— Et?

Alice sent l'odeur de tabac qui imprègne ses vêtements.

— Je... Je ne me souviens plus. Que s'est-il passé ? Où va-t-on ?

— Chez votre père.

Elle désigne la paume de la main de la jeune femme.

— Cette histoire de grange...

— La grange, oui. Le X...

Julie essaie de mettre de l'ordre dans ses idées. De comprendre.

— Quand j'ai rencontré votre sœur Dorothée, elle m'a parlé de Birdy. Ça vous dit quelque chose ?

Alice souffle de la buée sur sa vitre, ses deux poings se contractent.

— Il m'a toujours effrayée. Depuis toute petite, j'ai la frousse d'aller dans certains endroits, comme la grange justement, l'étable ou sous les douches, parce que je sais qu'il m'y attend. Je rêve aussi de lui, en permanence. Je crois qu'il cherche à me faire du mal. Mais...

Elle se tait brusquement, tourne mollement la tête vers Julie, tandis que la voiture quitte l'autoroute.

— Je ne sais même pas qui vous êtes. Juste une inconnue de plus qui gravite dans mon univers. Pourquoi vous vous trouvez ici, avec moi ?

— Parce que toutes les pistes de l'affaire sur laquelle je travaille mènent à vous. J'ai besoin que vous m'indiquiez la route. Je ne me souviens plus du trajet, et j'ai oublié mon GPS.

Alice indique en détail la direction à prendre et sombre définitivement dans le silence. De plus en plus, la lumière de la ville diminue. Une forêt se dessine, là- bas, sous la pleine lune. Le portable de Julie se met à vibrer.

— Excusez-moi...

Alice angoisse. Ce soir, elle sait qu'elle risque d'affronter encore son père, elle l'imagine déjà en face d'elle, les poings sur les hanches, à attendre qu'elle desserre les lèvres. Osera-t-il pointer son fusil sur elle, comme il l'a fait sur Fred ?

Sa voisine rabat le clapet de son portable, le regard inquiet.

— Quelque chose ne va pas ? demande Alice.

Julie ne lui répond pas, perdue dans ses pensées.

Justine Dumetz, responsable de l'accident de la famille Graham, a disparu au milieu de l'année 2004, presque un an après le drame. Elle a quitté son travail un jeudi soir, et plus personne ne l'a jamais revue. Comme le catatonique. Deux responsables d'accidents, deux disparitions. Cela ne peut pas être une coïncidence. L'assistante sociale compose de nouveau le numéro de téléphone de son contact.

— Oui, encore moi... Excuse-moi, mais tu as moyen de faire des recherches pour moi ?... Je sais, il est tard... C'est sympa... Oui, alors il faudrait que tu fouilles du côté de disparitions inexpliquées, aux alentours des années 2000 à 2007 peut-être... Voir si des personnes disparues ont été impliquées dans des drames, comme des accidents de la route, ou... C'est trop vaste ? Ce genre de recoupements ne peut pas être fait ? Mince ! Attends... Attends deux secondes...

Julie serre les dents, cherche une réponse dans le regard d'Alice. Elle se remémore les paroles de Dorothée quand elle parlait des articles collés sur le sol de l'étable. Drame, justice, médecine... Elle claque soudain des doigts.

— OK, alors cherche une personne disparue en rapport avec le milieu médical. Chirurgien, médecin, anesthésiste. Si tu trouves, essaie de voir si elle a été impliquée dans une erreur médicale... Et si oui, alors tu envoies une voiture à...

Elle dicte l'adresse de la ferme.

— ... Je sais, je sais... Un resto ? Pourquoi pas. Si tu trouves. J'attends ton appel.

Elle raccroche et serre son volant.

— Ne m'en demandez pas plus, Alice, d'accord? Rien n'est sûr, mais je vous garantis que vous saurez tout ce qu'il y a à savoir, dès que j'aurai davantage d'informations.

Elle suit la direction indiquée par Alice. Après deux kilomètres, la voiture s'engage sur le chemin de terre, grimpe la côte et arrive au sommet d'une colline. La ferme apparaît, en contrebas. Alice regroupe ses mains entre ses cuisses et se recroqueville légèrement.

