— Ces derniers temps, j'ai été très occupé. Je ne suis pas à votre disposition.

Alice regroupe ses mains entre ses jambes, jamais le docteur ne lui a parlé si sèchement. Que lui arrive-t-il ? Où se trouve cet homme professionnel, précis, acharné, qu'elle connaît en consultation ? Elle reprend doucement :

— Dorothée...

Elle voit que ce prénom le fait réagir. Luc se racle la gorge.

— Votre sœur décédée ?

— Décédée, oui, vous faites bien de le préciser. Quand l'avez-vous vue pour la dernière fois, docteur ?

Luc Graham jette un œil dans le rétroviseur, Fred se tient entre les deux sièges, légèrement en avant.

— Je ne comprends pas bien.

Alice sort la photo de Dorothée et la pose devant le compteur de vitesse.

— J'ai vu le docteur Denby, hier...

Les mains de Luc se crispent sur le volant. Il reconnaît le cliché, c'est celui qu'on lui a volé, en même temps que le DVD des stimuli.

— Cette photo, où l'avez-vous trouvée ?

— Quelque part.

Luc double par la gauche, puis dévie sur la droite. Le compteur indique cent quarante kilomètres-heure. Le psychiatre, trempé, a l'impression de se décomposer sous sa blouse. Il n'a pas roulé si vite depuis l'accident de sa famille.

— Écoutez Alice, je ne peux pas vous expliquer, votre... votre histoire est trop compliquée, trop... difficile. Je... ne sais pas comment vous guérir. On ne peut pas vous guérir... C'est impossible.

— Comment ça ? Ça fait un an qu'on travaille, docteur ! Vous aviez promis !

Il la regarde avec une expression glaciale.

— Les promesses n'existent pas en psychiatrie. Considérez que j'ai menti.

— Vous... Vous...

— Cessez de parler. Je me sens vraiment mal, et je pourrais avoir un accident. J'ai besoin de calme pour conduire, c'est trop vous demander ?

Alice reçoit de plein fouet ce renoncement, ce refus de lutter. Elle serre les mâchoires. Elle ne lâchera pas. Pas cette fois.

— Confirmez-moi juste que ma sœur est vivante, que vous l'avez vue. Je veux l'entendre de votre bouche.

Luc ne bronche pas, il fixe la route sans fléchir.

— Dites-lui ! répète Fred d'une voix ferme depuis l'arrière. La vérité !

Luc détourne enfin la tête dans sa direction. Ses iris bleu gris scintillent comme une mer argentée.

— Elle l'est. Plus que jamais. Ça vous va ?

Alice a l'impression qu'on vient de lui trancher les cordes vocales. La résurrection de sa sœur, c'est comme une deuxième mort, avec toute la douleur, l'incompréhension, la détresse que cela engendre. Plus aucun son ne sort de sa bouche, elle a tant de questions à poser qu'aucune ne parvient à franchir ses lèvres.

Luc transpire de plus en plus, sa chemise lui colle dans le dos. Il tourne la climatisation à fond.

Fred décide de rompre le silence.

— Parlez-nous de ce petit garçon caché dans Alice.

— Quoi ?

— Vous savez bien... Nicolas. Ce gamin apeuré qui pointe le bout de son nez pendant les trous noirs. Vous avez reçu Alice pendant un an, ce môme a bien dû se manifester pendant les séances, non ?

— Qui êtes-vous ? Je ne dirai rien.

— Dans ce cas... On pourrait aller faire un petit tour à la police...

Luc se rétracte.

— La police ? Pourquoi donc ?

— Pour comprendre ce qui se passe entre Dorothée, vous, et tout le reste.

Alice intervient.

— S'il vous plaît, docteur. Je dois savoir ce qui est arrivé à ma sœur durant toutes ces années, savoir pourquoi elle est venue vous voir, vous. Je veux comprendre pourquoi vous m'avez montré ces images horribles au

CNRS, comprendre ce qu'il s'est passé après. Et avant, dans mon enfance. Tous ces trous noirs.

Luc se frotte le visage avec la manche de sa blouse. La sueur lui pique les yeux, sa vue se trouble parfois. La police... Pourquoi il parle de police, ce con ?

— Plus d'un an de thérapie, Alice... Comment voulez-vous que je vous résume notre travail ici ? Je ne le ferai pas dans ces conditions, ni devant cet étranger. Votre dossier est personnel, je n'ai pas le...

— Faites-le ! Je me fiche de ces trucs de confidentialité ! Maintenant, docteur !

Alice tend sa main vers l'arrière, Fred l'attrape et la serre.

— Je veux qu'il écoute aussi, continue-t-elle. Et je ne veux pas attendre d'être dans votre cabinet. C'est maintenant ! Maintenant, vous saisissez ?

Luc Graham attaque une partie d'autoroute, la circulation est heureusement fluide.

— Voilà douze mois que nous nous voyons, Alice, douze mois pendant lesquels j'ai réussi à creuser votre vie, à appréhender votre jeunesse, votre enfance, votre adolescence à la ferme, à cerner votre mode de fonctionnement et l'organisation incroyablement complexe de votre cerveau. Mais de quoi vous souvenez-vous ? Que reste-t-il de vos séances bihebdomadaires passées dans le cabinet de Bray-Dunes ?

En quelques secondes, Alice perd toute l'assurance qu'elle avait accumulée aux côtés de Fred et sent de nouveau la faiblesse, le manque d'entrain, l'envahir. Luc la considère d'un air froid, un air si différent de d'habitude.

