Alice

Dorothée

Mirabelle

Nicolas

Birdy

Nombre de mouvements oculaires par minute

5,2

14

4

20

?

Rythme cardiaque

tolique) Pulsations par minute au repos

65

58

70

67

?


Les fluctuations évidentes du rythme cardiaque - patient allongé, au repos le plus complet - témoignent des angoisses propres à chaque personnage. Nicolas vit dans la peur et Vinquiétude permanente. Dorothée, elle, est souvent en colère, et on sait que la colère ou le fait de se souvenir d'accès de colère diminue l'efficacité de pompage du cœur (Chesney, 1986; Mac-Dougall, Dembroski & Hackett, 1985).

Les quatre personnages principaux - Alice, Dorothée, Mirabelle et Nicolas -m'ont permis, en une bonne année, de reconstituer la majeure partie de l'histoire d'Alice Dehaene. Je n'en dresserai ici que la synthèse rapide. Une zone d'ombre demeure, incarnée par Birdy, personnage dont je soupçonnais l'existence et qui est apparu durant le test des stimuli effrayants. Quel traumatisme en rapport avec l'image improbable d'un homme égorgé (base de données LAPS) a pu faire jaillir Birdy ?

Julie fait à nouveau défiler les pages. Luc Graham explique la « naissance » de Mirabelle, survenue en réponse aux peurs d'enfant d'Alice l'année de ses cinq ans. Julie est profondément émue, à la fois par la souffrance d'Alice et par l'engagement de Graham. Elle termine son Martini et pose le verre sur la table.

[...] Même si elle est une personnalité à part entière, Mirabelle est parfaitement consciente de son rôle protecteur vis-à-vis d'Alice. Elle s'est immédiatement vue comme « la bonne voisine qui habite une ferme pas loin » et a pris Alice sous son aile.

Après de longues séances durant lesquelles Mirabelle est restée muette, elle s'est enfin confiée. Au fond, je crois que ces différents personnages ne demandaient qu'à s'exprimer et, tout comme Alice, ils se sont mis à suivre la thérapie avec un sérieux et une assiduité inégalée. En outre, ils étaient parfaitement conscients du danger qui les menaçait : Claude Dehaene ne devait surtout pas être au courant qu 'ils se livraient à un psychiatre.

Quand Mirabelle disparaissait, Alice redevenait Alice, une petite fille timide et perdue. La voici en classe de CP, dispensée de sport et d'activités risquées. Alice ne comprend pas pourquoi son père la prive de tout et laisse sa sœur Dorothée complètement libre. À ce moment-là, à force d'entendre leur fille parler si ouvertement d'un personnage qui n'existait pas, les parents auraient dû donner l'alerte. Pourquoi n'ont-ils pas réagi ?

Entre ses multiples maladies, Mirabelle qui surgissait le soir, Dorothée qui l'accompagnait de temps en temps, Alice a suivi un début de scolarité malgré tout normal. Elle apprenait correctement et développait un goût prononcé pour la littérature, les sciences naturelles et les arts graphiques. Elle se sentait bien à l'école, avec les autres. Mais quand elle rentrait à la ferme, un sentiment oppressant l'accablait. Aujourd'hui encore, Alice en ignore la raison. Les autres personnages, eux, savent.

[...] La situation, pendant cette période extrêmement importante pour le développement de l'enfant (sociabi- lisation, nécessité de communiquer avec autrui, etc.), allait empirer. Durant les séances, Alice m'a parlé de trous noirs qui, dès huit ans, venaient la perturber en pleine journée. Des trous noirs qui survenaient princi- paiement à la ferme. J'allais en comprendre la cause grâce à Nicolas.

Julie grimace. C'est un passage difficile où Luc décrit les punitions. Nicolas, véritable martyr, épongeant les douleurs d'Alice... Le psychiatre parle des douches brûlantes, de l'épisode du chien dans la grange, et aussi des prises de sang.

[...] Nicolas m'a raconté que son père avait pris pour habitude de lui prélever du sang une fois tous les trois mois, du sang qu 'il stockait dans un congélateur en prévision d'un éventuel « accident » et du besoin d'effectuer une transfusion. C'est à partir de ce moment qu 'Alice a développé sa phobie des aiguilles et du sang (phobie de sous type sang-injection-accident).

