— Ce n'est pas grave, lui se souvient. Après le 10, vous retournez à son domicile de votre propre chef, pour essayer de comprendre ce que votre mémoire peine à vous rendre. Il vous aide, vous accompagne. Vous lui expliquez, durant vos échanges, que vous en voulez à votre père et à votre psychiatre. Cela est-il erroné ?

Alice s'écroule sur le sol. Le docteur se précipite pour la redresser.

Dorothée ôte sèchement les lunettes, qui viennent pendre sur sa poitrine.

— Virez vos sales pattes de là ! Et fichez-nous la paix, une bonne fois pour toutes !

— Rasseyez-vous, s'il vous plaît.

Le psychiatre retourne à son bureau, tandis que Dorothée se heurte aux deux policiers devant la porte.

— Je veux sortir ! J'en ai assez d'être retenue ici !

— Désolée, mademoiselle, mais c'est impossible.

Contrainte, prise au piège, elle s'assied sur son siège,

rouge de colère. Le psychiatre remarque le changement évident d'attitude de sa patiente, ces allers et retours entre les alter qui, depuis deux jours et demi, se succèdent chez Alice Dehaene et ne lui laissent que peu de temps de parole.

— Je continue à exposer les faits, si vous le permettez. Le samedi soir, vous vous rendez chez Luc Graham. Vous pénétrez chez lui, vous...

— Pourquoi vous dites « vous » ? Je ne suis pas allée chez Luc Graham, c'est Alice qui s'est rendue là-bas.

Le docteur analyse méticuleusement ses moindres faits et gestes.

— Donc... Alice pénètre chez Luc Graham pour avoir des explications sur son état mental. Et là... Il se passe quelque chose dont Alice n'a pas le souvenir, je me trompe ?

— Je n'en sais rien, je n'étais pas à sa place. Vous commencez une conversation avec Alice et vous la finissez avec moi, je pige pas. Vous cherchez à nous déstabiliser, c'est ça ? Ma sœur est fragile, fichez-lui la paix.

Le docteur garde en tête que cette jeune femme peut simuler, et se réfugier derrière des comportements qu'elle maîtrise à la perfection.

— Savez-vous où est passé le dossier du docteur Graham concernant Alice ? Ses notes, ses enregistrements de la thérapie ?

— Non.

— Pensez-vous que votre sœur aurait pu les dérober ? La croyez-vous capable de pénétrer, par

exemple, dans le cabinet de son psychiatre en brisant une vitre ?

Dorothée serre les mâchoires, elle se sent prise au piège. Ils ont déjà dû interroger Alice, et elle leur a certainement tout raconté. Peut-être possèdent-ils même des empreintes digitales.

— C'est ma faute. Je lui ai demandé de récupérer mon journal intime. C'est moi qui lui ai dit de passer par la fenêtre.

Le docteur semble apprécier sa franchise.

— Et où se trouve-t-il, ce journal intime ?

— Je l'ignore.

L'homme retourne sa page en mordillant le bout de son stylo.

— Ce même soir, Alice, accompagnée de Julie Roqueval, se rend chez votre père. Vous y êtes aussi, n'est-ce pas ?

— En partie, oui. Je vais souvent là-bas.

— Pouvez-vous m'expliquer ce qu'il s'y est passé, précisément ?

Dorothée prend sa tête entre ses mains et appuie ses coudes sur ses cuisses.

— C'est très flou. Je... Je suis couchée dans l'herbe, Alice vient de partir, je crois. Et je vois mon père me braquer avec son fusil, l'Express Bettinsoli de mon grand- père. Puis... Je ne sais plus, je crois qu'il me frappe, mais Nicolas est arrivé et moi, je me suis enfuie aussi.

— Vous vous êtes enfuie ? Où ça ?

— Je... Je n'en sais rien. C'est trop flou.

— Votre père possède-t-il un autre fusil que l'Express Bettinsoli ?

Dorothée répond sans réfléchir :

— Oui. Un Superpose Darne, calibre 12, accroché dans le salon, entre ses trophées de chasse. Le bout de sa crosse est très abîmé, mais il fonctionne encore parfaitement.

— Vous vous y connaissez en armes. Vous savez l'utiliser ?

— J'ai beaucoup chassé avec mon père, dans ma jeunesse. Mais Alice a toujours été meilleure que moi. Elle pouvait tirer un lièvre à deux cents mètres.

— Et Nicolas, il sait tirer ?

— Certainement pas. Nicolas ne sait rien faire, sinon pleurnicher.

Le psychiatre s'avance vers elle et la dévisage. On dirait un chercheur d'or qui observe la surface d'un torrent pour y déceler une pépite.

— Avez-vous tué votre père avec le Superpose Darne, calibre 12, Dorothée Dehaene ?

Dorothée marque un net mouvement de recul. Elle est stupéfaite.

— Vous êtes en train de me dire que...

— Que votre père est mort, oui. Il a reçu une balle de calibre 12 en pleine poitrine. Vous n'êtes pas au courant ?

Elle secoue la tête, le regard vide. Le psychiatre lui laisse le temps pour encaisser le choc. Elle ne pleure pas, ses pupilles se dilatent comme du pétrole renversé. Broca attend le bon moment et poursuit :

— Ça vous rend triste ?

Elle n'hésite pas à le regarder droit dans les yeux.

— Ça me soulage, plutôt. On va enfin avoir la paix. Mon père me détestait plus que tout au monde.

Sa franchise révèle quelque chose d'étonnant : Dorothée Dehaene n'a rien à cacher. Broca tente de creuser davantage.

— Nicolas nous a très peu parlé depuis son arrivée ici. Des automobilistes l'ont vu marcher près d'une route départementale, armé d'un fusil, et ils ont ensuite appelé la police. Nicolas semble très... secret, il a peur de répondre à nos questions et se rétracte dès qu'on hausse la voix. Vous pensez que votre père lui faisait du mal ?

