IV

Les phares éclairaient loin devant la Studebaker du Marquis. C’est Marcel qui drivait. Il était attentif mais décontracté. Une roupane à martingale, de coupe étrangère, le vêtait. Trop clair pour la saison, un gris perle rabattu devant coiffait ses cheveux bouclés. Près de lui, menton enfoncé dans le col relevé de son manteau croisé, le Marquis en écrasait.

Les bois, la cambrousse défilaient sur les côtés de la bagnole.

L’homme en gris alluma un long cigarillo sec de tabac, en tira quelques bouffées et toucha son associé du genou.

— Réveille-toi, viéjo ! On doit plus être loin !

— Hein ? sursauta le Marquis. Tu dis ?

— J’te dis qu’on est plus loin du patelin que tu m’as indiqué. Réveille-toi !

— Mais j’dors pas, mentit le vieux truand. J’gamberge…

Émergeant de sa somnolence, il lança pour faire croire qu’il disait vrai :

— Quel foutu métier ! Et les caves qui se figurent que pour nous c’est toujours dimanche !… Tu parles ! J’voudrais les voir se farcir de la route par une nuit pareille !…

Marcel lui lança un coup de saveur amusé et revint à son volant. Pour éviter de repartir à la dorme, le vieux relança la converse.

— Qu’est-ce que tu penses de ma pote, Vicky ? Aux pommes, hein ?

Marcel prit un virage sans ralentir, approuva après un silence :

— Oui. Elle me botte. Pourtant j’aime pas me mouiller avec les sœurs dans les affaires ! Mais celle-là me plaît. Elle a l’air d’en avoir dans le bureau.

— Pour en avoir, elle en a. Elle en remonterait même à certains Julots.

— C’est bien mon impression, remarqua pensivement Marcel. Et c’est dommage. Une si belle gosse !… Je l’aurais préférée un peu moins coriace.

Le Marquis, qui cherchait à voir au-delà des phares, ricana.

— Vaut mieux qu’elle soit comme ça, mon vieux ! On travaille pas dans le doux ! Et au moins, avec elle, on sait où on met ses panards. On peut avoir confiance. Pour nous, c’est le principal. Le reste…

Il cessa brusquement de jacter. Les phares venaient de balayer un panneau indiquant : « Ballancourt : 2,500 km. » Il toucha le bras de Marcel.

— Prépare-toi à freiner quand j’te le dirai.

Marcel soulagea le champignon. Dans un tournant, les phares cueillirent une route transversale. La Studebaker arriva dessus.

— Stoppe ! ordonna le Marquis. C’est là. Vire dans cette route et remets-toi en position de départ.

Son homme de barre s’exécuta. Deux, trois manœuvres et la tire s’immobilisa sans bruit. Le Marquis gaffa la toquante du tableau de bord : 3 heures. Ils étaient exacts. Il dit :

— Éteins les lumières et n’arrête pas le moulin. L’homme en gris allongea la main. L’obscurité les enveloppa.

— Ton cigarillo ! avertit le Marquis.

Le bout rougeoyant s’écrasa dans le cendrier. Le Marquis tâtonna pour trouver la poignée.

— J’vais descendre, dit-il. Quand les types arriveront, donne-toi là.

Marcel le chercha dans l’ombre.

— Tu te méfies d’eux ?

— Pas précisément, répliqua le vieux voyou. Ça a toujours bien marché jusqu’à maintenant. Avec Lolo on a jamais eu de pépin. Mais faut tout prévoir. Un mec peut se prendre de trac et se dégonfler. Va-t’en savoir !

Il poussa la portière. L’air de la nuit s’engouffra dans la bagnole. Le vieux ajouta :

— Quand leur camionnette sera là, attends un peu avant de me rejoindre… Des fois qu’ils nous serviraient un plat de perdreaux !

Il posa le pied sur la route. La voix de Marcel le rattrapa :

— Et si ça arrive ?

Le Marquis se retourna vivement. Dans le mouvement, le calibre qu’il avait défouraillé cogna la carrosserie. Il ricana :

— On sera obligés d’être tragiques, mon vieux ! N’oublie pas que les prisons de France sont les plus moches du monde !…

Seul, un rire étouffé lui répondit. Sans refermer la portière, le voyou disparut vers l’arrière. Il souleva le coffre, s’empara d’un chiffon qu’il noua autour de la plaque minéralogique. Précaution supplémentaire. Les gars n’avaient pas à connaître le numéro de sa chiotte. Lui savait où les contacter. Eux non.

Tranquillisé, il releva le bas de son froc, s’éloigna de plusieurs mètres, traversa un fossé, alla s’adosser à un arbre. Il se tint immobile, l’oreille tendue, guettant la nuit. Des minutes s’écoulèrent. Le silence se fit plus lourd. Machinalement le Marquis tourna le cou vers les étangs lointains qu’il avait fréquentés jadis. Il huma l’air comme s’il voulait retrouver l’odeur du poisson capturé au petit jour, la senteur des joncs commençant à fumer sous le soleil. Ses narines palpitèrent. Ses yeux brillèrent. C’était le bon temps. Celui où tous les voyous d’avant-guerre se donnaient rendez-vous dans le secteur pour écumer étangs et rivières. Dans l’Essonne qu’il avait capturé son premier brochet ! Un neuf livres ! Un beau lascar. Un court. Épais et teigneux. Il soupira de regret. Vivement que cette affaire soit terminée. Il y en avait pour des mois. Mais après… Lui qui avait tant la pêche à la bonne…

Il ramena son regard devant lui, le laissa errer sur les champs que commençait à blanchir une fine gelée. Ah ! la nature… Il n’y avait que ça de vrai.

