il fit une embardée, hurla :

— Pas maintenant, Bug ! Bon Dieu ! Attends !

Freiné net, le truand obéit à regret. Son bras retomba lentement. La rage l’empêcha de jacter. Puis il bafouilla :

— D’acc… d’accord. A… attendons. Mais quand j’en aurai fini avec cet empaffé…

Il s’interrompit, l’attention attirée par une voiture qui les précédait dans la rue Camusel où la Lancia venait de s’engager. Il la détailla de ses yeux glauques et, vivement, se pencha sur son frère.

— Fais gaffe, Louis ! On dirait les lardus ! Laisse-les filer !

D’un coup de phare, l’aîné peignit l’arrière de la tire en question. Son cadet avait vu juste. C’étaient bien les flics. Un dixième de seconde le phare lui avait montré des casques blancs à l’intérieur de la chiotte. Il soulagea l’accélérateur. Pas le moment de se faire interpeller !

À soixante mètres devant eux, la Chevrolet noire des condés maraudait. Elle ralentit devant la Bouffarde, parut s’arrêter, puis repartit dans une souple détente. Ce n’était pas jour de rafle. Et comme les lieux semblaient calmes… Encore quelques mètres en ligne droite et le feu rouge de la Chevrolet s’évanouit dans un tournant. Le pied de Louis retrouva le champignon.

Alors que la Lancia dépassait la Bouffarde à son tour, le Bug poussa un juron :

— Vain dieu ! On dirait… Stoppe, Louis ! Stoppe !

Par réflexe, son aîné freina brusquement. Il se retourna, aboya :

— Qu’est-ce qui te prend ? T’es cinglé ?

De son bras tendu, son frère lui indiquait une Ford bleue décapotable, alignée devant le bouge de Berthe. Il jubila, l’œil haineux :

— La bagnole de Vicky ! Elle doit être dans ce bistrot ! Range-toi, j’vais aller m’en assurer.

Après un coup de saveur sur la Ford, Louis revint à son frère.

— T’es sûr que c’est sa voiture ?

— Et comment ! s’exclama le Bug, dont la main gauche s’ouvrait et se refermait convulsivement. Même qu’elle a une vignette sur la vitre arrière !

— C’est vrai ça ? se rencarda Louis auprès de James.

Ce dernier haussa les épaules.

— Vous vous gourez ! Y a lontemps que Vicky a bazardé sa Ford pour une Chevrolet !

Il mentait bien. Mais sous le pansement, son cœur cognait dur. Lui aussi avait redressé la Ford. Et comme il savait que Vicky devait aller chez Berthe…

Il lorgna le Bug qui, main sur la poignée, lançait à son aîné :

— J’y vais ! Surveille l’autre con !

James se mordit la lèvre. Fallait agir. Et fissa. Sinon, ça allait être la fête de Vicky. Et les Napos n’allaient pas la lui souhaiter avec un bouquet de roses… Il essaya de parer le coup.

— Soyez pas têtus ! Puisque j’vous dis…

Le Bug n’écoutait pas. Il avait déjà le pied sur la chaussée. James n’hésita plus. Fallait qu’il donne sa chance à Vicky ! À cette sacrée gonzesse qui l’émouvait, qu’il estimait plus que n’importe qui, tout ça parce qu’elle en avait dans le baquet. En un éclair, il repéra Louis le Napo qui glissait la main vers sa poche, vers son flingue. Sans plus attendre, il bondit à la suite de Bug. Surpris, celui-ci se détourna, mais avec un temps de retard. Dents serrées, James fonçait déjà droit devant lui, prenant la même direction que la Chevrolet des flics. Oubliant son bras blessé, coudes au corps, il volait sur l’asphalte, épaules rentrées dans l’attente d’un coup de flingue… Tant pis s’il morflait… La détonation alerterait le bouge, avertirait Vicky.

Revenu de sa surprise, le Bug, pieds écartés, leva son remède, visa. Ses yeux de tueur luisaient de plaisir. Plus vif, son frère lui happa le poignet par la glace baissée. Il jura :

— Pas ici ! Bougre de cinglé ! Pas ici ! Les poulets sont encore tout près ! Ils peuvent entendre… Grimpe plutôt ! On va le faire marron.

D’un coup de latte, le Bug referma la portière arrière. Sautant sur l’aile avant il gueula :

— Vite, bon Dieu ! Vite !

Son conseil était superflu. Tous phares allumés, la Lancia se lançait à la poursuite de James. Elle n’alla pas loin. Le rabatteur de Vicky n’avait pas pu prendre beaucoup d’avance. Les phares le cueillirent comme il tournait dans la rue’t Kint. Louis donna un violent coup de volant à droite. Bandant ses muscles, James, mettant tout ce qui lui restait de forces, accéléra. La Lancia ne le lâcha pas. Il s’entêta, ne voulant pas canner, étonné que les Napos ne l’aient pas encore descendu. Tout en cavalant, il s’insultait, se reprochant de n’avoir pas pris son veston, dans la poche duquel était resté le pistolet de Yoko. Soudain, son pied buta. Il faillit s’affaler, se redressa aussi sec mais jambes et souffle coupés ne put repartir. Les phares de la Lancia le clouèrent à un mur. Le Bug descendit en voltige. Il écumait.

