Il redescend dans le salon.

Pour la première fois depuis presque quatre ans, il ingurgite un verre de gin, si vite que le liquide coule sur son menton. Il faut au moins cette dynamite pour affronter le contenu des cartons.

Année 2005, au hasard. Il attrape une épaisse pile de journaux de diverses régions - Auvergne, Franche- Comté, Pays de la Loire... -, de formats et de mises en page différents.

Luc se sent prêt pour sa recherche. Il inspire et attaque sa fouille fastidieuse. Il ignore quand, où... Mais il sait que le catatonique se replie quelque part, dans ces milliers de feuilles. Rapidement, il regroupe certaines éditions de La Voix du Nord de 2005, vingt- deux au total.

Il mouille le bout de ses doigts avec la langue et se met à les feuilleter. Ville d'Hesdin, janvier 2005. À la une, la photo d'une voiture, pliée aussi facilement que du papier crépon. Le titre, dévastateur : « Quatre jeunes tués sur la nationale meurtrière ». Un long article, en première page, avec de nombreux témoignages. On y parle d'alcool, de vitesse, d'imprudence. Luc referme le journal et le place derrière lui. Négatif.

Le docteur accélère ses recherches. Des titres, des photos. « Accidents, inculpation, carnage, carambolage, autoroute, route, communale, tué, mort, jugement, prison... » Encore, toujours, des accidents routiers. Quel que soit le journal. Quelle que soit la date.

Rien dans les éditions de La Voix du Nord de 2005, ni dans celles des autres années. Chaque fois, en noir et blanc ou en couleur, des visages de témoins, de responsables, d'accidentés, mais pas le visage du patient Ail. Luc se frotte les paupières. Se serait-il trompé ? N'a-t-il jamais vu le catatonique ? Non. S'il est remonté dans le grenier, s'il ose braver ses cauchemars, c'est qu'il y a une raison, c'est que, quelque part au fond de lui-même, son cerveau l'a reconnu.

Doigts humides, froissement de papier. Des cartons se vident, des villes, des mois, des années défilent. Rien toujours rien.

Quand, soudain...

Journal Ouest-France, édition du 8 mai 2004.

Emballement du rythme cardiaque. Tempes bouillonnantes. Tiraillements oculaires.

Luc oriente plus encore la double page vers l'ampoule. Une photo. Un homme, légèrement de trois quarts par rapport à l'objectif. Les yeux. La bouche. C'est lui. Luc mettrait sa main à couper que l'individu sur la photo et celui de la chambre Al 1 ne font qu'un.

Il respire un grand coup et commence à lire l'ignoble article...

Un titre : « Le gendarme chauffard mis en examen mais libre ».

Puis le texte lui-même :

Le gendarme qui conduisait un véhicule ayant renversé et tué une fillette de douze ans, Amélie, lundi dernier à Nantes, a été mis en examen pour homicide involontaire aggravé puis remis en liberté sous contrôle judiciaire par le juge.

Le parquet avait requis le placement sous mandat de dépôt du gendarme, en soulignant « Vétendue du drame » et le fait que la nature de l'intervention sur laquelle il se déplaçait ne « rendait pas nécessaire de prendre des risques au préjudice des citoyens ».

La réquisition du parquet n'a pourtant pas été suivie.

Le gendarme a été mis en examen pour homicide involontaire aggravé. Le procureur avait cité deux circonstances aggravantes : « vitesse excessive et omission de marquer l'arrêt à un feu rouge ». L'inculpé risque une peine maximale de sept ans d 'emprisonnement.

Luc peine à trouver sa salive, il a l'impression d'avaler des graviers à chaque déglutition. Il lit, relit, feuillette, ne déniche nulle part le nom du gendarme. Parmi les piles de journaux, il regroupe les éditions de Ouest-France de 2004. Il en tient une, puis une autre, et une autre encore. Des dates qui coïncident à peu près pour suivre l'évolution de l'affaire.

L'édition du 4 mai, quatre jours plus tôt, le foudroie. Page trois. Un vélo broyé, sur le sol. La roue, qui semble encore tourner. Une voiture de flics, juste derrière. Des badauds. Pas de traces du gendarme, pas d'identité. Objectifs braqués sur la gamine. Ses passions, sa scolarité, sa jeunesse envolée. Volonté morbide des journalistes de remuer les ténèbres. Le sensationnel, ils aiment, Luc le sait mieux que quiconque.

Il se masse les tempes, se concentre sur sa tâche. Il saisit d'autres éditions, trouve le début, la suite, la fin du procès du gendarme catatonique. Toujours pas d'identité, toujours des : « Le gendarme mis en examen pour... »

Dernier journal de la série. Dernier article. Le verdict est tombé.

