Elle avait téléphoné au volant, ce jour-là. Elle a menti à la justice.

Dumetz se recroqueville autant qu'elle peut. Une porte coulisse dans un long bruit métallique, puis elle sent la pression d'une poigne ferme sur son bras.

— Allez F, lève-toi.

Elle obéit, évidemment. On l'aide à descendre, ses articulations, son dos lui brûlent. Les mains liées dans le dos, elle se jette par terre et plonge son visage dans la terre.

— Allons F, un peu de tenue.

Toujours la voix étoujfée de l'homme à la cagoule.

Il lui agrippe le coude et la force à marcher. Ses mollets lui font mal, sa respiration siffle. Elle n'a plus aucune notion du temps ni de l'espace.

Soudain, ils s'arrêtent.

— Reste là.

Des mains appuient sur ses épaules. Elle tombe à genoux et entend les pas qui s'éloignent.

Chaussé de bottes en caoutchouc, mains gantées dans les poches de son ciré, Luc Graham est vêtu d'un pantalon K-way, spécialement acheté pour l'occasion dans un magasin de sport. Il s'est aussi procuré un couteau, long comme un avant-bras, avec un côté tranchant et l'autre cranté. On déniche les meilleurs dans les magasins de chasse. C'est un Ardennlame Rambo, un couteau de survie, selon le vendeur.

Luc regarde sa montre. 23 h 19. Il appuie sur le bouton de sa torche et consulte une nouvelle fois la carte d'état-major qu'on lui a demandé d'acheter. Encore une centaine de mètres, et onze minutes avant le rendez-vous. Il a le temps. Il aperçoit un rai de lumière fugace qui s'agite, au loin. Il éteint et se glisse derrière un arbre. Il sent un filet de sueur couler dans son dos. Il peut encore faire demi-tour. Tout arrêter.

Il se laisse glisser contre le tronc. Il veut se rappeler, ne pas flancher. Ce soir, il a besoin de ne plus être psychiatre. Mais un homme qui a tout perdu. A cause d'elle.

Après une gorgée de whisky tirée de sa flasque - on lui a conseillé d'en emporter, à lui, alcoolique suicidaire -, il se redresse enfin. Il se positionne face au signal lointain et, à son tour, allume sa lampe. Le code à présent. Trois longs, un court. Il attend. On lui répond par deux courts, deux longs. Son cœur s'emballe.

Prudemment, Luc Graham se dirige vers son objectif. Il plisse les yeux. Il lui semble que l'individu, face à lui, porte une cagoule.

— Vous êtes prêt ?

— Oui.

— Le disque dur de votre ordinateur...

Luc le tend.

— Ce n'était pas utile. J'ai déjà tout effacé dessus. Tous les messages et toutes les photos que vous m'avez envoyés.

— Rien de ce que je vous demande est inutile. Suivez-moi.

L'homme cagoulé s'enfonce dans les profondeurs des bois. Pas besoin d'allumer, la pleine lune guide leurs pas. Ils marchent de longues minutes. Luc essaie de deviner le physique de cet homme, mais n 'y parvient pas. Les habits sont trop épais, et la luminosité trop faible.

— Buvez encore un coup.

Luc obtempère et arrive à présent dans une petite clairière où il distingue une forme agenouillée. Son crâne rasé luit, un bandeau cache ses yeux. L'homme à la cagoule se retourne enfin.

— C'est le grand soir...

Graham acquiesce, les mâchoires serrées. Il cherche un autre homme, un autre type cagoulé qui aurait surveillé la prisonnière, mais il ne trouve personne. Pourquoi n 'a-t-elle pas cherché à fuir ?

L'interlocuteur désigne la lame.

— C'est avec ça que vous y allez ? Ce n'est pas le plus simple, contrairement à ce qu 'on pourrait croire.

— Que vouliez-vous que je prenne d'autre ?

Soudain, Luc fixe Justine Dumetz, cinq mètres en

retrait, prostrée, le dos courbé, les fossettes saillantes. L'image qui lui vient immédiatement à l'esprit est celle d'un agneau. Elle ressemble à un agneau blessé.

— Je veux voir ses yeux.

— C'est bien. C'est très bien...

Les feuilles craquent, la jeune femme sent qu'on s'approche d'elle. On lui touche le crâne. Dans son dos, ses poings se serrent. Le bandeau disparaît, d'un coup. Elle plisse les paupières, ses yeux lui brûlent. Avant qu 'elle n 'ait le temps de reconnaître qui que ce soit, un faisceau lumineux vient lui arracher la vue, elle pousse un grognement étouffé dans son bâillon.

Soudain, Luc Graham s'entend prononcer des mots qu 'il regrette aussitôt :

— Que lui avez-vous fait pour qu 'elle soit en aussi mauvais état ?

— Ça fait plusieurs semaines que je la retiens, que croyez-vous ? Évitez les questions. Vous opérez, je m'occupe du reste, comme convenu. Alors que vous agirez, gardez constamment en tête la raison de sa présence ici. Un dernier truc. Vous pouvez la détacher, mais n'ôtez pas le bâillon. Pas de risques inutiles. Allez-y. Ce moment vous appartient.

Luc Graham laisse son interlocuteur s 'éloigner dans le noir. Quand il se retourne vers sa proie, il se rend compte que sa lampe éclaire le sol, et que la femme au crâne rasé le fixe. Alors, très vite, il Vaveugle de nouveau.

— Arrêtez de me regarder maintenant !

Elle hurle à travers le tissu dans sa bouche, se roule sur le côté, gigote comme une anguille dans une nasse. Son crâne se couvre de feuilles et de petites branches. Luc la laisse se débattre, se tortiller.

Il se penche sur elle, souffle à son oreille :

— Vous m'avez reconnu, hein ? Oh que oui, vous m'avez reconnu... Et vous allez mourir.

Il tranche les liens avec sa lame, la tire par le bras. Elle tient à peine debout, les dizaines de tours de ruban adhésif autour de son visage la contraignent à respirer bruyamment. Il la pousse, elle tombe, il la relève.

— Je vevx que vous vous défendiez:. Je veux que...

Il la secoue.

—... que vous me frappiez ! Je veux un combat, vous entendez ?

Mais elle ne lutte pas, ses joues gonflent. Dumetz n'est plus humaine, elle n'est rien d'autre qu'un morceau de chair. Luc sort sa flasque de whisky et l'allège d'une grosse gorgée. Il s'approche encore, lève le poing gauche, s'attend à une parade, mais Dumetz ne bouge pas, ne se protège pas. Un mollusque.

— Frappe-moi ! Frappe-moi, ou c'est moi qui te bute !

Dumetz essaie de parler à travers son bâillon. Alors Graham coupe le chatterton avec la pointe de son couteau.

— Ton pardon. Je veux entendre ta demande de pardon.

Les lèvres de la femme s'écartent. Elle murmure quelque chose, contraignant Luc à se pencher. La voix sort, mourante :

— Ça fait... quel bruit, une voile blanche qui claque dans le vent ? Vous... pourriez me répondre, vous ?

Luc se redresse, déboussolé. Il ne comprend pas cette réaction, il n'a aucune réponse à apporter. Le bruit d'une voile blanche qui claque dans le vent ? Qu 'est-ce que ça veut dire ?

Il ne supporte plus le regard de cette malheureuse, et ça se met à gémir dans sa tête. Perdu, sans savoir comment réagir, il se recule et, à son tour, disparaît dans l'ombre, haletant, la flasque dans une main, le couteau dans l'autre.

Justine Dumetz relève doucement la tête, se retourne. Personne. Du poignet, elle frotte le sang qui coule de son nez, reprend une position soumise, attend, encore, que la voix ordonne.

Les pas reviennent, la terre remue, tout près.

— Tu te lèves, et tu cours. Sauve-toi, maintenant. Là, droit devant toi. Je te libère. Va rejoindre les tiens.

Sans réfléchir davantage, Dumetz se redresse et se met à courir. Les branches sur les joues, les échardes dans les talons, les trous, les racines, peu importe.