— Cette maison vous fait peur ?

Alice met quelques secondes avant de répondre.

— Ce n'est pas de la peur. Mais un sentiment inexprimable. Comme si une corde se resserrait autour de ma gorge. Ça a toujours été ainsi, depuis toute petite.

La route est boueuse dans la descente, Julie rétrograde et laisse le moteur les porter jusqu'aux abords de la ferme. Quand Alice sort et claque sa portière, l'angoisse l'assaille. La grange, là-bas dans la nuit. La tombe ouverte de Dorothée, juste derrière, luisante sous le clair de lune. L'ombre portée de la ferme sur le sol, avec ses grandes fenêtres obscures. Les alignements des tombes militaires...

Julie laisse ses phares allumés, et observe les fenêtres de la ferme. Cette fois-ci, personne, apparemment. Toutes les lampes sont éteintes à l'intérieur. Alice tend l'index.

— Regardez.

Des traces de boue mènent jusqu'à l'étable. Une lumière filtre sous la porte.

— Mon père s'y est encore probablement enfermé avec le fourgon.

Julie jette un œil sur sa montre.

— Si tard ?

Alice s'avance d'un pas ferme et essaie d'ouvrir, sans succès.

— Ouvre, papa ! Je sais que tu es là !

Rien ne semble bouger. Elle frappe, encore, sans s'arrêter, mais Claude ne lui répond pas.

— Vous êtes sûre qu'il est là-dedans ?

— Les marques de boue sont encore fraîches. Et les portes, verrouillées de l'intérieur. Il fait toujours ça, il s'y enferme.

Elle colle son oreille contre le bois. Une vache meugle.

— Je ne partirai pas, papa ! Pas cette fois ! J'ai besoin qu'on parle !

Elle tambourine de toutes ses forces puis se recule, hors d'elle, et lance un regard vers la grange, sur la gauche. Cette imposante masse brune, effrayante, où l'attend Birdy.

Mais elle sait que Birdy n'existe pas. Il n'a jamais existé ailleurs que dans sa cervelle.

— Je vais dans la grange.

— Je vous accompagne, propose Julie.

— Restez plutôt devant l'étable, et prévenez-moi si mon père sort. Je sais qu'il se cache à l'intérieur. Ce n'est pas possible autrement.

Julie acquiesce, pas très rassurée, puis allume une cigarette, appuyée contre un mur de parpaings.

Alors qu'elle s'approche lentement des hautes portes en bois, Alice cherche par tous les moyens à fuir la peur qui l'envahit. Elle se mord alors les doigts, pour tenter de rester éveillée, pour qu'aucun trou noir ne la happe, pour que ce soit elle qui pénètre dans la grange, avec toute sa conscience. Elle considère Julie, au loin, puis, après une large inspiration, se retrouve à l'intérieur. Elle appuie sur l'interrupteur en répétant inlassablement une même phrase dans sa tête : « Je suis Alice, et cette grange ne peut pas me faire de mal. »

Le X formé par les poutres s'élève au fond. Qu'a-t-il de si particulier ?

Derrière elle, la porte grince. Alice l'ouvre en grand et la bloque avec une plaque d'immatriculation. Son cœur bat jusque dans sa gorge. Le petit bout rougeoyant, tout là-bas, indique que Julie n'a pas bougé.

L'assistante sociale rabat les pans de son gilet contre sa poitrine. Ici plus qu'ailleurs, le vent souffle, froid et humide. Aucune lumière ne vient éclairer le paysage, hormis celle des phares, de la lune et, désormais, du carré orange dans la grange. Le cimetière militaire, au loin, la met mal à l'aise. Sordide impression que des morts vont en sortir, les bras tendus, en poussant des grognements de bêtes sauvages... Elle s'avance vers l'entrée de l'étable, où il lui semble avoir entendu un grincement. Elle relève soudain la tête, intriguée, en direction du sommet de la colline d'où descend le chemin de terre. Est-ce bien une silhouette que son œil a perçue ? Sans plus respirer, elle balaie l'horizon d'un regard inquiet. Rien ne bouge, évidemment. Encore un coup de son imagination, certainement dû à ce paysage sinistre.