Relaxe.

Les parents de la gamine hurlent au scandale. On ne les entendra pas.

Dans l'alignement de son regard, une identité, enfin.

Pas celle du catatonique. Mais celle du père de la petite victime. Paul Blanchard. Un directeur de supermarché, qui habite un bled près de Nantes.

Blanchard, bon Dieu. Le nom révélé par Julie devant son plat de spaghettis. Les seules paroles prononcées par le catatonique...

Luc se précipite sur son ordinateur, ouvre un navigateur Internet, fouille dans les pages jaunes, blanches, trouve l'adresse de Blanchard, mais pas son numéro de téléphone. Il n'a sans doute pas de ligne fixe.

— Merde !

Luc n'a pas le choix. Il doit absolument s'assurer qu'il se trompe.

Car ce à quoi il pense est inimaginable.

Six cents bornes pour rejoindre Nantes. Six cents bornes pour décider s'il devra, ou pas, commettre les pires actes criminels. Abandonner un patient. Et en tuer un autre.

Tandis qu'il sort et disparaît dans la nuit, Dorothée, qui, à l'extérieur, était postée depuis un moment derrière une fenêtre à l'observer, se glisse vers l'arrière de la maison et tire la baie vitrée. On entre chez Luc comme dans un moulin.

« Qu'est-ce que tu caches, docteur Luc Graham ? se demande-t-elle. Qu'est-ce que tu mijotes en pleine nuit ? »

Trempée, elle s'approche des cartons. Elle se penche et soulève le journal relatant l'accident du gendarme. Un titre, une ville, des noms soulignés... Paul et Laurence Blanchard. La photo d'un type qui sourit, en sortant d'un tribunal. Elle ne le connaît pas.

La jeune femme fourre le nez dans les autres cartons. Encore des accidents.

« Qu'est-ce que tout ça a à voir avec ma sœur ? À quoi tu joues, Graham ? »

Les sourcils froncés, elle se baisse et récupère un autre papier. La photo d'une voiture broyée. La famille Graham, anéantie par un accident de la route...

« Alors c'est donc ça, cette solitude, ce drame qui t'entoure... Toutes ces obsessions, ces articles, comme les échos de ta propre histoire... »

Mal à l'aise, Dorothée remet tout en place et sort discrètement.


27.

Julie va et vient nerveusement dans le hall de l'hôpital Freyrat, un café à la main. Elle regarde sa montre. Presque 10 h 30. Son portable sonne.

— Allô!

Ton sec. Après une mauvaise nuit, elle n'est pas vraiment d'humeur. La journée risque d'être particulièrement chaotique et pénible.

— Bonjour, Julie, c'est Luc.

Julie sent une petite boule monter dans sa gorge.

— Bonjour.

— Je viens d'appeler Kaplan. On repousse le test au Rivotril à demain.

Julie perçoit le ronflement d'un moteur de voiture dans l'écouteur.

— Demain ? Mais pourquoi ?

— Un gros problème familial m'est tombé dessus dans la nuit.

— J'en suis désolée, mais vous auriez pu prévenir un peu plus tôt. Ça fait presque deux heures que je poireaute.

— Demain matin, d'accord ? Rien ne presse, de toute façon, le patient est parfaitement pris en charge. On le nourrit et l'hydrate sous perf. Kaplan va gérer.

— Personne d'autre ne peut faire le test ?

— C'est mon patient, Julie...

Elle serre les mâchoires.

— Très bien.

Un silence.

— Julie... Pour hier, je voulais m'excuser. Mais... C'est difficile pour moi.

— Qu'est-ce qui est si difficile ?

— C'est difficile, c'est tout... Faites bien attention à vous, Julie...

Il raccroche. Un peu amère, Julie remonte vers la chambre Ail, la voix de Luc encore dans la tête. « Faites bien attention à vous... »

Jérôme Kaplan tourne le dos au catatonique.

Il se dirige vers elle.

— Luc repousse à demain, dit-il.

— Je sais.

Julie tripote nerveusement son paquet de cigarettes dans sa poche. Kaplan désigne le patient d'un geste du menton.

— Ne vous inquiétez pas pour lui. Avant, les catato- niques le restaient toute leur vie.

Julie Roqueval marque des signes d'énervement.

— Ce n'est pas la question. Je perds mon temps à faire des allers et retours, j'ai trois tonnes de dossiers à traiter. Ma vie n'est pas beaucoup plus simple que la vôtre, vous savez ?

