— J'aidais mon père.
Alice observe l'horizon, puis les côtes qui se laissent deviner au loin : l'Angleterre. Ils dépassent les derniers quais, puis s'enfoncent de plus en plus dans le no man's land des industries chimiques et métallurgiques. Bitume, fumées, silhouettes grisâtres. Fred hoche lentement la tête.
— Ici, pas besoin d'aller au Liban. La misère, elle se trouve devant toi, à un ou deux pas seulement des beaux hôtels ou de la plage. Et à trente bornes de la terre promise, là-bas, dans la mer.
Fred s'engage le long du quai de la Loire. Sa passagère considère avec étonnement un groupe de trois étrangers comprimés dans une cabine téléphonique. Bonnets, gants, couches de vêtements bigarrés. Fred explique qu'ils se renseignent auprès de leurs passeurs, situés en Angleterre pour la plupart.
— Et c'est quoi votre...
— Arrête de me vouvoyer, s'il te plaît. Personne se vouvoie, ici.
— Désolée... Je te demandais, quel est ton rôle avec ces réfugiés ?
— En moyenne, ils restent en transit au moins trois semaines. Alors nous, les associations, on les aide au mieux. Repas, vêtements, douches, soins de première nécessité. On n'encourage pas le trafic ou l'immigration, mais on ne peut pas les abandonner, tu comprends ?
La fourgonnette se gare près d'un Algeco brûlé, le long d'une voie de chemin de fer envahie d'hommes et de femmes.
— On attend ici. L'endroit qu'ils appellent « The Cabin ». Bientôt, le repas chaud va être distribué par les bénévoles. Tous les réfugiés vont arriver. Je verrai bien si Samson se trouve parmi eux.
Il allume son vieil autoradio sur Nostalgie. Une chanson de Trenet, La Mer. S'il savait, Trenet, à quoi ressemble la mer aujourd'hui. Alice promène doucement ses doigts aux ongles courts sur la vitre.
— J'aimerais faire ce que tu fais. Aider les gens...
— Je n'œuvre pas que pour l'association, je bosse aussi à l'hôpital de Calais.
— T'es médecin ?
— Agent d'entretien. Tu sais, les mecs qui nettoient les bureaux et la merde des gens quand tout le monde dort... Comme partout, il y a ceux qui tondent le gazon et ceux qui jouent au golf dessus. Devine de quel côté je me trouve.
Pensif, Fred se roule une cigarette.
— C'est quoi ton problème exactement ? Enfin, je veux dire, ces pertes de mémoire ?
— Je n'en sais rien.
— Tu peux te confier à moi. J'ai l'habitude d'en entendre des vertes et des pas mûres, je suis un peu l'oreille de la dernière chance, si tu veux. Et ça ne date pas d'aujourd'hui.
Les lèvres d'Alice ne se desserrent pas. Fred la pousse dans ses retranchements.
— J'ai lu des romans psychologiques, des témoignages. Chaque fois qu'on évoque un psy, on rattache ça aux problèmes liés à l'enfance. Moi, mon père, il me collait des tartes comme tu ne peux même pas imaginer.
Il se frotte l'avant-bras gauche, traversé d'un frisson, avant de reprendre :
— Écraser des brames d'acier chez Usinor à longueur de journée, ça devait ratatiner sa cervelle d'ouvrier. Mais ça ne m'a pas posé de soucis particuliers en grandissant. Enfin, je crois. J'ai l'air sain et équilibré, non ?
Les iris d'Alice appellent la lumière, elle ne veut pas que Birdy revienne, bondisse dans ses tempes, l'enveloppe de ses griffes. Elle se rétracte encore, Fred remarque ce repli prononcé.
— T'as du mal à parler de ton père ou de ton enfance, c'est ça ?
— Je ne sais pas.
— Il te punissait ?
Elle hésite et réplique d'un ton qui semble sincère :
— Pas souvent. Mon père nous disputait de temps en temps, mais il n'a jamais frappé personne.
— T'as bien de la chance. Moi, avec mon père, c'était le contraire. Il frappait sans disputer.
Alice détourne la tête vers la vitre passager. Sur les rails, le pont, la berge, s'agglutinent des silhouettes, regroupées par origine. Afghans, Africains, Irakiens,
Iraniens. Alice se souvient de la pauvreté de certains villages d'altitude du Pérou. Les seules vacances avec son père. L'éternel combat pour la survie, la marche vers l'avant, sans plainte, avec l'espoir d'un lendemain meilleur. La misère est partout pareille, ici ou ailleurs.
— Tu veux savoir pourquoi j'ai quitté la ferme ?
— Explique... Enfin, si tu veux.
— J'avais besoin de voir un psychiatre, ça venait de loin en moi, de la même façon qu'on ressent un danger quand on se réveille brusquement en pleine nuit. Je sentais que la ferme, c'était comme des barreaux qui m'emprisonnaient, m'écrasaient, et que rien n'irait jamais mieux en restant là-bas.
— Tu sais pourquoi ?
— Non, voilà le plus étrange. J'éprouvais juste le besoin de partir, de m'éloigner de choses qui me faisaient peur.
— Quel genre ?
