— Syndrome de stress posttraumatique... J'ignorais que ça se nommait ainsi. Il y a bien longtemps, une amie à moi a percuté un abri de bus en mobylette. Elle a eu exactement la même chose que vous. L'impression de revivre en permanence la même scène. Entrez...

Elle lui propose un café. Luc observe autour de lui cette habitation en bois avec ses poutrelles, ses tons chaleureux, ses courbes précieuses. Plus aucun angle, une vie lissée, frottée au papier de verre pour effacer toute trace du passé.

Laurence apporte deux tasses. Luc se jette sur la sienne et en avale une gorgée. La veuve dépose aussi une photo abîmée sur la table. Luc s'en empare, ses fichues mains tremblent. Paul Blanchard... Teint hâlé, cheveux bruns plaqués vers l'arrière, il sourit. Laurence se met à raconter.

— À la mort d'Amélie, Paul est tombé en dépression, presque instantanément. C'était notre unique fille, vous comprenez ?

— Oh bien sûr. Bien sûr que je vous comprends.

— Un long, long tunnel dont il était incapable d'émerger, non seulement parce qu'il avait perdu sa fille, mais... mais aussi parce que le verdict sur la peine encourue par Alexandre Burleaux tardait. Vous vous doutez bien qu'on attendait énormément de ce procès. Le procureur demandait sept ans... C'était tellement court, mais Paul s'était finalement résigné à cette peine. Il savait que la carrière du meurtrier serait brisée, sa vie de famille aussi, et qu'il ne sortirait jamais intact de prison.

« Meurtrier... » C'est bien le terme. Celui ou celle qui vous arrache votre famille ne peut porter d'autre nom.

Laurence tourne inlassablement sa cuillère dans son café. Luc la relance, voyant qu'elle décroche.

— Et donc, Burleaux est relâché...

— Un vrai coup de couteau. Un monde déjà effondré, qui s'effondre plus encore, jusqu'à devenir le néant. Oui, le néant, c'est le mot. Première tentative de suicide pour Paul, aux médicaments.

Luc serre fort sa tasse. Lui, il avait choisi de s'ouvrir les veines. À la manière des empereurs. La femme se lève, disparaît et revient avec un vieux journal local.

— Regardez...

Sur le canard du coin, daté du jour du procès de Burleaux, une photo : le gendarme, sortant du palais de justice, sourire aux lèvres. « Le sourire de la justice », titre l'article.

— Imaginez notre souffrance, face à cette... abomination. J'ai eu très, très peur pour mon mari. Les premières semaines après sa tentative ont été abominables pour nous deux. Paul n'était plus qu'une lavette gavée d'antidépresseurs et de neuroleptiques.

— Je vois de quoi vous parlez.

— Moi, je survivais, tout était tellement compliqué... Au fil des jours, la dépression de Paul a tourné à l'obsession. Il appelait la femme du gendarme, suivait son enfant à l'école, les effrayait, c'était un véritable enfer. On a vu la police débarquer plusieurs fois. Parce que ce... ce salaud de Burleaux avait porté plainte contre Paul, vous imaginez ? L'assassin, qui porte plainte contre la victime ! Ce fumier, il était même venu chez nous pour nous menacer. Un vrai colosse...

Laurence Blanchard semble revivre son passé.

— Cette ordure de Burleaux, il nous a regardés dans les yeux, et il a encore souri. Ce sourire, je ne pourrai jamais le chasser de ma tête. Ce type, c'était le diable en personne.

— Comment votre ancien mari a-t-il géré cette nouvelle ?

— La dépression est revenue. C'est chronique la dépression vous savez, ça va, ça vient sans prévenir, comme une belle musique. On a déménagé ici, à Amiens, pour nous éloigner de Burleaux, des mauvais souvenirs. Finalement, la dépression a disparu, ainsi que les idées de vengeance ou de harcèlement. Trois mois environ après le verdict, et donc l'annonce de la relaxe, Paul est redevenu « normal », voire presque...

— Heureux ?

Elle agite mollement la tête. Elle traîne encore, au fond d'elle-même, ce qu'elle ne comprend pas.

— Je n'irai pas jusque-là. Mais il reprenait goût à la vie. Il a voulu partir trois mois en Australie, il... il a toujours rêvé d'aller là-bas. Alors... on l'a fait, on est partis trois mois. Je voulais qu'il s'en remette.

Luc regarde le marc de café au fond de sa tasse. On dit qu'on peut y lire l'avenir, lui n'y distingue que son passé. Un passé noir, qui galope derrière lui.

— C'était comment, l'Australie ?

Elle le fixe d'un air froid.

— Ça vous aidera à aller mieux de savoir ce qu'on y a fait ?

Luc secoue la tête.

— Vous avez raison. Excusez-moi. Vous revenez donc d'Australie...

Laurence hésite un instant. Sans doute se rend-elle compte qu'elle est en train de déballer sa vie à un inconnu. Elle se dirige vers la cuisine.

— Un autre café ?

— S'il vous plaît.