Ivre d'oxygène, elle dépasse un arbre, un autre, puis encore un autre jusqu'à ce que son souffle devienne plus difficile, jusqu'à ce qu'elle ressente le manque d'air dans ses poumons. Elle s'arrête, essaie de respirer, sans succès. Un gargouillis s'échappe alors de sa gorge. Ça devient chaud sur sa poitrine. Chaud et presque agréable. Le sol se met à tourner, se rapproche, même. Dans sa chute, Dumetz porte les deux mains sur sa trachée ouverte. Lentement la vie la quitte, et ses yeux se ferment sur la lame d'un couteau.

Le calvaire cesse, enfin.

Luc Graham se tient debout derrière elle, les jambes tremblantes. Un bruit résonne dans son dos. Il se

retourne, Vhomme à la cagoule déplie une grande bâche en plastique.

— Je ne voulais pas la tuer, je...

— Je vous avais dit de ne pas ôter son bâillon. Rentrez chez vous à présent. Faites disparaître ce couteau et toutes les traces de nos rencontres.

Le tortionnaire tire le corps de Dumetz, le photographie sous une dizaine d'angles différents et l'enroule dans le plastique.

— Ne vous inquiétez pas, ça va passer les tremblements. Après vous verrez, vous vous sentirez bien. Bien, et heureux... Enfin, vous êtes mieux placé que moi pour le savoir, hein ? Tenez, un mouchoir. Et n 'oubliez pas : je vous tiens autant que vous me tenez.

D'une main faiblarde, Luc prend le mouchoir.

— Bon Dieu... Mais qui êtes-vous donc ?

— Un type comme les autres.

— Et pourquoi moi ? Pourquoi vous m'avez choisi, moi ?

L'homme désigne le poignet gauche de Luc.

— Parce que vous êtes déjà mort. Et que vous n 'avez plus rien à perdre.

Il s'éloigne avec le corps.

Graham reste d'abord figé, incapable de bouger, et trouve enfin la force de disparaître dans l'obscurité de la forêt.

Les ténèbres viennent de l'envahir.

Et elles ne le quitteront plus jamais.

Tout comme cette phrase incompréhensible que la meurtrière de sa famille a prononcée : « Ça fait quel bruit, une voile blanche qui claque dans le vent ? »

45.

Julie Roqueval s'avance vers le centre de la salle à manger. Sa vue met quelque temps à s'adapter à la lumière et à distinguer plus précisément la silhouette qui se dresse en contre-jour dans le hall d'entrée.

— Excusez-moi. La porte était ouverte et je...

L'ombre se détache du mur.

— Ouverte ? Je ne crois pas.

Un silence.

— Et vous êtes ?

— Julie Roqueval. Assistance sociale en psychiatrie.

Dorothée s'approche nerveusement.

— Que faites-vous ici, chez nous ?

Ton tranchant, sans équivoque. Les deux femmes se tiennent désormais face à face.

— Je suis venue rencontrer Alice Dehaene. C'est peut- être vous ?

Dorothée s'approche du fauteuil roulant, le contourne et se positionne dans le champ de vision de sa mère.

— Salut, maman.

Elle l'embrasse sur la joue. Il y a dans ce geste quelque chose de forcé, que Julie ne parvient pas à définir. Dorothée se redresse, puis jette un œil par la fenêtre, les mains croisées dans le dos.

— Alice est ma sœur et elle n'habite plus ici depuis plus d'un an.

Elle se retourne brusquement.

— Que lui voulez-vous ?

Julie se mord l'intérieur des joues, en colère contre elle-même. Le listing fourni par le laborantin est obsolète, évidemment, on ne doit pas transfuser du sang Bombay tous les jours. L'un des innombrables dysfonctionnements de l'administration hospitalière.

— J'ai quelques questions à lui poser, en rapport avec un dossier dont je m'occupe. Et c'est assez personnel. Vous auriez sa nouvelle adresse ?

Dorothée, le buste bien droit, le dos légèrement creusé, la toise d'un air orgueilleux.

— Ma sœur a des soucis ?

— Pas directement, non.

— Comment ça, pas directement ?

— Pas directement, c'est tout.

Dorothée attrape une feuille dans un tiroir, griffonne dessus et la tend sèchement à son interlocutrice.

— Voilà. Vous auriez ouvert un annuaire, vous l'auriez eue, cette adresse. Et maintenant, partez.

Julie ne bouge pas, elle désigne Blandine d'un geste du menton.

— C'est vous qui vous occupez de votre mère ?

— Ça dépend. Moi, mon père, Mirabelle... Maman partage son temps entre ici et... ailleurs.

— Votre père, c'est bien Claude Dehaene ?

— Effectivement.

— Et où se trouve-t-il ?

— Je l'ignore, sa camionnette n'est pas là. C'est lui que vous voulez voir ou Alice ?

Julie, énervée par l'attitude prétentieuse de la jeune femme, change soudain de ton.

— Les deux. Votre mère était seule, ici. Elle devrait avoir quelqu'un auprès d'elle en permanence.

Dorothée se dirige derrière le fauteuil et l'oriente de nouveau vers la vitre.

— C'était la vue favorite de maman, du temps où elle pouvait encore parler. Elle s'asseyait là de longues heures dans un rocking-chair, à lire des livres à l'eau de rose. Elle chantonnait aussi.

Les paroles de cette femme sont des formules toutes faites qui sonnent faux. Comment pourrait-on aimer une vue face à un cimetière militaire ?

— Votre mère est en Locked-in Syndrom, c'est exact ?

— Oui, c'est ça.

— Accident vasculaire cérébral ?

— Accident tout court, c'est bien assez.

— Qui puis-je appeler si je veux avoir des renseignements à son sujet ? Le centre thérapeutique de Berck- sur-Mer ?

Dorothée fronce les sourcils.

— Pourquoi voudriez-vous des renseignements ? Vous croyez qu'on a besoin d'une assistante sociale, ici ?

— Un homme suicidaire peut difficilement s'occuper d'une personne si lourdement handicapée. Je ne comprends d'ailleurs pas pourquoi l'hôpital ne...

— Des gens compétents s'occupent parfaitement de ma mère, des kinés, des ergos, des médecins, mon père a fait réaménager tout l'intérieur de la maison, afin que ma mère ait un maximum de confort, ne le voyez-vous pas ? Vous ne pouvez pas imaginer à quel point il prend soin d'elle. Tout va très bien, depuis de longues, longues années. Partez à présent.

Dorothée tourne le fauteuil roulant.

— Regardez maman, vous la trouvez mal en point ? Non ? Vous savez ce que cela représente, s'occuper d'un LIS ? Tous les sacrifices ? Alors, ne venez plus ici nous menacer. Et je vous conseille vraiment de partir avant l'arrivée de mon père.

— Pourquoi ? Il est du genre violent, votre père ?

Dorothée la fixe sans ciller.

— Sur quoi enquêtez-vous ? Pourquoi ma sœur n'a- t-elle jamais parlé de vous à personne ?

Julie soutient son regard.

— Pour la simple et bonne raison que votre sœur ne me connaît pas encore.

— Tiens donc. Je pourrais porter plainte. Qui me dit que je devrais vous croire ? Que vous ne vouliez pas du mal à ma mère ?

Les joues pâles de Dorothée s'empourprent, son regard n'est plus que colère froide. Julie lâche du lest.

— Je travaille entre autres avec l'hôpital Freyrat, un établissement psychiatrique à Lille. Voilà quelques jours, nous avons récupéré un homme à un arrêt de bus, complètement figé et muet. On appelle cela un état de catatonie. Il était nu et enveloppé d'une couverture.

— Et alors ?

— Cette couverture portait des traces de sang menstruel, et après analyse, ce sang appartient à une personne ayant un groupe sanguin ultrarare, le groupe Bombay.

Dorothée vacille. Julie poursuit, elle se sait sur la bonne voie à présent :

— Or, il n'y a qu'une femme dans la région avec ce groupe sanguin, et il s'agit de votre sœur.