Le grincement, à l'intérieur, se renouvelle. Julie, aux aguets, entend une vache qui meugle et des pas qui crissent dans la paille. Elle se recule, jette un œil vers la grange où vient d'entrer Alice, tandis que, face à elle, une clé s'enclenche dans une serrure. Les portes s'écartent, et les prunelles de l'homme qui vient d'ouvrir se chargent de stupéfaction.

— Alors comme ça, on se retrouve... Le hasard fait décidément bien les choses.

La voix de Claude est glaciale. Il tourne la tête vers le carré de lumière, sur sa droite, et son expression change. À présent, la colère marque ses traits. Julie fixe avec effroi ses mains ensanglantées.

— L'une de mes vaches a quelques problèmes de santé. Elle perd beaucoup de sang. Je crains qu'il faille l'abattre bientôt...

Julie se penche sur le côté, de manière à apercevoir l'intérieur du bâtiment. Claude s'écarte.

— Venez voir, si vous ne me croyez pas.

Julie perd soudain le peu d'assurance qu'il lui restait.

— Je vous crois.

— Alors, que voulez-vous ?

— J'accompagne votre fille. Je suis l'une de ses amies.

— Une amie, évidemment...

Avant de lui laisser le temps de réagir, Claude effectue quelques pas vers l'arrière et disparaît dans l'étable. Deux secondes plus tard, il revient avec un fusil et la braque.

— On va entrer là-dedans, tous les deux.

Alice retient son souffle. Dans la grange, tout a pris une teinte sépia, jusqu'aux nuages de poussière que lèvent ses semelles. Elle a envie de s'enfuir, mais la volonté de connaître la vérité, de comprendre, est plus forte. Alors, au lieu de rebrousser chemin, elle décide de poursuivre.

Sa frousse se dissipe un peu. Le gros X se dresse devant elle. Elle lève les yeux et repère un vivarium. Très vite, elle s'empare d'une échelle et s'engage dans une nouvelle lutte, cette fois contre le vide. Ses jambes se mettent à flageoler, chaque geste devient un interminable calvaire. Alice sait pourquoi ce vivarium se trouve en hauteur. Pour qu'elle ne puisse jamais l'atteindre, elle, la petite fille traversée de toutes les terreurs du monde.

Son père ne jouera plus jamais avec ses peurs.

Elle lève les yeux vers le plafond, vers cette tôle ondulante où pend encore un vieux crochet rouillé. Sur la pointe des pieds, elle récupère une pochette plastifiée. La descente se révèle pénible, fastidieuse.

Elle sort de là, elle étouffe. La lune, au-dessus de la colline, dore le paysage d'un voile lumineux. Alice sent la bulle d'encre toute proche. D'une seconde à l'autre, son esprit peut basculer. Elle se calme et respire l'air frais. Il ne lui est rien arrivé, il ne va rien lui arriver.

Elle jette un œil en direction de la ferme. Aucune trace de Julie. Les portes de l'étable sont toujours fermées. Où est l'assistante sociale ?

À demi rassurée, Alice s'assied dans l'herbe, faiblement éclairée par le halo lumineux de l'ampoule de la grange. Elle courbe le dos, rentre la tête entre les épaules et respire. Elle est Alice. Elle est encore Alice, et elle le restera.

Avec appréhension, elle tire sur les élastiques du rabat de la pochette. Elle se sent prête. Prête à affronter l'horreur de son passé.

Immédiatement, elle reconnaît l'écriture sèche de son père. Des pages manuscrites, sans photo. Un titre, cinglant et écrit en lettres capitales : « le calvaire des

indiennes du pérou ».

Un reportage sur le Pérou... daté de 1980. Soit deux ans avant sa naissance, et quatorze ans avant qu'elle parte en vacances là-bas avec son père. Il avait pourtant affirmé ne jamais y être allé avant leur voyage.

Dès les premières lignes, l'article parle du village de Ccatca, à trois heures de Cuzco, l'endroit exact où il l'a emmenée dormir quelques jours pendant leurs vacances.