— C'est stupide... L'étable avec ses vaches, la grange... Je...
Elle hausse les épaules.
— Pour la grange, j'étais persuadée qu'il se cachait quelqu'un à l'intérieur, une sorte de croquemitaine qui me voulait du mal. Birdy. Mon père essayait de me rassurer, de me dire qu'il n'existait pas, mais ça ne marchait pas.
— Le coup du croquemitaine, c'est classique chez les enfants. Moi, il s'appelait Vhomme noir. J'ai toujours eu peur de la lucarne de ma chambre, parce que parfois, on y voyait son visage.
— Sauf que moi, à vingt-cinq ans, j'en cauchemarde encore.
Un silence. Fred tente de la rassurer :
— Je ne suis pas l'abbé Pierre, mais je te le dis : si t'as envie de bosser, de changer d'air, on a besoin de bras.
— Vrai ?
— Oui, vraiment. Ça te brancherait ?
Elle lui sourit franchement.
— Évidemment !
— Tu toucheras des cacahouètes, mais tu seras nourrie, et logée chez moi si tu veux, tu pourrais larguer ton appart, comme ça. Et surtout, tu pourras aider les gens. Bonne thérapie, non ? La misère, c'est pas particulièrement gai, mais ça fait tellement de bien de faire du bien, de partager un morceau de pain et de découvrir que la réalité du monde ne se limite pas à la France.
Pour la première fois depuis longtemps, Alice se sent détendue. Sans doute parce que la voix de Fred est douce et qu'elle retrouve dans son regard une présence apaisante.
Dehors, une autre camionnette vient de se garer. Deux hommes et une femme en jaillissent, chargés de marmites fumantes. Les ombres se rapprochent.
Fred tend l'index.
— Mince, Samson se planquait là-bas, derrière l'Algeco ! T'as du bol ! Amène-toi !
Ils traversent la route en courant et se mêlent aux autres. Ces silhouettes errent ici entre deux mondes, dans des limbes où régnent la fatigue, le vol, les bagarres, la peur. Après avoir salué ses amis bénévoles et des têtes connues parmi les réfugiés, Fred se dirige vers l'Érythréen. Samson porte un gros sac à dos et de solides chaussures aux pieds. Un bonnet recouvre son crâne d'ébène. Il a les yeux un peu jaunes, signe d'une mauvaise santé.
Il lance un regard méfiant en direction d'Alice et salue Fred. Le bénévole prononce quelques phrases en anglais, puis se recule d'un pas, laissant la jeune femme face à ce grand Noir intimidant.
— Alors ? Pose-lui tes questions !
Alice fixe ses chaussures.
— Je... Je ne parle pas anglais. Pas un mot.
— Tu plai... Non, tu ne plaisantes pas... D'accord, tu ne parles pas anglais. Tu as discuté avec lui pendant deux jours, mais tu ne parles pas anglais... OK, OK... Et tu veux que je lui demande de quoi vous avez causé, je suppose ?
Alice hoche la tête. Des femmes - afghanes - la doublent avec un bol de soupe, des saucisses, un quignon de pain et s'éloignent sur les rails. Fred se met à jouer les interprètes et relate les propos de Samson.
— Il t'a beaucoup parlé de son pays, de son voyage sans fin, il t'a raconté qu'il allait rejoindre le Canada, après une pause en Angleterre. Il part ce soir, d'ailleurs, nous ne le reverrons plus. Il a quitté son pays à cause de la guerre, il...
— Et moi ? Je lui ai parlé de moi ?
Fred pose la question, puis essaie de mémoriser et de retranscrire au plus juste.
— Tu lui as parlé de ton chien, d'une femme dans un fauteuil roulant. Ta mère ?
Alice acquiesce, perdue. Le jeune homme au bandana se tourne de nouveau vers Samson. Il continue son monologue, et Fred incline la tête sur le côté, les sourcils froncés.
Quand il se retourne, il tient quelque chose dans la main. Une photo. Alice se penche légèrement.
— Quoi donc ? Qu'est-ce que c'est ?
— C'est... toi qui lui as donné ce fameux souvenir, pour lui souhaiter bonne chance.
Soudain, une incroyable tornade humaine balaie la petite place près du quai. Les réfugiés fuient en criant, disparaissent dans le chaos. Une fumée blanchâtre investit les lieux, efface le ciel. Les bénévoles remballent en urgence leurs marmites à moitié pleines. On tousse, on pleure, on court. Lacrymogènes. Une voix, dans un mégaphone : « Don 't stay here ! Forbidden ! »
Dans le flou, Alice sent une main se resserrer autour de son poignet, elle se met à hurler.
— C'est moi ! s'écrie Fred sans la lâcher. On dégage, allez, cours !
La jeune femme inhale la fumée à pleins poumons, ses yeux lui piquent, elle se rétracte en boule et Fred est obligé de l'arracher du sol.
— Suis-moi !
La route, les coups de klaxons, les portières des voitures de police et des fourgons de CRS qui claquent, tout s'embrouille. Alice ne voit plus, sa gorge lui brûle, elle perçoit juste les trémolos du moteur et quand elle rouvre les yeux, elle est sur le boulevard, près de l'église Notre-Dame. Fred lui caresse la joue où coulent des larmes.