Une fois la tasse remplie, elle reprend son récit d'une voix posée.

— De retour en France, Paul va bien, moi aussi. Il se remet à chercher un travail, enchaîne les entretiens sur Paris. Il parle encore d'Amélie tous les jours, mais la conversation ne porte plus jamais sur Burleaux. C'est d'ailleurs complètement par hasard, en déjeunant avec nos anciens voisins, que l'on apprendra la disparition du gendarme.

On y est. Luc peine à lâcher ses mots.

— La disparition ?

— Oui, volatilisé, début 2005 je crois. Oui, c'est ça, janvier 2005, puisqu'on est revenus en février d'Australie.

Ça fait presque trois ans. Luc a du mal à y croire.

— Une idée de ce qu'il a pu faire ?

— Personne ne sait ce qu'il est devenu. Pas de corps, rien. Suicide ? Impossible, parce que Burleaux, c'était un dur, un gendarme gradé, avec un regard à glacer le sang, vous voyez ? Nouvelle vie dans un autre pays ? On ne sait pas. Ni nous, ni les flics. Incompréhensible, tout simplement. L'État est peut-être derrière tout ça, qui sait ? On sait jamais vraiment ce qui peut se tramer avec l'armée.

Luc serre les lèvres. Burleaux, disparu pendant presque trois ans, se trouve actuellement en chambre Ail de l'hôpital Freyrat, CHR de Lille, catatonique, cataleptique et maigre comme un clou.

— Et... Et votre mari ? Comment l'a-t-il pris ?

— Quatre mois après cette nouvelle, il passait sous votre train. Et... le pire, c'est que j'aurais pu m'en douter, voir que quelque chose n'allait pas. Tout se dégradait à nouveau. Vers la fin, il ne me parlait presque plus, cherchait à me fuir en permanence, et passait ses journées à lancer des balles au chien. Un soir, je l'ai vu partir... prendre la voiture... J'ai pressenti qu'il allait se passer quelque chose, ce soir-là. Mais... Mais je n'ai rien dit, je l'ai laissé partir.

Elle se frotte les lèvres avec une serviette et conclut :

— Vous savez tout.

— Mais... Pourquoi ? Pourquoi de nouveau le suicide, alors que tout semblait aller mieux ?

Elle se lève en signe d'impatience.

— Vous le savez, vous ? Vous pouvez comprendre ce qui fait qu'un jour, un père de famille tue ses deux gosses avec un fusil ? Mon ancien mari, il a traversé tout ce qu'il y a de pire, quelque chose a dû se dérégler dans sa tête. Et maintenant, s'il vous plaît... J'ai bientôt un cours de gym.

Luc vide sa tasse et se dirige vers la porte.

Laurence le regarde fixement, sans bouger, puis l'interpelle soudain :

— Attendez deux secondes.

Elle ouvre un débarras, s'empare d'une boîte à chaussures et en sort une petite boule de papier, rouge et entourée de scotch. Ce rouge, c'est du sang.

— Elle a été découverte sur les rails, à côté du corps de mon mari. Je me disais que, peut-être, vous pourriez en comprendre la signification.

Luc est perplexe. Elle a gardé cette ignoble boule pendant toutes ces années.

— Non, non. Désolé...

Quand Luc reprend la route, il est tétanisé. Il a compris... Il a compris la raison de l'euphorie de Paul Blanchard, puis celle de son suicide, quelques mois après la disparition de Burleaux.

L'homme à la cagoule y est pour quelque chose.

Son passé, qu'il croyait loin, enterré, l'a définitivement rattrapé.

Il n'a plus le choix. Il va devoir éliminer le gendarme Burleaux, avant que sa langue ne se délie. Avant que la police ne s'en mêle.

Il agira demain matin, samedi, très tôt. Lorsque l'hôpital sera encore quasiment vide.

31.

Alexandre Burleaux se retourne, de Vurine coule derrière lui, dans la rigole. Il se précipite et se baisse au niveau du trou dans le mur.

Il chuchote :

— Écoutez-moi ! Je sais que vous avez peur de parler, mais faites semblant d'uriner, et racontez-moi ! II... Il est occupé, il... il ne va pas revenir maintenant. Parlez ! Comment vous appelez-vous ?

— Dumetz... Je m'appelle Justine Dumetz.

— Où habitez-vous ?

— Dans le Pas-de-Calais. Wimereux...

— J'habite Nantes. Qu'est-ce qu'on va faire de nous ?

— J'ai bien aimé les pâtes... Al dente, elles ont collé au mur... Vous avez goûté ?

La voix de la femme se meurt, ses cordes vocales vibrent comme celles d'un instrument brisé. Dans sa cellule, les puissantes ampoules sont allumées.

— Qu 'attend-on de nous ?

— Que... Que vous signiez cette lettre.

— Jamais de la vie ! Qui signerait un truc pareil ?

— Personne... Personne peut signer ça...

Des bruits... La femme se tapote les cuisses.