— S’pèce de fumier ! Tu vas regretter ça !

Il leva le bras. James voulut parer. Mais il était vidé, sans réflexe. La crosse du Colt s’abattant sur sa tempe l’expédia dans le potage. D’une poigne nerveuse, le Bug l’empêcha de tomber et le traîna vers la Lancia. Il le fourra à l’intérieur, sauta près de lui, jeta à son frangin :

— Retourne là-bas ! Magne-toi ! On va coincer Vicky !

Après un rapide demi-cercle, Louis lança sa tire dans la rue Camusel. Cinq secondes plus tard, il stoppait devant la Bouffarde. Son cadet étouffa un cri de rage. La place qu’avait occupée la Ford était vide. Ils tendirent l’oreille. Au loin, on percevait comme un ronronnement de moteur qui allait décroissant.

— La vache ! gronda le Bug. Elle a filé ! Et pour la retrouver dans les rues…

— Ça ne fait rien ! le calma son frangin en sortant un étui à cigares. On la pincera toujours ! Ne serait-ce qu’à son bar… On a le temps de régler nos comptes avec elle !

— Pas moi ! s’entêta le Bug. J’dormirai pas avant de lui avoir mis la patte dessus ! Comment veux-tu qu’on dirige ce bled si on balaye pas cette ordure après ce qu’elle nous a fait ?

Son regard sauvage tomba sur James qui commençait à revenir à lui. Il poursuivit, plein de haine :

— En attendant, on va s’occuper de ce mironton. Pousse jusqu’aux Docks pendant qu’il fait encore nuit. Faut que j’apprenne à ce salaud de se mêler de ses affaires. Ça servira de leçon aux corniauds du patelin.

— O.K., accepta Louis en redémarrant. Mais l’abîme pas trop ! Souviens-toi que nous sommes en Belgique et que les poulets…

— Ça va ! s’impatienta le Bug. Change de disque. On le sait qu’on est plus aux États et qu’il faut prendre des gants ! Te répète pas.

La Lancia prit de la vitesse. L’air frais s’engouffra à l’intérieur achevant de ranimer James. Frileusement, Louis remonta la glace ainsi que le col de son manteau.

Dix minutes après, il stoppait quai des Péniches. L’endroit n’était pas folichon. Des grues dressaient leurs bras squelettiques dans la grisaille du ciel. Un amoncellement de briques, de parpaings, de charbon bouchait l’horizon. Dans le bassin Becq, rien ne bougeait. Aucun signe de vie. L’eau elle-même dormait, noire, huileuse.

— Descends ! ordonna le Bug à James, complètement revenu de son envapement.

Le voyou belge obéit d’une jambe peu sûre. La fièvre avait gagné son épaule qui le faisait souffrir. Le Bug le poussa jusqu’au pied d’une grue et, brutalement, l’y adossa. Pendant le parcours, il avait rangé son flingue dans l’étui qu’il portait sous son smoking et empoigné la matraque télescopique.

— Fini de rire, attaqua-t-il aussitôt. Ça c’est pour…

Et il frappa. À la même place qu’il avait frappé le Flahute un peu avant. Au défaut de l’épaule. Il avait ajusté la gauche, celle que la balle de Yoko avait labourée.

James encaissa en Julot. Il ne broncha pas malgré la douleur. Il se contenta de fixer le Bug d’un œil qui en disait long. Rageur, le tueur cogna encore. De bas en haut. Une fois sous le menton, une fois sur le crâne. Son geste n’en fit qu’un. La tête de James se releva, s’abaissa comme pour un salut. Les coups résonnèrent dans sa tempe qu’avait meurtrie la crosse du Colt. Mais il se ressaisit et, dans un sursaut ; détendit son droit en grondant.

— Salope ! Quand j’te retrouverai…

Véritable paquet de nerfs, le Bug sauta de côté, évitant le choc. Affaibli, James mit trop de temps à se remettre en garde. Visant le poignet qui se repliait lentement, le Bug y abattit la matraque. Un craquement sec. Inerte, le bras de James cascada le long de son corps.

— On est coriace, hein ? ricana le Bug, en sautillant de plaisir. Moi ça me plaît ! J’aime les gens coriaces. Y me font bander. Allons-y !

Et, de son engin, il poignarda le bas-ventre de James à plusieurs reprises, comme s’il cherchait à éventrer. Touché aux rognons, le voyou belge y porta vivement sa main gauche. La souffrance était atroce. De la sueur gicla de son front, roula sur ses joues. Une grimace déforma ses traits.

— Rengrâcie, dit-il dans un soupir. Tu vas me tuer…

— Sans blague ! ironisa le Bug à son affaire. Et qu’est-ce que tu veux que ça m’foute !

— Bug ! appela son aîné de la voiture où il fumait tranquillement. Vas-y mollo ! Une leçon seulement.

— Qu’est-ce que tu crois que j’fais ? pouffa le tueur, en regardant vers la Lancia. J’vais pas te l’abîmer !