Julie considère l'écran de son téléphone portable et s'assied sur une chaise. Elle compose un texto. Elle lève les yeux sans bouger la tête, de petits sillons se dessinent sur son front.

— Qui est Luc Graham, exactement ?

— Comment ça ?

— En fait, j'ai essayé de glaner quelques informations sur lui, ici et là. Et je n'ai pas trouvé grand-chose.

— Vous cherchiez quoi ?

Elle soupire. Kaplan a la fâcheuse habitude de répondre à une question par une autre, il apprend vite.

— Rien de précis, juste à en savoir un peu plus sur l'un des maillons de la chaîne que nous composons tous. Comprendre pourquoi il est venu travailler ici, à Freyrat, par exemple.

Kaplan s'appuie contre le mur, face à elle. Il se pince la lèvre inférieure, comme s'il réfléchissait profondément.

— Luc est arrivé ici voilà plus de deux ans, sorti de nulle part. À ce que je sais, il tenait un cabinet familial juste à côté de chez lui. Une charge transmise de père en fils, si vous voulez. Salaire plus que confortable je suppose, clientèle modèle, joli environnement de travail. Mais... on dirait qu'il préfère se farcir cent kilomètres par jour pour gagner moins. La moitié des psys ici ont tous le rêve secret de pouvoir s'installer un jour, et lui, Luc, il fait l'inverse. Il s'attarde dans ces couloirs, y passe des nuits, accumule des gardes à n'en plus finir. Il ne vit pas sa vie, mais celle de ses patients.

C'est bien ce que Julie avait cru comprendre.

— Des problèmes familiaux ?

— Vous savez, on cause pas mal entre nous pendant les gardes. Luc porte une alliance, mais il a perdu sa femme et ses deux enfants dans un accident. Ils avaient huit et treize ans.

Julie a fini son texto, ses mains pendent entre ses jambes, ses yeux se posent sur le patient catatonique.

— C'est effroyable.

— L'affaire avait été médiatisée, dans le coin, notamment concernant l'utilisation des portables au volant. Faites une recherche sur Internet, vous verrez.

— Et il est ici pour fuir sa maison, et tout ce qui peut lui rappeler sa famille...

— On peut dire ça. Il ne nous cause pas énormément de sa vie, Luc. Le patient, juste le patient. C'est parfois obsessionnel.

— Comme il le dit lui-même si justement, nous avons tous nos obsessions.

— Pas à ce point. Vous savez, ici, il essaie de s'accaparer les dossiers de tous les patients avec des traumas psychiques. Le trauma psy, c'est affronter les ténèbres de chacun, les absorber, en quelque sorte. Faire res- surgir les incestes, les drames, les accidents, les histoires familiales ignobles. Et... je crois que ça le passionne autant que ça l'use.

— Passionné par les ténèbres des autres...

Kaplan hoche lentement la tête.

— Vous avez entendu l'histoire de Carole Festubert, cette jeune femme retenue cinq ans dans un grenier, dans un village à tout juste trente kilomètres d'ici, torturée par son propre père ?

— J'ai vu ça dans les faits divers, c'était il y a un an et demi, je crois. Le plus monstrueux dans cette affaire, c'est que tout le village savait, mais personne n'a jamais rien dit. Cependant, ça ne m'étonne pas. Je suis moi-même régulièrement confrontée au secret et au mensonge.

— Eh bien, Luc s'est occupé de cette patiente, à l'époque. Il s'est jeté sur son cas, pour ainsi dire.

Julie écarquille les yeux. Kaplan sourit, un sourire las et forcé.

— Il n'en parle jamais, il ne parle jamais de ses patients, de toute façon. Festubert souffrait de dissociation, incapable de se souvenir des actes de torture. Son esprit cherchait à la protéger de tout ce que son corps avait subi. Luc croyait pouvoir la sauver, mais il s'est planté avec elle.

— C'est-à-dire ?

Kaplan serre les lèvres, avec l'impression de trahir un secret. Le regard perçant de Julie le contraint à poursuivre.

— Je venais d'arriver en psychiatrie. Luc a voulu aller trop vite, faire ressurgir d'un coup les souvenirs refoulés pour, je ne sais pas, essayer de briller, prouver son efficacité. Eh bien, sa patiente a fini par se suicider chez elle, durant sa psychothérapie avec Luc. On l'a retrouvée dans sa baignoire, noyée après avoir ingurgité une dizaine de somnifères.

Julie frotte son visage fatigué.

— C'est le pire échec, pour un psychiatre.