— Mon père faisait du mal à tout le monde, répond Dorothée. Mais c'est terminé maintenant. Vous lui avez dit que... notre père était mort ?

— Évidemment. Il refuse de le croire pour le moment. Il pense que Claude Dehaene ne peut pas mourir.

Le docteur se racle la gorge.

— Nous avons aussi interrogé une certaine Mirabelle Breux. Vous la connaissez ?

— Oui. Elle habite derrière la colline.

— Elle a fondu en larmes à l'annonce de la nouvelle. Elle semblait l'apprécier beaucoup.

Dorothée paraît être ailleurs.

— Effectivement...

Le docteur garde le silence quelques instants, l'air grave.

— Et pensez-vous qu'elle ait pu, d'une manière ou d'une autre, être impliquée là-dedans ?

— C'est-à-dire ?

— Tirer sur votre père, puis donner la carabine à Nicolas.

Dorothée secoue la tête avec conviction.

— Non. Pas Mirabelle. Elle aimait mon père. Vraiment.

— On peut tuer quelqu'un même en l'aimant énormément. On appelle cela un crime passionnel. Ou alors, peut-être est-il question de vengeance ?

— Non, non, pas elle.

Le docteur incline un peu la tête, le pouce sur la lèvre inférieure.

— Très bien... Admettons... Revenons-en à Nicolas. Il nous a raconté quelque chose d'étonnant. Chez Luc Graham, comme à proximité de la grange, ce fameux soir, il parle de la présence d'un homme cagoulé et vêtu de noir. Un homme qui l'aurait forcé à prendre le couteau ayant servi à tuer votre psychiatre, qui aurait tiré sur votre père avec le fusil, et l'aurait blessé. Avez-vous déjà croisé cet homme ?

Dorothée acquiesce avec conviction.

— Plusieurs fois, oui. Je l'ai déjà aperçu depuis ma chambre, dans la ferme. Il arrivait à pied par les bois ou en camionnette avec mon père.

— Que faisait-il chez vous ?

— Souvent, il allait s'enfermer dans l'étable.

Le psychiatre prend des notes sur une feuille. Impossible de deviner ce qu'il pense, s'il croit ou non aux réponses de Dorothée.

— Cet homme avec une cagoule et votre père se rejoignaient dans l'étable, donc... Vous avez déjà vu sa voiture ?

— Non, je vous l'ai déjà dit. Soit il venait en camionnette avec mon père, soit il venait de la colline.

— Comme Mirabelle ?

Pas de réponse... Le psychiatre enchaîne.

— Et que faisaient-ils dans l'étable ?

— Je ne sais pas. Vous ne croyez pas en l'existence de cet homme, n'est-ce pas ?

— Si, justement. Nous avons retrouvé des fibres dans la chambre de Luc Graham, près de son corps. Des fibres de laine noire avec des traces de salive.

— Et vous ne vous êtes pas dit que cet homme aurait pu tuer Graham ?

Le docteur soupire en s'adossant à son siège. Il a déjà traité des affaires délicates, mais celle-ci détient la palme. Deux meurtres avérés, une disparition, et une patiente dont il ne sait strictement rien, puisque son psychiatre fait partie des victimes et qu'apparemment l'ensemble des dossiers a disparu. De plus, il ne dispose que de six semaines, six malheureuses semaines pour juger l'état de la malade.

Il voit son interlocutrice passer d'une attitude défensive à une attitude soumise. La transformation ne dure même pas cinq secondes.

— J'ai soif, dit Alice en passant ses doigts sur ses tempes.

— Je vais vous faire apporter de l'eau. Vous voulez manger quelque chose ?

— Ça va, merci. J'aimerais juste rentrer chez moi.

On frappe à la porte. Un homme pénètre dans le

bureau. Alice se retourne et met quelques instants à le reconnaître. Il s'agit du responsable du CNRS, Marc Brassard. Il passe devant elle et dépose une pochette jaune sur le bureau de Broca.

— Je reste dans le hall...

Alice baisse la tête entre ses épaules. Elle tente d'éviter le regard du spécialiste mais se sent écrasée par le poids des reproches lorsqu'il la frôle pour sortir. Il ne lui adresse pas un mot.

Broca soulève la pochette et l'ouvre. Alice l'observe en silence sans faire le moindre mouvement.

— Cela vous concerne, mademoiselle Dehaene. Vous rappelez-vous le test sur les stimuli effrayants, réalisé dans le laboratoire de psychologie expérimentale, le 8 octobre au matin ?

Alice acquiesce lentement. Elle revoit la grande pièce blanche, l'ordinateur, tous les capteurs appliqués sur son corps et cette succession d'images toutes plus horribles les unes que les autres.

Le médecin repose la pochette, il tient une photo dans la main.

— Ce cliché est celui qui semble avoir tout déclenché. L'ensemble des événements qui font qu'aujourd'hui vous vous retrouvez ici, avec moi.

Alice met du temps à lui répondre, mais sa voix est claire, posée. Ses traits n'expriment plus aucune colère.

— C'est peut-être cette image qui m'a permis de découvrir quel monstre était mon père. Peut-être a- t-elle ouvert les robinets dans ma tête. Montrez-la-moi.

Le psychiatre pose la photo devant lui. Alice s'approche et se penche au-dessus du bureau.

Un homme blond, étalé dans l'herbe, avec la gorge tranchée. Le plan est si rapproché qu'on aperçoit le cartilage du larynx et la chair rosée de l'arrière-gorge. La bouche semble figée dans un cri jamais terminé. À l'évidence, le cliché d'une scène de crime.

Instantanément, le visage d'Alice se tord en une grimace abjecte, son nez se plisse, et la tension des muscles de sa mâchoire fait saillir sa veine jugulaire.

Birdy vient de sortir de son antre.

Sous cette nouvelle personnalité, Alice ne prend pas le temps de cerner son environnement. Elle s'élance vers la porte, se heurte aux gardiens, dont l'un se fait griffer à la joue. Dans un hurlement rauque, elle crie :

— Laissez-moi passer !