Dorothée éprouve soudain le besoin de s'appuyer contre le mur.

— Quand ? Quand l'avez-vous découvert, cet homme ?

— Mardi, au matin. Quelque chose vous tracasse ?

Dorothée semble ailleurs, ses pupilles s'agitent rapidement. Elle secoue la tête. Autour, l'obscurité s'installe, les nuages sombres paradent dans le ciel.

— Évidemment, ça me tracasse. Votre histoire est tellement... abracadabrante.

— C'est pourtant la vérité.

Dorothée va et vient. Ses mains se serrent, se desserrent. Toujours cette même raideur, cette démarche hautaine.

— Sang Bombay, OK. Et pourquoi la personne habiterait forcément la région ? Ma sœur n'est pas la seule au monde ?

— Juste une question de logique. Mais vous avez raison, il n'y a pas de certitude à cent pour cent. Néanmoins, s'il le faut, nous irons jusqu'aux tests ADN.

— Des tests ADN sur ma sœur ?

— Oui.

Dorothée marche comme un lion en cage, il y a quelque chose d'explosif dans sa manière de se comporter. Julie a l'habitude de voir des maniaco-dépressifs en phase maniaque, et ils présentent les mêmes caractéristiques, une nervosité à fleur de peau.

D'un coup, Dorothée s'approche de Julie, lui plaque la main dans le dos et l'invite à se diriger vers la cuisine.

— Ma mère n'a pas besoin d'entendre tout ça, pourquoi l'inquiéter inutilement ?

— Oh, je suis désolée, je...

— Vous n'y prêtiez pas attention, normal. Ça m'a fait ça aussi, quand j'étais gamine.

Dorothée ouvre un placard et attrape deux verres.

— Asseyez-vous. Eau ? Jus de fruit ?

— Un verre d'eau, merci. Cette chaleur...

— Mon père est très frileux, le chauffage tourne en permanence.

Elle se dirige vers le réfrigérateur. Julie l'observe d'un œil envieux. Une femme sublime, au corps dansant et aux traits parfaits. Elle la verrait bien comme hôtesse de l'air, ou mannequin.

Dorothée remplit les verres.

— Je pense être autant concernée qu'Alice par cette histoire, alors vous pouvez tout me dire. Nous sommes jumelles homozygotes, et nous avons le même groupe sanguin.

Julie manque de s'étrangler.

— Excu... Excusez-moi ! Je...

— Je n'étais pas sur votre liste ?

— Non.

Dorothée lève son regard clair vers un point imaginaire, derrière Julie.

— Peut-être parce que je n'allais quasiment jamais chez le docteur Denby.

Julie ne perd pas de vue son objectif : comprendre.

— Votre sœur y allait souvent, elle, chez... le médecin ?

— Plus jeune, Alice était tout le temps malade. Angines, rhinos, même l'été. Moi, je ne me souviens pas d'avoir fait une seule prise de sang. J'en ai peut- être fait une quand j'étais toute petite, mais... je n'en ai pas le moindre souvenir.

— En tout cas, vous n'êtes pas dans les registres.

Julie termine son verre d'un trait, avec le sentiment de naviguer en pleine fiction. La Locked-in Syndrom, le sang Bombay, les jumelles désormais... Elle sort une photo du patient catatonique de sa poche.

— Voilà l'homme dont je vous parlais, vous le connaissez ?

Dorothée s'empare du cliché, le scrute attentivement.

— Ja... Jamais vu.

— Vous avez hésité.

Dorothée se penche à nouveau sur le cliché, les sourcils légèrement froncés.

— J'ai hésité, en effet, parce que j'ai eu une drôle d'impression. Mais c'est certain, je ne l'ai jamais vu. C'est censé être qui ?

— Nous l'ignorons justement. Je pensais que vous ou votre sœur seriez au courant.

Dorothée secoue la tête.

— Non, désolée. Quant à ma sœur, cela m'étonnerait fort qu'elle soit impliquée dans votre histoire. Elle habite Boulogne-sur-Mer et sort rarement de chez elle.

Julie acquiesce mollement en rangeant la photo, puis elle en sort une autre.

— Et ça, vous connaissez ?

Dorothée jette un œil, l'image la stupéfie.

— Non, non... Je... Je n'ai jamais vu cette couverture.

— Vous êtes bien certaine ?

Dorothée met du temps à répondre. Elle ment, Julie en mettrait sa main au feu.

— Absolument.

— S'il devait y avoir un test ADN, vous vous y soumettriez ?

Pas de réponse.

— Mademoiselle ?

Dorothée retrouve sa maîtrise et son ton arrogant.

— Pourquoi ? Vous me prenez pour une menteuse ?

— Ce n'est pas ce que j'ai dit.

— Alors vous voulez la date de mes règles peut-être ?

Elle se braque, preuve que Julie a mis dans le mille

avec la photo. Cette femme a reconnu la couverture à rayures bleues, c'est certain.

— Écoutez, mademoiselle, je termine ma petite enquête auprès de votre sœur, et ensuite j'aviserai.

Dorothée serre les poings.

— Vous avez tout intérêt à ne pas la perturber avec ces bêtises. Ma sœur a suffisamment de soucis.

— De quel genre ?

Dorothée pose son index sur sa tempe.

— De ce genre-là...

— Désordres mentaux ?

— Si vous voulez plus de détails, allez d'abord voir son psychiatre, et vous comprendrez à quel point elle est fragile. Je ne veux pas que vous débouliez chez elle comme vous l'avez fait ici.

— Elle suit une thérapie ? Depuis quand ?

— Un an au moins.

— Et de quoi souffre-t-elle ?

— Rien de grave en fait. C'est juste une petite pleurnicharde. Elle pense que rien ne lui sourit et elle se sent toujours mal. Avec Alice, le monde est noir, tout le temps. Pas de quoi s'alarmer, mais comme je vous l'ai dit, il vaut mieux ne pas en remettre une couche.

Julie comprend qu'elle a face à elle une personnalité complexe, qui protège sa sœur autant qu'elle la déteste, et qui fonctionne de manière impulsive. Elle parle, puis elle menace, et l'instant d'après elle propose un verre d'eau... Peut-être consulte-t-elle, elle aussi.

Elle sort le papier où se trouve l'adresse d'Alice, ainsi qu'un stylo.

— Vous pouvez m'indiquer le nom de son psychiatre ?

— Ah ouais, son psy... Luc Graham.

Un choc. Le stylo de Julie tremble au bout de ses doigts. Dorothée fronce les sourcils.

— Quoi ? Vous le connaissez ?

— Je travaille avec lui, à l'hôpital Freyrat. Il est en charge du catatonique retrouvé avec cette couverture ensanglantée. C'est... extrêmement troublant.

Dorothée se lève, sidérée.

— Refaites-moi voir la photo du patient !

Elle s'empare du cliché que lui tend Julie.

— Tout à l'heure, quand vous m'avez montré la photo, il me disait vaguement quelque chose, puis je me suis dit : « Non, je dois confondre avec quelqu'un d'autre. » Mais maintenant, c'est sûr, je l'ai déjà vu chez Graham.

L'assistante sociale se lève à son tour, stupéfaite.

— Le catatonique, chez Graham ?

Dorothée plaque ses deux mains contre la fenêtre et fixe l'étable. Puis elle se retourne vers Julie.

— J'ignore où est mon père, mais il va sûrement revenir très vite, il ne laisse jamais maman seule longtemps. Vous devez partir. Moi, je reste ici, je fais la vaisselle, je remets tout en place. Il faut que tout paraisse normal.

— Comment ça ?

— Sortons !

Elles se rendent dans l'allée où les attendent leurs voitures respectives. Inquiète, Dorothée demande à Julie :

— Donnez-moi votre portable, vite.

Julie lui tend machinalement le téléphone, assommée par les nouvelles révélations. Dorothée s'éloigne et hésite avant d'enfoncer les touches. Graham lui a dit de ne jamais entrer en contact avec sa sœur, pour leur bien, à toutes les deux, et pour le succès de la thérapie. Mais Graham, c'est du passé. Graham est un sacré menteur.