— Il ne vous reste quasiment rien de ces séances. L'odeur du vieux cigare, peut-être ? Le bruit lointain de la mer ? Celui du sable qui frappe les gouttières en zinc ?

— Le lampadaire rouge, la forme en triangle de votre bureau, cette lourde moquette brune...

— Des détails physiques, oui, vos mémoires visuelle et auditive fonctionnent très bien. Mais quoi d'autre ? Que nous sommes-nous dit ? Que m'avez-vous raconté ?

— Je vous ai parlé de mon enfance, de ma mère, de...

— ... Des bâtons d'érable que votre père lançait à votre chien, de la colline, du vélo de Dorothée, et patati, et patata. Oui, toujours les mêmes détails, ceux que votre mémoire vous rend parce qu'ils sont assez agréables. Mais ça, vous le dites à tout le monde, Alice, comme un vieux disque rayé. Quoi d'autre ? De quoi d'autre m'avez-vous parlé ?

Alice reste figée. Elle ne trouve rien à lui répondre.

— Vous voyez ? Là, maintenant, vous vous trouvez ici, avec moi, mais vous êtes ailleurs en permanence. Votre esprit est en miettes. Pire qu'un miroir brisé, irrécupérable.

Alice est au bord du gouffre, Fred vient à sa rescousse.

— Qu'est-ce que vous voulez dire ? demande-t-il.

— Alice est incapable de gérer des situations psychi- quement dangereuses. Ne l'avez-vous pas remarqué, vous ?

Fred ne répond pas. Graham, distant, s'adresse directement à sa patiente.

— Tous vos souvenirs pénibles, les épisodes traumatisants de votre enfance, sont éparpillés dans votre tête, perdus dans un processus neurologique complexe, que l'on appelle la... Mince, je ne veux pas vous raconter ça maintenant ! Cela ne servirait à rien ! Et puis... Ce mécanisme prendrait le dessus sur votre conscience, et vous ne seriez plus vous-même.

Alice ne réagit plus. Encore une fois, elle semble avoir perdu le combat.

— Dites-le-lui quand même, répète Fred. S'il vous plaît.

Luc fixe le rétroviseur d'un air glacial. Il se tourne brièvement vers Alice.

— La dissociation, voilà votre trouble. Tout se mélange chez vous. Le passé, le présent, le futur, le fictif et le réel. Ce que vous dites, ce que vous ne dites pas, ce que vous n'avez jamais dit.

Les lèvres d'Alice se mettent à palpiter.

— Docteur, je... je ne comprends pas bien.

— Lorsqu'une personne est percutée par un véhicule, que son crâne approche du pare-brise, il se passe quelque chose de prodigieux dans l'esprit : l'individu en question est tellement persuadé qu'il va mourir qu'il meurt réellement, au sens psychique du terme. Sa conscience rencontre alors le néant, ce qu'il y a au-delà de la mort, ce qui n'existe pas. Ce néant, l'image traumatique en tant que telle, ne va trouver dans l'appareil psychique aucune représentation logique pour l'accueillir, il fait effraction comme un pavé dans une mare, et va ainsi hanter le traumatisé pendant des mois, des années. C'est, par exemple, exactement ce qui s'est passé avec votre père.

— Mon... Mon père ?

— Eh oui, votre père. Claude Dehaene.

Il accélère encore.

— J'ai dans mon cabinet une cassette que m'a envoyée son psychiatre de l'époque, que votre père a consulté quand il est revenu du Liban. C'est le résultat d'une séance d'hypnose. Claude Dehaene a été confronté aux pires horreurs, au néant, par... par ce qu'il a subi, et ce que les autres, devant ses yeux, ont subi. Il a été absorbé par la présence de la mort, la mort d'autrui, car le trauma psychique ne touche pas uniquement les acteurs, mais aussi les observateurs. Exactement comme on ressent une douleur lorsqu'on voit quelqu'un se prendre les doigts dans une porte. Votre père s'est identifié à l'un des membres de la famille, une petite fille qui s'appelait Najat. Ces deux-là avaient dû nouer une relation d'amitié très forte.

La voix rauque, monocorde, Graham continue à déballer :

— La conscience de votre père est morte au moment où la gamine a lâché son dernier souffle, mais son corps, lui, est resté vivant. Le trauma implique nombre de conséquences désastreuses sur le malade : cauchemars, isolement, repli sur soi, manque de désir sexuel, et même désocialisation ou parfois dérives mentales.

Les mots qu'il emploie heurtent Alice autant que des coups de poignard. « Dérives mentales... » Elle se demande soudain si son père n'est pas aussi malade qu'elle, s'il ne cache pas une autre forme de pathologie, plus discrète, pernicieuse, qui expliquerait ses brusques changements d'état.

— Votre père a sans cesse essayé de la faire renaître, cette petite fille disparue, de l'extraire de sa tête. Et vous étiez là... Vous étiez la matérialisation vivante de ce caillot qui lui pourrissait la vie, sans qu'il le sache vraiment. Vous étiez le seul moyen de le dissoudre. Il a jeté son dévolu sur vous, et sur personne d'autre. Il a essayé de vous protéger, mais ça devenait maladif, obsessionnel. À chaque pas que vous faisiez, il avait peur. Le fait que vous soyez de groupe sanguin Bombay a amplifié le phénomène. Sa protection vous a coupée du monde.

