— Qui ! Qui a dit ça ? Qui êtes-vous ?

Plus un bruit. Alexandre sait qu'il ne peut s'agir d'une hallucination, cette fois.

— Bon Dieu, répondez, qu 'est-ce que vous voulez ?

Un murmure lui parvient aux oreilles, comme le clapotis lointain d'un ruisseau.

— Chut... Fermez-la... Sinon... l'épouvantait arrive et vous emporte... Et on ne vous revoit plus jamais... Chut, d'accord ?

Alexandre se rue sur la gauche, presse son visage contre le métal. La voix, la voix venait de là, juste à côté de lui !

— Qui êtes-vous ?

Pas de réponse.

— Depuis quand vous êtes là ?

Des frémissements.

— Longtemps...

— Longtemps ? Combien de temps ?

— Je... Je sais plus. Un jour, une semaine, un mois... Ou plus. Ça n'a plus d'importance.

Le monde s'effondre. Alexandre se souvient : « Quand est-ce que tu reviens, papa ? Quand est-ce qu'on fait notre partie defoot ? Demain... »

Il plisse les yeux.

— Que fait-on ici ?

Un silence, puis :

— On nous punit. On est ici pour la rédemption.

— La... La rédemption ? Mais... Qu'est-ce que ça veut dire ?

Aucune réponse. Alexandre réclame, interroge... Plus rien.

Il retourne contre le mur du fond, les mains plaquées sur le front.

La rédemption...

Dans le chaos de ses pensées, il réalise qu'il n'est pas le seul prisonnier.

Une autre personne, une femme probablement à en croire cette intonation de voix si particulière, est enfermée. Terrorisée, au point de se museler comme un chien.

11.

Alice se réveille dans son lit, en robe de chambre, la nuque trempée. Sa déglutition est douloureuse. Il lui faut quelques secondes pour réaliser qu'elle est en sécurité, chez elle.

Elle roule sur le côté, se lève, endolorie. Ses lunettes ? Où sont-elles ? Sa vue est trouble, elle n'y voit rien. Elle tâtonne d'abord et, sans les trouver, s'assied sur son matelas, la tête entre les mains. Ses réveils sont pénibles, parce que les cauchemars la poursuivent encore. Des cauchemars récurrents, avec toujours les mêmes éléments : elle, attachée dans un endroit sombre. La présence du sang, l'impossibilité de crier. Et puis Dorothée, aussi.

Dorothée, qui lui manque tellement.

Dorothée, décédée depuis dix ans.

Alice se dirige vers la salle de bains, récupère ses lunettes au bord de l'évier, les chausse en glissant la cordelette autour de son cou. Elle se retourne soudain en direction du rideau de douche. Tiré sur le côté, comme d'habitude.

La gorge serrée, elle répète le geste qu'elle se souvient avoir fait la veille.

Sur l'émail, pas de chemisier ensanglanté. Où se trouve-t-il ? Elle se met à fouiller, partout. Mais rien...

Juste un rêve ? Un mauvais tour de son esprit ? Cela arrive si souvent...

Elle se regarde dans le miroir. Suivant un rituel immuable, elle fait couler doucement de l'eau tiède - une tiédeur parfaite -, ôte ses lunettes et s'asperge lentement le visage. Ça va mieux.

Devant sa garde-robe, elle opte pour un pantalon de toile beige, un chemisier assorti et sa paire de chaussures à talons. Rapide toilette, coup de brosse à dents, à cheveux. Elle se maquille légèrement. Un peu de fond de teint, du rouge à lèvres clair, presque incolore. Elle aime ressembler à une femme. Acheter du maquillage, se faire belle, a été l'une des premières choses qu'elle a faite quand elle a quitté la ferme.

Elle se rend dans le salon. Cette vague odeur de cigarette, dans la pièce, autour d'elle... La fenêtre est ouverte... Qui est venu ici ? Le voisin ?

Un œil sur l'horloge. Presque 11 heures ! Léonard, le patron, va la tuer !

La voici dehors, sans écharpe, avec un mince anorak et l'estomac vide. Où s'est-elle garée encore ? Elle cherche deux, trois minutes, s'énerve, trouve enfin sa Fiat Croma dans une rue adjacente. Un regard vers le ciel. Beau soleil, il ne va pas pleuvoir. Direction la digue Carnot. Les pêcheurs rangent déjà leurs étals de carrelets.

Dans la brasserie, son patron, Léonard, la reçoit comme on sait bien recevoir dans le Nord.

— Tire-toi.