Elle compose donc le numéro de sa sœur, la gorge serrée. Pas de réponse. Elle laisse un long message sur le répondeur, puis rend le téléphone à Julie.

— Votre catatonique, je l'ai vu sur l'un des journaux que conserve Luc Graham chez lui, dans des caisses. Je n'ai pas l'année ni l'édition, mais le titre évoquait un accident de voiture provoqué par un gendarme, à Nantes. Puis il y avait un nom aussi. Blanchard...

Julie percute immédiatement. Blanchard... Le nom prononcé par le catatonique. Dorothée va et vient, l'air grave.

— Cette histoire d'accident de voiture, c'est une trop grosse coïncidence. Enquêtez là-dessus. Celui de Nantes, et aussi celui de la famille de Luc Graham. J'ai une intuition. Une très mauvaise intuition qui pourrait tout relier.

— Quoi, tout ?

— Tout ce qu'il s'est passé ici depuis mon enfance. Tout ce que je n'ai jamais pu comprendre.

— Comment je peux vous joindre ? Je ne connais même pas votre prénom.

— Je m'appelle Dorothée, et c'est moi qui vous appellerai.

— Et la couverture sur le catatonique ? Vous l'avez reconnue, n'est-ce pas ?

— Partez.

Sans attendre, Dorothée se dirige vers la ferme et claque la porte derrière elle. Interloquée, Julie se décide à mettre les voiles. Elle lève les yeux vers le ciel : il risque de bientôt pleuvoir.

À peine rejoint-elle la route nationale que Claude s'engage en direction de la ferme, un bouquet de lis à côté de lui.

Il sourit.


Alice rouvre les yeux. Elle ne se trouve plus sur le parking d'Auchan avec Luc Graham et Fred. Non... En face d'elle, un homme avec de petites lunettes rondes, qu'elle ne connaît pas, l'observe. Il est trempé, son imperméable ruisselle.

Elle regarde le sol, ses jambes reposent dans une flaque saumâtre. Elle réalise alors... Elle est assise au fond d'un fossé, en bordure de route. Immédiatement, elle songe à un accident.

— Que... Que s'est-il passé ?

L'homme hausse les épaules.

— Je n'en sais rien. Il pleuvait à torrent. J'ai vu votre voiture sur le bord de la route, alors je me suis arrêté, croyant à une panne. Je suis sorti, il n'y avait personne alentour, puis je vous ai vue, assise dans le fossé. J'ai tout de suite cru que... que vous aviez eu un malaise ou un accident, mais... vous pressiez simplement de la terre entre vos doigts. Depuis un bon bout de temps, vu le trou creusé avec vos ongles. Regardez...

Alice se lève. À l'endroit où elle se tenait, l'herbe a été arrachée, et des boules de glaise jonchent le sol.

— C'est moi qui ai fait ça ?

— À votre avis ? Vous ne vous souvenez pas ?

— Non...

— Il y a une minute encore vous chantonniez. Votre voix était... vraiment très aiguë. Je ne sais pas, on aurait dit que ce n'était pas la vôtre, mais plutôt celle d'un enfant.

Alice ne sait que répondre. Que lui dire ? Qu'à ce moment-là, elle était Nicolas, un gamin de huit ans qui jouait avec de la boue ?

Elle considère ses chaussures et ses mains pleines de terre. Elle n'est qu'un mont de crasse. Elle se dégoûte et n'a qu'une seule envie : se faire mal, torturer ce corps qui la torture.

— Vous... Vous allez mieux maintenant ? demande l'homme. Vous voulez que j'appelle de l'aide, une ambulance ?

— Non, non, surtout pas. Merci, ça va aller. Dites- moi juste où nous sommes...

— Nous sommes sur la D341, à quelques kilomètres de Saint-Martin-Boulogne. Mais encore une fois...

— Je vous assure, vraiment, ça va maintenant... Je vais rentrer chez moi.

Elle lui adresse un sourire pour le remercier puis s'installe dans sa voiture alors que l'homme se dépêche de rejoindre la sienne. Elle éternue, s'observe dans le rétroviseur. Elle se fait pitié. D'un geste las, elle ôte ses lunettes et essuie les verres avec un mouchoir en papier.

Elle démarre.

D'où vient-elle ? Où va-t-elle sur le chemin de la vie ? Alice n'en peut plus, le soleil perce et descend déjà sur l'horizon, laissant derrière lui une journée qui ne ressemble de nouveau qu'à un immense trou noir.

Si un petit garçon sommeille en elle, alors Alice le déteste. Il la détruit à petit feu, lui vole son âme, ses souvenirs. Pourquoi lui fait-il tout ce mal ? Elle le hait au point d'avoir envie de le tuer.

Sur la route du retour, elle repense aux paroles de Graham : « Là, maintenant, vous vous trouvez ici, avec moi, mais vous êtes ailleurs en permanence. Votre esprit est en miettes. Pire qu'un miroir brisé. »

Il a raison. Voilà sa vie parfaitement résumée en trois phrases. Voilà la trace qu'elle laissera d'elle sur cette Terre. Un fantôme inexistant.

« On ne peut pas vous guérir... C'est impossible. » Arrivée chez elle, devant sa porte, elle cherche ses clés au fond de sa poche mais ne les trouve pas. Évidemment, elles peuvent être n'importe où, elle n'a plus le moindre souvenir de ces derniers jours. Juste un maudit puzzle qu'elle n'a pas envie de reconstituer. Pas cette fois. Non, ce coup-ci, elle abandonne le combat.

Pas besoin de clés. Elle tourne la poignée, la porte est ouverte, comme toujours...

Voilà. Le monstre de boue, de désespoir, de solitude, est rentré chez lui.

Alice prend un couteau à viande dans la cuisine et s'arrête au milieu du salon. Ses larmes creusent des sillons clairs dans la terre collée à son visage. Qu'y a- t-il d'elle-même dans cet appartement, entre ces murs anonymes ? Rien. Rien à quoi se raccrocher, aucun souvenir, aucune touche personnelle. Même pas une photo de famille. Elle feuillette son carnet d'adresses, un sourire malheureux sur les lèvres. Elle se souvient encore de la joie qu'elle avait éprouvée en l'achetant, elle allait pouvoir y inscrire le nom de ses amis, ses nouveaux collègues, ceux qui combleraient les trous de son existence. Mais dans ce carnet, il n'y a presque rien. Juste deux ou trois noms de médecins, d'anciens employeurs, de contacts à l'ANPE ou à la banque.

Elle pense à Fred. Elle n'est qu'une charge à ses côtés. Elle n'en peut plus...

Dans la salle de bains, elle pose le couteau sur le rebord du lavabo. La lame scintille sous la lumière des spots.

Alice se déshabille. Ses vêtements sales et trempés s'amoncellent sur le carrelage.

— Alors, c'est ainsi que ça doit se terminer ?

Elle se parle devant le miroir, sonde avec dégoût le fond de ses yeux fatigués. Est-ce sa faute si elle est comme ça ? Aurait-elle été différente si elle avait grandi ailleurs qu'à la ferme ?

S'il y a quelqu'un à blâmer, c'est elle-même et personne d'autre.

Du bout de ses doigts, Alice caresse délicatement le contour de son visage. Elle a l'impression de découvrir un corps étranger, vierge de toute blessure, mais qui la martyrise depuis des années. Elle est brûlée vive de l'intérieur, et la douleur se révèle bien trop grande aujourd'hui. On ne peut supporter la souffrance indéfiniment.

Dans un silence reposant, elle s'assied sur le carrelage, le couteau dans la main. Lentement, elle approche la lame de son poignet gauche.

Ce geste, elle aurait dû le faire depuis longtemps, mais elle avait tellement envie d'exister, de s'en sortir. De paraître normale.

Elle baisse les paupières.

Voilà, le froid de la lame sur son poignet. La liberté. Tout cela est tellement facile, en définitive.

« Je crois que tu ne devrais pas faire ça, Alice. »

Elle sursaute, le couteau lui échappe et chute sur le sol.

