— Le DVD du CNRS, les photos, la fiche d'admission. C'était vous.

— Vous m'en débarrassez quand ?

Luc inspire profondément.

— Qu'est-ce que vous racontez, bon Dieu ?

— Vous m'avez parfaitement entendu.

— Je... Je ne peux pas faire une chose pareille. Il est à l'hôpital, il n'en sortira pas pour l'instant et...

— Dans ce cas-là, tuez-le à l'hôpital. Ça n'a pas l'air si surveillé que ça comme endroit. Je vous laisse encore deux jours pour trouver un moyen. Jusqu'à après- demain, au soir.

— Vous... Vous êtes un malade... Ce que vous avez fait dépasse l'imagination.

— Peut-être. Et peut-être qu'il devrait y en avoir un peu plus des gars comme moi, ça ferait un monde meilleur. Donc pour mon homme, on est d'accord aussi, n'est-ce pas ?

Luc ne répond pas, mais son silence en dit plus que les mots.

— Impeccable. Et maintenant... On brûle le dossier Dehaene. Les enregistrements, vos notes, tout.

— Je vous en prie, je...

— Si je dois encore me répéter, ça va mal se terminer.

Luc se lève, abattu, et se dirige dans sa salle à manger. Il ouvre un placard et en sort une petite caisse.

— Tout y est. Les cassettes, mes annotations, les dessins d'Alice.

— Vous êtes bien certain qu'il y a la totale ? Et à votre cabinet, vous ne cachez rien ?

— Qu'est-ce que je pourrais cacher d'autre ?

— Ne jouez pas au plus malin, et allez aussi me chercher toutes les cassettes, dans votre voiture.

— Non... Pas mes...

— Allez !

Désespéré, Luc s'exécute.

L'homme hoche la tête.

— Bien, bien. Au feu...

Luc ouvre son insert et y dépose le carton, les cassettes. L'un des gestes les plus difficiles qu'il ait eu à faire dans sa vie. Les flammes dansent et se lancent à l'assaut de leur nouvelle conquête. Il faut moins de cinq minutes pour tout réduire en cendres. Toutes les paroles d'Alice, le cœur de sa thérapie... Luc se meurt devant tout ce travail évaporé. Alice... Sa mémoire fracturée, ses traumatismes... Envolés.

La voix revient à la charge :

— À présent, le disque dur de votre ordinateur.

— Il ne contient rien qui...

— Donc ça ne vous dérange pas de me le donner. Allez !

Luc se dirige vers son bureau et obtempère. Boîtier ouvert, câbles arrachés. L'agresseur fourre le disque dur dans sa poche.

— Bon, vous m'excusez, mais j'ai à faire, Graham. Tuez le catatonique, abandonnez Alice, et vous n'entendrez plus jamais parler de moi. Votre passé restera loin derrière vous, et vous vieillirez heureux. Dans le cas contraire, préparez-vous à vivre un enfer.

La lampe s'éteint. Dans le noir, Luc perçoit qu'on lui jette quelque chose sur le torse.

— Tenez, un de plus à rajouter à votre collection.

Puis un mouvement, et la porte d'entrée qui claque.

Luc se redresse, titubant. Il pose ses deux mains à

plat sur le mur. La maison tout entière vibre, semble s'écrouler en même temps que le monde, son monde, s'effondre.

Il explose en sanglots.

Avec difficulté, il allume la lumière. L'agresseur lui a balancé un article de journal, avec une photo noir et blanc, prise depuis la falaise où la voiture de son épouse s'est écrasée.

La cicatrice intérieure se rouvre, béante.

Luc se laisse choir, à bout de forces, et pousse un hurlement.

Un cri bestial, qu'il ne pensait plus jamais pousser.


23.

Prostrée sur le siège passager, les genoux recroquevillés contre son torse, Alice observe Fred avec méfiance. Des mèches de cheveux s'écrasent entre ses sourcils, ses lunettes sont couvertes de buée. À l'extérieur du fourgon, la pluie baisse en intensité.