— Ça va mieux ?
— Que s'est-il passé ?
— Tu ne te souviens de rien ? Les lacrymos ? Notre fuite ?
— Non, rien. Rien du tout.
— L'un de tes trous noirs ?
— J'ai mal, Fred, je...
Fred se gare en urgence, brise une ampoule de sérum physiologique entre ses doigts et la déverse dans les yeux d'Alice, gonflés et rouges.
— Ne bouge pas. Cligne des yeux, ça va passer. Ma pauvre. Les lacrymos, tu sais même pas ce que c'est, hein ? Bienvenue dans le monde merveilleux de la réalité.
— Samson...
— C'est terminé, on ne le reverra plus.
Des larmes de sérum perlent sur les joues d'Alice.
— La photo. Donne-moi la photo.
Fred redémarre, met son clignotant et disparaît dans une rue à sens unique. Il a bien encaissé le déluge chimique, ses yeux ne pleurent pas et sa voix demeure claire. Il sort le cliché de sa poche et le lui tend.
— C'est la femme qui a passé les deux jours chez moi.
Sa voix change, devient plus grave.
— Qui es-tu, toi ?
Alice s'empare du cliché. Dessus, une femme se tient droite, le menton légèrement relevé. Cheveux noués en chignon, veste claire, écharpe mauve, pas de lunettes. Alice sent que des gouffres s'ouvrent sous ses pieds. Tremblante, elle retourne la photo.
Sur la face vierge est inscrit, d'une écriture fine : « Dorothée Dehaene, photo du 14 mars 2007 ».
Alice se sent aspirée instantanément dans un trou vertigineux. Elle se recroqueville sur son siège, avec l'impression que son cerveau va lui transpercer le crâne. Ça y est, elle tombe. Ses organes se compriment, cherchent à fuir son corps. La trachée se bloque, l'atmosphère tout entière transite par ses poumons.
Alors, le bruit de la circulation, le grondement du moteur, les vibrations, tout s'efface.
Trou noir.
15.
À l'hôpital Salengro, Mirabelle Breux s'approche du pied droit de Claude Dehaene, chasse les draps blancs et se met à le masser délicatement. Claude en ferme les yeux de bonheur.
— Bon Dieu, Mirabelle, c'est tellement bon. Dire que t'as attendu tout ce temps avant de venir me voir.
— Tu sais que je n'ai pas toujours le choix.
Claude jette un œil vers la porte fermée et baisse les
paupières. Enfin, il n'a plus le sentiment de se trouver dans un cachot aseptisé. La chaleur de ces mains, leur douceur, le rituel du massage...
— Je suis vraiment pressé d'être ce soir. De pouvoir ficher le camp d'ici. Puis demain après-midi, d'aller chercher ma femme à Berck et de passer le week-end avec elle. Tu passeras nous voir tous les deux, hein ? Promis ?
— Si j'ai le temps. J'ai beaucoup de travail, tu sais bien. Toi, tu pourrais passer me rendre visite, de temps en temps. Deux ou trois kilomètres à marcher dans les champs, ça ne va pas te tuer.
Claude soupire, il enfonce ses doigts rugueux dans la chevelure désordonnée de la jeune femme et lui caresse l'arrière du crâne.
— Étrangement, je te sens... distante. Qu'est-ce qui ne va pas ?
Mirabelle se relève et, tournant le dos à Claude, rencontre son reflet sur la fenêtre. Elle y observe ses yeux noirs, ses lèvres charnues, ses joues rebondies couvertes de taches de rousseur, ses courts cheveux auburn.
Elle prend un ton de reproche.
— C'est quand même moche, ces blessures avec le couteau. J'ai discuté avec le médecin, et il n'a pas vraiment eu la même version que la tienne. Tu ne t'es pas juste blessé, selon lui. Pourquoi t'as fait ça ?
Claude se lève et se dresse derrière elle. Il n'est pas grand, elle le dépasse de quelques centimètres. Il pose ses mains sur ses épaules.
— Tu viens de moins en moins me voir, Mirabelle. C'est ça, le vrai problème... Tout a tellement changé depuis le départ d'Alice. C'est comme si ma petite famille avait éclaté. Elle me manque tellement.
Mirabelle se retourne, les poings serrés. Elle a un bref mouvement de tête vers l'arrière.
— Me cause pas d'elle. Si Alice a quitté ta ferme, ainsi soit-il. Alice fait ce qu'elle veut, je fais ce que je veux, on fait tous ce qu'on veut, d'accord ?
— J'ai peur, Mirabelle, quand elle est loin de moi, et quand toi aussi, tu es loin de moi. J'ai peur que tu te blesses, que tu...
— Je ne me blesserai pas, je ne me suis jamais blessée. Toi, tu devrais veiller davantage sur toi. Ce n'est pas moi qui suis à l'hôpital.
Claude lui caresse le visage, l'embrasse sur le front comme un père embrasserait sa fille.
— J'aimerais bien parler à Dorothée. J'ai l'impression qu'elle trame quelque chose, et je n'aime pas ça.