Elle détourne la tête vers l'entrée de la salle de bains.

— Qui ? Qui a dit ça ?

La voix a été murmurée, mais Alice l'a réellement entendue. La preuve, son organisme réagit, elle a la chair de poule. Dans un mouvement de panique, elle ramasse le couteau et se lève.

— Qui est là ?

Personne dans le salon, mais la porte d'entrée est entrouverte. Alice se précipite vers la cage d'escalier, nue. Le silence y règne, pas une ombre sur les marches. Mais alors, cette voix ? La porte légèrement entrebâillée ? Ou bien... Ou bien elle a encore tout imaginé ?

La voix paraissait pourtant si claire...

Cette fois, elle rabat le loquet. En se retournant elle remarque le répondeur qui clignote.

Machinalement, elle appuie sur le bouton. Deux messages. Le premier est de Fred. Fred...

« Alice, c'est moi, Fred. Où es-tu ? Je suis passé, il n'y avait personne. Je m'inquiète vraiment. Rappelle- moi vite, je t'en prie. Tu me manques. »

Alice décroche le combiné téléphonique, elle ressent à présent le besoin de l'appeler, d'entendre sa voix. Mais auparavant, elle écoute l'autre message. Le numéro d'appel ne lui dit rien.

« Alice, c'est Dorothée, ta sœur... Je sais que ça n'aurait pas dû se passer de cette façon entre nous, mais je ne t'appelle pas pour me faire pardonner ces années pendant lesquelles tu as cru à ma mort. Tout cela, c'était un stratagème de papa... Écoute, je ne peux pas m'étendre, c'est trop compliqué. Sache seulement que Luc Graham aussi est dans le coup, il a toujours repoussé notre rencontre, et t'a caché mon existence. Parce qu'il est mêlé, je crois, à quelque chose d'horrible qui nous concerne, toutes les deux. »

Alice se laisse glisser contre le mur, le regard perdu. Le message se poursuit :

«... Tu vas devoir faire une dernière chose avant de te trouver un vrai psychiatre. J'ai remis à Graham mon journal intime, voilà quelques mois, parce qu'il a promis que ça l'aiderait à te guérir. Ce journal, je n'en ai jamais parlé à personne, ni à papa ni à toi. Je l'ai toujours planqué au-dessus de mon armoire, dans ma chambre, tu sais, au-dessus de tous mes cahiers d'école et de mes cours par correspondance ? Je n'aurai probablement pas le temps de le récupérer, tu dois le faire à ma place. Il se trouve au cabinet de psychiatrie de Graham, à Bray-Dunes. Tu passes par-derrière, tu casses la vitre et tu rentres. Tu liras ce journal, il le faut à présent. Désolée de te laisser ce message de cette manière. Nous deux, ça n'a jamais été vraiment la joie. Mais sache que je sacrifie ma vie pour te protéger. C'est ma raison même d'exister, que tu le croies ou non. »

Alice est bouleversée. Entendre là, maintenant, la voix de sa sœur, avec ses intonations, son rythme si particulier... Entendre la voix d'une morte.

Elle se ressaisit et compose le numéro appelant. À l'autre bout de la ligne, quelqu'un décroche.

— Dorothée ?

— Non, vous vous trompez.

— Ma sœur, Dorothée, a appelé depuis votre téléphone. Je voudrais lui parler.

— Vous êtes Alice Dehaene ?

Alice marque un silence, les yeux tournés vers le couteau posé sur le sol.

— Oui. Et vous, qui êtes-vous ?

— Je m'appelle Julie Roqueval. Je suis assistante sociale en psychiatrie. J'ai rencontré votre sœur à la ferme de votre père, je cherchais à vous voir. Je souhaiterais le faire, rapidement.

— Vous... Vous avez vraiment parlé à ma sœur ?

Alice perçoit le bruit d'un moteur au bout du fil.

— Oui, bien sûr.

— Où est-elle ?

— Où peut-on se rencontrer ? Chez vous ? J'ai quelques questions à vous poser.

Du pied, Alice chasse le couteau, qui glisse sous un fauteuil.

— Je... vous attends ici. Mais pas avant ce soir, j'ai quelque chose à récupérer auparavant. Vous pouvez passer vers 20 heures ? Ce n'est...

— Très bien, répond Julie, ça me va. Je suis à cinq minutes de chez moi, je fais quelques recherches et je vous rejoins ensuite. Votre sœur m'a donné votre adresse. Boulogne-sur-Mer... À ce soir.

Alice raccroche et se précipite dans la salle de bains. Elle ouvre le robinet en le tournant au minimum, attend que l'eau soit tiède, pose deux serviettes contre l'émail et remplit le lavabo. Elle commence à se frotter avec le gant de toilette et se lave de la tête aux pieds, méticuleusement. Le message laissé par Dorothée l'a retournée. Qu'y a-t-il à découvrir dans le journal

intime ? Pourquoi Graham le conserve-t-il secrètement ?

Tant d'inconnues, encore.

Dorothée... Vivante... «Mais sache que je sacrifie ma vie pour te protéger. » La protéger de quoi ? De qui ? De son père ?

Elle aimerait tant serrer sa sœur contre elle. Là, maintenant...

Vingt minutes plus tard, elle s'enfonce dans un pantalon côtelé, un tee-shirt blanc et un pull à grosses mailles grises. Elle chausse ses lunettes, enfile un manteau d'hiver - le seul manteau propre en stock - et disparaît dans l'escalier. Dire que voilà une demi-heure à peine, elle était prête à s'ouvrir les veines. Son geste l'effraie, désormais.

Mais c'est la dernière ligne droite, l'ultime tentative, elle le sait.


47.

Béthune. Julie Roqueval remonte une étroite ruelle à bon rythme. Des feuilles mortes volent sur les pavés, crissent sous ses escarpins. Dans la ville aussi, l'automne s'installe. L'assistante sociale ouvre la porte de chez elle, une petite maison mitoyenne, dominée par la brique rouge, avec des encadrements de pierre blanche et des volets à lames. Elle pose sa veste sur le dossier d'une chaise dans le salon et branche la télévision pour briser le silence.

Avant de filer vers la cuisine se verser un verre d'eau, qu'elle ingurgite d'un trait, elle allume son ordinateur. Elle s'est complètement déshydratée dans cette maudite ferme. Le visage de cette pauvre femme dans son fauteuil, plantée devant la fenêtre, ne parvient pas à quitter son esprit.

En fait, c'est toute la famille Dehaene qui l'intrigue. Dorothée, l'étrange sœur pleine de secrets... Alice, avec son groupe sanguin exceptionnel et ses problèmes psychiques... Le père, suicidaire et qui inspire la crainte... La mère figée dans son fauteuil...

Julie ouvre un navigateur Internet et tape, dans Google, les mots clés : « Blanchard », « gendarme », « accident de voiture », « Nantes ». Des liens renvoyant vers des sites d'information surgissent. Bingo.

Cigarette aux lèvres, Julie clique sur le premier d'entre eux et tombe sur un article datant de 2004 : « Terrible accident dans les rues de Nantes ».

Petits coups de molette de souris, et son cœur bondit dans sa poitrine. Elle se recule sur son siège, interloquée. Pas possible. Très vite, elle récupère la photo du catatonique, et la plaque contre l'écran de son ordinateur.

C'est bien le même homme. Il a exactement les mêmes traits, en dépit de la différence de poids. Julie n'en revient pas.

Elle ne comprend pas le silence de Luc Graham.

Elle se met à lire l'article. Paul et Laurence Blanchard, parents victimes. Leur fille Amélie, douze ans, renversée par un gendarme... Son nom n'apparaît pas. Julie retourne au moteur de recherche, et déniche des forums où l'on s'intéressait à cette affaire. L'indignation et la colère motivent les fils de discussion. Julie surfe d'un site à l'autre. On cite enfin le nom de Burleaux.

« Burleaux, gendarme relaxé. » « Burleaux, salopard. »

Voilà, elle tient l'identité du patient de la chambre Ail.