— Vous... Vous avez vu le soleil il n'y a pas longtemps, hein ? Le soleil, dehors... Il... Il est encore chaud ? Dites-moi... La chaleur... Je me rappelle plus bien. Racontez-moi la chaleur. Et puis la mer... Parlez- moi de...

Elle se tait, s'écrase dans ses sanglots. Le nez d'Alexandre frôle la rigole répugnante, son œil ausculte le trou. Il arrive à percevoir la femme en combinaison noire, son crâne est chauve également. Depuis combien de temps la retient-on ici ?

— Madame, madame, écoutez. Est-ce que vous aussi, vous...

Elle le coupe.

— Ils vont contrôler... votre cerveau...

— Quoi ? Qui ça, ils ?

— Ils mettront des rats dans votre cachot... Des serpents... Ou un chien. Tout ce qui vous effraie. Puis aussi les sacs surprises... Ils connaissent tous les secrets de l'esprit, ils sont capables de vous faire perdre la mémoire. Tout ça pour que vous signiez... C'est... Non... je... je ne veux plus... Les voiles du bateau, monsieur... Les voiles, elles claquent ? Dites- moi quel bruit ça fait, une voile blanche qui claque dans le vent ?

Alexandre sent qu'il la perd. Elle s'est repliée dans un coin et se balance doucement sur elle-même.

— Madame, madame, écoutez:. Combien sont-ils ?

— Vous tenez bien la barre, hein ? Vous la tenez bien, monsieur ? Les vagues sont fortes, elles sont bleues et salées. Soufflez dans la voile, le bateau avance.

Alexandre se prend le crâne dans les mains. Justine Dumetz continue son monologue :

— Quelque part, ce qui nous arrive, c'est... le juste retour des choses.

La prisonnière se raidit soudain et se déplace comme une araignée vers la grille, disparaissant du champ de vision d'Alexandre.

— Revenez ! Revenez, bon sang !

Bruits de chaînes, de serrure. Alexandre se plaque contre le mur et met sa main en visière pour se protéger de la lumière. Il ramasse la lettre chiffonnée, passe le bras à travers les barreaux et la jette sur la gauche.

— Voilà ce que j'en fais, de votre putain de lettre !

Au bout, l'ombre ne réagit pas. Une porte claque.

Une autre s'ouvre.

Alexandre s'accroche aux barreaux. Il a compris. Il a affaire à un juge. Un rédempteur. Un malade qui se croit au-dessus des lois. Enfin, le bourreau s'approche. Alexandre n'y voit pratiquement rien. La boulette de papier revient à l'intérieur de la geôle.

— Tu crois être le premier à faire la forte tête ?

Alexandre ne bouge pas, il ne bougera pas. Jamais.

— Recule ! ordonne-t-on.

— Bon Dieu, vous êtes fou. Écoutez j'ai une femme, un fils, je...

— Je le sais déjà.

Une matraque électrique se dirige vers lui. Un bruit. Un éclair en pleine poitrine.

La tempe contre la roche froide. Puis plus rien.

Alexandre se réveille dans sa cellule, habillé de sa combinaison, recroquevillé comme un vieux chien. La lumière l'aveugle.

Il se retourne, ça crépite derrière lui. Quelque chose brûle, près de la grille. Il se précipite à quatre pattes.

Un album. Celui de son mariage, il le reconnaît à la couverture rose, aux lettres dorées. Il plonge les doigts dans le feu, parvient à sauver le gros livre qui, déjà, se consumait.

Il se brûle, mais cette douleur ne l'affecte même pas.

Carine... Oh, Carine...

Ces flammes lui font du bien. Il les accueille comme un cadeau. Il s'en rapproche. La chaleur... Cette caresse feutrée sur ses mains. Il dirait presque merci, putain.

Il ouvre l'album. Son mariage... Carine... Tout est si loin.

La rage le transperce soudain. Les pages sont vierges, aucune photo. Juste des morceaux de scotch. Il serre l'objet contre sa poitrine, le feu s'éteint lentement. Alexandre se résigne : il préfère perdre quelques secondes de chaleur et garder l'album contre lui. Cet album est, et restera, son rayon de soleil. Personne ne le lui volera. Jamais. Pour ça, il faudrait lui arracher le cœur.

Au fin fond de son esprit embrouillé, il comprend.

On le détruit lui, comme lui a détruit.

On veut qu'il se rappelle. Et qu'il paie. Qu'il paie comme il aurait dû payer, pour la rédemption.

Malgré la lumière en pleine figure, il somnole dans cette position enfantine. Lui, un mètre quatre-vingt-dix, et presque quatre-vingt-dix kilos.

Un peu moins maintenant...

32.

Les vagues roulent tranquillement sur la plage. En cette fin d'après-midi, Claude Dehaene pousse le fauteuil de sa femme Blandine le long de la digue. Il l'a couverte d'un gros gilet blanc et d'une écharpe bleue en mohair, assortie à la couleur de ses yeux cachés derrière des lunettes de soleil. Un bouquet de tulipes, acheté en route, repose sur ses genoux.