— En arrivant ici, à l'hôpital, Luc voulait se refaire une carrière. Mais... vous savez, les patients d'ici sont très différents de ceux des cabinets de ville, la plupart débarquent entre nos murs sous la contrainte de tiers. En fait, Luc n'y connaissait pas grand-chose à cette approche clinique de la psychiatrie. On peut être un excellent psychiatre de divan, et très mauvais praticien hospitalier. Un coureur de cent mètres n'est pas forcément bon en marathon.

Julie secoue la tête, avec ce sentiment d'être toujours la dernière à savoir.

— Et vous pensez qu'il est un mauvais psychiatre hospitalier ?

Kaplan sait qu'il joue avec le feu, il se renferme.

— Ce n'est pas à moi d'en parler. En ce qui me concerne, il a toujours été irréprochable. C'est un bon psychiatre.

Julie soupire.

— J'espère en tout cas qu'il ne refera pas la même erreur avec ce patient.

— Je ne vous ai jamais rien dit, d'accord ? Si j'ai été si... bavard, c'est parce que vous travaillez ensemble sur un cas délicat. Ne me plantez pas.

— Merci de votre franchise. Je sais garder ma langue.

Elle sort de la chambre, le cœur lourd. Avec l'horrible sentiment que Luc Graham est tellement détruit de l'intérieur qu'il ne pourra plus jamais aimer quelqu'un.


28.

Sautron, à dix kilomètres de Nantes. Un point sur une carte. Six heures de voiture depuis Bray-Dunes. Luc Graham carbure à la Thermos de café et à la cigarette. À trois reprises il a dû s'arrêter prendre l'air. Après les événements de ces dernières heures, il a l'impression de respirer dans un sac de plâtre. La voix de l'homme cagoulé résonne encore dans sa tête. « Dans ce cas-là, tuez-le à l'hôpital... »

Les parents de la petite victime renversée en 2004 par le catatonique vivent dans un lotissement comprenant une vingtaine de maisons individuelles. Agréables jardins, vélos, balançoires et toboggans... Ça fourmille d'enfants qui, dans ces nouvelles « cités » de cadres quadragénaires, apprennent à vivre en groupe, à jouer chez le voisin ou au milieu de la rue pendant l'été. Un ersatz de paradis. L'enfer pour Luc.

Des ralentisseurs forcent le psychiatre à rouler au pas. Il finit par trouver le numéro de la maison. Par chance, une voiture se trouve devant le garage. Presque 11 heures. Luc dépasse la demeure et se gare un peu plus loin. Mieux vaut rester anonyme.

Dans l'habitacle, il frotte sa veste froissée, son pantalon, sort puis enfile son pardessus. Luc jette un œil dans le rétroviseur. Sale gueule de déterré, horribles cernes. Sa nuit a été un enfer.

Il claque doucement la portière, remonte l'allée et frappe à la porte. Une femme en tailleur clair, trente- cinq ans, lui ouvre à peine qu'elle referme déjà.

— Madame Blanchard ?

Une tête dans l'embrasure.

— Ah non, désolée. Madame Blanchard n'habite plus ici. Manquait plus que ça.

— Et vous avez sa nouvelle adresse ?

Luc entend la télé, derrière, branchée sur l'un de ces interminables feuilletons.

— Non, non. Il faudrait peut-être voir avec son notaire ou les voisins. Nous, on a eu peu de relations avec elle. Elle vendait la maison, on achetait. C'est tout.

Luc se retourne brièvement, des enfants partent en groupe pour l'école, tirant des cartables à roulettes. Normal que les Blanchard n'aient plus supporté de vivre dans un environnement où, chaque jour, ils se heurtaient au portrait vivant de leur fille décédée.

— Dites... Vous êtes au courant pour l'accident de leur gamine, Amélie ?

Elle hausse les épaules d'un air de reproche.

— Évidemment. Regardez un peu autour de vous, toutes ces familles, ces enfants. Comment voudriez- vous que je ne le sois pas ? La fillette, le mari, ça fait beaucoup tout de même pour une seule femme.

Elle va refermer la porte. Luc s'interpose dans l'embrasure, son cœur a changé de rythme.

— Le mari ? Qu'est-ce que vous voulez dire ?

Elle se braque.

— Qui êtes-vous ?

— François Darleux, expert en assurances. Il m'arrive de rouvrir de vieux dossiers, pour des histoires de succession, et celui-ci en fait partie.

Elle s'avance à nouveau afin que Luc se retrouve dehors, et sécurise l'ouverture avec son corps.