Alice reste sur place, interdite.

— Mais pourquoi ? J'ai eu quelques soucis de santé, je suis désolée.

Les autres filles l'observent depuis le fond de l'établissement, comprenant la réaction du patron mais néanmoins peinées pour leur future ex-collègue. Elles l'aimaient bien, Alice, une sacrée bosseuse qui ne la ramenait jamais.

Léonard jette une serviette sur son épaule en ricanant.

— Et ça t'empêchait de donner des nouvelles ? On ne se pointe pas au boulot à midi comme si de rien n'était ! Entre ça et tes départs inopinés, tout le temps, ras-le-bol. Allez, fous le camp d'ici, et ne reviens plus. Trouve-toi un job ailleurs. T'es mignonne, tu devrais pas avoir de problèmes.

Alice accuse le coup mais ne sent aucune colère en elle.

— Ça a été un plaisir de travailler avec vous. Vraiment...

Le patron paraît gêné de cette réaction inadaptée, il se retourne. Alice serre les lèvres et s'éloigne, sans chercher à lutter. Elle est en tort, elle le sait. Peut-être ces jobs temporaires, cette absence de soutien de ses collègues démontrent-ils que sa place n'est pas ici, en dehors du petit monde d'Alice. Mais elle essaie, pourtant, depuis un an, avec l'aide du docteur Graham. Et, surtout, avec tellement d'envie...

Et maintenant ? L'ANPE, encore ?

Elle roule en longeant la plage, elle ne veut pas rentrer dans son appartement. Pas tout de suite. Elle doit s'occuper. Aller rendre visite à son père à l'hôpital, peut-être ? Non, elle n'en ressent pas l'envie. Depuis son départ de la ferme, leurs rapports se sont dégradés. Il lui en veut de l'avoir abandonné, et elle sait combien il est rancunier. Peut-être qu'avec le temps, Claude

Dehaene finira par admettre que sa fille est assez grande pour se débrouiller sans lui.

Elle passe devant une jardinerie. C'est son rêve, travailler au milieu des plantes, des arbres, conseiller les gens. Elle aime aider, voir un sourire éclore sur un visage. Sa mère n'a plus jamais souri après son accident. Et son père, plus beaucoup.

Fouillant dans sa poche pour en sortir un chewing- gum, Alice trouve le papier avec le numéro de portable de son docteur, ainsi que cette identité mystérieuse : « Fred Ducornet, Calais. »

Elle entre dans une poste, consulte un annuaire. Cet homme existe bel et bien. De retour dans sa voiture, elle ouvre son atlas routier avec un plan détaillé de Calais. S'il y a un truc qu'elle sait faire, c'est s'orienter. S'orienter à travers le bois quand elle s'enfuyait de l'école pour remonter à la ferme, s'orienter quand papa l'emmenait à la chasse, s'orienter dans le dédale de sa nouvelle existence.

Vingt minutes plus tard, elle arrive à destination. La maison à l'adresse indiquée, rue Dambrine, ne paie pas de mine. Une de ces vieilles baraques 1940 semi- mitoyennes, aux façades grises, à l'allure triste, aux doubles rideaux tirés pour déjouer la curiosité des passants. Des maisons de vieux, ou de fils de vieux, qu'on ne rénove pas, non par faute de goût, mais faute d'argent.

Alice cherche la sonnette, puis finit par frapper. A priori, personne, mais un rideau remue soudain sur sa gauche. Finalement, elle entend le déclic d'un verrou, puis voit apparaître le visage sec et long d'un homme d'une trentaine d'années, aux cheveux regroupés dans un bandana bariolé comme au temps des hippies. De petites mèches blondes s'échappent tout de même du tissu, dont l'une barre son front parfaitement lisse et mat.

— Ah, tu as eu mon message. Entre vite...

Alice reste interdite. Elle n'est jamais venue ici, n'a jamais vu cet homme qui la tutoie. Elle hésite, recule. Une camionnette klaxonne et manque de la renverser. Le jeune homme la tire par le poignet.

— Oh ! Fais gaffe ! Alors, tu te magnes ou quoi ?

Deux enfants arrivent du bout de la rue sur des VTT.

À leur vue, Alice serre ses clés de voiture et s'empresse d'entrer. Fred claque immédiatement la porte derrière elle, ferme tous les verrous et la regarde dans les yeux.

— Tu as faim ? Soif ?