Claude discute avec Francis Bapaume, l'ergothéra- peute, un grand bonhomme, dans tous les sens du terme. Au fil des années, les deux hommes ont établi une relation qui va bien au-delà du cadre médical du centre héliomarin, où Blandine passe désormais la majeure partie de son temps.

— ... Il faudra que j'en parle avec le professeur Goussaint, résume Bapaume. Mais a priori, je ne vois pas d'inconvénient à ce que vous veniez la chercher plutôt le vendredi matin. Malgré son handicap, Blandine est une femme épanouie, et passer davantage de temps à vos côtés ne peut lui faire que du bien.

Claude contourne un petit tas de morceaux de verre sur le sol et caresse la chevelure de sa femme. Sur la plage, des gens courent ou promènent leur chien.

Claude vérifie une énième fois que les lunettes fumées de Blandine sont bien en place. Le soleil cogne encore, même si des nuages arrivent par l'est.

— Je le constate chaque fois qu'elle est avec moi, à la ferme. Une espèce d'énergie intérieure qui irradie de son visage. J'ai appris à la reconnaître à travers les années, vous savez ? Je n'ai jamais réellement cru à la communication par l'esprit, toutes ces bêtises, mais je crois en la puissance de l'amour. Aujourd'hui, encore plus qu'avant.

Francis Bapaume acquiesce avec un sourire, puis s'arrête et pose les deux mains sur le muret de béton qui les sépare de la plage. La mer s'étire loin sur l'horizon, en un disque infini de pureté.

— Vous avez raison d'y croire. Parce que je suis persuadé qu'aujourd'hui Blandine aussi y croit. Et que si elle n'arrive pas à communiquer avec ses paupières, elle le fait avec son cœur. Elle est plus vivante que n'importe lequel d'entre nous.

Bapaume tourne Blandine en direction de la mer.

— Je suis médecin, Claude, et mieux placé que quiconque pour constater que le corps n'est qu'un assemblage de matière organique, de tripes, d'os. Quand une personne meurt, c'est parce que son cerveau s'arrête de fonctionner. C'est purement biologique, chimique, il n'y a pas d'histoire d'âme, là-dedans.

Claude lui adresse un sourire amical que le spécialiste connaît bien.

— Attention, vous parlez à un catholique.

— Et vous, à un médecin. Ce que je sais, par contre, c'est que tant que nous sommes vivants, notre cerveau possède cette formidable faculté de s'adapter et de compenser le handicap par des mécanismes qui, aujourd'hui, échappent à toute explication scientifique. Des IRM démontrent, chez certains LIS, des zones d'activité cérébrale qu'on ne voit chez aucun autre sujet, et dont on ignore encore la signification. Télépathie ? Exacerbation des fonctionnalités sensorielles ? Manifestations inconscientes ? Allez savoir quels trésors recèlent ces « zones mortes ». Blandine est un être à part entière, elle continue à s'épanouir parce que nous vivons à ses côtés et lui accordons de l'attention. Voilà le plus important.

— Chaque fois que je regarde la mer, si calme, je pense à Blandine, à sa tranquillité d'esprit, soupire Claude. Nous, nous ne sommes que tempête...

Il finit par regarder sa montre.

— Je crois qu'il faut qu'on y aille. Le temps de retourner à la fourgonnette et de rentrer.

— C'est bien ce que vous faites, Claude. Après tant d'années, c'est bien.

— Il s'agit de mon épouse. Sans elle, je ne suis plus rien.

Il se penche vers Blandine, enlève ses lunettes et essuie avec le coin de son mouchoir la petite perle salée qui coule sur sa joue.

— C'est triste à dire, mais son handicap nous a en fait encore rapprochés.

Ils font demi-tour et prennent la direction du centre. Arrivés sur le parking, Claude range les affaires de Blandine dans le coffre et installe son épouse confortablement sur le siège passager. Il lui pose les tulipes sur les genoux.

Quand il démarre, il passe la main à l'extérieur, salue Francis Bapaume longuement et, juste après le premier virage, fixe sa femme.

— Je sors de l'hosto. La gentille Dorothée m'a collé deux coups de couteau en pleine poitrine. Tout ça à cause de ce fichu psychiatre.

Puis il ne prononce plus un mot de tout le trajet.

La tension monte plus encore sur son visage quand il aperçoit une camionnette devant sa ferme. Une fois garé en face de l'étable, il descend de son véhicule avec un air décidé. Alice se précipite vers lui, tandis que Fred reste en retrait, appuyé contre le capot. Claude le désigne du menton.

— À peine sortie d'ici, et t'es déjà en train de fricoter avec n'importe qui ?

Alice remarque sa mère, dans la voiture. Mais ses yeux sont irrémédiablement attirés par ceux de son père, froids comme la pierre.

— Tu peux m'expliquer ça ?

Elle montre du doigt le tas de terre, au fond du jardin. Les poings de Claude Dehaene se serrent. Il se retourne et s'occupe de sa femme. Il prend délicatement Blandine dans ses bras et s'avance vers la ferme.

— Va-t'en, Alice.