Alice porte ses doigts à ses lèvres. Elle tremble. Fred s'est reculé contre son siège, le regard figé. Le docteur continue de parler.

— La maladie intérieure de votre père a eu un puissant impact sur vous, votre personnalité, la construction de votre moi. Pour vous, petite Alice de quelques années, le mécanisme est allé au-delà du traumatisme psychique, il a été beaucoup plus puissant. Au lieu de vous hanter à l'identique de votre père, votre propre « caillot » a été isolé par votre cerveau dans une partie inaccessible de votre conscience, et même de votre inconscient.

Alice secoue la tête, incrédule.

— Un traumatisme psychique, moi ? Mais quel traumatisme psychique ?

— Pas un traumatisme, mais plusieurs. Tout a commencé quand vous n'aviez pas cinq ans et que vous étiez confrontée au coït de vos parents, parce que vous dormiez dans leur chambre. Là encore, votre père voulait vous garder auprès de lui, par peur qu'il vous arrive quelque chose la nuit. Freud appelle cela la scène primitive... Vous avez interprété la relation adulte comme une scène agressive de votre père envers votre mère, vous avez éprouvé un sentiment de frustration énorme. Période de cauchemars, besoin d'affection de la part de la mère, affection qu'elle ne vous a jamais réellement donnée, trop occupée par son travail et la relation avec votre père qui se dégradait.

Alice plisse les yeux, le sang bat dans ses tempes.

Luc prend la sortie Faches-Thumesnil, à une dizaine de kilomètres du CHR, et poursuit :

— Chaque soir, vous vous réfugiez sous le lit avec votre sœur Dorothée, et vos amis en pâte à modeler. Vous vous souvenez ?

Alice hoche lentement la tête.

— Seulement, Dorothée disparaissait chaque fois, juste avant qu'arrive votre père, vous abandonnant seule avec lui. Vous étiez morte de peur. Imaginez l'ombre gigantesque de votre père qui s'abat sur vous. Les silhouettes, Birdy, que vous ne pouviez ni combattre, ni fuir. Imaginez ensuite des punitions sévères, vicieuses, comme celle de votre chien dans la grange.

— Des punitions vicieuses ? Il n'y a jamais eu de...

— Que pouvez-vous faire ? Vous êtes trop jeune pour vous enfuir et surtout, vous avez bien trop peur de fâcher votre père, qui représente à vos yeux l'autorité absolue, la sanction, la censure. Il est le monde, votre monde. Les douleurs psychiques que vous endurez sont insupportables, mais vous n'avez aucun moyen de savoir si elles sont anormales, et si ce qu'on vous fait est bien ou mal. Cependant, il y a une chose que vous pouvez faire : vous enfuir dans un monde imaginaire et devenir quelqu'un d'autre. Si cette fuite interrompt, même brièvement, votre souffrance émotionnelle, alors vous la réutiliserez chaque fois. Ainsi, déjà si jeune, un système de défense s'est développé pour vous protéger, un système imparable à partir duquel ont débuté vos trous noirs. Ce qu'on appelle un trouble dissociatif de la personnalité. Le TDI. Ou si vous préférez, le dédoublement de personnalité.

— Vous voulez dire que...

— ... Qu'une partie de votre esprit ne vous appartient plus.

— Nicolas ? intervient Fred. C'est bien ça ?

— Oui. Un garçon de huit ans, un peu simplet, qui mène sa propre vie, possède ses codes, ses habitudes. Dans le miroir, il se voit blond, maigrichon, avec une croûte sur le genou gauche. Ce caillot qui vous aurait blessée et effrayée, vous, ne le dérange absolument pas. Il n'a pas grandi. Pour lui, votre mère n'a jamais eu d'accident.

Alice peine à croire ce qu'elle entend. Tout cela n'a aucun sens. Luc Graham en remet une couche :

— Il me l'a dit lors de nos séances.

— Vous... Vous parlez de lui comme s'il s'agissait d'une personne ! Et ce que vous racontez sur mon père est monstrueux, complètement faux. Vous êtes fou !

— Je suis fou, bien sûr... Et votre compagnon, derrière, est fou aussi. Nicolas n'a pas peur de Birdy, de la grange, de la pluie, il n'a pas peur de l'arrivée de votre père ou de quelques autres événements qui vous terrorisent, vous. Chaque fois qu'il arrive, c'est vous qui vous effacez, et c'est lui qui encaisse. Et savez-vous à quels moments il aspire votre conscience, la plupart du temps ? Quand le bruit de l'eau résonne sur une surface dure. Ou encore quand des vélos vous approchent de trop près. Entre autres. Parce qu'il peut également apparaître à l'occasion d'un tas de choses différentes. Comme la vue du sang, ou d'une aiguille.

Alice nie avec conviction.

— Ce que vous racontez n'est pas possible. Je... Je n'ai pas le moindre souvenir de tout cela. Je ne connais pas de Nicolas. Je n'ai jamais été sévèrement punie par mon père.

— C'est le principe même de la dissociation. Dès que votre père vous fait du mal, vous changez de personnalité. Et dès que vous revenez à vous, vous ne pouvez plus accéder aux pensées du personnage qui a pris votre place.

Les yeux d'Alice se troublent. Tout cela n'est pas envisageable. Elle voit encore son père lancer des bâtons à Don Diego du haut de la colline, elle le voit à ses côtés, lui expliquant comment planter les légumes, la faisant travailler dur mais sans jamais vraiment la punir. Rien. Rien de ce que raconte ce docteur n'est vrai.