Alice fixe la porte fermée, les murs, les fenêtres. Elle songe aux deux vélos qui doivent à présent rouler devant la maison. Les pneus, les rayons, le bruit de la chaîne. Elle transpire et sent comme un étau sur sa gorge.

— Euh... Non, rien de tout ça. Écoutez, pour être franche, je ne me rappelle pas être venue chez vous.

Fred fronce les sourcils. Si son corps a beaucoup de prestance sous son pull gris et son jean, ses mains sont fripées, façon peau de crocodile. Des paluches gercées par le froid et le labeur. Alice connaissait bien ces symptômes-là quand elle travaillait dans le potager, même l'hiver.

— C'est génial de ne pas se souvenir, parfois. Mais... tu es quand même restée ici deux jours !

— Deux... Deux jours ? Avec vous ?

Très brièvement, Fred jette un œil vers l'escalier, au bout du hall. Des bruits proviennent du haut. Quelqu'un marche.

— Viens dans le salon. Que je te serve un café.


Alice observe autour d'elle. Une télé, une pile de journaux sur une table, des meubles de brocante, une sourate du Coran parcheminée et encadrée... Et également un arbre à messages, piqué d'aiguilles portant des petites feuilles de papier avec des mots dans toutes les langues. Anglais, arabe, tigrina, français...

— Non, non, ça va aller... Racontez-moi juste ce qu'il s'est passé.

Deux minutes plus tard, Alice se retrouve face à un gros bol de soupe aux poireaux et au cresson. Un bol en fer, un peu cabossé, de ceux qu'on récupère au fond des vieilles armoires. Elle ne touche à rien.

— Je vous en prie... Expliquez...

— T'es vraiment sûre de ne pas me reconnaître ?

— Je ne vous ai jamais vu.

Il la regarde étrangement. Alice a un mouvement de recul.

— Quoi ?

— C'est bizarre, mais t'es en train de me semer un doute, là. Tu... Tu ne te comportais pas pareil. Tu te tenais un peu plus droite, t'étais plus sûre de toi. Et puis, surtout... tu ne portais pas de lunettes.

— Ah ça, ça m'étonnerait.

— Dans ce cas, ce n'était pas toi. T'as une sœur jumelle ?

Alice hésite une fraction de seconde.

— Non... Racontez-moi, je vous en prie.

Fred se frotte le menton, interloqué.

— Bon... Le 8... Oui, le lundi 8 dans la nuit... C'est Gérard qui t'a ramenée ici. Gérard, c'est un ami qui bosse avec moi. Tu traînais le long des quais, complètement à l'ouest. Tu ne savais pas où aller.

— Mais... Qu'est-ce que je faisais là ?

— Ah ça... Gérard voulait te conduire chez le médecin, tu as refusé. Gérard, il a tout de suite pensé à un viol. Une femme seule, comme ça, dans un sale état, et terrorisée. Tu ne voulais pas qu'on te touche. Tu devenais comme hystérique...

Alice baisse les paupières, chaque parole de cet homme résonne comme un coup de fouet. Le 8... Le lundi 8 au matin, elle se trouve au CNRS, puis le trou noir, et le 8 au soir, visiblement, elle erre à Calais.

Fred fixe la jeune femme dans les yeux.

— On t'a fait du mal, hein ?

Alice pense au chemisier ensanglanté.

— Je n'en sais rien. Et ensuite, que s'est-il passé ?

— Je te couche là-haut, au deuxième, tu es crevée. Tu veux être seule. Tu avais peur, on le voyait dans ton regard. Je t'ai dit que tu pouvais rester ici, tout le temps que tu voulais.

Alice ne sait pas si elle doit le remercier. Pour elle, les paroles qu'il prononce ne riment à rien.

— Et... Et vous savez pourquoi je ne suis pas retournée chez moi ? J'ai un appartement.

Fred secoue la tête. Il se dégage une certaine féminité de ses gestes, une subtilité d'habitude étrangère aux hommes.

— Non, non, tu ne m'as pas parlé de ton appartement. Tu m'as juste dit que tu... que tu vivais dans un endroit où il faisait toujours froid. Que tu n'en sortais presque jamais.

— Quel endroit ?

— Je l'ignore.

Alice a les yeux dans le vague.

— Ça n'a pas de sens.

Fred s'assied en face d'elle, regroupant ses poings sous son menton.

— Tu ne m'en as pas révélé beaucoup plus, malheureusement.

Alice serre les lèvres. Des pas dans l'escalier la distraient. Quelqu'un apparaît. Elle relève ses yeux clairs. L'individu qui descend est de type arabe, il a une vingtaine d'années. Fred lui demande en anglais s'il veut bien rester en haut encore quelques instants et lui dit qu'il l'appellera pour la soupe.