— Je vois. À ce que j'en sais, Paul Blanchard ne s'est jamais véritablement remis de la mort de sa petite fille. Environ un an après le procès qui a relaxé le meurtrier de leur gamine, il s'est jeté sous un train.

Luc relève le front, soudain devenu très blanc.

— Une... dernière chose, madame... Le gendarme qui a écrasé sa fille... Vous connaissez son nom ?

— Ce salaud ? Évidemment, c'est Alexandre Bur- leaux. Parce qu'on est dans la gendarmerie, on croit pouvoir échapper aux lois ? Vous savez quoi ? S'il était arrivé la même chose à ma fille, croyez-moi, je l'aurais tué, gendarme ou pas. De mes propres mains. Dites ça à vos assurances.

Elle claque la porte. Abasourdi, Luc remonte l'allée, avec l'impression que ses pieds pèsent des tonnes.

Le père, Paul Blanchard, suicidé... Pourquoi le cata- tonique a-t-il, du fin fond de sa maladie psychique, prononcé son nom ?

« Suicidé... » Ce mot résonne dans sa tête et absorbe ses pensées.

Il n'abandonne pas. Le porte-à-porte, chez les voisins, lui fournit enfin la nouvelle adresse de Laurence Blanchard. Une maison à la campagne, à Amiens.

Route en sens inverse pour Luc. Tout ce trajet, alors que la mère habitait à cent kilomètres de chez lui...

29.

Sur la table repose un gros plat avec des restes de carbonade flamande et des frites dorées. Alice, arrivée chez Fred depuis une heure, revient du couloir et se rassoit en face de lui. Au-dessus d'elle, l'arbre à messages s'agite mollement. Fred a ouvert la fenêtre qui donne sur le jardin, et un brin d'air frais s'invite dans la pièce.

— Le docteur Graham ne répond toujours pas, dit Alice. Ni sur son téléphone au cabinet, ni sur son portable.

— Et tu lui as laissé un message ?

— Évidemment, c'est au moins le cinquième. On dirait qu'il cherche à m'éviter, sinon, il rappellerait. Dis, on va bientôt se mettre en route ?

— Je ne sais pas si retourner à la ferme et affronter ton père est la bonne solution.

— Je veux qu'il m'explique pourquoi il m'a menti. Je veux revoir ma sœur. Où est-elle ? Où s'est-elle réfugiée, pendant ces dix années ? Et pourquoi m'a- t-elle caché son existence ?

Fred termine ses dernières frites.

— Avant, j'aimerais te dire quelque chose... J'ai posé quelques questions à des amis médecins, ce matin. Tu as déjà entendu parler du dédoublement de personnalité ?

— S'il te plaît, Fred...

— Pourquoi tu ne veux pas en parler ?

Alice soupire.

— Tu es en train de me dire qu'à chaque trou noir, je deviens un môme arriéré qui sait à peine aligner trois mots. Je sais que j'ai des problèmes, des bulles d'encre, mais... mais le docteur Graham, il m'en aurait forcément parlé. Il m'aurait guérie si tout était aussi clair.

Ses yeux s'évadent. Fred n'insiste pas. Il se lève et revient avec deux petits verres et une bouteille.

— Bois ça. Tu te sentiras mieux après.

— C'est quoi ?

— Genièvre de Houlle. Que des céréales, ça ne peut pas faire de mal.

Alice considère son verre d'un œil inquiet.

— Mon père, il ne buvait presque jamais, mais quand il buvait, il parlait de choses pas bien.

— Il parlait de quoi ?

— Son passé. Au Congo, en Libye, au Liban. Les horreurs qu'il avait vues là-bas. L'alcool le désinhibait. Je n'aimais pas quand il buvait.

— Il devenait méchant ?

— Non. Mais il dormait dans la grange, et il pleurait.

Alice hésite, puis se décide à boire son verre d'alcool

blanc.

— Bon sang, c'est infect. Comment on peut aimer un truc pareil ?

— Ça apportait un peu de chaleur et de lumière aux mineurs du Nord.

Alice sent déjà la morsure du genièvre dans son ventre, la douce torpeur qui l'accompagne. C'est comme un Temesta. Fred en profite pour l'interroger un peu.

— Justement, ton psy, il a pu t'expliquer de quoi tu souffrais précisément ?

— Il doit le faire bientôt. Effectuer le bilan de cette longue psychothérapie, ce qui devrait m'ouvrir de nouvelles perspectives de guérison.

Fred se caresse doucement le menton. Alice pense alors qu'il ressemble à un peintre rebelle en manque d'inspiration. Il est beau, nom de Dieu. Est-ce donc cela, la beauté chez un homme ? Fred s'incline un peu vers elle.