— C'était quoi, ce bordel ? demande Fred en détournant un instant les yeux de la route. Bon Dieu, Alice, il se passe quoi, avec toi ?

La jeune femme ne répondant pas, il se force à retrouver son calme et s'explique d'une voix plus douce :

— Je ne te voyais pas revenir, je me suis inquiété.

Alice le fixe d'un drôle d'air.

— À cause de toi, pap-euh, il va encore casser mes crayons et me punir. J'ai pas le droit de sortir de la maison, je vais me blesser et si je me blesse, je peux mourir.

— Pourquoi ?

— Pas le droit, pas le droit, pas le droit.

Cette même voix aiguë et naïve. Alice n'écarte presque pas les lèvres en s'exprimant, elle cache son menton dans le creux de son épaule. Fred approche sa main de sa nuque, elle refuse de se laisser toucher.

— Qu'est-ce qui t'arrive, ma pauvre ?

Alice pleure à nouveau, les mains à plat sur son visage.

— Ramène-moi, ramène-moi, ramène-moi... Je veux rentrer à la maison, voir pap-euh et mam-euh. T'es méchant.

— Va falloir que tu m'expliques, Alice. On ne peut pas te laisser dans cet état-là. Des gens t'en veulent ? Que se passe-t-il, mince ?

Elle ne le regarde plus, joue désormais avec ses mains, qui imitent des formes, des animaux. Elle sourit à présent, d'un sourire de gamine timide. C'est comme si, autour d'elle, le monde n'existait plus.

La vieille camionnette aborde l'autoroute, le péage, et file en direction de Calais. La pluie cesse, Fred stoppe les essuie-glaces.

— Le gars que j'ai cogné... Tu le connais ?

— C'est le docteur Graham. Ramène-moi, ramène- moi.

Fred fronce les sourcils.

— Tu as quel âge ?

Alice lui répond spontanément. Elle se gratte le genou, comme si elle cherchait à décoller une croûte.

— Huit ans.

Fred a sincèrement l'impression de s'adresser à une autre personne, avec ses propres codes, ses mimiques.

— Et tu t'appelles ?

— Nicolas.

— C'est pas vrai...

Un break chargé d'un porte-vélos les dépasse. Fred remarque l'expression changeante du regard de sa passagère.

— Les vélos te dérangent ? J'ai déjà vu ça quand tu es venue chez moi. On dirait qu'ils te font peur.

Alice glisse sa langue entre ses dents.

— Ils ne me font pas peur, je les déteste. À cause d'eux, j'ai failli tuer Don Diego. Mais chut...

— Pourquoi chut ?

— Chut... Tout ça, c'est mes secrets, à moi et pap- euh.

— Et tes secrets, tu ne veux pas me les raconter ?

Elle se tait, joue avec les plis de son chemisier

humide.

— T'as une Chupa ?

— Quoi ?

— Ouais, une Chupa au caramel.

— Euh... Non.

Alice lui lâche une mauvaise grimace.

— C'est que t'es pas mon copain. Et maintenant, je te parle plus. Ramène-moi.

Fred soupire. Il s'arrête à une station-service, cadenasse les portes, fait le plein, part payer. Alice redresse le menton, ôte lentement les mains de son visage. Une grande marée semble se retirer à l'intérieur de son crâne. Le calme de l'habitacle paraît la rassurer. Elle se frotte les paupières, tourne la tête à gauche, à droite, sursaute quand la portière s'ouvre. Sa première réaction est de se plaquer contre la tôle, prête à fuir.

— Fred ?

Le jeune homme au bandana s'assied et la fixe. Elle a retrouvé sa voix normale et une stature plus droite. Ses lunettes penchent légèrement sur son nez.

— Ça va mieux ?

— Qu'est-ce que je fiche ici ? Que...

Elle regarde sa montre cassée.

— Fred, bon sang...

— Un trou noir ?

Alice hoche la tête.

— Le jardin de la ferme... Je venais de finir de... creuser, je...

— Creuser ? Pour quoi faire ?