L'étranger fixe Alice avec un air inquiet, puis acquiesce. Fred désigne l'étage d'un geste du menton.

— Lui non plus, tu ne te souviens plus ?

— Rien de rien. Qui est-ce ?

— C'est quand même incroyable, tout ça.

— Vous me recueillez le long du quai, me ramenez ici. Ensuite ?

— Tu es restée dans la maison jusqu'au lendemain. Tu as beaucoup causé avec Samson, vous vous entendiez bien. Il m'a même dit que tu lui avais donné un souvenir. Puis mercredi, en rentrant, je ne t'ai plus retrouvée. Tu avais fichu le camp.

Fred jette un papier devant lui.

— Dans ta chambre, sur le lit, j'ai trouvé ça. Ton numéro de téléphone... D'où mon coup de fil, je voulais comprendre.

Alice s'empare du papier et l'observe attentivement. Ce n'est absolument pas son écriture. Elle ôte ses lunettes et se frotte les yeux. Fred suit chacun de ses gestes avec attention.

— Ça ne va pas ?

La jeune femme revient dans la conversation. Elle a besoin d'en savoir plus.

— J'ai parlé avec Samson ? C'est... celui qu'on vient de voir ?

— Non. Lui, c'est Habib, un Irakien sunnite. Samson, il est érythréen, très catholique. Et plus... noir, si tu vois ce que je veux dire.

— Et qu'est-ce que je lui ai donné ?

— Il ne m'a pas montré. Il est très pudique, tu sais.

— Je... Je peux boire ? Un verre d'eau, s'il vous plaît...

Fred attrape une carafe.

— Tiens, euh...

— Alice... Je m'appelle Alice Dehaene. Je ne vous avais pas dit mon nom ?

— Non. Tu ne voulais pas nous le dire, on t'appelait « la brune »...

Fred sourit gentiment.

— Alice, c'est un joli prénom.

La jeune femme se frotte le front et réajuste ses lunettes.

— Je dois absolument parler à ce Samson.

— Alors là, ça va être difficile. Il est parti hier soir, il n'est pas revenu ici ce matin. Peut-être qu'il a réussi à passer.

— À passer ? Où ça ?

Fred ôte son bandana. Une flamboyante masse de cheveux blonds se déverse sur ses omoplates. Un piercing en anneau pend à son arcade sourcilière gauche, rehaussant le bleu de ses yeux. Ses iris sont plus clairs que ceux d'Alice, mais son regard est moins pénétrant.

— Mais bon sang, tu sors d'où ? À ton avis ? En Angleterre. Tu mates les infos ?

Alice baisse la tête.

— Mon père m'a déscolarisée à seize ans, pour que...

— Pour ?

— ... que je l'aide à la ferme. Et... il n'a jamais vraiment voulu que je regarde la télé, il y avait trop de travail et puis, il était contre... contre ces mensonges qu'ils montraient. Alors même maintenant, seule, je ne la regarde presque pas. Et puis je n'ai pas de téléphone portable, ni d'ordinateur. C'est une vieille habitude.

— Ah bon... Je suis désolé.

Elle frôle la nappe à carreau avec son pouce.

— Si seulement on pouvait arrêter de me dire : « Je suis désolé. »

— Très bien, je retiens la leçon, je ne m'excuserai plus. Bon, pour t'expliquer très vite, ici, si tu veux, c'est la maison du bon Dieu. J'accueille des réfugiés, qui viennent d'autres pays pour bosser en Angleterre. Enfin, je ne les accueille pas... Nous sommes en octobre, donc d'un point de vue légal, d'ici quelques jours, je viendrai en assistance aux personnes en danger. Ça sonne mieux, ça empêche surtout les flics de me tomber dessus et ça me laisse libre de mes mouvements.

Alice se lève soudain.

— Écoutez, je... Il faut que vous m'aidiez à retrouver Samson. Je dois comprendre ce qui s'est passé pendant ces deux jours.


12.

Luc Graham n'arrive pas à se détacher d'Alice, même ici, dans son bureau de l'hôpital. Tout s'est tellement accéléré dans la psychothérapie, ces dernières semaines. Après sa consultation avec Corinne, la malade phobique du sang et des aiguilles, il n'avait qu'une envie : naviguer dans le cerveau complexe de sa jeune patiente, s'imprégner de sa voix, comprendre, avancer. Assis sur sa chaise, il ferme les yeux et actionne un petit magnétophone qu'il garde dans son tiroir. Cassette numéro quatorze.