— Je ne peux pas vous croire. Je... Je ne vous laisserai pas me détruire ainsi.

— Faites attention, votre regard change... La dissociation s'installe. Bientôt, vous ne serez plus vous-même. On possède tous plusieurs visages. Et je connais les vôtres.

— Comment osez-vous ? Vous... Vous êtes un monstre !

— Un monstre, oui. Et bien pire encore... Si vous saviez.

Luc Graham sourit, lui-même surpris par les propos qu'il s'entend tenir. Des jours, des jours que ça dure, que ça monte en puissance. Maintenant, c'est l'explosion, il le sait.

Alice plonge le nez dans un mouchoir.

— Vous... Vous inventez, vous... vous essayez de... de me faire passer pour... pour une folle. Une... sacrée folle !

Fred pose sa main sur son épaule, mais elle la repousse fermement.

— Non, laisse-moi tranquille !

Son ton a changé, bien plus sec. Luc Graham bifurque sur le parking d'une grande surface et se gare.

— Auchan ? constate Fred en se retournant. Qu'est-ce que ça veut dire ?

— Pas Auchan. Le magasin de sport, là-bas. Venez avec moi. Tous les deux...

Luc retire sa blouse et sort de la voiture. Alice regarde autour d'elle, considère Fred et suit Graham qui les briefe au pas de course.

— Une fois à l'intérieur, on parcourt tous les rayons. On cherche un type en robe de chambre, il a peut-être enfilé un blouson ou des vêtements pour se fondre dans la masse. Cheveux bruns, environ un mètre quatre- vingt-dix, très maigre.

— De quoi souffre-t-il ? demande Fred.

— De quelque chose qui serait trop long à vous expliquer. Méfiez-vous de lui. Cadavérique, mais costaud. Et violent.

Ils pénètrent dans le magasin, Alice se tient un peu plus en retrait. Le psychiatre fonce vers la droite.

— Partez par là, je vais de l'autre côté. Allez !

Alice et Fred disparaissent dans des rayons différents, Luc s'engage dans la direction opposée... puis file discrètement vers la sortie. Une fois dehors, il se met à courir et traverse le parking comme une flèche.

Il démarre au quart de tour, et manque de percuter un véhicule en sens inverse quand il voit Fred accourir dans sa direction. Il quitte enfin la zone commerciale. Dans son rétroviseur, il aperçoit une dernière fois le reflet du type au bandana qui enrage.

— Enfoiré, murmure Luc. C'est pour le coup de pelle en pleine figure.

Quand Fred, furieux, retourne dans le magasin, il cherche Alice de longues minutes... pour constater qu'elle aussi a disparu, et l'a de nouveau planté là.

Probablement emportée, encore, par l'un de ses innombrables trous noirs, et réduite à l'état de gamin stupide.


41.

On dépose de la nourriture entre les barreaux. Alexandre sent immédiatement l'excellente odeur de viande. Il s'avance, s'abaisse pour récupérer l'assiette quand l'extrémité d'une matraque électrique surgit de l'ombre et vient lui toucher le bras. Dans un éclair bleuté, Alexandre se tord de douleur sur le sol, ses ongles entrent dans la chair de ses paumes.

L'homme à la cagoule enfonce l'aiguille d'une seringue dans son bras et lui injecte une substance.

— Dans les années trente, on administrait de l'insuline pour susciter l'appétit de patients psychotiques qui refusaient de se nourrir. Avec ce que je t'ai injecté, tu vas avoir encore plus faim. La faim ne va pas t'anéantir, elle va te pilonner de l'intérieur, faire de toi un fauve avant de te transformer en loque. Elle deviendra ton pire ennemi. Signe cette lettre, prends tes responsabilités. Pour une fois dans ta vie, assume l'horreur de ton crime. Et tout s'arrêtera.

La douleur quitte progressivement les nerfs d'Alexandre, ses muscles superficiels se détendent, sa gorge palpite à nouveau.

— Va te faire fff...

L'homme lui plante des photos sous les yeux. Alexandre qui lave sa voiture. Alexandre dans son jardin. Alexandre en train de danser avec sa famille dans son séjour, probablement à Noël. Des photos prises de l'extérieur. Depuis le champ de maïs, peut-être.

— Et maintenant, regarde celles-là.

D'autres clichés. Un homme, une femme, dans divers endroits. Supermarché, rue, cimetière. Alexandre reconnaît immédiatement les visages. Les spectres de son passé.

— Eux, toi... Toi, eux... Tu as vu la différence ? Toi, avec le sourire, partout. Toi, en train de faire la fête. Ce sourire, il me répugne, je te laisse imaginer à quel point. Et eux... Eux, dans les ténèbres les plus effroyables. Anéantis, brisés. Les médicaments, l'hôpital, les tentatives de suicide... Regarde-les ! Regarde-les bien ! Tu n 'as pas tué qu 'une seule personne ! Tu as détruit bien plus !

— Je... J'ai payé...

— Tu as payé ? Tu as payé ? Je devrais t'arracher la bouche. Tu vas comprendre, maintenant, ce que c'est que d'être dans leur situation, à eux. Et crois-moi, ton sourire, tu ne le retrouveras plus jamais.

L'homme se redresse, les poings serrés. Son souffle... Le silence... Il s'empare de l'assiette pleine, referme et s'immobilise devant la cellule voisine.

Les couverts raclent le sol.