— Il faut qu'on aille à la maison ! Je dois voir mon père, je dois...

Elle ouvre la portière, sort et se met à courir. Fred la rattrape au niveau d'une zone de pique-nique.

— Alice ! Mais où tu comptes aller comme ça ?

— Je te l'ai dit, je...

Fred lui serre les poignets, elle se débat et crie. Il la relâche et fait un pas en arrière.

— Alice, je... je ne sais pas comment t'aider.

Alice va, vient, elle halète.

— Je dois aller chez mon père. Comprendre ce qu'il se passe.

— Mais un type vient d'essayer de te tuer, au cas où tu l'ignorerais !

— Quoi ?

— Merde, t'as oublié ça aussi...

Fred regarde Alice comme un petit animal en détresse. Certains réfugiés arrivent en crise, à bout de forces, à Calais, et Alice leur ressemble en tous points.

— Un homme, un bon mètre quatre-vingts, cheveux un peu grisonnants, yeux bleus. Il possède un 4 x 4 bleu, j'ai l'immatriculation si tu veux. Je lui ai mis un bon coup de pelle dans le nez.

Fred lui tend un papier, Alice le lui arrache des mains.

— Un 4x4 bleu ? Mais... C'est la voiture du docteur Graham !

— Qui ça ?

— Le docteur Graham ! Mon psychiatre ! Il n'a pas essayé de me tuer, qu'est-ce que tu racontes ? Tu l'as frappé ?

Fred grimace.

— Il te poursuivait. Que voulais-tu que je fasse ?

— On doit retourner là-bas. C'est important. Allons-

y!

Fred s'écrase les tempes.

— Mais... Tu t'entends parler ? Je te signale qu'il y a quelques minutes, tu faisais tout pour t'enfuir !

— Tout cela n'a aucun sens. Le docteur Graham me suit depuis longtemps, il veut m'aider. Tu lui as mis un coup de pelle ! Je... Je dois lui parler, puis parler à mon père aussi. Ma sœur... Ma sœur est vivante. Sa tombe est vide.

Alice secoue la tête.

— C'est ignoble, Fred. Me faire croire que ma sœur était morte. Je n'imagine même plus Dorothée vivante. Dix ans... C'est au-delà de mes forces.

Fred se dirige vers son véhicule sans se retourner. Alice, perdue, le double et lui bloque le passage.

— Tu t'en vas ?

Fred soupire avant de répondre :

— Viens avec moi... On va récupérer ta voiture vite fait, et je te raccompagne chez toi. Tu as besoin de te reposer.

Fred monte dans sa camionnette, Alice s'installe du côté passager, réajuste ses lunettes. Elle tremble sous ses vêtements, songe à tous les événements de ces derniers jours. Fred regarde dans son rétroviseur et démarre.

— Je crois que je vais être largement en retard pour la distribution du repas du soir.

— C'est ma faute...

— Ne t'inquiète pas. Demain, on fera ce que tu veux et on essaiera d'éclaircir ce micmac. Dissocier le vrai du faux. Alice, je... je dois te dire un truc.

— Quoi ?

— Il y a quelques minutes, avant que... que tu sortes de ton trou noir, tu... C'était très bizarre, tu te comportais comme un gosse. Dans la voix, ta manière de te déplacer. Tu disais « pap-euh, mam-euh », comme un gamin un peu en retard intellectuellement. Tu m'as assuré avoir huit ans. Tu as dit que tu t'appelais Nicolas.

Alice fixe la route devant elle. Si seulement elle pouvait fuir, s'enfermer quelque part, seule.

— Tu dis n'importe quoi.

— Je crois que, comme lorsque tu as fui ma camionnette, hier, tu étais redevenue la gamine de jadis, avec les mêmes réflexes, la même maladresse, les mêmes peurs. Pourquoi un garçon du nom de Nicolas, j'en sais rien. Mais je crois que ces trous noirs apparaissent chaque fois que tu redeviens ce petit garçon. Ce petit garçon effrayé par les punitions de son père, par tout ce qui l'entoure.