On la plaque au sol, elle se débat, halète comme un fauve. Sa force est impressionnante, les gardiens peinent à la maîtriser. Immobilisée, essoufflée, elle finit par se calmer. Alors, seulement, elle fixe le psychiatre en serrant les dents, et lui dit :

— Je crois qu'il y en a d'autres à sauver ! Dites-leur de me laisser sortir !

— Quels autres ?

— Des prisonniers. Des prisonniers que mon père retient dans des tunnels.


CNRS. 8 octobre. Après avoir vu la photo de cet homme mutilé, Birdy arrache la mentonnière, les différents capteurs et, dans un cri, fonce vers la porte du laboratoire. Il traverse les couloirs, et quand Luc Graham tente de se dresser sur son chemin, il force le passage avant de filer vers la sortie. Il connaît la voiture d'Alice, une Fiat Croma bleue. Il s'engouffre à l'intérieur et disparaît dans un crissement de pneus.

De nombreux véhicules de police se garent autour de la ferme comme une nuée d'insectes. Birdy est assis à l'arrière de l'un d'eux, aux côtés du docteur Broca. Pour la première fois de sa carrière, le psychiatre se sent totalement désarçonné face à un cas que peu de praticiens rencontrent dans leur vie, et sur lequel la communauté psychiatrique n'a que peu d'expertise. La jeune femme, sur sa gauche, n'est plus elle-même, elle a entièrement cédé la place à un alter perturbé, qui exprime une haine sans limites pour son père. Le plus déstabilisant, c'est que s'il avoue avoir donné les coups de couteau, il nie complètement le parricide à la carabine. Comme les autres personnalités, lui aussi a parlé d'un homme avec une cagoule qui pénétrait dans l'étable avec Claude Dehaene. Un être sombre, impossible à identifier.

Après la longue route depuis Boulogne-Billancourt, la Fiat dévale le chemin de terre qui mène à la ferme et freine d'un coup sec. Alice n'est plus Alice, elle est une personne qui a attendu des années pour avoir l'occasion de s'exprimer, de rejeter sur son père toute sa violence. Birdy connaît chacune des souffrances endurées par Nicolas, les colères et les punitions sadiques endurées par Alice et Dorothée. Il connaît, point par point, la perversité de Claude Dehaene. Aujourd'hui, ce n'est plus par les cauchemars, les bouffées d'angoisse ni les peurs qu'il s'exprimera. Mais par le bras vengeur de celle qui l'abrite.

À peine sorti de la voiture, Birdy se précipite vers l'étable. La porte est ouverte, la police a fait sauter les verrous et a déjà jeté un œil rapide à l'intérieur, sans rien y déceler pour le moment, hormis les coupures de journaux collées sur le sol de la dernière logette. Ces articles sont entre les mains d'experts et de psychocri- minologues, qui, eux aussi, essaient de comprendre le fonctionnement d'Alice et sa relation avec ses parents. Toutes les personnes penchées sur le dossier « Alice Dehaene » savent déjà, grâce aux examens gynécologiques et médicaux, que Claude Dehaene avait fait stériliser sa fille au Pérou afin qu'elle ne puisse jamais enfanter. Dans un congélateur situé à l'étage de la maison, les hommes de la scientifique ont découvert des poches de sang Bombay. Birdy leur a expliqué que Claude prélevait régulièrement du sang à Nicolas, au cas où Alice aurait à être transfusée d'urgence.

Ils ont aussi découvert des vêtements propres, correctement pliés et rangés, des pyjamas pour la plupart, une bonne dizaine de paires de chaussures, de toutes les pointures, et dans des sacs poubelles, des cheveux coupés, d'origines différentes.

Dans l'étable, les regards sont rivés sur Alice. Elle entre dans la logette du milieu, en sort la vache et la place dans la dernière logette. Personne ne comprend, les flics sont à cran, mais le psychiatre leur a demandé de ne surtout pas intervenir.

Claude Dehaene est assis sur le perron, devant sa ferme. Son front ruisselle. Il récupère après avoir travaillé dans son jardin. Il commence à sourire lorsqu 'il voit sa fille sortir de son véhicule, mais très vite, son sourire s 'estompe, il ne reconnaît pas la démarche de son enfant. Elle fonce droit sur lui, les lèvres pincées et le regard noir. Il n'y aura aucun mot échangé. Birdy s'empare du couteau et frappe son père deux fois à la poitrine du côté gauche, avant de lâcher son arme et de courir en direction de l'étable.

Une fois la vache enfermée dans la troisième logette, Birdy retourne dans celle du milieu et en chasse l'épaisse couche de paille. Un anneau en acier apparaît, coulé dans le béton. Très vite, il récupère la corde suspendue à une poulie, près de la trayeuse, et vient faire plusieurs nœuds autour de l'anneau. Il tourne alors une manivelle vissée au mur en retrait. On le voit peiner, on veut venir l'aider mais il repousse ceux qui s'approchent.

— J'ai déjà réussi une fois. Je peux recommencer.

Petit à petit, une plaque de béton se soulève. Le commandant de police n'en peut plus d'attendre et se précipite aux côtés d'Alice. Elle recule et reprend son souffle, tandis que le policier tourne rapidement la manivelle. Le psychiatre s'approche de sa patiente.

— Qu'y a-t-il à découvrir là-dedans ?

— L'horreur...

Après avoir ouvert la trappe, Birdy descend une pente bétonnée qui le mène huit mètres plus bas. Les parois, alentour, ressemblent à celles d'un ancien puits. Là, une clé et une lampe torche reposent dans une niche. Birdy s'en empare et avance sans réfléchir, au pas de course. Impossible, évidemment, de se souvenir du chemin.

Les voies se multiplient. Devant lui, autant de tunnels qui peuvent le perdre. Quelques mots, gravés dans la roche, en retrait, attirent son attention. « Auckland 1,3 km ».