Un instant interloquée, la jeune femme accourt derrière lui, mais la porte se referme devant son nez. Un bruit de serrure. Alice tambourine contre le bois.

— Tu dois m'expliquer ce qu'il s'est passé ! Pourquoi tu m'as menti pendant plus de dix ans ? Pourquoi tu as tout fait pour que je ne guérisse pas ? Pourquoi tu as inventé tout ça ?

Fred s'approche. Il frappe à son tour.

— Monsieur ? Je crois que...

La porte s'ouvre violemment. Le canon d'un fusil se pose sur le front de Fred.

— Tu sais ce que c'est, ça ? C'est une Express Bettinsoli, mon père chassait le sanglier avec. Ça leur explosait la tête. Tu veux que je fasse pareil avec toi ? Tirez-vous, tous les deux.

Fred serre la main d'Alice et, à reculons, ils s'éloignent.

La camionnette démarre en trombe. Fred est blanc comme un linge.

— Je ne veux plus jamais remettre les pieds ici, Alice. Plus jamais, d'accord ?

Alice est au bord des larmes. Elle tient la photo de sa sœur entre ses mains.

— On va chez mon médecin de famille. Le salaud qui a signé l'acte de décès de ma sœur.

Elle fixe la colline, en retrait.

— Ou d'abord chez Mirabelle... Peut-être qu'elle pourrait me répondre, elle. Arrête-toi.

Fred appuie sur le frein. Alice ouvre la portière, hésite. Mirabelle habite assez loin, il faut traverser les champs.

— J'en ai pour deux ou trois kilomètres de marche. Tu m'attends ici, d'accord ?

— Comment je pourrais t'attendre après ce qui vient d'arriver ?

Il ferme la voiture et lui emboîte le pas. Alice court vers la colline et tend son index devant elle. La maison de Mirabelle apparaît comme un point minuscule à l'horizon.

— Mon père me disait que Mirabelle habitait là-bas.

— T'y es jamais allée ?

— Jamais. Pourquoi j'y serais allée ? Aujourd'hui, j'ai une bonne raison. Mirabelle connaît peut-être la vérité sur ma sœur.

La jeune femme dévale le coteau, longe l'un des cimetières par la gauche, s'éloigne dans la boue, vers les bois. Fred la suit, haletant. Leurs pas sont lourds, chargés de glaise. Après plus d'une demi-heure de marche, ils s'approchent des murs. Les volets sont en lambeaux, la peinture s'écaille. Un lierre s'accroche à la façade en ruine.

Alice lève les yeux et recule, abasourdie. Les fenêtres sont murées.

Elle comprend que rien ne sert de frapper à la porte. Car plus personne n'habite ici. Et depuis bien longtemps.

33.

Installée dans sa voiture, les yeux rivés sur l'écran de son ordinateur portable, Julie avale un sandwich au thon qu'elle n'a pas eu le temps de manger à midi. Son esprit reste obnubilé par Graham, par son drame personnel. Connectée au réseau wifi de l'hôpital, elle ouvre un navigateur Internet, puis, dans le moteur de recherche Google, elle entre « accident de voiture », « Graham », « psychiatre ». Elle clique sur « Rechercher ». Quelques liens s'affichent. Tous mènent vers les archives de La Voix du Nord. Julie clique de nouveau et atterrit sur une page où on lui demande un identifiant et un mot de passe. Sans réfléchir, elle se jette sur son téléphone portable. Moins de cinq minutes plus tard, elle a récupéré un accès au compte d'un ami journaliste.

Elle pose son sandwich sur le siège passager et se retrouve avec une cigarette aux lèvres sans même s'en rendre compte. À peine un instant plus tard, elle accède à l'espace abonnés du site du quotidien. En haut de la page, la photo d'une voiture écrasée au pied d'une falaise. Julie sent comme un frisson la traverser.

Puis un article, daté de juillet 2003 :

Drame au cap Blanc-Nez

Mercredi à 21 h 30, un terrible accident de la route a coûté la vie à une mère, Anne Graham, et ses deux enfants, Eve et Arthur. C'est en retournant chez eux, après avoir assisté au spectacle son et lumières annuel de Wissant, que le drame s'est produit.

À la hauteur du cap Blanc-Nez, sur la départementale D940, un véhicule leur faisant face a dévié de sa trajectoire et a forcé Anne Graham à effectuer une manœuvre qui lui a été fatale. La voiture a alors dévalé la côte pour s'abîmer dans la mer.

La gendarmerie locale a ouvert une enquête pour déterminer avec précision toutes les circonstances de l'accident.

Les premiers éléments indiquent que la conductrice de l'autre véhicule, Justine Dumetz, vingt-quatre ans et originaire de Wimereux, utilisait son téléphone portable au moment des faits. La jeune femme, choquée, a immédiatement prévenu les secours. Elle a ensuite affirmé qu'elle avait connecté son « kit mains libres » mais cela n 'a pas pu être prouvé à ce jour.