Alice ne trouve aucune parade, elle s'est toujours fuie elle-même, à la ferme, et aujourd'hui encore. Se cacher, se réfugier sous son lit, c'est si simple.

— Je ne veux plus continuer à ignorer la vérité. Je veux aller au bout du chemin, cette fois. Comprendre le rôle de mon père là-dedans. Et comprendre de quoi je souffre, exactement.

— On est d'accord. Tu vas te reposer une bonne nuit, et demain, tu viens chez moi pour qu'à deux, on essaie de piger comment tu peux vivre avec un truc pareil dans le crâne.

24.

Julie s'arrête sur une aire d'autoroute, afin de mettre de l'essence. Le plein à 23 heures, une femme seule, en robe de soirée, avec une pauvre bagnole... Cool. Elle a déjà vu mieux.

Elle se gare ensuite sur le parking, sort et s'allume une cigarette, appuyée contre le capot. Ras le bol des chewing-gums. Et puis, quitte à reprendre, autant le faire maintenant. Un simple geste, une petite flamme au bout d'un filet de gaz, et la voilà qui rejoint les millions de fumeurs. Finira-t-elle aussi par rejoindre le bon million de Français qui transitent par les secteurs de psychiatrie générale chaque année ? Possible, oui, si tout continue à partir en vrille ainsi.

Elle sourit devant le slogan de son paquet. « Fumer tue ». Oui, peut-être. Mais pas autant que l'amour. Elle s'est encore bien plantée, ce soir. Elle a déjà vu des animaux blessés, mais pas autant que Luc Graham. Ses patients le hantent, son passé le fait saigner. Écartelé dans une souffrance intérieure, pernicieuse.

Julie reste là, seule, avec toutes ses questions. La nuit s'annonce plutôt... blanche.

Elle se décide enfin à rallumer son portable, qu'elle avait éteint à l'arrivée de Luc. Il a peut-être appelé, sait- on jamais.

Un message... Son cœur se serre.

«Julie, c'est Martin à l'appareil. Martin Plumois... Euh, rappelle-moi quand tu veux. J'ai le résultat des analyses pour la couverture trouvée sur ton patient. C'est assez étonnant... À bientôt... »

Elle regarde sa montre. Presque minuit. Il a dit « quand tu veux ». Elle compose son numéro de téléphone en tirant une longue, longue taffe pleine de sensations. La cigarette retrouve soudain son bon goût de tabac brûlant au fond de sa gorge. Quatre mille produits chimiques, dont la plupart viennent se fixer aux globules rouges de son sang pour lui saboter l'intérieur. Mais ce que c'est bon !

On décroche.

— Martin ? C'est Julie à l'appareil. Je te dérange ?

Un silence.

— Euh... Julie, ah oui.

— Tu m'as bien dit de rappeler quand je voulais, dans ton message. Alors, tu as les résultats pour le patient avec la couverture ?

— Les résultats, oui. Mais je ne suis pas au labo et...

— Tu peux quand même m'expliquer ?

— Oui, oui, bien sûr. Euh... Excuse-moi, je commençais à m'endormir. Donc... le sang présent sur la couverture est différent de celui de la personne qui portait la couverture.

Julie se félicite intérieurement de son acharnement. Elle a bien fait de réclamer le test.

— Bon travail !

— Merci. Mais j'ai bien plus intéressant à t'annoncer.

— Je suis tout ouïe.

— Ton patient catatonique est de groupe O, rhésus Rh+, ce qui couvre plus d'un tiers de la population. Mais pour les taches de sang sur la couverture, c'est une toute autre histoire...

Julie le sent perturbé. Il semble peser ses mots, chercher le moyen d'expliquer au mieux.

— Comment dire ? Euh... Pour faire simple, les globules rouges portent deux molécules, appelées A, B et une troisième molécule particulière, le facteur H, résultant de l'action du gène h. Plus de 99,99 % des individus possèdent ce gène h. Et le sang sur la couverture appartient à quelqu'un des 0,01 % de la population qui ne le possède pas.