Alexandre Burleaux.

L'assistante sociale tire une longue taffe, pensive. Luc Graham... Au courant, depuis le début peut-être. Graham, qui, comme par hasard, soigne une patiente dont on retrouve le sang sur la couverture qui protégeait Burleaux.

Elle a beau chercher, elle ne comprend pas. Qu'est-ce qui peut justifier que Luc Graham dissimule l'identité d'un patient ? Qu'il commette une telle faute professionnelle ? Julie essaie de faire une synthèse dans sa tête, de rassembler les pièces du puzzle dont elle dispose. Peut- être a-t-elle les réponses sous le nez. Peut-être est-ce juste une question d'organisation...

Sur une feuille de papier, elle note le nom des personnes impliquées, ainsi que la relation qui probablement les lie.

Julie se retrouve face à un véritable sac de nœuds. Tout semble à la fois lié et incohérent. Graham, Dehaene, Burleaux... Quel rapport réel peut bien exister entre Luc Graham et Burleaux, et surtout, entre Alice Dehaene et Burleaux ?

Elle sait qu'elle ne trouvera pas les réponses seule. Elle se lève, tendue, enfile sa veste et prend la route.

Elle veut affronter Luc Graham, les yeux dans les yeux.

Il suffit de regarder le schéma pour comprendre qui se trouve au cœur de ce micmac...


48.

En cette fin d'après-midi, seul au fond des bois, Luc lance une dernière pelletée de terre sur le corps de Bur- leaux. Il ne s'est pas senti capable d'attendre jusqu'à la nuit, avec un cadavre dans son coffre. Maintenant, c'est terminé...

De retour à son véhicule, il meurt de soif. Pas de flotte, nulle part.

Il rallume son portable et écoute ses messages. Julie... Elle aimerait le voir, au plus vite. Qu'est-ce qu'elle lui veut ?

Il démarre sa voiture en s'essuyant le front. La sueur coule sur le caoutchouc de son volant. Sous ses vêtements, il est en nage.

Luc s'observe dans le rétroviseur. Il se donne un rapide coup de peigne, essuie à nouveau son front, réajuste le col de sa chemise. Voilà, tout est rentré dans l'ordre. Plus aucune trace de ses actes.

Tout peut redevenir normal. Tout va redevenir normal.

Au moment d'arriver chez lui, il frôle la crise cardiaque.

Elle est là, devant sa maison, à attendre.

Julie Roqueval. Le grain de sable qui peut tout faire capoter.

Luc se gare dans l'allée. Il inspire fortement, se regarde une dernière fois dans le rétroviseur, puis se lance. Il sort de sa voiture avec un sourire.

— Julie ? Si je pouvais m'attendre à vous voir ici.

Julie a les bras croisés. Elle a froid. Luc s'approche.

— Si vous êtes là, c'est que vous avez retrouvé notre patient ?

Elle le regarde dans les yeux et répond sèchement :

— Pas encore. Et vous ?

— Pas vraiment, non. Vous auriez été la première informée, sinon.

Il plonge les mains dans ses poches.

— Je vous inviterais bien à entrer mais... j'ai eu quelques déboires avec ma voiture. Je suis exténué. On se voit demain, à Freyrat ?

Il lui tourne le dos, introduit la clé dans la serrure de sa porte d'entrée.

La voix de Julie, soudain, lui perce les tympans.

— Alexandre Burleaux, ça vous dit quelque chose ?

Ses doigts se rétractent sur la poignée. Il tente de

garder son calme et lâche, d'une voix qu'il veut naturelle :

— Absolument rien. Ça devrait ?

— Arrêtez de mentir, Luc. S'il vous plaît... Dorothée Dehaene m'a tout raconté. Ces journaux chez vous, avec les articles sur Burleaux et Blanchard.

Luc est au bord de l'explosion. Dorothée Dehaene...

Le psychiatre entre chez lui, il laisse la porte grande ouverte, comme une invitation. Julie le suit et referme derrière elle. Luc est assis dans le fauteuil, la tête dans les mains. L'assistante sociale remarque les fameux

cartons de journaux, près de la cheminée. Luc les désigne du menton.

— Je les collectionnais... Tous les articles macabres qui paraissaient, depuis que ma famille m'a quitté dans un accident de la route. Ils y sont tous... Pendant des mois, après le drame, je n'avais qu'une obsession, une bouée de sauvetage : affronter les accidents des autres, les décortiquer, et, surtout, trouver le soulagement dans la douleur des proches. Par exemple, le témoignage d'un pauvre type qui a perdu sa femme et son fils dans un choc frontal. Il hurlait sur le papier son calvaire, et moi, j'absorbais les vibrations de sa souffrance. Je les aspirais, pour satisfaire mes propres ténèbres. Je me disais que... que je n'étais pas seul.

Il relève la manche gauche de sa chemise. Julie s'approche doucement. Luc passe un doigt sur ses cicatrices.

— Je croyais qu'avec ces journaux, je m'en sortirais... Mais rien n'a changé.

— Quand avez-vous tenté de vous suicider ?

— Au début...

— Lorsque vous avez appris que Justine Dumetz n'écoperait que d'une peine symbolique ?

— Qu'est-ce que vous savez sur elle ? demande Luc.

— Qu'est-ce que je devrais savoir ?

Le psychiatre se lève, part se servir un verre de gin. Julie n'est pas encore au courant que Dumetz a été portée disparue, mais elle finira par le découvrir, tôt ou tard.

— Oui, j'ai reconnu le visage du catatonique. Oui, je n'ai rien dit et j'ai retardé le test au Rivotril. Parce que je ne voulais pas le guérir, il ne le méritait pas. Il avait tué une gamine. Comme Justine Dumetz avait tué ma famille. Et il avait échappé à la justice.

Il regarde son verre, les yeux hagards. Julie frissonne, le ton de Luc est devenu si dur.

— Vous auriez dû faire passer votre travail avant vos sentiments. Ce patient méritait votre soutien, votre aide, autant qu'un autre.

— Non ! Non, il ne le méritait pas ! Regardez son sourire sur les articles de journaux !

Julie s'assied à ses côtés, elle lui pose une main sur l'épaule.

— Luc... Vous comprenez bien qu'il va falloir révéler ces informations à la police ? Burleaux se cache dans la nature, il est peut-être dangereux. Et il n'y a pas que cela. Vous vous rappelez, les taches sur la couverture ? C'était bien du sang, du sang menstruel.

— Qu'est-ce que vous racontez ?

— Et il appartenait à l'une de vos patientes, Alice Dehaene.

Le verre échappe des mains de Luc. Il se lève, titubant. Il n'est pas loin de l'évanouissement.

— Vos découvertes, vous... vous en avez parlé à quelqu'un ?

Julie regarde le verre renversé, puis relève les yeux vers le visage du psychiatre.

— Que se passe-t-il, Luc ? Quel est le rapport entre Burleaux et Dehaene ?

Luc se précipite vers le hall.

— Restez ici, je reviens très vite. Ne bougez pas, d'accord ?

Il disparaît à l'étage. Il grimpe à l'échelle, passe par la trappe, se dirige vers un coin du grenier. La gorge nouée, il soulève la laine de verre et ramasse un objet enrobé dans un torchon qu'il déballe. Son Ardennlame Rambo. Au bord des larmes, il le cache sous sa veste et redescend dans le salon.

Julie se frotte les mains pour tenter de se réchauffer.

— Luc, vous me faites peur. Que se passe-t-il ?

Le psychiatre s'approche d'elle d'un pas décidé. Il lui serre violemment le poignet et l'entraîne dans le hall puis dans le garage.

— Luc !

Elle se tient là, en face de lui, terrorisée.

— Je vous en prie, parlez-moi !

Luc plonge la main sous sa veste. Des cris résonnent dans sa tête. Il revoit les yeux de biche de Justine Dumetz, couchée dans les feuilles, et le crâne de Burleaux s'ouvrir sous son coup de barre en fer. Jusqu'où faudra-t-il aller ? Combien de morts, encore, pour qu'il échappe à son passé ?