Tout à coup, il se redressa. Un bruit de moteur troublait la nuit. Il regarda vers Ballancourt, scruta la route. Rien. Fatal, au loin, il y avait un virage. Puis le bruit s’accrut, des lumières troublèrent l’obscurité. Vif, il se camoufla derrière l’arbre, main serrée sur son flingue. Les phares balayèrent son arbre sans le découvrir, prirent l’arrière de la Studebaker en point de mire et s’éteignirent. Une camionnette 2 CV le dépassa et s’arrêta en grinçant. Il ne se montra pas. Il attendit l’œil rivé sur la bâche qui fermait l’arrière de la 2 CV.

De l’avant, deux hommes descendirent et marchèrent vers la Studebaker. La bâche resta fermée. Rassuré, le Marquis revint sur la route et siffla. Les deux hommes se retournèrent, alertés.

— C’est moi ! avertit le Marquis en rengainant son artillerie. Revenez !

Les deux types firent demi-tour. Ils n’avaient rien du truand. Plutôt le genre boulot. L’un d’eux, le plus grand, soupira :

— On se demandait où vous étiez passé !

— Vous avez la came ? coupa le Marquis.

— Bien sûr ! fit l’homme. Sinon on serait pas là !

Son collègue précisa :

— Trente kilos en tout. Impossible de faire mieux.

— Ça suffira, dit le Marquis en marchant vers la 2 CV. Allons voir ça !

Tous trois s’arrêtèrent à l’arrière de la bouzine. Le grand déboucla la bâche, se pencha à l’intérieur, ramena un paquet à lui. Une lueur, jaillie de leur dos, vint éclairer le plancher de la carriole. Les deux gars se détranchèrent vivement, prêts à bondir. Le Marquis ne broncha pas. Il se contenta de les apaiser de la pogne. Il savait qui c’était. Marcel, main droite enfouie dans la ballade de son manteau, dirigeait de la gauche la lumière d’une torche sur le paquet, long de plus d’un mètre, que protégeait un sac de toile.

— Tu vérifies ? dit-il à son associé.

Le Marquis ouvrit le sac, le fit glisser. Des rames de papier apparurent. Il en tira une au hasard, l’éleva devant ses yeux. Marcel y dirigea le jet de la lampe. À travers la feuille, on distinguait nettement le filigramme du papier représentant le profil de Richelieu. C’était bien de l’officiel, de celui qui sert à fabriquer les vrais billets. Du papelard engourdi bout par bout dans une usine turbinant pour l’État.

— Ça colle, dit le Marquis, remettant le tout en place. J’vais vous casquer.

Il glissa la paluche dans la poche intérieure de son lardeus, en ramena une grosse liasse de biftons de 10 sacs qu’il passa au grand, et l’avertit :

— Plus la peine de vous mouiller ! Avec ce que vous m’avez apporté depuis deux ans, ça m’en fait 150 kilos. J’en ai assez. Dans quelques piges, si j’décide de remettre le couvert, j’vous affranchirai. D’accord ?

— D’accord ! fit le grand en empochant le carbure. Adieu.

— Adieu ! renvoya le Marquis qui chargeait le paquet sur son épaule.

Il se dirigea vers la voiture. Marcel éteignit sa lampe, resta sur le bas-côté à surveiller les types. On ne savait jamais ! Fallait toujours rester sur ses gardes dans ce boulot. Que ce soit ici où en Amérique du Sud, les gars ayant encaissé l’oseille pouvaient chercher à récupérer leur came et faire coup double ! Ça s’était vu. Aussi… Mais ils se contentèrent de regrimper dans leur 2 CV, virèrent et reprirent le chemin de Ballancourt.

Marcel rejoignit le Marquis qui achevait de refermer le coffre, après y avoir fourré le sac et le chiffon ayant servi à cacher la plaque minéralogique. Il alla s’installer au volant et commença à embrayer en voyant son associé se glisser près de lui.

— J’te dépose et j’file à la frontière porter ça, déclara-t-il en démarrant. Notre passeur nous l’amènera à Bruxelles. Moi j’y serai dans la journée et le soir j’commencerai à planquer les biftons chez Vicky comme convenu. Ensuite, j’te les ferai livrer tranche par tranche.

Le Marquis étouffa un bâillement.

— Entendu, bonhomme. Mais magne-toi de rentrer ! J’ai le coup de barre.

Marcel lança la Studebaker, s’offrit un cigarillo.

Au bout d’un moment il lâcha :

— N’oublie pas que t’as rencart avec Vicky ce midi !… Et que tu dois dégauchir une place pour un de ses protégés de Bruxelles !…

Rien ne lui répondit. Menton dans le col de son pardingue, le Marquis s’était enroupillé.

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