Julie arrive au niveau de l'accueil. Rien de plus triste qu'un magasin d'aire d'autoroute en pleine nuit. Elle s'approche de la machine à café et glisse une pièce dans la fente.

— Génial.

— Ces sujets très particuliers sont dits de groupe sanguin Bombay. Un groupe sanguin ultrarare, tu l'as compris, il ne concerne qu'un individu sur trois cent mille. Dans notre cas précis, la dénomination exacte est phénotype Bombay, car le groupe est OH. Il existe aussi des para Bombay, c'est-à-dire AH, BH, ABH, enfin bref... En général ça a à voir avec l'hérédité. Un mauvais gène chez les parents, qui n'a aucune incidence réelle directe sur la santé ou l'état mental. Juste une anomalie génétique invisible.

— Et donc, coup de bol, en fouinant, on pourrait retrouver cette personne de phénotype Bombay ?

— Effectivement, ça limite grandement les recherches. Les Bombay sont normalement clairement référencés par la banque du sang, car ils ne peuvent recevoir du sang que par les Bombay eux-mêmes. Ils

sont très sensibles aux transfusions. Bref, s'ils se blessent et que le sang coule, ils sont mal barrés.

— Tu vas pouvoir me fournir un listing ?

— Euh... Demain. Demain ou après-demain, ça te va ?

— Très bien. Tu me tiens au courant...

— Attends ! Ne raccroche pas, je n'ai pas fini. Parce que c'est maintenant que ça devient plus retors.

— Une bonne nouvelle encore ?

— Est-ce vraiment une bonne nouvelle ? On n'a pas trouvé que du sang sur la couverture. Il y avait aussi des cellules vaginales, pas mal de débris de muqueuse utérine.

Les longs sourcils blonds de l'assistante sociale se froncent. Elle se rappelle l'aspect noirâtre du sang, comme de la terre.

— Tu es en train de me dire que... qu'il pourrait s'agir de sang menstruel ?

— Ce n'est pas « il pourrait », c'est du sang menstruel. Il est très ancien, il date probablement de plusieurs mois ou de plusieurs années. Je t'épargne les détails techniques.

Julie peine à assimiler les informations, où tout au moins à faire le lien avec le catatonique ramassé sous l'abri de bus. Face au silence de la jeune femme, le laborantin reprend la parole.

— Voilà, je crois qu'on a fait le tour de ce qu'on pouvait tirer de cette couverture.

— Merci, merci beaucoup ! Et rappelle-moi vite pour le listing, OK ?

— Très bien.

Julie enfonce le portable dans sa poche, et écrase sa cigarette à peine fumée sur son talon.

De plus en plus, elle pressent que, demain matin, le catatonique aura des choses à raconter, à Luc Graham ainsi qu'à elle-même.

25.

De la lumière jaillit, en pleine figure. Abrasion de la cornée. Une douleur de griffe sur la rétine.

Alexandre se cache le visage trop tard, Vatroce brûlure le dévaste. Plusieurs lampes très puissantes, fixées au plafond, sont orientées dans sa direction. C'est la première fois qu'il peut observer son environnement. Ses vêtements. Il porte une fine combinaison noire, uniforme, juste à sa taille.

— Ne vous inquiétez pas pour vos affaires. Votre pyjama, vos sous-vêtements sont dans un endroit sec et propre. Je les ai même lavés.

La voix est à peine audible, sûrement masquée par un tissu. La silhouette se baisse et glisse quelque chose sur le sol. Avec les ampoules en pleine figure, impossible d'en deviner la taille, la corpulence.

— Tomates, soja, soixante-dix grammes de pommes de terre et une pomme. Une ration adaptée à vos quatre-vingt-dix kilos. Vous n'aurez pas beaucoup d'activité mais vous ne grossirez pas. Je vous ai aussi mis un litre d'eau avec du sirop d'amandes, et un sac de litière de chanvre, pour vos besoins. Comme vous l'avez compris, pour uriner, c'est au fond.