Il se précipite sur Julie et la repousse vers la porte du garage, qu'il ouvre.

— Fichez le camp d'ici, Julie. Tout de suite.

— Luc ? Mais...

— Dégagez !

Il a hurlé. Il claque la porte derrière elle. Perdue, seule, Julie hésite, pose la main sur la poignée pour le rejoindre, puis fait brusquement demi-tour. Elle disparaît dans l'obscurité, en pleurs.

Anéanti, Luc retourne dans son salon.

Il sait maintenant que la vérité ne va pas tarder à éclater.

Et qu'il n'aura pas le courage de l'affronter.


49.

Alexandre sort sa petite balle rouge. Elle se disloque. Le scotch se décolle, le papier se ternit. Il lèche Vadhésif du bout de la langue, tente de réparer cette copie miniature du ballon de son fils, sans succès.

Le petit trou dans le mur, sur sa gauche, lui remet en mémoire le souvenir lointain de sa pauvre voisine, libérée à présent. Libération... Il prend aujourd'hui toute la mesure de ce mot.

Désormais, lorsque Alexandre entend des pas ou le grincement d'une porte, il part se recroqueviller dans un coin et se plaque les mains sur les oreilles.

Dans un effort devenu surhumain, il tend son bras devant lui, ferme, ouvre le poing, éprouve ses muscles tétanisés. La douleur irradie de partout. Bientôt, à continuer ainsi, il ne sera plus capable de rien. Ni de se lever, ni de se nourrir, ni même de penser.

Il considère la lettre, là-bas, entre deux barreaux, ce morceau de papier qu 'il n 'ose arracher par peur des représailles.

Alexandre inspire fort. Il va signer.

Mais certainement pas pour offrir sa mort sur un plateau. Ça non.

Les lèvres pincées, l'homme au crâne rasé plaque ses mains à plat sur le sol, joint ses pieds et fléchit les bras. Une pompe, deux... Son nez s 'écrase par terre. Il tente de recommencer, sans succès. À quatre pattes, il retourne en direction des restes de son repas et récolte de la pointe de la langue les petits morceaux de viande encore accrochés sur les os. Chaque gramme de protéine, c'est une chance de plus. Un boulet de charbon dans la chaudière.

Parce que cette lettre ne signifie pas l'arrêt de sa vie. Mais le dernier moyen de franchir les barreaux. De sortir d'ici, avant la déchéance complète.

Il rampe jusqu'à la lettre, l'ouvre et la laisse ouverte de l'autre côté des barreaux.

Voilà, il vient de hisser son drapeau blanc.

Ne reste plus qu'un bref délai avant la fin. Un soupçon d'existence, où il va essayer de se reconstruire en cachette.

Pour surprendre son prédateur.

50.

Bray-Dunes est une ville morte, hors saison. En octobre, son pouls bat au ralenti. Mer argentée, digue déserte, grilles des commerces baissées. Alice se tient devant une gigantesque bâtisse divisée en trois cabinets médicaux, à quelques rues du centre-ville. Dentiste, podologue et psychiatre se partagent ces murs. Luc Graham occupe la partie droite du rez-de-chaussée, deux pièces exactement, où se tiennent sa salle d'attente ainsi que le cabinet de consultation proprement dit. Il est plus de 17 heures...

Alice s'avance dans un renfoncement sur le côté du bâtiment et repère un volet. Elle force un peu et parvient à le soulever. Désobéir, se faire prendre... Elle n'y arrivera jamais. Elle se retourne, respire fort. Son corps se rétracte. Bien trop dangereux. Ses doigts se crispent sur son pantalon. Elle s'apprête à repartir, mais se souvient du ton impératif de Dorothée... « Tu liras ce journal, il le faut à présent. »

Luttant contre elle-même, dévorée par l'envie de savoir, d'accéder enfin à une partie de la vérité, Alice se décide à franchir le pas. Elle pose son gilet sur la vitre et frappe avec son poing, de toutes ses forces.

Bruit de verre brisé. Prenant garde à ne pas se couper, elle glisse le bras dans le trou et baisse la poignée de la fenêtre.

En moins de vingt secondes, elle se faufile à l'intérieur du cabinet, rabaisse légèrement le volet, de manière à laisser filtrer la lumière du jour. L'odeur de tabac froid flotte dans l'air, toujours aussi entêtante. La moquette rouge... Le fauteuil en cuir, dans l'angle... Le petit univers rassurant où elle a passé tant de temps... Alice se sent bien ici, en sécurité. Ses pensées gambadent, s'envolent. Luc Graham...

Avec appréhension, elle observe la pièce, où traînent de gros ouvrages sur la psychiatrie, quelques revues, une imposante armoire. En premier lieu, Alice fait glisser le tiroir du bureau. Des feuilles, des stylos, des trombones, un vieux magnétophone. Elle le referme. Angoissée, elle fouille partout, se raccroche aux paroles de sa jumelle pour continuer. L'armoire présente un tas de dossiers classés par ordre alphabétique. Lettre « D »... « Dehaene », elle y est. Ses doigts se rétractent sur un grand cahier d'écolier écorné.

Le journal intime.

Alice sourit. Elle reconnaît parfaitement ce cahier à la couverture bleue et blanche, parce qu'elle possédait exactement le même. Elle le sort de son emplacement, le caresse, le renifle, il sent bon l'odeur de colle blanche, les dictées, les imprimés au parfum d'encre humide. Elle a toujours aimé l'école, malgré les bagarres, les moqueries. Et il l'a déscolarisée...

Il ne lui a laissé aucune chance.

La gorge serrée, elle lit le titre : « Ma vie morcelée, par Dorothée Dehaene ». Alice est émue de retrouver l'écriture de Dorothée, avec sa façon si particulière de tracer les « v », de grands « v » qui traversent la ligne comme des ailes d'oiseaux. Elle a toujours voulu s'envoler, Dorothée.

La jeune femme glisse le cahier sous son gilet et s'apprête à refermer la porte de l'armoire, quand elle aperçoit une autre pochette à la lettre « D ». Dessus, il est inscrit : « Claude Dehaene ». Les sourcils froncés, elle s'en empare et l'ouvre.

À l'intérieur, une lettre, et une vieille cassette audio.

Alice tire délicatement la feuille de papier et se met à lire :

Cher confrère,

À la suite de votre demande, vous voudrez bien trouver ci-joint une copie de l'enregistrement de la séance d'hypnose concernant Claude Dehaene, en date du 18 novembre 1982, environ deux mois après son retour du Liban. Comme vous pourrez le constater, j'avais eu affaire ici à un traumatisme psychique profond, avec des symptômes de culpabilité caractéristiques d'un cas de « survivant ». Ce cas est particulièrement grave et original car ce patient a créé sa propre version de la vérité durant l'épisode du massacre de Sabra et Chatila, son psychisme s'étant protégé derrière de faux souvenirs.

Pour une raison que j'ignore, ce patient a décidé d'interrompre sa thérapie quelques semaines plus tard, je ne l'ai plus jamais revu et son dossier psychiatrique est resté en l'état.

Confraternellement,

Docteur Yannick Leroy

Alice repose la lettre et reste pensive. Elle se rappelle avoir entendu son père, dans ses périodes d'ivresse, raconter comment il avait assisté à des viols et à des massacres pendant la guerre du Liban. De quels faux souvenirs peut-il s'agir ?

La jeune femme s'empare du magnétophone placé dans le tiroir du bureau. Avec appréhension, elle y glisse la cassette, inspire profondément et appuie sur « Lecture ».

Elle entend d'abord la voix du docteur Leroy, qui parle longuement. Il demande, durant la phase d'induction, à Claude de se détendre, et parvient à le mettre dans un état d'hypnose, puis de transe. Alice a l'impression d'être ailleurs, d'entendre battre les cœurs, de percevoir les respirations. Elle imagine les yeux noirs de son père, vingt-cinq années en arrière. Elle venait de naître à l'époque.