— Je ne sais pas où elle est. Je ne la suis pas partout, si tu veux savoir.
Claude s'éloigne de Mirabelle et marche dans la chambre, le long des murs. Le téléviseur diffuse un film de Victor Fleming, Dr Jekyll et Mr Hyde. Claude s'attarde sur la scène où le docteur Jekyll vient au secours d'Ivy Parsons, une prostituée maltraitée par un voyou. Il se retourne brusquement vers Mirabelle.
— Toi aussi, j'ai l'impression que tu trames quelque chose. Contre moi. Tu ne me trahirais jamais, j'espère ?
Mirabelle se laisse absorber par les images en noir et blanc du film, afin de cacher sa contrariété.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Des choses que tu aurais pu révéler au psychiatre Graham. Des détails sur l'intérieur du petit monde d'Alice.
Mirabelle frissonne. L'intérieur du petit monde d'Alice... Elle déteste quand il emploie cette expression. Il recentre toujours chacune de ses conversations sur Alice, quel que soit le sujet. Même loin de lui, elle continue à l'obséder.
— Non, non, jamais. Pourquoi tu dis une chose pareille ?
— Parce qu'il se passe des choses bizarres, depuis quelques jours. Je sais que Dorothée le voit, elle aussi. Et qu'elle raconte des choses qui sont fausses. Mais toi, toi, Mirabelle, tu ne le vois pas ce psy, quand même ?
— Bien sûr que non.
Mirabelle, crispée, regroupe ses mains devant elle. Claude est l'homme le plus gentil du monde, mais il est capable de sombrer dans une colère noire en une fraction de seconde.
À présent, il lui serre fortement les poignets. Puis il approche ses lèvres à deux centimètres des siennes.
— Et pourquoi j'ai soudain l'impression que tu me mens ? Tu sais comment on punit le mensonge ?
— Je te jure que je ne te mens pas.
Claude s'éloigne, se fige dans le coin opposé de la chambre, son visage disparaît dans l'ombre.
— Je l'espère bien. Parce que tu sais ce qu'il pourrait arriver, Mirabelle ? À toi, comme aux autres ?
La jeune femme se frotte vigoureusement les épaules, elle aimerait bien sortir prendre l'air. Le ton de Claude est devenu froid, incisif. Elle court dans la salle de bains et se passe de l'eau sur le visage. Elle se regarde dans le miroir. Quand elle se retourne, Claude se tient derrière elle.
— Ramène-moi Dorothée ici, et vite...
Seule chez elle, dans le bureau de son ex-mari, Julie sirote un jus de tomates devant son ordinateur. Dans cette pièce qui sent encore la cigarette, est disposé le minimum vital : PC portable, fauteuil à accoudoirs, petite lampe à pied et un cendrier qu'elle n'a pas encore rangé. Philippe aussi fumait, beaucoup trop.
Ses recherches sur Internet ne la mènent pas à grand- chose. Plus de quatre cents « Blanchard » dans le Nord- Pas-de-Calais, à condition que le nom soit correctement orthographié et que ce soit bien ce qu'ait prononcé le catatonique. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Elle se résigne enfin et abandonne. Après tout, il y a ce fameux produit miracle, le Rivotril. Demain, il leur livrera ses secrets.
Julie se lève et se rend dans sa chambre. Il est près de 17 h 30, il est temps de se préparer pour le resto de ce soir. Elle a triché en regardant sur le web les caractéristiques du restaurant. Une étoile au Guide Michelin, décor sobre, grands vins à la carte. Contrairement à son ex, Luc ne fait pas dans la demi-mesure.
Indécise devant sa garde-robe un peu désuète, elle opte finalement pour un fourreau noir, qui enveloppe sa silhouette sans pour autant la mouler. Elle choisit ensuite une paire d'escarpins sobres, assortis à son sac à main. Désirable, mais pas provocante. Luc Graham est marié, elle n'est pas là pour l'allumer ou pour l'histoire d'un soir. Son cœur a déjà été suffisamment brisé.
Brushing, parfum, rouge à lèvres plutôt foncé, elle se sent belle, cela lui fait du bien. Avec sa nervosité croissante, l'envie de fumer arrive. Elle se précipite sur son paquet de chewing-gums au citron. De quoi vont-ils parler ce soir ? Elle ne connaît absolument pas Luc Graham en dehors de l'hôpital mais elle pense cerner le bonhomme : acharné au travail, réticent au monde moderne et légèrement maladroit avec les femmes.
Julie va, vient, sans plus savoir quoi faire. Bien trop impatiente, elle décide de partir maintenant. Il est tôt, mais elle va en profiter pour boire un verre, en attendant. Un petit Martini blanc, histoire de se mettre en confiance. Elle est capable d'affronter des types bourrés de cent vingt kilos ou des familles armées de haine, mais Luc Graham, c'est différent. Avec ses yeux bleu gris pénétrants, il dégage un calme intérieur et une aura qui vous hypnotise.
Au moment où elle prend ses clés de maison, son portable sonne. L'écran indique « Thierry Bosquet », de la police judiciaire de Lille. Elle s'empresse de décrocher. En début d'après-midi, elle lui a demandé de voir si un individu du nom de Blanchard ne faisait pas partie du fichier des personnes disparues.