Coup supplémentaire pour l'époux de la victime, Luc Graham, psychiatre à Bray-Dunes : seuls les corps de ses deux enfants, piégés à l'arrière du véhicule, ont été retrouvés. Il y a fort à supposer que les courants, très puissants à cet endroit, ont emporté le corps de la mère vers le large. La météo particulièrement mauvaise ne facilite pas les recherches.

La suite de l'enquête s'annonce longue et délicate et les autorités restent très prudentes. En l'état, Justine Dumetz, à qui le permis de conduire a immédiatement été retiré, encourt une peine de deux ans de prison avec sursis pour homicide involontaire.

Quelle que soit Vissue des investigations, ce terrible drame relance le débat sur l 1utilisation des téléphones portables au volant.

Julie se frotte le visage en soupirant. La fumée de cigarette l'enveloppe. Apprendre, en pleine nuit, la disparition de sa femme et de ses enfants, perdre instantanément sa raison de vivre... Julie a ressenti cette impression de vide quand Philippe est parti. Et pourtant, il ne s'est pas tué, lui.

Elle se plonge dans un autre article, daté du mois suivant. Elle y apprend que Justine Dumetz n'a écopé que d'une courte peine de prison avec sursis.

L'assistante sociale, épuisée, referme son ordinateur. Elle comprend mieux pourquoi Graham est devenu ce qu'il est, un boulimique de travail se nourrissant des âmes malades de ses patients. Le monde du dehors ne l'a pas épargné. Alors, il s'est progressivement enfermé dans un hôpital psychiatrique. Pour ne plus jamais en sortir.


34.

Fred se gare dans une rue pavée d'Arras, à quelques encablures du beffroi, et se tourne vers Alice.

— T'es sûre que ça va aller ? Si tu veux, je...

— Je reviens, d'accord ? Tout va bien se passer. Mirabelle a peut-être déménagé, mais lui, il n'aura certainement pas bougé de son cabinet.

Alice sort et disparaît dans une ruelle. La voie est sombre, en pente. Le soleil commence à décliner. Elle traverse et trouve l'enseigne dorée de son ancien médecin. À sa gauche, des escaliers mènent vers une autre porte condamnée et murée, plus basse que le niveau de la rue. Une ouverture vers de vastes galeries souterraines reliant les caves des commerçants entre elles. Les fameuses Boves d'Arras.

Alice baisse la poignée de la lourde porte cochère, qui ouvre sur un passage étroit, entre deux murs de briques. Au bout, une autre porte, qu'elle pousse fébrilement. Ici, plus un bruit, les rumeurs de la ville se taisent. Cet endroit lui glace le sang.

Elle s'avance encore. Des gens patientent dans la salle d'attente. Combien de fois est-elle venue avec son père dans ces murs ? Elle se remémore les examens, les soins pour les maladies chroniques - angines, otites, rhinopharyngites - qui ont jalonné sa croissance. Elle se souvient aussi des tonnes de médicaments à avaler, des cachets qui l'assommaient, la déphasaient du monde, la poussaient à manquer l'école pour « raison de santé ».

Sans réfléchir, sans se soucier du regard des autres, Alice avance et entre sans frapper. Son ancien docteur se tient là, face à une patiente qui règle sa consultation. Grosse barbe noire, petits yeux qui s'écarquillent soudain. Il se lève, d'un bond.

— Alice ?

— Vous vous attendiez à qui ? Dorothée ?

Le docteur s'excuse auprès de sa patiente. Cette dernière termine de le régler, observe Alice d'un œil mauvais et disparaît. Le docteur Denby se rassoit derrière son bureau. Il regroupe ses poings sous son menton.

— Comment vas-tu ?

— Comment je vais ? Comme quelqu'un qui vient de découvrir que sa sœur, décédée depuis dix ans, est peut-être vivante.

Elle s'attendait à plus de surprise de la part du docteur, mais il ne semble pas vraiment réagir à cette annonce fracassante.

— Tu commences à découvrir des éléments par toi- même et à les accepter, c'est un signe de progrès.

— Quel progrès ? Vous avez certifié le décès de Dorothée, bon sang ! J'ai vu le papier de mes yeux ! Dorothée Dehaene, décédée le 29 septembre 1997 à la suite d'une fracture du crâne ayant entraîné la mort ! Qu'est-ce que ça veut dire ?

Alice semble percevoir un sentiment de pitié sur le visage du médecin.

— Qu'est-ce qui te dit que ce papier n'était pas un faux, fabriqué par ton père ? As-tu déjà vu des gens enterrer leurs enfants au fond de leur jardin ?

— Mon père voulait garder Dorothée auprès de lui, et maman aussi l'aurait souhaité. Il y avait la dérogation du préfet du Pas-de-Calais, et...

— Une dérogation... Évidemment... Un faux, là aussi. Ton père et moi avons fait tout ça pour toi, Alice. Pour que ça aille mieux.

— Pour que ça aille mieux ? Mais...