[...] Claude Dehaene voulait protéger sa fille à sa manière et je pense que, malgré sa perversité, il l'a toujours aimée. Un amour destructeur. Il va sans dire que ces prélèvements sanguins étaient catastrophiques pour la santé d'une jeune fdle déjà particulièrement fragile. Quand on sait que le prélèvement doit normalement se faire sur des personnes de plus de cinquante kilos, et en bonne santé...

Si Alice avait grandi sans l'aide de Nicolas, elle aurait probablement sombré dans un mécanisme d'autodestruction, ouvrant des voies toutes tracées pour la schizophrénie, la psychopathie ou le suicide à la période adolescente.

[...] Alice a maintenant dix ans et, curieusement, l'accident de sa mère (chute dans les escaliers, conduisant à un Locked-in Syndrom) ne l'a pas perturbée profondement. Alice est capable de parler clairement de cet épisode. Peu importe pour la gamine, qui voit sa mère comme une personne qui a toujours été absente et distante, quelqu 'un qui ne lui a jamais porté beaucoup d'attention. Ce qui compte le plus pour Alice est qu'elle puisse rester aux côtés de son père, et s'occuper de son chien.

[...] Au début des années de collège, Alice commence à développer des fugues dissociatives en pleine classe. Elle n 'en parlera à personne, bien trop timide, effrayée par la réaction de ses camarades, qui verraient en elle une personne anormale et « débile ». Cette peur de la honte et de la différence a sans doute largement contribué au fait qu 'Alice ne s'est décidée à consulter un psychiatre pour la première fois qu 'à vingt-quatre ans.

Revenons en salle de classe. Si ses deux autres personnages se faisaient somme toute discrets, puisque apparaissant principalement à la ferme, un troisième, beaucoup plus présent et perturbant, investit l'esprit d'Alice. La Dorothée imaginaire, dont Alice a conscience, se dédouble progressivement en personnalité à part entière. Dorothée, la véritable Dorothée, grandit sous le crâne d'Alice, prend de l'épaisseur et « aspire » progressivement le personnage imaginaire. J'estime que cette fusion s 'est peu à peu mise en place entre janvier 1995 (premier article du journal intime de Dorothée) et fin septembre 1997, où le personnage imaginaire a complètement disparu, à la suite de « l'enterrement virtuel » de Dorothée par son père...

Parlons de cet « enterrement virtuel ». Alice a eu une longue période de dissociation qui a débuté mi-août 1997 pour se terminer probablement en octobre 1997. Environ deux mois de trou noir, deux mois pendant lesquels

Dorothée a pris les commandes et s'est installée dans la tête d'Alice. Voilà Claude Dehaene confronté à un être affirmé, fort psychiquement, qui lui oppose de la résistance, affronte ses colères et désobéit. Il a l'habitude, car Dorothée est déjà apparue ponctuellement à la place d'Alice, durant quelques heures, voire une journée. Mais là, les jours passent et Dorothée reste. Claude Dehaene va se mettre à paniquer. Il n 'aime pas Dorothée, il va chercher à s'en débarrasser, à l'accabler psychologiquement, la tenir pour responsable de la « disparition » d'Alice, la brimer. Voyant qu'elle ne part toujours pas, il demande l'aide du docteur Denby, qui lui conseille de la tuer symboliquement, en l'ignorant. Claude prendra le conseil au pied de la lettre, puisqu 'il creusera sa tombe, au fond du jardin, et ira même jusqu 'à rédiger de faux documents administratifs pour officialiser l'enterrement.

Denby est le pire praticien qu 'il m 'ait été donné de rencontrer, mais le fait est que cet « enterrement virtuel » aura l'effet escompté. Deux jours plus tard, Alice revient. Évidemment, comme sa Dorothée virtuelle n'existe définitivement plus, Alice la croit réellement morte.

[...] Dorothée est convaincue qu'elle est sortie du ventre maternel en même temps que sa sœur, et que les deux enfants ont grandi ensemble. Dorothée, en tant que personnage né de la dissociation, a hérité des attributs et de la mémoire de Dorothée en tant que personnage virtuel. Un formidable mécanisme de transfert intérieur a eu lieu.