Il n'a rien trouvé...
Malheureusement, et heureusement pour l'homme au profond regard bleuté.
Luc termine de se préparer dans sa salle de bains. Avec précaution, il veille à ce que les boutons de sa chemise soient correctement fermés, surtout au niveau des poignets. Autour de lui, ça sent le Fahrenheit, une eau de parfum que lui avait offerte Anne. Heureusement, le parfum ne se périme pas. Il s'évapore...
Dans la petite pièce carrelée, une voix résonne, envoûtante, celle d'Alice. Un autre vieux magnétophone débite les souvenirs de la jeune femme. Luc se souvient parfaitement de ce moment de la thérapie. Alice commençait à prendre confiance, elle venait avec une plus grande assiduité et se livrait plus facilement.
— ...Et puis papa, il refusait que je voie un docteur spécialisé, il n'a jamais voulu.
— Pourquoi ?
— Pour lui, un psychiatre, ça traite les attardés mentaux, les débiles, ça les met dans des endroits dont on ne sort jamais. Il disait que seul Dieu doit guider, sans drogues, sans traitements abrutissants, sans qu 'on prive de la liberté de penser, et gnagnagna. À force de me surprotéger, il m'a perdue.
— Il était très catholique, à ce que vous m 'avez raconté. Lui est-il arrivé de ne pas prier, certains jours ?
— Non, jamais. Parfois, il priait même plusieurs fois par jour. Il priait pour moi, pour maman. Pour Dorothée, Mirabelle, tout le monde... Il aime Dieu, et il voulait que tout le monde s'aime. C'était tellement... primaire, cette façon de penser.
— Est-ce qu 'il vous croyait en bonne santé ?
— Il voulait s'en convaincre, je pense. Il n'arrêtait pas de me faire apprendre des détails scientifiques, par exemple. A quelle vitesse court un lapin, la position et le nom des étoiles dans le ciel, la vitesse d'une balle de fusil, le cycle des saisons, le brassage génétique, l'informatique. Il s'abonnait à un tas de revues, me forçait à les lire. Des choses que les autres enfants n'apprenaient pas. Il s'acharnait, et était fier de moi quand je récitais. Il disait à maman : « Regarde comme notre fille est intelligente. » Mais maman, bien sûr, elle ne répondait jamais... Il me poussait à dessiner aussi, en permanence, parce que j'étais vraiment douée.
— Et Dorothée ? Était-elle obligée d'apprendre, elle aussi ?
— Non, il la laissait tranquille, il l'ignorait la plupart du temps... Elle ne savait pas dessiner, de toute façon. Par contre, elle ramenait des bonnes notes en maths et dans un tas de matières. Moi, je suis nulle en maths.
— Vous vous souvenez de vos cours de maths ?
— Non. Ni les maths, ni l'histoire...
— Vraiment aucun souvenir ?
— Absolument aucun. Je ne pourrais même pas vous citer le nom de mes professeurs.
— J'ai encore deux questions pour aujourd'hui, Alice. Pourquoi votre père vous a laissée voir un psychiatre, puisqu 'il était contre ?
— Avant de venir ici, j'étais au bord du gouffre, il n'a pas eu le choix... Parce que sinon, sinon...
— Vous vous seriez fait mal ?
— Je crois, oui.
— ... Et ma dernière question. Vous savez pourquoi il m'a choisi, moi, pour vous soigner ?
— Absolument pas. Sûrement parce que vous êtes un bon psychiatre. Le meilleur...
Le meilleur psychiatre... Luc stoppe le magnétophone dans un soupir. On frappe soudain à la porte.
— J'arrive !
Il déverrouille, ouvre dans un même geste. Ses yeux se creusent de surprise.
— Salut, doc... T'es tout beau, dis donc.
Face à lui, dans l'embrasure, se dresse une jeune femme. Veste grise, écharpe mauve, cheveux regroupés en chignon.
— Do... Dorothée ?
Dorothée Dehaene s'invite à l'intérieur et claque la porte d'entrée derrière elle. Elle s'allume une cigarette, enroule sa main autour de son Zippo. Dehors, le temps a changé. La pluie frappe le bitume, formant de petits cercles irréguliers.
— Tu peux pas savoir comme c'est pénible de taxer des cigarettes dans la rue, surtout quand il pleut. C'était bien plus simple au lycée. Les mecs du bahut, ils refusaient jamais, tu devines bien pourquoi. Filer une cigarette, c'était déjà avoir une main dans la culotte. T'as un coup à boire ?
— Que voulez-vous ?
Elle part s'installer dans un fauteuil, comme si elle était chez elle. Graham reste figé.
— Excusez-moi, Dorothée, mais je dois y aller, là.
Elle souffle sa fumée de cigarette par le nez, d'un air impatient.
— Bon, maintenant, les choses sérieuses. J'ai découvert un truc, dans la douche de l'appartement d'Alice. Un truc bizarre...
Luc Graham s'éloigne, regarde par la fenêtre, baisse les stores et allume un halogène.