— Depuis quand tu te soignes ?

— Un an... J'ai commencé à consulter quelques semaines avant mon départ de la ferme.

Fred se lève, surpris.

— Tu étais encore à la ferme d'Arras quand tu as commencé ta psychothérapie ? Et... C'est toi qui as choisi ton psy ?

— Non, mon père. Il était certainement plus à même que moi de le faire.

Fred claque du poing sur la table.

— Ton père, évidemment... Mince, attends deux secondes.

Il disparaît à l'étage, revient avec une carte du Nord- Pas-de-Calais, pousse l'assiette d'Alice sur le côté, et la déplie sur la table.

— Tu te rendais aux séances par toi-même ?

— Bien sûr. Mon père avait retapé une vieille voiture, pour que je puisse aller à mes rendez-vous.

— Et pourquoi lui ? Pourquoi le docteur Graham ?

— Je... Je n'en sais rien ! Mon père m'a dit d'aller voir ce psychiatre-là, que veux-tu que je te dise de plus ? Pour moi, j'allais enfin voir un spécialiste, j'allais guérir, et c'était le plus important. Pourquoi tu poses des questions pareilles ?

Fred pointe la ville d'Arras, et fait glisser lentement son doigt le long des routes.

— Pourquoi ? Parce que depuis Arras, tu dois remonter sur Lille, puis sortir après Hazebrouck, il y a presque cent bornes. Ensuite, tu dois encore parcourir trente kilomètres de routes pourries pour arriver à Bray- Dunes ! Cent trente bornes, pour une fille qu'il ne laissait jamais sortir de chez elle...

Fred écarte les mains, incrédule.

— Mais bon Dieu, Alice ! Tu ne te rends pas compte ? Cent trente bornes pour aller voir un psychiatre dans un cabinet paumé, alors qu'on en trouve à tous les coins de rue !

Alice regarde attentivement la carte, troublée.

— Je ne me suis jamais réellement posé la question.

— Normal, tu étais tellement prise dans un moule que ton père aurait sans doute pu te faire boire toute la mer du Nord. Tu parlais de manipulation, de tromperie à ton égard, eh bien, j'ai le sentiment que nous sommes encore en plein dedans. Une sorte de manipulation de ta vie.

Alice sent ses joues qui s'empourprent.

— Je ne sais pas quoi te répondre, Fred. Je... Je suis un peu perdue.

— Eh bien, moi, je vais t'aider. Pour ton père, il fallait que ce soit ce psychiatre-là qui te prenne en charge. Luc Graham, et personne d'autre. Ton paternel t'a laissée quitter la ferme, mais son emprise règne toujours sur toi.

Alice a l'impression d'un nouveau coup de massue.

— Mais... Mais pourquoi ?

Fred hausse les épaules.

— Je n'en sais rien. Ce psy, tu le connais bien ?

— C'est mon psychiatre, c'est tout. Je ne sais rien d'autre de lui.

Fred passe une main sous son menton et réfléchit.

— Et si c'était un psy raté ? Un type dont ton père savait qu'il ne te guérirait jamais ?

Alice secoue fermement la tête.

— Non, je t'interdis de dire une chose pareille. C'est un excellent psychiatre.

— Comment tu le sais, puisque tu n'en as jamais vu d'autres ?

— Je le sens, c'est tout.

— Ah, tu le sens... D'accord. Dis-moi juste si après un an de thérapie, tu as l'impression d'avoir progressé.

Il touche juste, chaque fois.

— Non. C'est... même pire qu'avant. Les trous noirs, les cauchemars, Birdy. C'est presque tous les jours désormais. Mais le docteur dit que...

— Arrête de croire ce que te dit ce docteur. Ton père, il ne voulait pas que tu guérisses, tout simplement. Alors, il t'a mise chez un naze.

Fred tend le bras pour prendre la main d'Alice.

— Je vais t'aider. Ensemble, on va...

La manche de son pull s'est soulevée, Alice a remarqué la cicatrice sur son poignet. Délicatement, elle approche ses doigts et relève la manche.

— Qu'est-ce que c'est ? On dirait des... des morsures.

Fred retire rapidement son bras. Il se rétracte comme une feuille de papier qu'on brûle.

— Non, ce n'est rien.

— Je m'ouvre à toi et c'est extrêmement difficile pour moi. Fais-en autant.

Fred garde le silence, puis, avec émotion, remonte sa manche. D'anciennes marques de morsures lui entaillent la chair de part en part. Des dizaines de cicatrices. Ses yeux se troublent, il se recule sur sa chaise.