— Parlez-moi de ce cauchemar récurrent, Alice.

— Je suis plaquée contre un mur de pierres, jambes et bras écartés. Nue et attachée par des chaînes, avec des anneaux métalliques aux poignets. Le mur s'étire de chaque côté, à Vinfini. Ça ressemble à une geôle du Moyen Âge. J'ai froid, j'ai faim. J'ai soif. Il y a un gros serpent qui remue sur le sol, devant moi. Il écarte ses mâchoires pour plonger dans la cicatrice sur mon ventre. J'essaie de hurler, mais je ne crache que de petites bulles silencieuses, que mon père s'amuse à faire éclater entre ses doigts en souriant. Mon père flotte légèrement au-dessus du sol, sous deux grosses poutres qui forment un X.

— Ces poutres, elles sont dans votre cellule, ou à Vextérieur ?

— Je... Je crois qu'elles sont à l'intérieur. Dorothée, elle, se dresse devant la porte avec des barreaux, elle bloque l'issue avec ses deux bras écartés et échange des sourires complices avec mon père. Mirabelle se tient dans l'alignement de son épaule droite, immobile.

— Vous pouvez me décrire Mirabelle ?

— Elle habite loin, derrière la colline.

— Vous êtes déjà allée là-bas, chez elle ?

— Non. Pourquoi j'y serais allée ?

— Décrivez-moi Mirabelle.

— Elle est rousse, avec les dents qui se chevauchent et de petits yeux noirs. Elle caresse les cheveux d'un petit garçon, il s'appelle Nicolas, il a une croûte au genou, il est timide et peureux. Derrière eux, depuis le plafond, une ombre se déplie, jusqu 'à se répandre sur l'ensemble du mur. C'est...

— Alice ? Tout va bien. Continuez...

— C'est Birdy. Il a de grosses ailes noires, des yeux brillants.

— Qui est-il, précisément ?

— Un monstre qui emporte les enfants, il ressemble à un oiseau. Il est toujours là, toujours... Même dans mes autres rêves, mes autres cauchemars...

— Et il vous fait du mal ?

— Non, mais il me terrorise. J'ai tellement peur de lui. Tout le temps.

— Continuez. Votre cauchemar...

— Don Diego, mon chien, aboie. Ses aboiements résonnent en écho, j'ignore d'où ils proviennent mais

ils sont affolés. Le serpent jaillit soudain par mon ventre pour se réfugier dans la poche du manteau de mon père. Dorothée rit de plus belle. Alors, je cesse de cracher des bulles, et c'est quand je me mets à hurler que je me réveille.

Luc appuie sur le bouton, le silence revient. Le cauchemar... Tout est là... La solution... Il lui manque malgré tout encore des éléments, des pièces du puzzle, pour qu'il comprenne complètement le sens de cette séquence d'images. Pourquoi Claude Dehaene flotte- t-il au-dessus du sol, par exemple, sous ce grand X ? Alice a déjà parlé de deux poutrelles formant un X dans la vieille grange en bois de son père, il y a certainement un rapport. Le serpent jaillissant du ventre, quant à lui, est probablement la matérialisation d'une appendicite dont sa patiente avait souffert au Pérou, lors d'un voyage avec son père, à douze ans. Alice a gardé de cette opération de profondes marques psychiques.

Luc sait que la résolution de l'énigme est désormais toute proche. Il ouvre un tiroir en soupirant et y range son dictaphone. Son regard tombe sur une bougie d'anniversaire en forme de huit. Huit ans... Il la soulève délicatement, la porte à son nez, elle exhale encore la frangipane... Les éclats de rire, le souffle du vent dans les cheveux, les cerfs-volants dans le ciel... Luc repose l'objet de cire en tremblant. Le passé et tout ce qu'il renferme doit rester loin, loin derrière.

Ses yeux s'arrêtent sur la couverture du roman Le Scaphandre et le papillon, dont le personnage principal souffre d'un Locked-in Syndrom. Les emmurés vivants... Pauvre Alice. Que lui reste-t-il de l'anniversaire de ses dix ans, quand le soir même sa mère s'explosait les vertèbres au bas des marches de son

escalier et allait plonger dans un Locked-in Syndrom ? Que lui reste-t-il, hormis une insupportable déchirure psychique ?

Luc sursaute quand on frappe à la porte de son bureau. Très vite, il referme son tiroir.