— Bon appétit, F. Ton voisin n'a pas faim. Alors profite bien de ton dernier repas.

Du fin fond de sa souffrance, Alexandre entend le bruit de la fourchette en plastique sur l'assiette. Il crache, tandis qu 'il sent son estomac se serrer.

— Et maintenant, en route, F.

F obéit étrangement, dépourvue de toute volonté. Résignée.

Justine Dumetz a abandonné le combat.

La porte voisine se referme quelques minutes plus tard. Alexandre ne peut s'empêcher de sursauter, il sursaute au moindre bruit désormais. Il plaque son nez contre les barreaux, essaie de voir à travers les lumières aveuglantes. Voûtée et faible comme elle l'est, F ressemble à une petite octogénaire.

Très vite, elle disparaît de son champ de vision.

Alexandre se réfugie au fond de sa cellule et fait rebondir contre le mur une petite boule rougie par son sang, fabriquée avec une page et le scotch de son album de mariage.

Il sait que plus jamais il ne reverra F.

Justine Dumetz a eu une existence, des parents, une enfance, a eu des moments de joie, de peine. Elle manquera à beaucoup, vraisemblablement.

Mais si elle est comme lui, Dumetz n 'est pas innocente. Elle aussi a détruit.

Et on la mène à l'abattoir pour ça.

42.

Julie Roqueval a quitté la route depuis presque deux kilomètres pour naviguer au milieu des champs et des collines. Elle ne pensait pas que la propriété Dehaene était si isolée.

Depuis le coup de téléphone du laborantin, elle ne cesse de ressasser la même question : comment un cata- tonique planté à un arrêt de bus d'Illies a-t-il pu se retrouver avec une couverture tachée du sang menstruel d'Alice Dehaene, vingt-cinq ans, vivant à une quarantaine de bornes de là ?

Dehaene. Le nom du type suicidaire qu'elle a croisé aux urgences de Salengro. Une bien étrange coïncidence.

Sa voiture dépasse le virage bordé d'herbe et de petits arbustes. Julie se gare sur le terrain de gravier devant la ferme. Elle relève ses lunettes de soleil dans sa chevelure blonde, sort, claque sa portière et sent immédiatement l'odeur de la campagne, du foin coupé. Un rapide coup d'œil circulaire fixe le décor. Le grand potager vidé de la majorité de ses légumes, la bande sombre des peupliers au fond, le cimetière militaire à l'arrière, une étable, ainsi qu'un vaste bâtiment qui doit être une grange, devant les arbres.

Aucun véhicule, mauvais signe. Julie redresse le col de son gilet de laine anthracite - même avec le soleil, l'air semble plus frais ici qu'ailleurs - et s'oriente vers la façade de briques rouges. Pas de sonnette, elle frappe. Chose certaine, la maison, le jardin, les dépendances sont parfaitement entretenus. Pas un brin d'herbe qui dépasse, pas un caillou ou une tuile de travers. Les Dehaene ont le souci du détail.

Julie attend, on ne vient pas lui ouvrir. Elle frappe alors de plus belle. Elle se voit mal repartir pour revenir plus tard. Et hors de question de traiter de cette affaire par téléphone.

Face à l'absence de réponse, elle décide de faire le tour du propriétaire. Par ce beau temps, les tuiles de la toiture brillent et l'herbe scintille. Julie part sur la droite et s'approche d'une fenêtre fermée.

— Oh, oh ! Il y a quelqu'un ?

Le reflet du verre l'éblouit. Elle plisse les yeux et pose sa main en visière à deux centimètres de la vitre.

La peur la propulse vers l'arrière.

Julie se ressaisit et se met à sourire bêtement.

— Excusez-moi ! Mais... Vous pourriez venir m'ouvrir, s'il vous plaît ?

La silhouette, de l'autre côté de la fenêtre, reste immobile. Julie se décale légèrement. Est-ce bien un être humain qui la fixe, ou un mannequin de vitrine ? Gênée, elle agite la main devant elle, pour signifier sa présence.

— Oh, oh ! S'il vous plaît ?

Le visage, face à elle, reste impassible. Julie observe avec plus d'attention le personnage de cire. La peau blanche, le soyeux apparent des cheveux, les lèvres fines, les lunettes de soleil, le léger décolleté de la robe.

Une poupée, se rassure Julie. Ou une astuce de fermier, pour faire croire à une présence.

Mais les poupées ne suent pas.

« Mais... Elle est vivante ! »

Comme le catatonique.

En une fraction de seconde, sa curiosité se transforme en malaise. Julie se recule et observe autour d'elle. La campagne environnante, ces lourds bâtiments sombres, revêtent à présent un aspect bien plus inquiétant.

L'assistante sociale retourne vers l'entrée principale et frappe de nouveau. Un œil vers l'étable, puis vers la grange... Où se trouve le propriétaire ? Où sont-ils, tous ? Toujours pas de réponse, elle tourne la poignée ronde. La porte s'ouvre et libère une bouffée de chaleur étouffante. Julie hésite, puis s'introduit à l'intérieur.

Elle annonce encore sa présence pour justifier le fait que, désormais, elle pénètre dans une propriété sans y avoir été invitée. Elle arrive dans le salon et comprend mieux le spectacle observé depuis l'extérieur. Devant la vitre, une femme se tient dans un fauteuil roulant, l'arrière du crâne coincé dans un arceau métallique, et la poitrine ceinturée au dossier en cuir. Elle n'a pas bougé d'un millimètre depuis tout à l'heure. Julie réalise très vite qu'elle est paralysée de la tête au pied. Non pas une catatonique, mais une emmurée vivante. Une Locked-in Syndrom.