— Alice... Tu connais mon ancienne amitié avec Claude. Nous partagions énormément de choses, c'est un homme exceptionnel, très cultivé, mais qui a beaucoup souffert de ses reportages, notamment au Liban. Tu te souviens des bonnes soirées passées à la ferme, tous ensemble ? L'été, quand nous restions longtemps dehors, à la belle étoile ? Et nos parties de chasse ? Bon Dieu, je n'avais jamais vu un chasseur comme lui. Je l'admirais, tu sais ?

Alice éprouve le besoin de s'asseoir. Si elle reste debout, elle va sombrer.

— Et alors ? Qu'est-ce que ça veut dire ?

— Ton père, il t'aime par-dessus tout. Bien plus que n'importe quel adulte peut aimer ses enfants. Tout au long de sa vie, il a toujours eu une crainte, une crainte qui, aujourd'hui encore, le rend malheureux.

— Laquelle ?

— La peur de te perdre. La peur que tu te blesses, tu étais si fragile. La peur que tu te retrouves dans des établissements où il ne pourrait plus te voir que par blouses interposées.

Il se lève et s'avance vers la fenêtre, le regard perdu sur les toitures.

— Alors, il m'a toujours réclamé des petits services. C'est à sa demande que je t'ai, plus facilement qu'à un autre patient, dispensée d'école à la moindre maladie. Je t'ai aussi exemptée de sport durant ta jeunesse.

— Vous n'aviez pas le droit. Ça m'a écartée des autres, ça a creusé un fossé encore plus grand entre eux et moi.

Le docteur Denby retourne s'enfoncer dans son fauteuil, son visage de marbre luit étrangement sous la lumière du jour.

— Quant à Dorothée... Elle devait disparaître de ton univers. Elle vous faisait du mal, à toi et à ton père. Elle vous aurait détruits.

Alice s'approche du bureau.

— Dites-moi la vérité, docteur. Je vous en prie.

Il serre les lèvres.

— Je ne peux pas. Je ne veux pas casser le travail de ton psychiatre.

Un autre choc. Alice a l'impression que toute son existence n'est qu'une mascarade.

— Vous connaissez le docteur Graham ?

— Évidemment. Il est venu me voir, au début de ta psychothérapie. Quand il m'a clairement expliqué ses découvertes, je suis tombé des nues.

Il soupire. Un souffle chargé de regrets.

— Luc Graham m'a demandé de ne rien te révéler, au cas où tu accéderais à la vérité par toi-même. En dépit des... erreurs que j'ai pu faire te concernant, je l'aide comme je peux, nous nous contactons régulièrement... Le fait que tu progresses, que tu cauchemardes davantage et que tu découvres l'impossible, cela fait partie de la thérapie. Tu es en train de guérir, Alice.

Alice a envie de hurler. Tous ceux qui l'entourent la trompent, jouent avec elle.

— Vous saviez que je n'allais pas bien ! Mes trous noirs, mes...

— J'avais proposé à ton père, il y a fort longtemps, de t'envoyer chez un psychiatre. Il m'a dit qu'il ne supporterait pas que tu partes. Qu'il se tuerait. Il était sérieux, Alice. Il était très sérieux.

— Mais... Quel médecin êtes-vous ?

— Un très mauvais médecin, sans aucun doute. Et maintenant, tu dois partir d'ici.

Alice se lève et se recule en tremblant. Comme si une coquille se refermait sur elle, cherchant à l'étouffer. Ses yeux se transforment.

— Vous... Vous essayez encore de me manipuler, comme vous l'avez toujours fait. Vous... cherchez à me rendre dingue. Vous, mon père, le docteur Graham.

— C'est ton état psychique qui te fait parler ainsi, toutes les défenses qui existent en toi, et te protègent. Avec Graham, vous êtes bientôt au bout, tous les deux. Je sais ce qu'il fait pour toi, il travaille bien... Patiente encore un peu, Alice.

Alice sent son cerveau flancher, des connexions se rompre, les unes derrière les autres. La voix du docteur tambourine dans son esprit, grave, pesante.

— J'en ai assez entendu ! Vous me dégoûtez ! Vous êtes une ordure !

Le docteur secoue la tête.

— Bientôt, tu guériras, Alice.

Elle se retourne, traverse le cabinet, le hall, le passage étriqué. Et disparaît dans les rues d'Arras...

35.

Derrière le silence de Blandine Dehaene...

« On me tient en otage. Chaque seconde, de chaque minute, je sens un revolver écrasé sur ma tempe, avec un bourreau qui tire, tire, tire, sans qu'aucune balle jaillisse jamais. Seigneur, faites que le projectile sorte enfin... Si un jour, si seulement un jour, une minute, une seconde l'un de mes six cents muscles inertes me permet de communiquer, alors, toute mon existence, ce qu'il reste de vivant en moi, se résumera à trois mots.

« Je veux mourir.