Il était bien passé par ici.

— Auckland, 1,3 kilomètre ?... fait le commandant de police en éclairant le mur avec sa Maglite. Bon Dieu...

Birdy se tient devant lui, il palpe l'inscription du bout des doigts et se met à avancer sur la gauche, la clé dans une main, la lampe dans l'autre. De nombreux rais de lumière auscultent les murs, six hommes le suivent, dont le procureur d'Arras. Le commandant de police, éberlué, s'adresse à ses collègues :

— On progresse dans d'anciennes carrières calcaires du Moyen Âge, transformées par l'armée britannique pour abriter plus de vingt-quatre mille soldats à la veille de la bataille d'Arras, en 1917. Je connais bien, parce qu'on a eu à intervenir quelques fois pour des faits de délinquance quand la partie aménagée a été ouverte au public, l'année dernière.

— Comment un truc pareil peut exister ici sans que personne soit au courant ? demande le docteur Broca.

Les ombres se déploient sur les parois.

— Plusieurs dizaines de kilomètres de galeries s'étendent sous la campagne d'Arras, jusqu'à Vimy, Lorette, Neuville même. La plupart d'entre elles ne sont référencées sur aucune carte, et ne sont accessibles que par des puits d'extraction disséminés dans la nature et rebouchés pour la plupart.

— Comme celui par lequel nous sommes arrivés ?

— Oui, sauf qu'apparemment, Dehaene l'a aménagé pour faciliter la descente.

Birdy avance, mû par la haine, alors que le commandant, suivi par ses hommes, continue ses explications :

— Les galeries ont été creusées par les tunneliers néo-zélandais, parce qu'ils étaient les meilleurs à l'époque, et surtout parce que les mineurs français, anglais et écossais étaient déjà sur le front. Un réseau ferré permettait l'accès de wagonnets chargés de munitions, de fournitures et de vivres. Des latrines et des cuisines avaient été aménagées, des poutrelles avaient été disposées par endroits pour protéger des éboule- ments. Pour s'y retrouver dans ce dédale, les sapeurs avaient attribué aux boyaux des noms de villes de leur pays : Wellington, Auckland, et caetera. Le but était de surgir juste devant le front allemand et de prendre les ennemis par surprise.

Le décor est effroyable, cet univers rocheux rappelle les pires cauchemars. Très vite, la température baisse, l'air reste étonnamment sec. Soudain, sur la gauche, apparaît une cavité naturelle dont l'accès est protégé par une grille aux épais barreaux métalliques. Au fond, un corps se tient recroquevillé. Immobile.

Birdy aperçoit une silhouette nue et amaigrie, enfermée au fond d'une cellule, et son cœur se remplit d'effroi. La barbe de l'homme est épaisse, ses cheveux longs et gras ne bougent pas d'un millimètre. L'individu est figé dans une position identique à celle d'une femme sur une table de gynécologie. Très vite, Birdy enfonce la clé dans le cadenas et ouvre la porte.

— Sortez ! Dépêchez-vous !

Le prisonnier ne bouge pas, il est comme une statue de chair. Birdy se précipite à l'intérieur et tire l'homme par le poignet. Dans un grognement douloureux, il le lève du sol, passe ses bras maigres autour de ses épaules et le tire en dehors de sa cellule. Aussi vite que ses forces le lui permettent, il prend la direction de la sortie, ignorant à ce moment que, enfermées plus bas encore sous la terre, d'autres personnes subissent, jour après jour, les pires tortures mentales.

Le commandant de police se rue dans la cellule. Une petite tête blonde remue fébrilement lorsqu'il lui pose deux doigts sur la gorge.

— Elle est vivante ! Vite, amenez-vous !

Des hommes en blouse se précipitent et lui dispensent les premiers soins. Hydratation, réchauffement.

— C'est Julie Roqueval, murmure Birdy depuis la grille. Est-ce qu'elle va s'en sortir ?

Personne ne se retourne, tous sont affairés autour de la rescapée, qui reprend progressivement conscience.

Birdy fixe le psychiatre.

— Nous n'y sommes pour rien.

— Qui cela, nous ?

— Moi, Alice, les autres.

— Et combien vous êtes ?

Birdy ne répond pas. La plupart des hommes qui l'accompagnent voient en cette jeune femme possédée une tueuse de la pire espèce, embarquée dans une incompréhensible folie meurtrière. Tandis que le commandant donne ses ordres et s'entretient avec le procureur, Broca interroge Alice :

— Comment connaissez-vous l'existence de cet endroit ?

Birdy se met à avancer vers d'autres cavités, rapidement suivi par le docteur, le commandant et quelques hommes, tout en expliquant :

— Il y a quelques années, Alice a réussi à se cacher dans l'étable sans que mon père s'en aperçoive. Elle voulait comprendre ce qu'il faisait là-dedans, jour et nuit. Même s'il prenait énormément de précautions, on savait où il dissimulait un double des clés qui permettent d'ouvrir les portes de l'extérieur. C'était dans un accoudoir du vieux fauteuil roulant de ma mère, qu'il gardait replié dans la ferme. Alice a ouvert l'étable, est allée remettre les clés à leur place, a refermé soigneusement les portes puis s'est recroquevillée derrière la trayeuse. Ensuite, Claude est rentré avec sa camionnette. Elle l'a vu déplacer la vache de la deuxième à la troisième logette, soulever la trappe en béton et descendre là-dedans avec une bâche sur le dos. Il avait enfilé une cagoule...

Les flics se regardent tandis que Birdy poursuit :

— Alors, Alice s'est engouffrée derrière lui. Elle est passée juste devant la cellule que nous venons de voir, puis...

Birdy court vers l'avant, et bifurque soudain dans une vaste grotte, aménagée en chapelle. Les crucifix, le visage du Christ, les noms des soldats...

— C'est là que... que je me suis caché, dans ce renfoncement. J'ai alors vu des choses terribles. Des hommes attachés aux quatre coins, nus, maigres. Ils avaient tous le crâne rasé, et portaient des combinaisons noires.