— Alice ? Alice Dehaene ?

Pourquoi cette question idiote, alors qu'elle sait que la femme ne peut pas lui répondre et que, de toute évidence, elle n'a pas vingt-cinq ans ? Délicatement, Julie lui ôte ses lunettes de soleil. Elle frissonne. Jamais elle n'a vu un regard aussi fixe.

Sur ses gardes, Julie observe rapidement l'endroit. Le mobilier est ancien. Cinq ou six têtes d'animaux empaillés ornent les murs, de part et d'autre d'un fusil de chasse à la crosse abîmée. Pas de photos de famille, ni d'objets qui pourraient rendre le lieu un peu chaleureux. Tout est impeccablement rangé et propre. Elle a l'impression d'évoluer dans un musée, une demeure sans âme.

— Je reviens...

Elle s'aventure vers l'aile ouest, une porte - suffisamment large pour laisser passer un fauteuil roulant - ouvre sur une grande salle de bains. La douche est adaptée pour une personne handicapée : tapis antidérapants, battants en plexiglas, fauteuil carrelé incrusté dans le mur, accoudoirs en métal et sangles sur les accoudoirs, ainsi qu'au niveau de la poitrine.

Julie se sent extrêmement mal à l'aise, elle ne peut chasser de sa tête l'image d'une chaise électrique. Très vite, elle repousse la porte et retourne dans le salon. De peur qu'une main ne l'agrippe. Elle lit trop de Stephen King, peut-être.

N'empêche. Une atmosphère étrange règne dans cette demeure. Comme si ses habitants se tenaient là, autour, mais qu'ils étaient tous figés.

Il fait très chaud. Julie trouve le chemin de la cuisine. Elle remplit un verre d'eau fraîche et quitte la pièce. Elle se place face à la poupée vivante et s'accroupit, de manière à se trouver dans son champ de vision.

— Tenez... De l'eau...

Du pouce et de l'index, elle écarte les lèvres sèches, les dents, et y glisse maladroitement le bord du verre.

— Je suis désolée si...

Elle l'incline précautionneusement, afin de verser le liquide au compte-gouttes. La gorge palpite, l'eau trouve sa voie. Julie s'arrête à un demi-verre.

— Je ne voudrais pas vous en donner trop, j'ignore complètement ce que vous ressentez. Je... Je pourrais faire des bêtises.

Julie pose le verre à ses pieds. Elle sort un mouchoir en papier de sa poche et éponge le front de Blandine. De temps en temps, les paupières battent.

« Partez, partez immédiatement avant qu'on vous tombe dessus. J'ignore ce qui vous amène ici, mais fichez le camp. Vous êtes entre les mâchoires d'un monstre. Êtes-vous stupide au point de ne pas vous en rendre compte ? Je vous le répète, syllabe après syllabe, je le hurle à vos oreilles : dé-ga-gez ! »

Ses yeux ne brillent d'aucun éclat, on dirait que tout est éteint à l'intérieur de ce corps de poupée. Julie ne sait pas quoi faire. Doit-elle repartir ? Cette femme a peut-être perdu la raison, peut-être son mari l'a-t-il oubliée devant la fenêtre avant d'aller faire quelques courses ou se promener dans le bois ?

Il l'a peut-être « oubliée »... Quelle drôle d'expression pour parler d'un être humain.

Et s'il était arrivé quelque chose au mari, justement, et que cette pauvre femme se retrouvait piégée ici ?

Julie hésite réellement. Il lui semble être de son devoir de creuser ce qui lui apparaît comme un dysfonctionnement. On ne sait jamais ce qui se passe de l'autre côté des murs d'une maison.

— Écoutez, madame, je... vais me renseigner un peu sur les conditions de votre... présence ici, d'accord ? Je suppose qu'un centre spécialisé vous prend en charge ? Berck-sur-Mer, certainement ?

« Oui, oui, Berck ! Allez vite là-bas ! Si vous pouviez seulement aller dans la chambre aussi, dans l'étable. Si vous voyiez tout ce que mes yeux ont vu... Et maintenant, partez ! »

Julie sort un carnet et prend quelques notes.

— Je vais vérifier tout cela, faites-moi confiance, OK ? Clignez des yeux si vous le pouvez pour me montrer que vous avez compris.

Rien... Julie avale sa salive et continue son monologue, sans s'apercevoir que, depuis qu'elle est partie dans la cuisine, la porte d'entrée s'est refermée.

— Je sais que vous m'avez comprise. Pour tout vous dire, je m'appelle Julie Roqueval, je travaille en tant qu'assistante sociale en psychiatrie. Je cherche Alice Dehaene, qui est votre fille, je présume.

« Assistante sociale en psychiatrie. Après vingt-cinq ans, il n'est pas un peu tard ? Peu importe... C'est qu'on sent enfin que quelque chose ne va pas, qu'il y a un gigantesque problème et que personne n'a jamais rien dit. Je crois en vous, Julie. Allez parler, enquêtez, et vous mettrez au jour le monstre. Mais tirez-vous ! »

Julie se redresse. Derrière elle, dans le hall d'entrée, une ombre s'est figée dans l'obscurité et l'observe en silence.

— Je... sors pour passer mes coups de fil, d'accord ? Je ne vous abandonne pas, je... m'assure juste que tout va bien pour vous. Je ne décollerai pas d'ici tant qu'une personne ne sera pas à vos côtés.