— On en est aux confidences, hein ?

— Je t'écoute.

Fred dévoile une facette de son personnage qu'Alice n'a jamais vue : la tristesse. Pour la première fois, il n'est plus cet être débordant d'énergie, mais un homme chétif, au regard vacillant.

— J'étais employé dans une crèche, il y a dix ans, dans l'est de la France. J'ai toujours adoré les enfants, leurs sourires, la joie qu'ils dégageaient, ça me rappelait certains bons moments de ma jeunesse, quand tout allait bien.

— Quand tout allait bien ?

— Avant que mon père commence à boire et à me cogner. En 1997, j'ai été, ainsi que tout le personnel de la crèche, soit quatre personnes, accusé à tort d'agressions sexuelles par certains enfants. Un véritable mini- Outreau, mais beaucoup moins médiatisé.

Il baisse le front, un frisson semble le traverser. Il croise les bras et frotte ses épaules.

— Après une courte instruction, certainement la plus courte instruction de tous les temps, le juge, Armand Madelin, nous a tous fait mettre en taule, sans prendre la peine de vérifier les faits, d'interroger les enfants, de faire appel à des pédopsychiatres. Pour lui, pour les familles qui gueulaient, nous étions coupables. J'avais à peine dix-neuf ans, et je suis resté plus de deux ans en prison, Alice, deux ans pendant lesquels on m'a fait tout subir là-bas. Morsures, humiliations, viols. Cette peau fripée de mes mains... C'est parce qu'on les a plongées dans l'eau bouillante. Pour plus que je touche aux gamins... On... On me traitait de pédé, de pédophile. Faut pas être trop efféminé quand tu vas en taule, sinon, on te le fait payer.

Il se sert un autre verre, quelques gouttes de genièvre s'écrasent sur la table comme des larmes.

— Tout cela, alors que nous étions innocents, qu'aucune, absolument aucune accusation n'était fondée ! Ma vie a été détruite, véritablement, rachetée à coups d'indemnités ridicules. J'ai dû déménager et venir me réfugier ici, chez un ami à Calais, pour trouver un malheureux job d'homme de ménage dans un hôpital, et compenser mes années volées en aidant les autres. Je suis identique à ces réfugiés, j'ai tout perdu. Et personne n'a jamais parlé de ce scandale. Ni la presse, ni la télé. Nous n'existions plus. Et nous n'existons toujours pas. C'est pour cette raison que je me retrouve ici, au milieu de nulle part, à essayer de sauver des gens qui n'existent pas non plus. Les fantômes ne peuvent aider que les fantômes. Et je crois que je peux t'aider.

Alice sent ses muscles se contracter, elle a froid.

— Je suis désolée, Fred. Je... Je viens t'accabler avec tous mes problèmes. J'ai parfois tendance à oublier que les autres peuvent aussi avoir les leurs.

Fred se lève, se rapproche d'elle, avance un doigt vers ses lèvres.

— C'est du passé, d'accord ? Il ne reste que ces fichues morsures, mais elles font partie du paysage aujourd'hui et au moins, ce sont des blessures physiques, et non pas morales comme les tiennes. Tu sais que tu es l'une des rares personnes à connaître mon histoire ?

— On est comme un couple d'oiseaux aux ailes brisées, hein ?

Leurs yeux se croisent, timidement.

— Mes ailes sont déjà brisées depuis longtemps, mais les tiennes, Alice... On peut encore les panser, ressouder les os. Tu vas me laisser t'aider, hein ? Je t'en prie, j'ai besoin de ça.

Il incline la tête, la regarde avec un sourire.

— Tu devrais ôter la cordelette qui retient tes lunettes. Ça fait un peu vieillot. Tu es si belle...

— Quand l'opticien a vu que je venais plus de quatre fois par an parce que je perdais mes lunettes, il a suggéré que je porte cette cordelette. Et ça marche, j'ai beaucoup moins de soucis depuis. Et maintenant, Fred, s'il y a quelque chose que...

— Que quoi ?

— Que tu veux faire...

Alice ferme lentement les yeux, et reste là, serrant un peu les lèvres. Fred lui pose deux doigts sous le menton, délicatement.

— Pas ici Alice... Suis-moi.

Il lui prend la main et l'emmène dans le jardin, derrière la maison. Au milieu du gazon et de quelques arbustes se niche un puits en bois, avec un toit en rondins et un treuil verni. Au fond du puits, une multitude de pièces, de toutes tailles, de toutes couleurs, reposent comme des écailles de poissons multicolores. Fred sourit, ému.