Le psychiatre note le changement de sujet, sa patiente parle à présent à la première personne, mais toujours en gardant une attitude distanciée. Il suppose que, par le passé, Alice Dehaene s'est dissociée à ce moment-là, frappée par une vision d'horreur, pour laisser place à Birdy.

Les doigts de la jeune femme viennent effleurer des anneaux en métal fixés dans le mur.

— Il y avait un homme ici, suspendu. Puis... mon père a déroulé la bâche, et là, j'ai vu. J'ai vu un corps d'homme blond, il...

Les mouvements de ses yeux s'accélèrent. Pour la première fois depuis le début, Birdy semble ému.

— ... il avait la gorge tranchée. Ça ressemblait beaucoup à la photo que vous m'avez montrée.

Il secoue la tête, des larmes affleurent.

— C'est là que... que je n'ai pas pu m'empêcher d'émettre un petit cri. Mon père l'a entendu, il... il s'est jeté sur moi. Son visage s'est approché du mien, j'ai pu sentir son haleine, j'ai cru que... qu'il allait me tuer. Il a plaqué sa main sur mes lèvres pour m'empêcher de crier, puis...

— Puis ? Prenez votre temps pour me répondre.

Birdy est au bord de la rupture.

— Il m'a enfermé, attaché dans l'autre cellule, des jours et des jours. J'ignore combien de temps cela a duré, mais... je voyais mes ongles pousser. Mon père revenait, des fois, avec le fusil qu'il appliquait contre ma tempe, en pleurant. Il m'a supplié de partir, de laisser Alice revenir, et m'a dit de ne plus jamais sortir, que sinon il me tuerait comme il voulait tuer Dorothée quand elle restait trop longtemps à la place d'Alice. Il l'a juré devant Dieu. Chaque fois que j'entendais le bruit de ses pas, je croyais que j'allais mourir. Des fois, mon père dormait avec moi dans la cellule, et me frappait, pour me faire partir, pour « chasser le mal qui m'habitait », comme il disait. Mais il n'y avait personne, personne d'autre que moi, jusqu'à ce qu'Alice finisse enfin par revenir. Elle ne s'est jamais souvenue d'avoir été enfermée, ni d'être descendue ici. J'ai en moi les souvenirs de tout le monde. Je suis ce qu'Alice aurait dû être...

Birdy réussit à tirer l'homme incroyablement amaigri jusqu'à l'étable. Ce pauvre type est traversé de convulsions mais il ne bouge toujours pas. Sans réfléchir, Birdy se précipite vers la ferme. Son père n'est plus là, des traces de sang montrent qu'il s'est traîné jusqu'à la salle de bains pour s'y enfermer. Birdy tente d'ouvrir la porte en hurlant, mais elle est verrouillée de l'intérieur. De toutes ses forces, il cogne contre le bois, le petit verrou cède.

Claude Dehaene se tient assis au fond de la douche, immobile, les yeux grands ouverts.

Le croyant mort, Birdy s'éloigne et se rue finalement à l'étage, où il s'empare d'une couverture en laine dans la vieille armoire de sa chambre. Une couverture dans laquelle Alice se roulait nue, après le supplice de la douche. Il retourne auprès du prisonnier. L'homme continue de trembler mais reste incapable d'effectuer un quelconque mouvement. Birdy parvient à Vinstaller sur le siège arrière de sa Fiat Croma et pose la couverture sur ses épaules. La voiture disparaît dans un nuage de poussière.

Dans la salle de bains, Claude Dehaene appelle les secours...

Sous la surveillance des flics, Birdy s'engage dans des cavités qu'il n'avait jamais explorées jusque-là. Tous s'avancent encore d'une centaine de mètres, jusqu'à ce que le couloir s'élargisse et dévoile un ensemble de cellules alignées. L'odeur rappelle celle d'une écurie. Lorsqu'ils actionnent un interrupteur situé à l'entrée du couloir, le lieu se trouve soudain inondé d'une lumière éblouissante. Les visages des flics se glacent d'effroi. Le commandant de police avance, les mains bien droites le long de ses cuisses, il tente de garder le contrôle, mais aucun être humain ne pourrait résister à pareil spectacle. A ce moment précis, il redevient un simple individu, désarmé face à tant d'horreur.

Birdy tombe à genoux.

Dans quatre des six cachots, des hommes allongés, au visage décharné, en combinaison noire. Certains remuent encore leurs mains, d'autres battent lentement des paupières.

Alors qu'il roule à toute vitesse sur la nationale, Birdy panique. Il ne peut pas ramener cet homme à l'hôpital sans qu'on l'interpelle et qu'on lui pose des questions. On risque de l'arrêter pour le meurtre de son père. Il ne veut pas se faire prendre, il ne veut pas payer toute sa vie pour avoir fait le bien. Il veut protéger Alice, de son mieux. C'est le sens même de son existence. Il prend la première sortie, traverse un village et remarque un arrêt de bus. Il fait noir. La Fiat s'arrête et redémarre cinq minutes plus tard, sans son passager.

Birdy fonce à présent chez Alice. Discrètement, il pénètre dans son appartement. Là, il se lave les mains, le corps, et se débarrasse de ce chemisier imbibé de sang qui le dégoûte. Il le jette au fond de la douche et tire le rideau.

Les quatre prisonniers sont vivants, on les emmène d'urgence.

Quatre personnes retenues dans ces cellules, Dieu seul sait depuis combien de temps. D'autres pièces contiennent du matériel de torture artisanal : un gros cylindre transparent rempli d'eau, ou encore des tables de contention. Y sont également entreposés en quantité des cordes, des sacs de litière, des boîtes de conserve, des litres d'eau, des ampoules et de l'outillage électrique.

Sur ordre du commandant, personne ne touche à rien. Personne n'a envie de toucher à quoi que ce soit, de toute façon.