Elle se retourne vers le hall et sursaute.

L'ombre se dresse devant elle.

43.

Direction Amiens.

Luc lève le pied de l'accélérateur, l'autoroute Al est truffée de radars. Il roule depuis presque une heure. Des champs, des habitations, une cathédrale. Et une maison isolée, en pleine campagne, cernée de pins. Luc ralentit, bifurque et s'engage sur la propriété des Blanchard. Il découvre alors deux véhicules. L'un immatriculé dans la Somme, et l'autre dans le Nord.

L'ex-catatonique est déjà là.

Il est encore là.

Et il n'est pas juste venu pour dire bonjour.

Le docteur sort sans claquer sa portière. Il enfile sa blouse en coton, la boutonne jusqu'au col et se dirige en courant vers la porte d'entrée. Immédiatement, il sent le danger. La petite vitre décorée, le long de la porte... Brisée et tachée de sang. Luc tourne la poignée, la porte s'ouvre. La luminosité change, l'éclat du soleil laisse place à des teintes sombres et à une fraîcheur anormale. Les volets roulants du salon sont baissés à moitié, la télé est allumée, sans le son. Ça pue le drame à plein nez.

Luc s'avance doucement. Il reconnaît l'endroit, rien n'a changé depuis que Laurence Blanchard a raconté l'histoire de son mari. La dépression, le suicide sur les rails...

Le psychiatre s'empare d'un tisonnier près de la cheminée.

Il s'engage dans les escaliers, aux aguets.

Lorsqu'il arrive dans le couloir de l'étage, il s'immobilise. Il entend de légers bruits. Il longe à présent le mur. Burleaux a avancé en laissant ses doigts blessés par le verre traîner sur la tapisserie, comme s'il s'imprégnait de l'âme de la demeure.

Au fond, une porte. Le psychiatre la pousse du pied d'un coup sec, le tisonnier brandi au-dessus de son épaule droite. Burleaux est assis dans un coin, il oscille d'avant en arrière. Sur sa gauche, Laurence Blanchard est allongée, morte. Une batte de base-bail incrustée dans le crâne.

Luc s'approche avec prudence. Le gendarme l'ignore complètement, l'effet du Rivotril doit être en train de se dissiper.

Le psychiatre serre les dents et lève la barre au- dessus de sa tête, mais il n'arrive pas à frapper. Son cœur est déchiré, c'est trop difficile.

— Pourquoi tu t'es rappelé ? Pourquoi ?

Il essuie avec sa manche la goutte de sueur qui coule entre ses yeux.

— Pardonne-moi...

Il baisse les paupières et frappe de toutes ses forces.

Une ligne pourpre asperge le bas de sa blouse. Le tisonnier lui échappe des mains. Le psychiatre sent son corps se dissocier, ses jambes, ses bras tremblent, un courant glacé le traverse, cherche à l'ensevelir, à le figer pour l'éternité. S'il reste là une seconde de plus, il est cuit.

L'instinct de survie se réveille.

Luc se retourne et dévale les escaliers avec une seule pensée en tête : fuir. Dehors, le soleil brille, le souffle frais d'octobre se faufile délicatement entre ses vêtements, lui rend la conscience de son corps. Un beau samedi midi, plein de clarté.

Il passe de la course à la marche, de la marche au pas ralenti. Luc pose ses mains à plat sur son capot encore tiède. Il inspire fort, et rapidement. Se calmer. Se calmer, à tout prix.

Fuir maintenant revient à laisser une carte de visite.

Il regarde les cimes des pins frissonner, il sent la bonne odeur d'herbe et de terre, mêlée à celle du sang. Dehors, rien n'a changé, la nature s'érige identique à elle-même, glorieuse. Dedans, par contre...

Qui peut soupçonner le carnage, en ces terres isolées ? Personne.

Oui, personne. Et personne alentour. Juste la campagne, les champs, l'infini de l'horizon. Pourquoi cela changerait-il ? Pourquoi quelqu'un débarquerait-il là, maintenant ? Pourquoi se précipiter ? Luc voulait se débarrasser du catatonique. C'est fait. Reste maintenant à finir le travail. Aussi proprement que possible. Ce qui est mort est mort.

Il retourne dans la propriété, descend au sous-sol. Des bâches... Des bidons de désherbant, de white- spirit, d'essence. Il ôte ses chaussures, sa blouse, et enfile un bleu de travail, des bottes en caoutchouc, des gants de jardinage. Et même une casquette poussiéreuse. Il se rince le visage et les mains avec un jerricane d'eau.

Puis il se met soudain à espérer. Ça pourrait fonctionner.

Habillé en ouvrier, il remonte à l'étage. Sa carotide puise, sa respiration s'accélère. Très vite, Luc déploie la bâche au milieu de la pièce et y dépose le tisonnier. Puis il tire le corps du catatonique et l'enroule dans le plastique, qu'il entoure ensuite avec du chatterton. Luc tremble. Il a envie de vomir.

La descente dans les escaliers se révèle chaotique, la bâche érafle les murs, décroche au passage le portrait de Laurence Blanchard, qui dévale les marches et se brise en miettes. Sur la photo, elle sourit.

Arrivé à son 4x4, Luc charge le corps dans son coffre, dans lequel il jette également le bleu de travail et les bottes.