— Ce n'est plus cette pièce qui vous entoure, Claude. Les murs se rapprochent doucement, le sol se dérobe sous vos pieds et devient bien plus froid. Ce froid est celui de la terre, d'un trou creusé dans une dalle de béton. Ce refuge apaisant est recouvert par une nappe en plastique qui tapisse le plancher d'un placard, un petit placard blanc au fond de la cuisine. Autour de vous s'élèvent quelques voix lointaines, celles des sept membres d'une famille palestinienne. A proximité, vous sentez des odeurs de riz et d'épices.

— Je sens aussi l'huile d'olive, puis des morceaux de viande séchés qui s'entassent dans une coupelle de verre. On dirait qu 'un animal est mort quelque part, en décomposition. Cette odeur, elle me répugne.

— La porte du placard est-elle bien fermée ?

— Oui. Enfin, non, pas vraiment. Il y a cette ouverture verticale, entre les deux portes.

— Malaka a mal refermé ?

— Disons, pas totalement.

— Vous voyez à travers ?

— Oui.

— Que voyez-vous ?

— D'abord la cuisine, puis... puis dans le prolongement, le minuscule salon où s'amoncellent de la ferraille et du cuivre. J'aperçois un siège de Mercedes de dos, je devine la silhouette du père de Malaka, et celles des frères, autour, qui ont arrêté de jouer avec des capsules de bière.

— Personne d'autre ? Où sont Najat et Malaka ?

— Pas loin. Près de la fenêtre. Elles sont inquiètes.

— Les soldats approchent ?

— Je les entends dans la rue. Puis les jeeps et les blindés légers aussi.

— Que se passe-t-il quand les militaires défoncent la porte ?

Assise dans le fauteuil de son psychiatre, Alice se ronge les ongles. Elle entend la respiration inquiétante de son père sur la bande magnétique. Elle déteste quand il souffle de cette façon, à la manière d'une bête.

— J'ai peur.

— De quoi ?

— Qu'ils me fassent du mal.

— Ils sont entrés ?

— Oui.

— Que voyez-vous par la fente ?

— Les Kataëb. J'aperçois leurs tatouages, des cèdres, et ils... ils tiennent des machettes. Mon Dieu, elles... elles sont pleines de sang !

— Ne vous inquiétez pas, vous êtes à l'abri, et personne ne peut vous voir.

— Non, personne ne peut me voir.

— Que font les Kataëb, une fois entrés ?

Alice imagine son père grimacer, elle devine ses réactions, les expressions de son visage. Elle tremble. Elle ne veut plus écouter, mais ses sens lui interdisent de bouger.

— Les machettes se lèvent. Le fauteuil de voiture bascule sur le côté et le père roule sur le sol. Ses yeux sont ouverts, fixes. Du sang coule par un trou dans sa gorge. Je... J'entends des cris, les garçons hurlent, je... j'en vois deux s'effondrer, puis...

Alice se mord le poing, tétanisée. Son père raconte avec quelle hargne ils malmènent les femmes. Claude sanglote sans plus s'arrêter. Le psychiatre intervient :

— Claude, Claude, on revient largement en arrière, d'accord ? Calmez-vous, calmez-vous et respirez profondément... Voilà... Rien de tout cela n'existe, Malaka vous demande juste de vous cacher dans un trou, au fond du placard. Elle soulève la nappe, vous ordonne de vous recroqueviller, et la replace correctement. Pensez au calme dans le placard, et souvenez-vous de chacun des gestes de Malaka, c'est très important. Vous vous rappelez ?

— Précisément.

— Et vous entendez les portes se refermer ?

— Oui.

— Les portes sont fermées. Elles sont bien fermées, n 'est-ce pas ?

— Oui.

— Donc, est-ce que vous voyez quelque chose à l'extérieur ? Prenez votre temps pour me répondre, Claude.

Claude prend en effet son temps.

— Non, c'est le noir. Le noir complet.

— Très bien. Donc, pas de fente verticale ?

— Non...

— Et ainsi, vous ne voyez rien.

— Absolument rien. La fente n 'existe pas.

— Elle n'existe pas... Elle n'a jamais existé... Quand les soldats rentrent dans la maison, vous avez très peur. Vous n 'osez pas bouger.

— Je me tasse encore plus au fond du trou, je n 'ai pas touché à la nappe. J'ai froid aux pieds.

— Qu 'entendez-vous ?

Claude émet des petits bruits indistincts, on dirait qu'il va pleurer. Puis il répond enfin :

— Des cris, des coups de machettes. Tout le monde hurle.

— Vous distinguez quelque chose ?

— Non, non... Rien du tout.

— Après quelques secondes, après que tous les hommes de la maison ont été éliminés, l'un des Kataëb vient ouvrir la porte du placard. Vous entendez le grincement.

— Je l'entends... Je... Je suis tétanisé.

— Vous voyez un rai de lumière se glisser sous la nappe, vous voyez enfin la fente apparaître. Remémorez- vous chaque détail. L'odeur de la viande séchée, celle de l'alcool dont est imbibé le soldat. Puis Najat... Najat qui hurle... Najat n'est pas morte. Pas encore.

Alice se frotte les épaules, la fraîcheur l'enveloppe. Elle fixe le plafond, toute tremblante.

— Que se passe-t-il à ce moment-là, Claude ?

— D 'un seul coup, la lumière arrive. Mes cheveux ! Un soldat me tire par les cheveux et je le supplie de me laisser en vie !

Alice a mal, elle souffre autant que son père, ce ne sont pas des mains inconnues qu'elle sent dans ses cheveux, mais celles de Claude. Elle se débat dans le vide.

— Les autres viennent vers moi, ils gueulent des choses que je ne comprends pas ! Et ils me frappent avec des bouteilles. Ils me donnent des coups de pied ! Ils m'attachent les poignets devant, avec un ceinturon !

Soudain, Alice voit ses propres poignets sanglés, la vapeur sur sa poitrine, elle perçoit la brûlure de l'eau lui irradier les épaules. On la torture, son père l'a poussée sous la douche brûlante ! Elle distingue ses yeux à travers la buée, elle crie mais il ne bouge pas. Au contraire, il la fixe intensément...

— Pourquoi ne vous tuent-ils pas ?

— Ils veulent tous le faire ! Je... Je sais que je vais mourir !

— Pourtant, vous n 'allez pas mourir. Pourquoi ?

— Leur chef celui avec... avec le crâne chauve, il parle. Les coups cessent, et... et on me déshabille.

— Que se passe-t-il ?

— Ils... poussent Najat vers moi. Ils lui fourrent un chiffon dans la bouche, puis... ils me forcent... à me coucher sur elle... Ils...

Les sanglots l'étouffent. Alice rétracte ses mains sur le journal intime et ferme les yeux.

— Ils vous demandent de... de faire des choses. Faire des choses pour avoir la vie sauve.

Une longue plainte, presque un hurlement.

— Ils m'auraient tué ! Ils l'auraient prise, elle aussi ! Ce sont des bêtes sauvages, il y a quelque chose qui les anime que je ne comprends pas, que personne ne peut comprendre. Il n'y avait plus de limites, ces hommes étaient devenus des monstres. Ils marchaient d'un seul pas. Je... les ai rejoints dans leur mouvement. J'en ai fait partie. Je n'avais pas le choix.

— Vous n 'aviez pas le choix, aucune autre possibilité. Alors vous obéissez. Le temps, Claude... Combien de temps cela dure-t-il ?

— Deux, trois... dix minutes. Ou vingt.

— Et ensuite ?

— Ils me mettent un couteau dans les mains. Je comprends à leur geste que... que je dois...

Il cesse de parler, étranglé par les sanglots, alors le psychiatre poursuit :

— Et alors, vous l'avez fait. Vous avez tué.

— Je n 'avais pas le choix !

— Je le sais, ils vous auraient éliminé sur-le-champ, sinon. Ensuite, ils vous ont demandé de couper une mèche de cheveux de la gamine, et de la mettre dans votre poche, comme un souvenir. Cette mèche que vous avez chez vous à présent. C'est exact ?

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