Les hommes croient être au bout de l'horreur mais l'un d'eux découvre, à l'étage supérieur, un puits d'où émane une odeur insoutenable. Birdy titube et s'effondre sur le sol. Il se cale ensuite contre le mur, les genoux contre le torse. Ce puits... Ce puits fait remonter un souvenir dans sa mémoire.

Un puits avec des pièces au fond.

Et le son d'une voix qui se mêle à ce souvenir.

La vraie voix de l'homme à la cagoule.

Birdy ouvre les placards d'Alice et choisit quelques vêtements, un pantalon, une veste, gw 7/ ew/z/e avan/ ¿fe s'asseoir dans un coin où il reste prostré. Il dort là, mange là, écoute ces gens qui laissent des messages sur le répondeur. Puis il va sur la plage, il marche, il erre et se perd dans les rues de la ville. Il est content d'être dehors. À l'intérieur, sa vie n'est que douleur, ténèbres, traumatismes. Il s'affaiblit et, dans une station-service, se laisse envahir par l'esprit d'Alice.

Alice est revenue...

Face au puits, Birdy fronce les sourcils, il relève soudain ses iris clairs.

— « Sale putain de mes deux, sale putain de mes deux, sale putain de mes deux, sale putain de mes deux ! »

Le psychiatre, un mouchoir sur le nez, s'agenouille devant la jeune femme.

— Que se passe-t-il ?

Birdy fixe le sol. Il se parle à lui-même dans une excitation nouvelle :

— Je ne suis jamais allé chez lui, il a menti ! Il ne m'a jamais recueilli à Calais ! Je suis resté chez Alice, j'y ai mangé, dormi. Tout... Tout n'était que mensonges !

— De qui parlez-vous ?

Il adresse au psychiatre un regard fermé, si différent de celui d'Alice.

— De l'homme en noir... Celui qui m'a dit « sale putain de mes deux » avec sa vraie voix, devant le cadavre de Luc Graham, parce que j'avais arraché sa cagoule. Celui en qui Alice a toute confiance, celui qui l'a manipulée. Qui nous a tous manipulés depuis le

début. L'homme avec la cagoule qui entrait dans l'étable et s'enfermait dans ces tunnels avec mon père. Birdy secoue la tête de dépit.

— Les hommes cagoulés étaient deux. L'un, c'était mon père, et l'autre... il s'appelle Frédéric Ducornet.


60.

Trois semaines plus tard.

La plage est belle sous les lumières de novembre. Alice pousse le fauteuil roulant de Blandine sur la digue de Berck-sur-Mer. La jeune femme se sent en paix face à ce paysage de sable et de pierre. Ici comme ailleurs, elle aime la caresse de l'automne.

Un homme et une femme, emmitouflés dans des écharpes, la suivent à bonne distance. Julie Roqueval s'entretient avec Francis Bapaume, l'ergothérapeute de Blandine Dehaene. Le spécialiste, qui travaille chaque jour dans le centre héliomarin à une centaine de mètres de là, est ébranlé par le poids des révélations de l'assistante sociale. Son regard témoigne de l'ampleur de son désespoir.

— Dieu seul sait les horreurs qu'il a montrées à sa femme pendant toutes ces années, dit Julie.

— Dieu et elle-même, précise Bapaume en serrant les mâchoires. Dieu et elle-même...

Il sombre dans un silence pesant, avant de reprendre :

— J'ignore si je pourrai encore la regarder dans les yeux. C'est moi qui la laissais partir là-bas, vers l'enfer.

C'est moi qui ai autorisé son mari à la garder une journée de plus, chaque semaine. Comment ai-je pu ne rien remarquer ?

— Vous êtes avant tout humain. Nous ne sommes pas armés pour appréhender une telle inhumanité. Plus les faits sont aberrants, et moins on les remarque. Le pire, sans doute, est que Claude Dehaene aimait vraiment sa femme et sa fille. À sa manière.

À nouveau, ils se taisent et se contentent d'avancer, plongés dans leurs propres pensées. Les récents articles ou reportages parlent de l'endroit où Alice a passé toute sa vie comme de la « ferme de l'horreur ».

Après les aveux de Frédéric Ducornet, les découvertes faites dans les macabres souterrains, les récits des prisonniers torturés et l'enquête de police, il a été avéré que, de 1996 à 2007, seize personnes, plus ou moins directement responsables de la mort d'enfants ou d'autres individus, ont été séquestrées, torturées, et que onze d'entre elles ont été tuées avant d'être jetées dans un puits.

L'un de ces martyrs, le catatonique de l'hôpital, a été porté disparu. La police le cherche encore. Alexandre Burleaux... Enlevé depuis janvier 2005, libéré par Alice en octobre 2007. Presque mille jours de calvaire, enfermé, torturé, puis abandonné dans vingt-quatre mètres carrés. Ducornet a expliqué que Paul Blanchard, le père de la petite Amélie tuée accidentellement par Burleaux, n'a pas eu le cran de l'abattre en forêt à coups de batte de base-bail, un soir de mars 2006, et a fini par se suicider en se jetant sous un train.

L'ergothérapeute désigne Alice, devant lui, d'un geste du menton.

— Et pour elle ?


Julie plonge la main dans sa poche et en ressort une clé USB.

— J'ai confiance. La police a retrouvé au domicile de Luc Graham cette clé, sur laquelle se trouve une synthèse détaillée de l'état de la patiente, cela nous aidera à avancer beaucoup plus vite. Cette vingtaine de pages est stupéfiante...

Elle frotte le bout de son nez avec un mouchoir.

— Et puis, les meilleurs spécialistes en la matière vont se pencher sur son cas. Maintenant que Claude Dehaene n'est plus là, les différentes personnalités d'Alice sont prêtes à la mener à la guérison. Tout n'est plus qu'une question de semaines. Lentement, ses barrières vont se briser, les souvenirs ont déjà commencé à revenir. Elle se remémorera bientôt par elle-même, et donc ses alter n'auront plus de raison d'exister.