— Mon ciel étoilé, à moi tout seul. Tous mes réfugiés m'ont laissé leur cœur de manière symbolique avant de partir. Ces pièces proviennent de leur pays d'origine. Et maintenant... Tu peux fermer les yeux. Au-dessus de ce puits, ça nous portera bonheur.

Touchée, Alice s'exécute. Fred approche ses lèvres, ils s'embrassent. Alice soupire, un long soupir de soulagement.

— C'est la première fois de ma vie que j'embrasse un garçon. Je suis heureuse que ce soit toi.

— Moi aussi, Alice. Tellement heureux...

30.

Une belle maison en bois, isolée en pleine campagne, près d'Amiens. Luc se gare sur une allée de cailloux, à côté d'une Mégane. Laurence Blanchard ouvre la porte. C'est une femme ordinaire, avec le teint clair, la taille un peu épaisse, des vêtements à la mode. Luc, engoncé dans son pardessus, avec ses vieilles chaussures de ville, sa tronche de mal rasé, se sent en complet décalage. Tous deux ont perdu des êtres chers et, apparemment, tous deux ont pris une voie différente dans leur façon de vivre après le drame.

— Madame Laurence Blanchard ?

— Oui?

Elle le regarde d'un air méfiant. Luc se racle la gorge.

— C'est très gênant et... vous n'allez sans doute pas comprendre la raison de ma venue ici...

Il baisse les yeux, les mains jointes devant lui. Laurence Blanchard s'impatiente.

— Quoi que vous ayez à me vendre, ça ne m'intéresse pas.

Luc inspire et déballe sa phrase d'un jet.

— Je suis le conducteur de train qui a roulé sur votre mari.

La femme d'une quarantaine d'années, fière de ses rondeurs vu sa manière de porter la robe, le considère comme s'il avait parlé une autre langue. Elle s'appuie sur le chambranle, visiblement très mal à l'aise.

— Que... Que voulez-vous ?

Luc peine à trouver ses mots, il improvise, s'ins- pirant du cas clinique d'un chauffeur de camion, déjà traité en consultation.

— Quand... Quand on conduit un train, on... on nous prévient qu'on risque de rencontrer la mort, au moins une fois dans notre carrière. On... On se dit que ce ne sont que des statistiques, que jamais ça ne nous arrivera, à nous. Madame, regardez-moi... Ça fait des années que je ne dors plus. Chaque nuit, c'est le scénario de l'accident qui... qui revient, comme un marteau-pilon dans ma tête. Je n'en peux plus de vivre avec ça, vous comprenez ?

Laurence tente de garder la tête froide.

— Mince, pourquoi vous venez maintenant, deux ans après ?

Luc la fixe avec intensité.

— Dites-moi juste que ce n'était pas ma faute. Dites- moi que vous ne m'en voulez pas, que... que ce n'est pas moi qui ai tué votre mari. J'ai besoin de votre pardon.

Laurence essaie de sourire, mais la tristesse crispe son visage.

— Bien sûr que non, ce n'était pas votre faute. Ce n'était la faute de personne. Je n'ai pas à vous pardonner, vous n'êtes pas responsable.

Elle parle sans réelle émotion. Son deuil est fait, elle a réussi à refermer l'urne des angoisses et à la ranger au fin fond de ses propres ténèbres. La disparition de son mari, celle de sa fille font désormais partie des souvenirs, douloureux certes, mais figés.

— J'ai lu les journaux. Je sais, pour votre fille Amélie. Pour le procès du gendarme Burleaux, sa relaxe fin 2004... C'est pour ça ? C'est pour cette raison que votre mari s'est suicidé ? Parce qu'on a relâché le meurtrier de votre enfant ?

— Écoutez, monsieur, je suis désolée de ce qu'il vous arrive, mais...

— C'est très important pour moi. Je vous en prie. Syndrome de stress posttraumatique, vous connaissez ? Une maladie psychique, je... je suis en plein dedans. Je ne peux plus monter dans un train, je... je n'ai pas vécu qu'un seul accident, j'en vis tous les jours, toutes les nuits, parce qu'il y a aussi les cauchemars. Mon... Mon psychiatre m'a dit que... que cette personne venue mourir sous mes roues devait prendre un visage, elle devait exister dans ma tête pour pouvoir me laisser tranquille. Tant que ce visage restera blanc, tant que je ne comprendrai pas ce qui a amené votre mari sous mon train, alors, je... je ne guérirai pas... Je suis désolé, madame, je...

Laurence Blanchard baisse lentement les paupières, en signe de compréhension.

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