— Quel genre de truc ?
Dorothée se relève. Devant un miroir, elle rejette une mèche brune vers l'arrière, puis fait claquer ses longs ongles vernis. Elle se retourne brusquement et écrase sa cigarette dans un cendrier à pied.
— Quel genre de truc ? Un chemisier plein de sang.
Le cœur de Luc fait un bon dans sa poitrine.
— Vous plaisantez ?
— J'ai l'air ? Mon père est au CHR de Lille, hôpital Salengro. Il sort ce soir ou demain. À ce qu'il a raconté aux médecins, il se serait fichu deux coups de couteau dans la poitrine en tentant de se suicider. Le soir même de l'expérience au CNRS.
Luc Graham marque sa stupéfaction. Il se rappelle les propos de Julie. Le type suicidaire. C'était lui, c'était Claude Dehaene.
— Mince. C'est pas vrai.
— Il est persuadé que c'est moi qui l'ai agressé. Qu'est-ce qui s'est passé, au CNRS ? Qu'est-ce que tu as fait à ma sœur ?
— Alice s'est sentie très mal après le test des stimuli, à la limite de l'évanouissement. Je n'ai pas réussi à lui parler, elle s'est renfermée. Elle a traversé le labo, est passée devant l'accueil, et s'est sauvée en voiture en me plantant sur place. J'ai essayé de la joindre pendant deux jours, sans succès. Mais la nuit dernière, elle a laissé un message sur mon répondeur, ça m'a rassuré.
Il plisse les yeux.
— À votre avis, c'est Alice qui a fait cela ?
Dorothée continue à faire claquer ses ongles.
— C'est peut-être bien Birdy. Celui que tu as fait ressortir de sa tête au CNRS. Je te l'avais dit qu'il était agressif.
Luc la fixe avec intensité.
— Je ne retrouve pas le DVD des tests, ni les photos que j'ai prises de vous, d'Alice, de mes autres patients... Après le CNRS, le soir, quelqu'un a pénétré chez moi.
— Qu'est-ce que ça veut dire ? Que tu me prends pour une voleuse ? Et pourquoi pas Alice, plutôt ?
— Elle ignore où j'habite. Vous, je sais que vous m'observez, que vous traînez devant chez moi, dans mon jardin, très souvent. Vous devez arrêter de me surveiller, Dorothée. Cela ne sert à rien.
La jeune femme s'approche et le fixe dans les yeux.
— Si, ça sert à savoir ce que tu trames avec ma sœur...
Luc Graham soupire.
— Tout ce que je veux, c'est la guérir.
Dorothée va, vient. Son visage exprime à présent de
l'inquiétude.
— Tu sais, mon père, il ne veut pas d'ennuis avec la police, ni que des yeux étrangers entrent à l'intérieur du petit monde d'Alice. Alors, il ne dira rien. Mais quand il va sortir de l'hosto, il risque de régler des comptes. Surtout avec toi. Je crois que mon père ne t'aime pas vraiment. C'est le moins qu'on puisse dire.
Elle lui lance un regard sombre.
— Tu dois me rendre mon journal intime. J'ai peur que tout cela finisse mal, et je ne veux pas de problèmes. J'arrête tout, j'arrête de me cacher. J'en ai ras le bol.
Luc se frotte vigoureusement le front. Contrairement à Alice, Dorothée est une personnalité brûlante, à prendre avec des pincettes.
— Vous ne pouvez pas me lâcher maintenant, on doit aller au bout. Pour vous et pour Alice. On y est presque, Dorothée.
— Mon journal, j'ai dit.
Luc s'approche de son tiroir et lui tend un tas de feuilles. Dorothée serre les mâchoires.
— Des... Des photocopies ? Mais je me fiche des photocopies ! Donne-moi l'original !
— Je ne l'ai pas ici, il est au cabinet.
Il lui pose une main sur le dos, l'incitant à se diriger vers la porte.
— Écoutez, Dorothée, je promets de revenir vers vous très bientôt. J'ai trouvé le moyen de parler de votre existence à votre sœur sans la détruire plus encore. Mais on fait ce qu'on a dit, on va au bout. Et quand Alice aura retrouvé ses souvenirs, tout ira bien.
Elle pointe un index menaçant.
— Fais attention, d'accord ? Je n'aime pas beaucoup Alice, mais la voir comme ça, complètement paumée, je peux pas. C'est ma sœur.
Et elle disparaît, pareille à elle-même : droite, fière. Sa voiture démarre en trombe.
Une fois seul, Luc récupère l'écharpe mauve qu'elle a oubliée et plonge le nez dans la laine. On dirait que le monde entier se met sur son dos. Si Dorothée et Mirabelle prennent peur, le chemin vers la guérison sera compromis. Un an de thérapie, qui pourrait s'évaporer.
« Je crois que mon père ne t'aime pas vraiment. C'est le moins qu'on puisse dire. » Luc se sent mal à l'aise. Il n'a jamais rencontré Claude Dehaene mais il a beaucoup entendu parler de lui. Et il sait que tout le monde devrait craindre cet homme.
18.