Alexandre se redresse et se rue contre Vacier. Ses genoux, ses articulations anesthésiées par le froid, le torturent. Sa gorge flambe. Il peut deviner, derrière les barreaux, des rawry irréguliers, ¿¿es voûtes, Je grosses pierres rectangulaires. Le tortionnaire reste invisible à cause du contre-jour.

— Vows me laisser sortir de ce trou à rats. Immédiatement.

— Nourrissez-vous d'abord, les pommes de terre sont encore chaudes. Vous m 'en direz des nouvelles.

— Je m'en tamponne de vos patates, je n 'ai pas faim ! Laissez-moi sortir ou vous allez le regretter !

— Très bien. Je reviendrai dans quelques jours.

Il s'éloigne sans éteindre. Quelques jours. Pas quelques heures, non, quelques jours ! Puis il dit finalement :

— Mangez maintenant. Ou je pars sur-le-champ et vous ne me reverrez plus qu 'au moment de votre déshydratation, quand votre corps ne sera plus qu'une vulgaire éponge asséchée.

Alexandre contient sa rage, ramasse sa gamelle - un tupperware rectangulaire -, sa bouteille, ses couverts. Carton, plastique, évidemment. Il engloutit la moitié de l'eau aromatisée à l'amande, avale ses légumes et céréales à grosses bouchées. Les pommes de terre fument encore, ça fait tellement de bien dans l'estomac, un peu de chaleur. L'assaisonnement est parfait, ce connard sait cuisiner.

— Eh bien, quel appétit, pour un individu qui prétend ne pas avoir faim. Après cinq jours d'enfermement, c'est normal.

— Cinq jours ? Mais comment...

— Pourquoi faut-il systématiquement que vous mentiez, tous ?

Alexandre s'étrangle avec un morceau de patate, il tousse longuement, ses yewx s 'emplissent de larmes.

—Qui... Qui ça, tous ?

Pas de réponse.

— Qui êtes-vous ? Et cette femme, à côté ?

L'ombre marque un silence, s'immobilise.

— F vous a parlé ?

De l'autre côté du mur, c'est la terreur qui s'exprime :

— Non, non. Je vous jure que je n 'ai pas parlé. Je n'ai rien dit. Rien du tout. Rien, rien. Il ment. Ce type ment, je n'ai jamais parlé. Jamais, jamais.

La respiration du tortionnaire devient bruyante. Un souffle animal.

— Je m'occuperai de F, en temps et en heure. Votre dessert, maintenant.

La voix a changé, elle est plus dure, plus autoritaire encore.

— Pourquoi vous me retenez ici ? demande Alexandre.

— Pourquoi je vous retiens ici ? Parce que le mal est en vous. Et que je vais l'extraire.

— Mais vous...

— Mangez !

Alexandre se résigne, il sait que la résistance mène à la punition. F... Cette fameuse F meurt de trouille. Pourquoi la nommer d'une lettre, sinon pour la déshumaniser ?

C'est peut-être le sens de son crâne rasé, de la combinaison : l'assimiler à un objet. Un clone sans matière, une forme dans une prison. Une lettre de l'alphabet.

D'autres idées lui traversent l'esprit sur l'identité de son geôlier : tueur en série, psychopathe, sadique. Collectionneur...

Soudain, un flash surgit, à nouveau. Puis le déclic d'un appareil photo.

— Arrêtez ! Pourquoi vous me photographiez ?

— J'aime bien prendre des photos de mes prisonniers.

Encore des flashes. Bouillonnant de rage, Alexandre se rassied, croque timidement dans son fruit. Une pomme un peu acide, à la peau très dure et épaisse, comme celles que cueillait sa mère dans son jardin, à Grasse. Pourquoi ces souvenirs perdus lui reviennent en tête maintenant ?

Il y a bien plus important à régler, pour l'heure. Ce qu 'on attend de lui.

On l'a pris en photo. Un pervers sexuel. Un sadique. Un dégénéré mental qui le retient depuis déjà cinq jours... L'a-t-il drogué, hydraté, alimenté tout ce temps ?