« Oui, mais les apparitions intempestives de Dorothée vont fortement mettre en péril la scolarité d'Alice », songe Julie. C'est Dorothée qui suit la majeure partie des cours de mathématiques et de physique. Caractérielle, elle ne se laisse pas faire et n'hésite plus à jaillir quand Alice est brimée par ses camarades en cour de récréation. Insultes et bagarres s'ensuivent, on traite Alice de « cinglée ». Les avertissements des professeurs commencent à pleuvoir, ce qui augmente la fréquence des punitions paternelles, qui elles-mêmes multiplient les irruptions de Nicolas et les trous noirs déjà bien nombreux. Un cycle infernal.

[...] On se rend clairement compte du cercle vicieux dans lequel sombre Alice, désormais incapable d'échapper à ses personnages. Elle n'est plus qu'une enveloppe charnelle, partagée entre quatre individus différents (si l'on omet Birdy). Pour résumer, Alice ne vit plus en propre qu'un quart de sa vie.

Claude Dehaene, qui avait parfaitement compris le fonctionnement psychique de sa fille, allait devenir le chef d'orchestre de ce qu'il appelait depuis bien longtemps déjà l'intérieur du petit monde d'Alice. Au fin fond de sa ferme isolée, il se met à gérer une véritable petite famille, avec ses favoris, Mirabelle et Alice, et ceux qu 'il déteste, Dorothée et Nicolas.

Julie secoue la tête, écœurée. Tout cela a vraiment eu lieu, en France, en 2007. Sans recourir au moindre coup, sans laisser la moindre marque, Claude Dehaene a méti- culeusement procédé à la destruction de sa fille. Une destruction morale. À l'extérieur, il fait bonne figure, ne laisse pas le temps au corps enseignant de réagir, change souvent Alice d'école, répond de manière crédible aux questions des professeurs. Il est en outre protégé par la naïveté d'Alice, qui continue d'affirmer que sa vie à la ferme est « correcte ». Dorothée, quant à elle, garde le silence pour protéger sa sœur. Plus tard, Claude déscolarise sa fille, se mettant définitivement à l'abri.

[...] Le temps passe, Alice devient une belle jeune femme. Les personnages qui Vont toujours assistée tentent de continuer à Vépauler, mais elle va mal et traverse des zones sombres, quelle affronte seule cette fois. Les idées suicidaires, les phases négatives se multiplient. Son père lui laisse passer son permis de conduire pour la calmer et Véloigner de ses pensées noires. Durant cette période, Alice se sent un peu plus libre. Elle s'occupe de sa mère et entretient la maison. Son père s'intéresse moins à elle, et cela lui convient parfaitement. Mais très rapidement, les angoisses et les cauchemars reviennent. Alice exprime alors son besoin de quitter la ferme et sa volonté d'essayer de se soigner. Évidemment, son père essaie de la retenir un an, deux ans, mais la voyant proche du suicide et incapable de trouver une solution, il accepte de la laisser partir, après avoir ordonné sous la menace à chacune des personnalités de ne jamais, jamais parler de l'intérieur du petit monde d'Alice.

Il a échoué, ses « protégés » ont fini par lui désobéir.

C'est à ce moment qu'Alice est arrivée dans mon cabinet.

[...] Il me faut maintenant revenir sur un élément qui ne s'est imposé à moi que très récemment et qui me paraît capital en vue de la guérison d'Alice. Il s'agit du trou noir advenu, pendant plus de trente jours, en 2005. Pour la première fois, il a frappé en même temps Alice, Dorothée, Mirabelle et Nicolas. Cela m'a conduit à soupçonner l'existence d'une nouvelle personnalité, et les réponses d'Alice à mes questions m *ont alors permis de faire le lien avec Birdy, le croquemitaine de son enfance.

Comprenant que cette personnalité devait être née d'un traumatisme plus violent encore que les autres (ces derniers étant pris en charge par Nicolas et Mirabelle), j'ai décidé d'emmener Alice dans un laboratoire de psychologie expérimentale, afin de la confronter à une base d'images très éprouvantes. J'espère ainsi parvenir à faire remonter la phobie à l'origine de ce Birdy. Si je réussis à rencontrer ce personnage, à le convaincre de me parler, je pourrai tenter de fusionner les diverses personnalités présentes en Alice, ce qui marquera une étape importante vers sa guérison.