Toujours en colère, Dorothée s'arrête brusquement en pleine campagne, se gare sur le côté et considère les feuillets étalés sur le siège passager. Son journal intime, le résumé de trois années de sa vie. Elle regrette tout, elle regrette sa rencontre avec Luc Graham, elle regrette ses paroles sur son père et la vie à la ferme.
Elle se sent perdue. Jamais elle n'aurait dû confier son journal à Graham, et se dévoiler ainsi à lui. Si son père venait à apprendre l'existence de ces écrits et les secrets qu'ils renferment, alors...
Elle récupère son briquet sous le siège, rassemble les papiers en un tas, sort de la voiture et s'éloigne un peu. Encore des choses à brûler. Décidément.
Elle porte la flamme sous le paquet, qui s'embrase dans un souffle. Chaque papillon brûlé qui s'envole lui fait penser à sa propre vie. Elle aurait tant aimé partir, comme eux, rejoindre les lumières de la ville. Elle a l'impression d'avoir tout manqué, tout le temps.
Elle allume sa dernière cigarette, obtenue au hasard de la rue. Voir ces copies disparaître en fumée la rassure, mais il reste les originaux dans le cabinet du psychiatre. Il faudra les récupérer très vite. Son père lui fait toujours peur. Même à l'hôpital. Même si on venait à l'enfermer au fin fond d'un cachot, il serait toujours là.
Alors qu'elle s'éloigne, le feu dévore les traces de son passé.
Le papier noircit, et l'on peut encore y lire, au hasard de deux pages qui, dans quelques secondes, n'existeront plus :
7 juillet 1995
Cher journal,
Oh là ! Je remarque que mon dernier article remonte à début mai ! Me suis-je absentée si longtemps ? Ne t'inquiète pas, je vais me rattraper. Quand on a presque treize ans, il y a tant à raconter, et j'ai si peu de temps pour le faire !
Papa marche beaucoup sur le terrain, il compte, calcule, prend des notes. J'ai fouillé un peu, j'ai découvert un plan, dans la poche de sa veste de chasseur. Il veut construire une étable, pour deux vaches qu 'il ira bientôt acheter au marché. Je crains que notre maison ne se transforme en véritable ferme. Ah, il a aussi la folie des achats, papa, en ce moment. Un congélateur tout neuf, une nouvelle télé et puis un de ces nouveaux téléphones avec des touches, c'est génial. Avec l'accident de maman, il a expliqué que de l'argent allait rentrer, tant mieux pour nous tous, j'aurai peut-être droit à un nouveau vélo.
Parlons de maman, justement. C'est souvent papa qui se rend seul dans le centre de rééducation, là-bas, très loin, à Berck-sur-Mer. Presque trois ans, déjà... Moi, je n'y suis allée que très rarement, parce que je ne peux pas. J'ai trop mal pour maman. Tu verrais ses yeux, cher journal ! Ça fait comme les yeux d'un crocodile qui attend sa proie, et le crocodile, on dirait qu'il est empaillé. Oui, c'est ça. Maman est une empaillée vivante. Eux, ifa disent « emmurée vivante ». J'ai eu très peur. L'autre fois, a bougé ses pupilles de manière effrayante. Le docteur; il dit qu 'il peut exister des mouvements anormaux, ses yeux ont bondi comme des balles de ping-pong dans ses orbites. Brrr...
Bientôt, maman va venir passer les week-ends à la maison, ça c'est cool. En allant au centre, je lui ai aussi demandé si elle était contente de revenir bientôt chez nous. Elle a battu deux fois des paupières, très, très difficilement, avec beaucoup de temps entre les deux. Deux fois, ça veut dire non, à ce que j'ai compris. Papa dit que c'est deux oui. Oui, oui. Il m'a aussi expliqué que maman avait perdu des choses avec sa chute, il appelle ça « une altération de sa capacité de jugement ». D'ailleurs, maman n'arrive pas à communiquer avec l'orthophoniste, les muscles de ses paupières posent problème, il paraît. En plus, on dirait que leur alphabet, elle n 'y comprend rien. Pas terrible, terrible, quoi... Maman, elle a plus toute sa tête, tout le monde le dit... C'est tant mieux pour elle, elle souffre moins, comme ça. Des fois, les Locked-in Syndrom, les LIS comme on dit, restent dans des centres, toute leur vie. Mais les médecins, ils pensent que papa est capable de s'occuper d'elle. Il va là-bas presque tous les jours. Forcément, ça, les docteurs, ils en tiennent compte.
Tu as compris, je déteste l'endroit où ils la retiennent, je déteste quand ils aspirent ces trucs dans sa gorge parce qu 'elle avale mal, je déteste tous ces malades, je déteste aussi papa parce qu 'il m'engueule chaque fois que je lui dis que je voudrais être journaliste, comme lui avant. J'ai retrouvé ses articles qu'il garde cachés au fond de la grange, sous une couverture. Papa, il a voyagé aux États-Unis, en Afrique, en Pologne, ei dans un tas d'autres pays où il a appris plein de choses sur les gens et leurs traditions. J'ai aussi trouvé ses vieux appareils photo, ils marchent encore vraiment bien, on dirait! Papa, je crois qu 'il garde tout, comme une petite souris.