Alexandre se réfugie au fond, à huit mètres des lampes. Sa main gauche, plaquée en visière, le long de sa joue, le protège un moment de la lumière agressive. Il en profite pour observer l'environnement. La paroi du fond se compose de grosses pierres blanches et de quelques pierres noires qui constituent la voûte. Cela ressemble à une grotte. Face à lui, dans le mur, de grosses entailles, démesurées. Et puis, ce froid naturel... Les murs latéraux, eux, sont artificiels, travaillés de main d'homme, en vieilles briques poreuses. Il voit aussi les anneaux, au sol. Plafond à trois mètres, minimum. Aucune fenêtre, pas la moindre chance de s'échapper.

La voix s'adresse à lui de nouveau :

— Je vois que vous observez votre lieu de vie ? Vous êtes à douze mètres de profondeur, la température est de onze degrés, en été comme en hiver.

Alexandre pense que ses oreilles vont éclater. Chaque parole de ce malade lui transperce les tympans. Douze mètres de profondeur ! Comment va- t-on le retrouver ?

— Ces pierres noires, dans la craie, sont des silex, ils constituent à moins huit mètres une couche isolante qui empêche l'humidité de descendre. J'ai limé les résidus qui traînent encore à notre niveau, pour éviter que vous vous blessiez. Quant à la craie, c'est un matériau extraordinaire. En plus de sa solidité due à la pression exercée à cette profondeur, c'est un isolant phonique parfait, si bien que lorsque les Néo-Zélandais ont creusé ici, personne n 'a rien entendu. Bref, vous ne serez pas ennuyé par les bruits de l'extérieur.

Alexandre croit halluciner. Douze mètres sous terre, onze degrés, des Néo-Zélandais... Dans quel enfer le retient-on ?

— Laissez-moi sortir, espèce de fumier !

— Il y a une phrase intéressante sur la liberté : on ne sait pas ce qu'elle représente, tant qu'on ne l'a pas perdue.

— Allez vous faire foutre !

Un murmure :

— Vous avez une très jolie femme.

— Qu'est-ce... Qu'est-ce que vous avez dit ?

— C'est incroyable, tout de même. Depuis le début, vous centrez tout sur vous, votre minable petite existence. Mais avez-vous pensé une seule fois à votre femme Carine et à votre fils Théo ? Vous les croyez chez vous, n 'est-ce pas ? A votre recherche, peut-être ?

— Arrêtez !

— Sont-ils seulement encore en vie ? Et si vous les aviez perdus, définitivement ? Vous vous sentez plus fort que moi, vous allez vouloir résister. Bientôt, vous comprendrez que vous ne pouvez rien, la déchéance psychologique va commencer, quoi que vous fassiez. Et les péchés, les mensonges ressortiront. Vous les avez baisés, eux. Vous êtes passé au travers. Mais moi, vous ne me baiserez pas.

— Vous vous trompez de personne ! Je...

— Je me trompe de personne ? Vous voulez voir les photos ?

— Quelles photos, bon sang ?

Un soupir.

— En tout cas, n'ayez crainte, je ne vous torturerai pas. L'usage de la force, de la torture physique est une technique misérable, qui ne mène à rien.

— Qui êtes-vous ?

L9ombre ne bouge pas, le ton reste incroyablement calme.

— Contentez-vous d'obéir. Votre souffrance en sera moindre.

La forme s'éloigne, laissant la lumière allumée. Collé aux barreaux, le prisonnier se met à vociférer et à l9insulter. Alors à gauche, plus en profondeur, s'élèvent des cris sinistres. Des hurlements, qui semblent venir de loin. Deux, puis trois, simultanément. D'autres humains, piégés dans le ventre de la Terre.

Alexandre aperçoit des lueurs blafardes et lointaines, sur la gauche. D'autres cellules qu'on a éclairées comme la sienne...

— Qui êtes-vous ? Répondez ! Répondez ! Qu 'est-ce qu 'il nous veut ?