— Oui !

Kaplan, son interne, entre, les mains au fond des poches.

— Voilà, une infirmière a donné un coup de jeune à notre catatonique, il a une meilleure mine.

— Quel âge ?

— Je dirais, la quarantaine bien mûre. Mais il ne réagit toujours pas. Rigidité cireuse, refus alimentaire, hypertonie fixée. Personne ne tiendrait sa position plus de dix minutes, et lui ça fait plus de trois heures. Vachement endurant, le type.

Luc se lève immédiatement et fonce dans le couloir. Kaplan le talonne.

— Dis... On vient de me brancher sur une patiente, madame Crombez, une charmante jeune femme un peu sourde, apparemment. Elle...

— Son tableau clinique indique un trouble de conversion : surdité hystérique.

— Tu la connais ?

Luc lui adresse un sourire de façade.

— Elle entend parfaitement. Mais dès que son mari ouvre la bouche, silence radio. Il est obligé de s'adresser à ses enfants pour communiquer avec elle. Son oreille ne souffre d'aucun dysfonctionnement organique et pourtant elle ne l'entend pas, réellement. On a essayé beaucoup de choses sur elle, rien ne fonctionne. Bon courage.

— J'avoue que ce serait pratique ça, avec ma copine. Ne plus l'entendre quand ça m'arrange...

Premier étage, chambre Ail. Luc pousse la porte entrouverte, contourne le lit et se retrouve face au patient. Sans la barbe, son visage prend la forme d'un silex, ses globes oculaires s'enfoncent profondément dans leurs orbites. Le psychiatre recule d'un pas, Kaplan constate son désarroi.

— Qu'est-ce qui ne va pas ?

Luc se tapote la tempe.

— Je n'en sais rien. Comme ça, sur le coup, j'ai eu l'impression que je l'avais déjà vu quelque part. Il ne te dit rien, à toi ?

Il s'approche du catatonique et se penche vers lui. Il repousse ses cheveux bouclés vers l'arrière, ausculte son profil gauche, puis le droit. Il sort un appareil numérique et le prend en photo. Kaplan le regarde, intrigué.

— C'est nouveau, ça ?

— Ce sera pour agrafer sur son dossier...

Luc remonte dans son bureau, imprime deux exemplaires de la photo. Aucun doute possible, il a déjà croisé ce regard, ce visage. Mais où ? Et quand ? Il cherche dans sa mémoire, sans succès. Il fouille dans son ordinateur, ouvre les dossiers de patients oubliés. Les fiches apparaissent. Hommes, environ quarante ans... Psychotiques, traumatisés, mélancoliques, suicidaires...

Rien de rien. Et pourtant, il sait qu'il l'a déjà vu. Si ce n'est pas ici, à l'hôpital, où cela peut-il bien être ?

13.

L'assistante sociale Julie Roqueval avale seule ses spaghettis à la bolognaise dans une salle commune de l'internat de médecine, au fond de l'un des innombrables couloirs des urgences de l'hôpital Salengro. Cet espace, où elle déjeune deux fois par semaine, est particulièrement sale. Des plats à moitié entamés partout, des fruits croqués dans les coins, du yaourt étalé sur les chaises, des murs couverts de blagues salaces. Les gens fantasmeraient beaucoup moins sur le mythe du médecin s'ils pouvaient voir ça.

Avec une serviette en papier, Julie essuie ses doigts et jette un regard morne sur le téléviseur allumé, dans un coin. Les informations. Prix du pétrole qui flambe, réchauffement de la planète, hausse du coût de la vie. Conséquence directe de tous ces drames ? Des urgences psychiatriques prêtes à exploser. Tout est tellement lié. Comme dans ce plat de spaghettis ignoble.

Elle n'a plus faim.

Fatiguée, Julie embarque sa pomme dans sa poche, salue l'étudiant installé dans le fauteuil - elle se rend compte qu'il dort à poings fermés. Elle s'approche de

lui et s'arrête brusquement. Il est pieds nus, et ceux-ci sont traversés de minuscules cicatrices.

Un tilt, dans sa tête.

Elle retourne s'asseoir à table et sort alors son téléphone portable. Comme Luc Graham ne répond pas, elle appelle Kaplan.

— Julie Roque val à l'appareil. Est-ce que vous êtes loin du patient catatonique ?

— Pas trop, je descends le voir en ce moment même. Pourquoi ?

— Vous pourrez regarder sous ses pieds, et me dire s'il porte des traces d'échardes ou de coupures ?