Oui, journaliste, c'est ce que je veux faire. Je veux voyager. Mais regarde mes mains, toutes les ampoules ! Pour me punir de vouloir faire comme lui plus tard, il me force régulièrement à éplucher des patates. Heureusement, la plupart du temps, Alice prend le relais et termine. J'aime bien Alice quand elle fait ça. Je la défends à l'école quand on l'embête, et elle me protège de papa. C'est un marché qui me va bien.
Je te laisse pour aujourd'hui, mon cher journal. Je ne sais pas quand je te reverrai. Tu le devines, il y a encore des choses qui m'échappent, ici-bas...
Et une deuxième feuille, qui elle aussi se transforme en papillon noir... Dorothée a un peu plus de treize ans...
5 novembre 1995
Parlons de Mirabelle, notre lointaine voisine (deux ou trois kilomètres à travers des champs pleins de boue). Elle n'est vraiment pas belle, mais elle est quand même intelligente. On dirait un bonhomme de pâte à modeler d'Alice, tu sais, le moche ? Une tête ronde, avec de grosses joues, posée sur un corps raide, solide comme un roc. Je ne te parle même pas de ses vêtements, des vêtements de bouseuse. Mirabelle, Don Diego l'aime beaucoup, il n'arrête pas de lui faire des câlins. Mais il aime tout le monde, Don Diego, tu parles d'un chien de garde ! Papa l'épuise tellement le matin qu 'il dort le reste de la journée, ce sac à puces. Moi, cette Mirabelle ne me dérange pas, à vrai dire. Elle est toujours contente. Ça, papa adore, il éclate souvent de rire avec elle. Mirabelle Breux, qu'elle s'appelle.
En fait, c'est pour Alice que je suis la plus triste, depuis l'arrivée de Mirabelle. Elle n'a pas l'air de prendre la chose très bien, elle se plaint de plus en plus d'oublier les choses mais elle ne dit rien, surtout pas à papa. À moi, elle le dit. Je sais que Mirabelle la perturbe encore plus, que ce n'est pas pour l'arranger. Pourtant, Alice devrait être heureuse de moins dormir dans la chambre de papa, d'avoir enfin sa chambre. Mais non. Va comprendre Alice, cher journal. Je me dis parfois qu 'elle est vraiment très bête.
De plus en plus, papa, j'ai envie qu'on lui fasse mal pour la façon dont il me traite, qu'on le punisse. C'est pour ça aussi que je déteste Mirabelle, parce qu'elle rigole avec lui. Quant à Alice, elle ne dit jamais rien, elle obéit, c'est tout. Une bonne petite esclave. Excuse- moi d'avoir ces mauvaises pensées, je n'y peux rien, elles sont en moi...
Ah, autre chose. Je déteste aussi Dieu pour ce qu'il a fait à maman, mais ça, tu le gardes pour toi, hein ? Parce que si papa apprenait ça, il me tordrait le cou comme aux lapins.
19.
Alice ouvre lentement les yeux. Malgré le flou, elle reconnaît sa chambre, son lit, ses meubles. Fred est penché au-dessus d'elle, il lui tend ses lunettes.
— Ça va mieux ?
La jeune femme se redresse, encore un peu groggy. Elle regarde l'heure. 18 h 40.
— Qu'est-ce... Qu'est-ce qui s'est passé ?
— Samson, les réfugiés, les lacrymos, tu te rappelles ?
Alice acquiesce timidement. Fred s'assied sur le bord du matelas.
— Tu t'es sauvée de ma camionnette, comme ça, à un feu rouge. Il était quoi ? 15 heures ? Je me suis inquiété. J'avais ton numéro de téléphone, j'ai pu retrouver ton adresse en fouinant un peu. Ta porte n'était pas fermée à clé. Et me voici...
Les ultimes souvenirs avant le trou noir reviennent, comme des coups de fouet. Elle revoit la place enfumée par les CRS, les cris.
— La photo ! Où est la photo de Samson ?
Fred désigne du menton la table de nuit.
— C'est ta sœur jumelle, hein ?
Alice s'empare du cliché, les lèvres pincées.
— Oui, ma sœur jumelle...
Fred passe ses deux mains sur son visage, dans un soupir.
— Alors, pourquoi tu m'as dit que tu n'en avais pas, quand je t'ai demandé ?
Alice peine à répondre.
— Parce que Dorothée est morte, il y a dix ans.
Un silence froid les enveloppe. Fred pointe le cliché de son index.
— Ce n'est pourtant pas une morte, sur cette photo. Et 2007, c'est cette année.
Alice enfile ses chaussures en quatrième vitesse.
— Tout ça, c'est de la folie. Je dois en avoir le cœur net.
— Où tu vas ?
— Chez mon père.
Elle file dans le salon. Fred lui agrippe le poignet.
— Attends, attends. Il faut que tu m'expliques deux secondes, là. Parce que moi, je suis complètement paumé.
— T'expliquer quoi ? Qu'une morte se retrouve sur cette photo ? Je n'ai pas l'explication !
Fred lui prend les deux mains, l'incite à se calmer.