Les cris cessent. Le silence. Infernal. Et la coupure de l'air glacial, sur chaque centimètre carré de peau.

Seigneur, combien sont-ils ?

Péniblement, les yeux irrités d'Alexandre perçoivent une enveloppe, glissée entre les barreaux. Méfiant, il s'en empare et retourne près de la rigole pour l'ouvrir, le dos tourné à l'entrée.

À l'intérieur, une lettre et un stylo.

Alexandre déplie le papier, il ignore si ses doigts tremblent de froid ou de peur.

Jamais il n'a lu une horreur pareille. Cela défie l'entendement.

Ce type est le pire des malades qui doivent exister sur Terre.

Alexandre jette le stylo contre un mur.

— Je signerai jamais ça, espèce de taré ! Va te faire foutre !

26.

Enfermé dans sa chambre, Luc Graham se redresse soudain, au milieu de la nuit.

Il sait. Il sait où il a vu le patient catatonique.

Il fonce vers l'étage de sa maison en allumant toutes les lumières. La peur de voir ressurgir l'homme cagoulé, derrière chaque porte, lui serre la gorge.

Armé d'un crochet, le psychiatre ouvre la trappe du grenier et tire sur la lanière reliée à une échelle télesco- pique. Elle descend d'un coup et manque de lui fracasser le crâne. Jamais réparée. Bon sang, il avait oublié.

Luc grimpe avec sa lampe torche, chaque marche franchie l'éloigné du présent et le plonge des années en arrière. Il hésite, ralentit, mais continue. Il finit par se hisser sur les bras, avant d'atterrir sur une épaisse couche de laine de verre. Ce simple effort l'a essoufflé. La cigarette, le manque de sport, de tout. Il courait sur la plage trois fois par semaine, avant.

Avant...

Sous la toiture, le vent siffle, la lumière de la lampe s'invite ici comme à l'intérieur d'un cercueil qu'on rouvre après de longues années. Il va pleuvoir, encore.

Lentement, Luc se redresse, ses jambes tremblent et peinent à stabiliser le reste de son corps. Non pas qu'il ait le vertige... Non, ce sont tous ces visages, qui se mélangent et l'obsèdent. Et le spectre de cet homme en cagoule...

Tout paraît mort. Pendant de si longues années, la poussière a envahi l'ancienne vaisselle, les valises pleines à craquer de guirlandes de Noël, les vieux lustres inutilisables précieusement conservés par Anne. Une véritable fourmi, Anne. « Les enfants s'en serviront, un jour ou l'autre. »

Un jour ou l'autre...

Luc baisse sa torche. Avancer dans un grenier, c'est remonter le fil de l'existence. N'importe qui peut y lire l'histoire d'une famille.

Ses pieds butent aussi dans des bouteilles vides. Après le drame, il picolait même ici, au grenier. Whisky, vodka, tout y passait. Il en reste même une de gin, à moitié pleine.

Luc reprend sa pénible progression vers les caisses, coincées sous deux grosses poutres. Il regarde devant lui, évitant le côté gauche, parce qu'il se souvient de la présence des jouets. Des sacs et des sacs remplis de poupées, de déguisements de carnaval, de voitures Majorette, de Power Rangers et de Big Jim... À mesure qu'il s'enfonce, les têtes se tournent vers lui, les prunelles de plastique se révèlent, les index le désignent et les bouches se mettent à crier. Luc suffoque, il se plie en deux. Le temps s'arrête, uniquement pour lui laisser le loisir de souffrir.

Quand revient la lumière, quand ses semelles touchent le sol du couloir de l'étage, Luc ignore combien de temps il a passé là-haut, mais les aiguilles de l'horloge ont tourné. Une heure du matin.

À l'aide du crochet, il rabat la trappe dans un claquement sec.

Luc serre entre les bras un lourd carton, et quatre autres reposent à ses pieds.

Les récipients de ses obsessions et de ses cauchemars. Des journaux, dont les pages ne parlent que d'accidents routiers.

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