« Quinze années après mon emprisonnement, rien n'a changé. Quinze années à répéter ces mêmes mots. Entendez ma prière, Seigneur, la seule prière que je vous aie jamais adressée. Et laissez-moi partir, faites- moi oublier ce que mes yeux ont vu. Par pitié. »

Claude Dehaene brosse doucement les cheveux de sa femme vers l'arrière, ces longues mèches blondes qui descendent jusqu'au premier bouton de sa belle robe bleue. Le fauteuil roulant équipé d'un guide cervical et d'une mentonnière brille légèrement sous la lumière de l'ampoule de la cuisine. Claude s'applique, d'un geste régulier, attentionné, sans animosité. Il a éteint le téléviseur, les autres lampes, fermé les portes, si bien que la ferme tout entière s'enfonce dans un silence où seul se laisse entendre le crissement de la brosse contre la boîte crânienne. Le crissement, ce crissement obsédant, répétitif, hypnotique.

Si Blandine peut quitter le centre deux jours et demi par semaine et se retrouver chez elle, c'est grâce à l'acharnement de son médecin et de son mari. Francis Bapaume, l'ergothérapeute, a repoussé l'impossible en apprenant à Blandine à respirer, déglutir, boire, se nourrir sans machine, à condition qu'on dépose la nourriture mixée sous sa langue. Et son époux, qui a été exemplaire par son soutien, son assiduité, sa compréhension, a sans doute également contribué à l'amélioration de son état. Relative, évidemment, l'amélioration. Après plus de cinq mille jours, Blandine est toujours aussi figée qu'un poteau électrique et absolument incapable de communiquer, même avec les paupières. Personne ne sait ce qu'elle ressent ou si son QI est plus proche de zéro que de cent trente.

Mais elle, elle sait.

Claude aussi sait.

La brosse s'écrase de plus en plus fort sur le crâne immobile, sous lequel s'activent des milliards de neurones. Chaque pensée de Blandine, chaque action sur son corps, chaque regard qu'on lui adresse se répercute sur les fonctions et la structure même de son cerveau, libérant des hormones, provoquant des réactions en chaîne qui lui infligent la peine, la douleur, le manque. Rarement la joie.

Soudain, Claude s'interrompt et l'embrasse sur la bouche, tendrement. Il pose méticuleusement la brosse sur les genoux de sa femme et déboutonne sa propre chemise. Du bout des doigts, il écarte les pansements qui dévoilent ses cicatrices fraîches, roses aux extrémités.

— Pourquoi elle m'a fait mal comme ça ? Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ? Tu peux me le dire, toi ?

Un long silence. Claude s'empare d'un verre de thé.

— Bois... Je l'ai fait avec la menthe du jardin.

Il sursaute quand il entend un bruit, derrière lui.

— Mirabelle...

La jeune femme s'avance dans la pièce, se place face au fauteuil roulant et sourit. Un sourire pas particulièrement franc.

— Bonsoir, Blandine. J'espère que vous allez bien. Ça fait plaisir de vous voir.

Elle lui caresse la joue du dos de la main.

— Beaucoup de travail cette semaine. Vie monotone, vous savez comment c'est la campagne, on ne croise pas grand monde. Encore moins depuis la mort du vieux. Alors, faut faire tourner la boutique, comme on dit. J'ai dû porter presque une tonne de ciment aujourd'hui. Des sacs de trente-cinq kilos à bout de bras.

Elle se tourne vers Claude.

— Je voulais juste te dire bonsoir, c'est tout. Et t'aider avec Blandine. Tu as fait sa toilette, déjà ? Sinon, je m'en charge. J'aime bien la laver.

— C'est déjà fini. Par contre, tu peux m'aider à la coucher, si tu veux. J'ai encore mal à la poitrine.

À deux, ils posent délicatement Blandine sur le lit. Claude place convenablement sa tête sur l'oreiller, positionne ses bras le long de son corps. Puis, tandis qu'il part dans la salle de bains, Mirabelle caresse le front de Blandine et lui adresse un sourire.

— Tu es tellement plus belle que moi...

Depuis qu'elle vient dans cette maison, elle a l'impression que Blandine ne vieillit pas. Elle paraît toujours aussi athlétique que lorsqu'elle avait trente ans. Les rides semblent avoir épargné son visage d'une douceur de velours. Claude revient, habillé de son vieux pyjama vert.

— C'est bien d'être passée, Mirabelle.

— Je peux rester un peu et attendre que tu t'endormes, si tu veux.

Mirabelle plonge sur le matelas, chasse ses mèches vers l'arrière et frotte le couvre-lit avec le plat de ses mains pour le réchauffer. Claude lui attrape le poignet.

— Ça va aller, merci. Je n'aime pas quand tu traînes dehors à des heures pareilles. Tu peux rentrer chez toi.

Il se couche aux côtés de sa femme. Mirabelle prend la main de Blandine, la masse délicatement.

— Tu crois que ça lui fait du bien ?

Claude sourit, la tête contre l'épaule de Blandine, le bras droit dans ses longs cheveux blonds.

— J'en suis persuadé.

Claude fixe le plafond, les pupilles dilatées. Son index parcourt le fil régulier des cicatrices de sa poitrine.

— Et maintenant, pars, Mirabelle. Je veux rester seul avec ma femme.

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