Bapaume considère la mère et sa fille avec tristesse.

— Comment Alice a-t-elle pris l'implication de Frédéric Ducornet dans cette ignoble histoire ? Ils étaient très proches, m'avez-vous dit au téléphone.

— Difficilement, vous pensez bien. Elle était en train d'en tomber amoureuse... Je crois qu'elle n'est plus prête à accorder sa confiance à qui que ce soit, avant longtemps. Elle s'est fait manipuler, de A à Z. Après la pagaille qu'elle avait semée - les coups de couteau, le catatonique -, ce Ducornet et Claude Dehaene ont voulu comprendre où elle en était avec ses souvenirs, ce qu'elle savait, ce qu'elle ignorait, et si elle pouvait les mettre en danger. Alors, ils ont eu l'idée de la surveiller de très, très près. Il a donc suffi que Ducornet laisse un message sur son répondeur, indiquant qu'elle s'était réfugiée chez lui lors d'un trou noir, et le tour était joué, Alice tombait dans ses filets. Il rencontrait enfin celle qu'il ne faisait qu'apercevoir par la fenêtre, quand il se rendait à la ferme pour « travailler ». Claude Dehaene lui avait tellement parlé d'elle, de ses « transformations », que Ducornet la connaissait mieux que quiconque. Au départ, il s'est rendu compte qu'elle ne se souvenait de rien... Il lui a fait croire qu'elle avait rencontré un réfugié à qui elle aurait confié une photo de Dorothée, mais c'est lui qui possédait cette photo, dérobée chez Graham. Il voulait qu'Alice progresse, se braque contre son père et contre son psychiatre, afin de mettre en place une solution radicale. La solution parfaite, en définitive.

— Éliminer les personnes gênantes, et faire porter le chapeau à Alice Dehaene...

— Exactement. En termes de manipulation, d'organisation perverse, on bat des records. La police a retrouvé chez Ducornet nombre d'ouvrages, et même des documents qui ne sont normalement pas rendus publics, sur les techniques de tortures, la destruction mentale, le point de rupture...

— C'est horrible... Et comment le duo diabolique Claude Dehaene-Frédéric Ducornet s'est-il constitué ?

— Le hasard fait souvent mal les choses. Ducornet a été la première « victime » que Dehaene a voulu sauver. Il avait passé deux ans en prison à cause d'une affaire de pédophilie mal gérée, il était innocent... En prison, il a tout subi. Viols, tortures, morsures... Il n'avait pas vingt ans. Un enfant, aux yeux de Dehaene. Un enfant brisé par la société et l'erreur d'un seul homme.

— C'est terrible...

— Armand Madelin, le juge responsable de ce fiasco, a été enlevé par Claude Dehaene, comme premier essai, si je puis dire. Ducornet a pris un plaisir infini à le tuer. Un monstre était né, ainsi que cette terrible association que l'on connaît aujourd'hui. Ducornet s'occupait de la plupart des tortures alors que Dehaene avait une vue plus stratégique de leur action. Frédéric Ducornet nous a raconté en détail les ignobles procédés qu'il avait imaginés. Dire que cet homme accueillait des réfugiés et apparaissait, aux yeux de son entourage, comme un être charitable, plein de compassion...

L'ergothérapeute secoue la tête de dépit avant de demander :

— Comment choisissaient-ils leurs victimes ?

— Ils utilisaient au départ tout simplement la presse nationale. Ils sélectionnaient les erreurs médicales et judiciaires ayant brisé des familles, ou encore les accidents routiers qui avaient causé la mort d'enfants pour lesquels le fautif n'avait pas été inquiété par la justice. Armés de ces articles, ils avaient tout en leur possession. Le nom des victimes, celui des responsables, et ils trouvaient les adresses en fouillant un peu. Ils choisissaient ensuite les hommes les plus affaiblis psychologiquement, ceux frappés par la plus grande injustice, comme Luc Graham.

Julie marque un silence. Évoquer le nom de Graham lui fait encore mal au ventre.

— ... Ducornet a expliqué en souriant qu'il allait souvent sur le « terrain », et que les hommes qui se trouvaient dans un état dépressif ou suicidaire se repéraient à des kilomètres de distance. Une absence trop longue du travail pour « raison médicale », une enquête discrète auprès des hôpitaux, et le tour était joué. Le développement d'Internet et des systèmes de communication a facilité la mise en place de cette entreprise morbide.

Julie fait un signe amical à Alice, qui se retourne vers eux avant de poursuivre sa marche.

— Le système était imparable. Enlever le responsable bien après l'accident, l'enfermer, le torturer. Contacter les victimes des mois, voire des années après le drame, les convaincre qu'on peut les aider en leur envoyant des photos de l'objet de leur haine, enfermé, humilié. Leur offrir la vie de celui ou celle qui a brisé la leur, sans aucun risque... La plupart de ces hommes, et Graham en faisait partie, avaient sombré dans une très grave dépression ou tenté de se suicider. Le suicide est une colère envers soi, contre soi. Chez ceux qui échouent, la volonté de détruire est toujours présente, et ces photos que les victimes recevaient n'étaient qu'un moyen de focaliser leur colère, de l'amplifier même. Ce processus de déstabilisation psychologique s'étalait sur des semaines. Dehaene et Ducornet ne dévoilaient leur plan que progressivement, quand ils sentaient un terrain très favorable, et qu'ils étaient assurés que leur interlocuteur ne les dénoncerait pas. À ce qu'on sait aujourd'hui de cette histoire, aucun n'a résisté à la tentation de la vengeance. Sauf Paul Blanchard, peut-être, qui n'est pas allé totalement au bout et a préféré, finalement, mettre fin à ses jours. Mais dans tous les cas, ceux qui ont tué ne s'en sont jamais vraiment remis.

— Et Graham, là-dedans ?