Avec sa longue blouse ouverte, Kaplan semble flotter dans les couloirs.

— Je vous dis cela dès que j'arrive. Encore quelques instants... Ça y est...

Face à Kaplan, le catatonique reste égal à lui-même : une statue de pierre. L'interne soulève le drap qui repose sur ses jambes figées.

— J'ai les pieds sous les yeux. Rien du tout. Aucune cicatrice. Enfin si, de vieilles marques, qui doivent dater de plusieurs années. Pourquoi vous voulez savoir ?

— Parce que s'il avait marché pieds nus dans la rue, il se serait forcément blessé à cause des cailloux, des morceaux de verre. D'autant plus qu'il devait venir de loin, puisqu'il n'est pas connu du voisinage où on l'a trouvé.

— Et ça veut dire quoi, donc ?

— Qu'il n'est pas venu à pied. Que quelqu'un l'a volontairement déposé là.

— Déposé ? Ça rime à quoi ? Vous croyez que... qu'un tortionnaire nous l'aurait livré comme un cadeau macabre ? Euh... Attendez deux secondes...

Kaplan fronce les sourcils. Le patient agite sa mâchoire, comme s'il allait se disloquer.

— On dirait qu'il réagit. Il essaie de... de dire quelque chose.

La gorge semble émettre de petits hoquets. Des sons, qui forment un mot, avant le silence complet. L'interne reprend la conversation.

— Julie, je ne sais pas si ça peut vous aider mais... J'ai cru comprendre un nom. Banchard, Danchard, Blanchard... Oui, Blanchard probablement.

— Il essaie sans doute de nous dire qui il est. Merci infiniment. Et tenez-moi au courant, surtout, à la moindre évolution.

Elle raccroche, la main sur le front. Soudain, une voix la fait sursauter.

— Dommage que vous ayez déjà terminé. On ne s'était pas donné rendez-vous ?

Julie relève les yeux. Luc Graham pose son plateaurepas et s'installe en face d'elle. Elle lui sourit franchement.

— Vous aviez décliné mon invitation. « Beaucoup de travail », c'était votre excuse.

— Ah oui, mon excuse.

Julie regarde sa montre. Luc enroule des spaghettis autour de sa fourchette et dit :

— Et c'est vous qui avez beaucoup de travail à présent ?

— Une jeune fille de seize ans, arrivée aux urgences traumatologiques hier... Au bord du suicide, parce que, d'après une amie, probablement violée par son beau- père.

— « Probablement. » C'est ça, le souci. Gamine qui ne parle pas beaucoup, se contredit sans cesse ? Elle ne dira rien. Les victimes de viol ou d'inceste préfèrent garder le silence, par honte, par peur des représailles...

— J'essaierai de la convaincre. C'est plus facile d'aborder quelqu'un de cet âge-là que quelqu'un de soixante ans. Il y a deux jours, un type s'est infligé deux coups de couteau, par pur désespoir. Il ne veut rien entendre, il ne peut pas supporter les psys. Et il va probablement sortir ce soir ou demain, comme si de rien n'était.

Luc hausse les épaules.

— Faut s'y faire, on ne peut pas toujours les garder contre leur gré. Et puis, le manque de place, et tout. Vous savez bien.

— Mieux que quiconque...

— Au fait, l'IJ est passée pour relever les empreintes de notre catatonique. J'ai appelé voilà quelques minutes, ils n'ont rien trouvé dans les fichiers.

Julie agite son portable devant elle.

— Je viens d'appeler votre interne. Il paraît qu'il aurait marmonné un nom. Blanchard...

Luc réfléchit. Si le visage ne lui est pas inconnu, le nom, par contre, l'est complètement.

— Ça ne nous aide pas vraiment. Des Blanchard, il doit y en avoir un sacré paquet.

Luc sort la photo qu'il a prise du catatonique de sa poche, l'observe attentivement.

— Mais attendons le test au Rivotril, demain. Rien ne presse. Prenez cette photo...

Le psychiatre se tourne soudain vers l'étudiant, qui s'est mis à ronfler. Il éclate de rire.

— Dire que j'ai dormi dans ce même fauteuil, moi aussi. Bon Dieu, c'est tellement loin.

— Vous bossiez où ?

— Dans le service d'un vieux chirurgien aigri, qui opérait en écoutant du Beethoven. Personne n'avait le droit de moufter dans le bloc. Je n'ai plus jamais écouté de Beethoven de ma vie.

Julie n'a plus envie de partir, elle se sent bien. Elle inspire puis se lance, désignant l'alliance de Graham.