Revenu à James, il intima d’une voix blanche :

— L’adresse de Vicky ! Vite !

— La connais pas… murmura James entre deux élancements. T’ai déjà dit…

Une lueur sadique passa dans l’œil du tueur. Avançant rapidement la griffe, il empoigna le chandail en haut sur la gauche et tira. De toute sa hargne. James laissa échapper un cri. Son pansement avait cédé. De la blessure rouverte le sang se mit à pisser. Il en sentit le chaud tracé le long de sa poitrine. Comme pour l’arrêter, il se courba encore plus, gémit.

— Laisse tomber… en peux plus…

— L’adresse ? s’excita le Bug, matraque brandie. L’adresse ou j’te repasse !

Réunissant ce qui lui restait de tripes, James, lentement, releva sa face livide. Sous la visière de la casquette, ses yeux éteints se ranimèrent, fouillèrent le tueur. Il souffla :

— Va te faire enculer, ordure…

Le Bug sauta sous l’insulte. Fou furieux, il abattit la matraque sur le crâne de James dans un cri de rage. Un bruit horrible et mou lui arriva aux oreilles. Pantin brisé, le corps de James s’affaissa au pied de la grue.

— S’pèce de dingue ! sacra Louis qui avait quitté la voiture à toutes pompes. Pourquoi que tu t’es énervé ? T’aurais pu le buter !

Il se pencha sur le rabatteur à Vicky, se redressa doucement, lâcha d’une voix changée :

— C’est pas que t’aurais pu. Tu l’as fait. Il est mort.

Pensivement, le Bug considéra la matraque puis un rire le secoua, un rire de fou qui glaçait.

— Et après ? grogna-t-il. En v’la une affaire ! On croirait que c’est le premier mec qu’on descend !

Son aîné lui décocha un sale coup d’œil avant de scruter les environs. Son regard s’attarda sur l’eau noire où commençaient à jouer les reflets de l’aube. Il dit, l’indiquant du doigt.

— Balançons-le dans le cidre. Et ensuite barrons-nous. Paumons pas de temps.

— On lui colle pas un poids aux pieds ? s’étonna le Bug, qui se rappelait, avec une douce émotion, les pardessus en ciment que la Bande-Pourpre offrait à ses ennemis.

— Si ! répliqua Louis, agacé. Mais magnons-nous ! Un gardien peut rappliquer !

Fouillant le quai du regard, il aperçut une sorte de roue en fonte dentelée, percée en son milieu. Il marcha rapidement vers elle, lança :

— Viens m’aider ! Presto !

Non sans peine ils soulevèrent l’engin et l’amenèrent au bord du quai. C’était lourd. Ils le reposèrent un peu trop rudement. Le bruit explosa dans le silence, roula le long de l’eau noire. L’aîné étouffa un juron.

Porco dio ! Presto Bug !

Ce dernier alla ramasser un câble électrique qui traînait et, sans ménagement, tira le corps de James jusqu’à la roue. Il s’agenouilla, fit un nœud coulant qu’il passa au cou du cadavre.

— S’pèce de fondu ! gronda Louis. Pourquoi pas aux pieds ?

Le Bug haussa les épaules. Pour lui, les pieds ou le cou… Le principal était que ça tienne ! Il tira sur le câble. Un coup nerveux. Le front de James heurta l’arête de la roue. De son oreille, un filet de sang s’écoula.

Presto ! hargna Louis. Fignole pas.

Les lèvres du Bug se retroussèrent dans un rictus. Il aimait le travail bien fait, lui ! Glissant le bout du câble dans le trou de la roue, il le ramena et commença à le nouer. Soudain, il s’immobilisa, releva vivement le front. Son frère l’imita. Un bruit venait de la gauche comme si un tas de brique s’écroulait. Le Colt jaillit dans la pogne du Bug. Son œil glauque ne quitta plus le recoin d’ombre plus dense d’où provenait le bruit. Tout à coup, un rire le courba en deux. Emergeant du noir, un cabot les contemplait en agitant la queue. C’était un corniaud du genre pelé, qui ne devait pas souvent s’installer devant un os de gigot !

Louis le Napo tamponna son front moite, lâcha dans un soupir de soulagement :

— Finissons-en !

Le Bug rengaina, acheva son boulot. Un dernier regard satisfait. Puis, empoignant la roue, il la poussa jusqu’à l’extrême bord du quai, fit le serre à son frangin d’en faire autant avec le cadavre et envoya brusquement. Un plof brutal. Roue et corps s’abîmèrent dans l’eau huileuse. La flotte rejaillit jusqu’au quai. Les deux hommes firent un bond en arrière.

Avisant la casquette de James tombée près de la grue, le Bug se préparait à l’expédier rejoindre son propriétaire quand son frère l’en empêcha.

— Non ! Elle flotterait… Emmène-la. On la brûlera.

Tous deux retournèrent à leur voiture. Avant de monter, le Bug débarrassa son pardessus de la rouille qu’y avait laissée la roue dentelée. Ils démarrèrent.

Sur le quai, le clebs leur avait succédé. Après avoir flairé les traces de sang, il commençait à y passer une langue râpeuse.

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