— Là aussi, ça défie l'entendement. En 2003, la famille Graham a un accident. Luc Graham perd sa femme et ses deux enfants. Un drame médiatisé, qui remet en cause l'utilisation des téléphones portables au volant. Le psychiatre fera une tentative de suicide quelques semaines plus tard. Un homme broyé, anéanti, qui se rend compte que la responsable de l'accident,

Justine Dumetz, est passée au travers des mailles du filet.

— C'est-à-dire ?

— Pas la moindre peine, rien, alors qu'elle a arraché trois vies et brisé un homme. Sans oublier cette histoire de kit mains libres. D'après Ducornet, elle a avoué, durant sa détention, avoir téléphoné sans l'utiliser. Elle a menti à la justice, jusqu'au bout.

— Ou elle a dit vrai. Sous la torture, on est prêt à raconter n'importe quoi.

— Nous ne le saurons jamais. Bref, Claude Dehaene va voir en cette jeune femme une âme à punir et son acolyte, un corps à torturer. Elle ne disparaît qu'un an plus tard, alors que Graham est au plus bas. Aucun rapprochement ne sera fait avec l'affaire de l'accident. Au fond du gouffre, Graham succombe à l'instinct de vengeance. Il tranchera la gorge de Dumetz avec un couteau de survie. Une arme que l'on a retrouvée chez lui.

— Comme les autres, il pensait que cela l'apaiserait.

— Il ne s'est jamais vraiment remis de son geste. Et on peut voir jusqu'où se nichait la perversité de Claude Dehaene car quelques années plus tard, lorsque sa fille a exigé de voir un psychiatre... devinez vers qui il l'a orientée ?

— Graham...

— Oui, pour deux raisons. Graham était pour lui un psychiatre mort, fini, incapable de guérir qui que ce soit. Il survivait dans un hôpital psychiatrique. Mais surtout, Dehaene et Ducornet le tenaient. Si Graham parvenait à quoi que ce soit avec Alice, alors ils disposaient d'un effroyable moyen de pression sur lui pour qu'il arrête tout.

— Apparemment, ils l'ont sous-estimé.

— Oui. Le travail de Graham sur sa patiente était tellement souterrain, presque invisible, qu'ils se sont laissé prendre de vitesse.

Julie souffle entre ses mains.

— En réveillant Birdy, Graham s'est finalement mis en danger sans le savoir. La libération de Burleaux et son arrivée au CHR devenaient pour lui un véritable problème, car Burleaux pouvait parler, peut-être expliquer où on l'avait retenu, et pourquoi. À partir de là, des rapprochements auraient pu être faits entre les différentes disparitions. L'affaire aurait éclaté au grand jour. D'après les derniers éléments de l'enquête dont je dispose, on suppose que Burleaux, une fois échappé du CHR, est allé éliminer Laurence Blanchard, avant que Graham ne le rejoigne et le tue. Ce ne sont que des hypothèses, bien sûr, mais on a retrouvé des traces de sang appartenant à Burleaux dans le coffre de la voiture de Graham.

— Quelque chose m'échappe encore. Pourquoi le catatonique Burleaux aurait tué la mère de la gamine qu'il avait renversée ?

— Burleaux ne lui en voulait pas personnellement à elle, mais à son mari. Il avait vu le visage de Paul Blanchard, ce soir-là, dans les bois. Blanchard n'a pas eu le courage de le tuer, ce qui a valu à Burleaux de longs, longs mois d'agonie supplémentaires dans les souterrains. Burleaux, arraché à sa catatonie, n'avait qu'un objectif en tête : tuer le responsable de sa souffrance, Paul Blanchard. Et éliminer tous ceux qui se dresseraient sur son chemin... N'oublions pas non plus qu'après tant de tortures, d'années d'enfermement, Burleaux n'avait plus toute sa tête. Il n'était plus vraiment... humain.

Francis Bapaume est atterré. Tout ce récit dépasse son entendement.

— Dire que tout ça s'est passé à la ferme, sous les yeux d'Alice. Et que jamais son père n'a été inquiété.

— La police ne pouvait pas réellement faire le lien entre ces disparitions, tout était trop étalé dans le temps et dans l'espace. L'enlèvement, le moment où la victime était prévenue par les ravisseurs, le passage à l'acte. Et puis, les corps n'ont jamais été retrouvés. Pas de corps, pas de mobile...

— Alice est au courant de toute l'histoire ? demande Bapaume.

— Pas encore, elle devient Dorothée chaque fois que ses médecins tentent d'aborder le sujet. Les autres alter, quant à eux, apparaissent de moins en moins souvent. Certainement grâce à la mort de Claude Dehaene, qui les a libérés, en quelque sorte. Le problème avec Dorothée, c'est qu'elle aime sa vie « en dehors ».

— Et ce « Birdy » ?

— Il se terre là, au fond d'elle-même. Birdy n'est rien d'autre que ce qu'Alice aurait dû être. Il est le cœur de ses cauchemars, elle en a une crainte absolue, mais elle ne guérira que lorsqu'elle n'aura plus peur de lui. Ni de lui, ni de son propre passé.

Julie soupire.

— Alice a été entourée par toutes les folies. Celle de son père, née d'un traumatisme. Celle désespérée de Luc Graham. Celle de Ducornet, la plus perverse sans doute... Et puis la sienne... découlant directement de son enfance brisée.

Alice s'arrête au milieu de la digue et oriente le fauteuil de sa mère vers le large. La surface de l'eau scintille, semble se dissocier en des milliers de fragments alors qu'en réalité elle forme une seule et même matière. Alice plisse les yeux face à cette complexité impalpable. On lui a expliqué qu'il se passe la même chose dans sa tête, que de petites étoiles brillent chacune de leur côté, indépendantes les unes des autres, mais que bientôt, ces astres de lumière vont se regrouper pour former un seul soleil. Cela signifie sans doute que tout n'est pas mort, que sa vie, à défaut d'être belle, pourra être normale.

C'est déjà beaucoup. Et ça lui suffit...


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