— Vous savez quoi ? Si vous n'étiez pas marié, je vous aurais invité dans un vrai resto, histoire d'éviter de parler de suicides, de patients, de bloc opératoire. Six mois que je bosse ici, et je ne vous ai jamais vu sans votre blouse.

Luc pose sa fourchette dans son assiette et boit de l'eau. Il s'étrangle un peu.

— Excusez-moi...

Il se tait, jette un œil vers la télé, les yeux dans le vague. Julie sent quelque chose de brisé au fond de lui. Gênée, elle s'apprête à se lever.

— Je suis désolée si...

— Un resto, je n'ai rien contre. Ce soir, si vous voulez ? Pas de garde, ça tombe bien. On ira au Sébas- topol... Et c'est moi qui invite, évidemment. 20 heures là-bas.

Julie essaie de ne pas rougir.

— Avec plaisir, mais j'ignore où se trouve le Sébas- topol. Je viens d'arriver vous savez, et...

— Et vous ne sortez pas beaucoup. Rassurez-vous, moi non plus.

Elle acquiesce timidement. Luc se lève et plonge la pomme dans sa poche.

— Je vous envoie un mail pour vous indiquer la route, OK ?

— Vous partez déjà ? Vous n'avez rien mangé !

— Je n'avais pas faim en venant ici.

Ils échangent un long regard silencieux.

— Ce soir, je vous promets de venir sans ma blouse.

Il disparaît sans se retourner, presque au pas de course. L'étudiant ouvre les yeux et se frotte subitement le visage. Il est temps pour Julie de filer. Elle déguerpit et arrive sur le gigantesque parking de Salengro, plein à craquer. Des voitures à perte de vue. S'il existe bien deux choses qui ne se videront jamais, ce sont les hôpitaux et les cimetières.

Julie a un nom en tête. Blanchard... Malheureusement assez commun, Luc a raison. Elle se dit qu'elle va d'abord jeter un œil aux pages blanches, pour vérifier dans les environs d'Illies. Puis, s'il le faut, elle fera appel à quelques relations dans la police, afin de faire une recherche dans le fichier des personnes disparues, sait-on jamais.

Après ses rendez-vous de l'après-midi, elle dépose la couverture ensanglantée au laboratoire Biolille, pour analyse du groupe sanguin. Martin Plumois, l'un des laborantins, a œuvré quelque temps pour la police scientifique lilloise et sait se débrouiller avec autre chose que des flacons standards et bien remplis.

Puis elle file chez elle, à Béthune. Histoire de se préparer pour son rendez-vous avec Graham. Ce soir, elle a envie de côtoyer autre chose que la misère humaine. Elle a envie de rêve...

14.

Au volant de son fourgon, Fred manœuvre avec habileté dans les rues de Calais, jetant de temps en temps un œil inquiet dans le rétroviseur. Il évite soigneusement le centre-ville et les artères principales, puis rejoint la voie parallèle à la digue, en direction des ferry-boats.

Alice serre la poignée de la portière.

— Vous conduisez rudement vite. De quoi avez- vous peur ?

— La police, elle ne nous aime pas trop.

Sur la droite, un bateau Sea France aborde le chenal et double une grosse bouée sur laquelle est inscrit : « Keep wheel on the West. » Des voitures aux plaques d'immatriculation anglaises, aux coffres prêts à exploser, remplis d'alcool et de cigarettes, bordent les quais.

— Ici, des émigrés comme Samson affluent par dizaines, tous les jours.

— Comme les Palestiniens au Liban.

— Non, c'est différent. Tu parles du Liban, un conflit vachement compliqué, et tu ignores comment ça fonctionne à quelques kilomètres de chez toi ?

— Mon père était grand reporter, voilà très, très longtemps. Un homme assez reconnu dans le métier, vous savez ? Il voyageait dans le monde, et il est allé au Liban, pendant la guerre.

— Était ? Il fait quoi maintenant ?

— Il travaille à la maison. Une petite ferme flamande dans la campagne entre Arras et Lille, avec une grange, une étable avec deux vaches, un jardin. Il s'occupe des légumes, des animaux, de l'entretien.

— Petite vie pépère quoi, ça change du Liban. T'habites dans le coin depuis longtemps ?

— Un petit appart à Boulogne-sur-Mer, depuis un an environ. Je restais à la ferme, avant.

— T'as quoi, vingt-cinq, vingt-six ans ? Et t'as toujours vécu avec tes parents ?

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