Il retrouve un peu de sa lucidité et se met à réfléchir. Le corps du catatonique enfermé dans sa voiture, que reste-t-il de la présence de Burleaux, désormais ? Le véhicule volé, évidemment. Et les traces sur le lieu du crime. Des cheveux, de l'ADN. Bien plus qu'il n'en faut pour les limiers de la scientifique.

Il pourrait embarquer aussi Laurence Blanchard, la faire disparaître, mais mieux vaut séparer les corps, au cas où les flics les retrouveraient. Aucun rapport ne doit être établi entre Laurence Blanchard et Alexandre Burleaux.

Une meilleure idée lui traverse l'esprit. Au point où il en est, autant voir les choses en grand. Une maison entièrement en bois, ça doit bien brûler.

Mais d'abord, la voiture volée par Burleaux. Le canal, à environ trois ou quatre kilomètres... Pas le choix, il faut s'y coller.

Cinq minutes plus tard, au volant du véhicule, Luc atteint le canal. Il s'éloigne des habitations, rejoint une zone forestière où l'eau est bien plus opaque, plus profonde. Pas un chien alentour. Il baisse toutes les vitres, sort de la voiture et, portière ouverte, la pousse dans le canal. La minute pendant laquelle le véhicule sombre lui paraît la plus longue de sa vie.

Le pare-chocs arrière disparaît dans un bouillon de bulles. Encore quelques clapotis à la surface de l'eau. Puis plus rien.

Retour au bercail à présent. Plus de trois bornes à pied, qu'il parcourt à l'adrénaline, où il se convainc que s'il va au bout, on ne le coincera jamais. Parce qu'il n'existe pas de réel mobile à la mort des Blanchard. Ou plutôt, la vérité est si improbable, si hallucinante, que personne ne pourra jamais la deviner.

Sur le chemin, Luc en profite pour appeler l'hôpital et prévenir qu'il a crevé du côté de Lille-Sud. On lui dit que le catatonique n'a toujours pas été retrouvé. Pas de risques...

Une demi-heure heure plus tard, il arrive à la maison en longeant les champs. Les automobilistes qu'il a croisés n'ont vu qu'un homme avec une casquette errant le long de la route. Peut-être l'identifiera-t-on comme le meurtrier de Laurence Blanchard. L'homme à la casquette. Un tueur itinérant de la pire espèce, à la Francis Heaulme. Les flics auront probablement ses empreintes de pas. Du quarante-quatre. Ils seront bien avancés.

« L'homme à la casquette ». Ou « le tueur à la casquette », ça sonne mieux.

À présent, rentrer des bûches. Beaucoup de bûches. Les habitations en bois sont traitées pour ne pas brûler facilement... et il faut aider à l'allumage.

Luc dispose au moins cinq cents kilos de bûches, dans la chambre, le hall, l'escalier, le salon. Assurément, lorsqu'elles trouveront le corps, les équipes de police devineront qu'un assassinat a été commis, notamment à cause des fractures sur la boîte crânienne.

Mais des empreintes, des traces de peau, de cheveux, il ne restera plus rien. On fera peut-être, au hasard d'une enquête de voisinage, le rapprochement avec « le tueur à la casquette ». Tant mieux.

Luc descend au sous-sol et récupère une pelle et les bidons d'essence à tondeuse.

Revenu au rez-de-chaussée, il ouvre les fenêtres, puis verse l'essence sur le sol. Il sort son briquet de sa poche et fait jaillir une flamme. En quelques secondes seulement, le feu se met à danser.

La pelle à la main, il regagne sa voiture et démarre. Il ne croise personne sur les quatre premiers kilomètres. Impossible qu'on repère sa plaque, donc. Est-ce cela, la chance du débutant ?

Il passe au-dessus du pont et quitte Amiens. Une belle ville, Amiens, mais il doute d'y revenir un jour.

Il sait que ses futures nuits risquent d'être très difficiles. Mais il a déjà vécu cela. Il a connu pire.

Il va s'en tirer.

Mais il y a encore un dernier problème à régler : le cadavre du gendarme, dans son coffre.

Une heure plus tard, il s'enfonce dans la forêt d'Ermenonville et se gare devant l'un des innombrables sentiers. Comme n'importe quel touriste, il sort, les mains dans les poches, et disparaît sous les frondaisons. Très vite, il dévie du sentier et repère un endroit qui lui paraît satisfaisant. Terre molle, nombreux arbustes et ronces alentour. Parfait.

Ne reste plus qu'à attendre la fin du jour pour creuser.

Assis contre un arbre, Luc a tout le temps pour se rappeler son passé.

Cette fameuse nuit, qui a tout fait basculer...

44.

Un bruit de moteur. Justine Dumetz reprend peu à peu conscience et remue ses poignets dans son dos, la corde lui taillade la chair. Elle tente de regarder autour d'elle mais un bandeau lui masque les yeux. Elle étouffe un râle dans son bâillon. Elle croyait s'en sortir. Elle croyait avoir trompé la société, elle pensait être passée au travers des condamnations, après avoir détruit. Mais l'homme à la cagoule était là.

Il veillait. Et maintenant, il la conduit vers la mort.

Si Dumetz n'arrive plus à imaginer la couleur du soleil, elle voit encore parfaitement les deux petits cercueils. Par journaux interposés, elle perçoit le désespoir dans les yeux de Luc Graham. La fin des existences, la destruction des mondes. Au fond d'elle- même, elle sait. Elle paie ses crimes passés. Elle mérite sa peine.

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