Car je crois qu'aujourd'hui Alice est enfin prête à entendre le récit de sa propre histoire, à affronter les ténèbres de son esprit et à comprendre, pour la première fois de sa vie, qui sont réellement Dorothée, Nicolas et Mirabelle.

Évidemment, le processus ne sera pas instantané. Il faudra encore probablement de longues semaines avant qu 'Alice n 'assume son état et n 'ouvre les portes de son psychisme à ses personnalités parallèles. Les accueillir en elle, c'est en effet prendre en charge leurs souffrances, leurs peurs, leurs qualités et leurs défauts... C'est aussi accepter le souvenir de l'enfer quotidien à la ferme.

Retour du CNRS (notes temporaires, à intégrer)

Succès. Birdy, personnage extrêmement agressif, a surgi devant la photo atroce d'un homme égorgé. Mais il s'est immédiatement enfui et je n 'ai plus aucune nouvelle de ma patiente. J'attends avec angoisse qu'elle me contacte, j'ai peur de ce qu'elle aurait pu faire.

Julie rabat l'écran de son ordinateur portable en silence. Tout ce travail accompli à l'ombre de la pire des horreurs, dans le secret d'un acte innommable... Lentement, elle ôte la clé USB de son support et la range au fond d'un tiroir, en se promettant de ne plus jamais y toucher.

Mais la voix de Luc Graham continue à résonner de longues minutes sous son crâne. Et Julie sait que cette voix ne la quittera plus jamais.


REMERCIEMENTS

Alice Dehaene est un pseudonyme, elle n'est qu'un miroir fictif, un double littéraire autonome qui a su creuser sa route dans ce récit. Ce qui signifie que cette histoire n'est que pure fiction. Car si Mirabelle, Dorothée, Nicolas ou encore Birdy ont effectivement existé dans le monde d'Alice, ce n'est pas le cas pour l'ensemble des autres personnages. Le docteur Luc Graham, en particulier, est bien loin du docteur Bernard Grément, que je tiens ici à remercier très chaleureusement pour ses explications patientes, claires et pédagogiques concernant les troubles psychiques d'Alice. C'est un homme passionné, dévoué à sa cause et à ses patients, et les semaines passées en sa compagnie furent pour moi des moments très forts.

Merci également au docteur Christophe Debien pour avoir accepté de me guider si gentiment et pour les longues heures qu'il m'a consacrées, aux urgences psychiatriques et dans son bureau de l'hôpital Fontan. Merci à Maxime Bubrovszky, psychiatre de génie dont les conseils m'ont été si précieux, et au docteur Caroline Bonfils, chef des urgences traumatologiques, pour son accueil bienveillant.

Je remercie les bénévoles d'associations d'aide aux réfugiés que j'ai eu la chance de rencontrer, pour leur concours indispensable et la chaleur de leur cœur. Ils se reconnaîtront dans ces lignes.

Je tiens de nouveau à remercier les éditions Le Passage, pour leur soutien permanent.

Et bien évidemment, j'adresse un immense merci à Alice. Nos différentes rencontres resteront pour moi des moments inoubliables.

La documentation concernant les troubles dissocia- tifs de l'identité, principalement américaine, est à la fois fournie et rare, précise et ambiguë. De nombreuses sources m'ont aidé durant l'élaboration de ce roman, notamment celles issues du Journal of Abnormal Psychology, des Archives of General Psychiatry et de Y American Journal of Psychiatry. J'aimerais en outre faire mention du beau roman biographique de Flora Rheta Schreiber concernant le cas exceptionnel de Sybil Dorsett, la femme aux seize personnalités, et également du manuel Psychopathologie, de V. Mark Durand et David H. Barlow, que je conseille à quiconque veut aborder ces questions sous un angle simple et pédagogique.

En conclusion de ce qui aura été pour moi une aventure exceptionnelle, je vous invite à retrouver Alice sur son blog : http://alicedehaene.canalblog.com

Car n'oubliez pas qu'une histoire continue à exister, même lorsque la dernière page du roman est tournée...

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