Là où ses douleurs dans le ventre ont commencé. Là où on l'a opérée.

Alice sent qu'une révélation effroyable l'attend. Comme si son père, de toute sa vie, n'avait jamais rien laissé au hasard, et que même ces vacances faisaient partie d'un plan longtemps bâti à l'avance.

Les premiers paragraphes dépeignent les hautes terres andines, les masures au toit de chaume, avant de s'intéresser à une femme du village de Ccatca, prénommée Chaska. Trente-deux ans, mère de deux enfants. Mais déjà, les yeux d'Alice sont attirés par certains mots plus bas dans le texte : « anesthésie », « salle d'opération », « cicatrices ».

Elle continue sa lecture et le rythme de son cœur s'accélère encore. Son père parle du dispensaire où on l'a opérée de son appendicite, et où les gens se rendent à pied, à cheval ou en voiture depuis les villages voisins. Il décrit les bâtiments qui s'organisent autour d'une cour centrale utilisée comme salle d'attente, et où tout le monde se tient pour se réchauffer au soleil. On y travaille jour et nuit, sept jours sur sept. Il y a moyen d'hospitaliser deux personnes, avec un laboratoire de base, une ambulance et une moto pour les déplacements. L'article insiste sur le fait que le dispensaire ne possède pas officiellement d'appareil radiographique, ni échographique, ni de salle d'opération.

Pas de salle d'opération ? Alice n'est plus sûre de bien comprendre.

Son père détaille ensuite les campagnes de vaccination, ainsi que les principales maladies et infections qui touchent le peuple des montagnes péruviennes - infections respiratoires, typhoïde, diphtérie, tuberculose.

Puis il relate les propos de Chaska :

Je suis allée au dispensaire pour contrôler la santé de mes deux enfants, Manco et Inguill, et participer à la campagne de vaccination antitétanique. Et c'est là qu 'on nous a enfermés, nous étions trois femmes de trois villages différents. Mes enfants sont restés avec l'infirmière du village dans une autre pièce. On nous a dit que c'était pour les vacciner et nous faire des examens plus approfondis. Ensuite, on est venu me chercher et on m'a emmenée dans une salle d'opération, cachée dans un endroit du dispensaire où personne ne pouvait accéder. Là, il y avait du vrai matériel chirurgical, une grosse lampe au plafond, et l'endroit était très propre, comme neuf, sans fenêtre. On m'a allongée sur une table recouverte de tissu vert, et on m'a informée qu'un médecin allait venir m'ausculter. L'infirmière qui m'avait accompagnée depuis le début est sortie, laissant place à un autre homme, vêtu d'une tenue de chirurgien. Après, tout est allé très vite. On a mis un masque sur mon visage, et je me suis endormie.

Alice a l'impression de revivre sa propre intervention chirurgicale. L'odeur des produits antiseptiques, cette pièce blanche, immaculée, l'éclat des instruments, et cet homme vêtu de bleu, penché au- dessus d'elle.

Elle poursuit sa lecture en se rongeant les ongles.

Je me suis réveillée dans un lit, aux côtés d'autres malades. J'étais complètement sonnée. Que s'était-il passé ? Je ressentais une grande douleur dans le ventre, j'ai regardé. J'avais une cicatrice, juste au- dessus de l'aine. J'ai commencé à pleurer, j'ai demandé ce qu'il s'était passé, on ne m'a jamais rien dit. Quelques heures plus tard, mon mari me prenait par le poignet et me ramenait au village, sans prononcer un mot. La cicatrice me faisait encore horriblement mal, et je ne comprenais pas. C'est seulement le lendemain qu 'il m'a raconté qu 'on lui avait offert beaucoup de nourriture, du riz, de l'huile, du blé, du sucre, pour plusieurs mois, et même qu 'un type du gouvernement était venu en hélicoptère pour leur rapporter tout ça, aux hommes. Mon mari avait alors donné son accord pour faire ce qu'on avait fait. On m'avait ligaturé les trompes. Plus jamais je ne pourrai avoir d'enfants.

Alice a l'impression de se vider de son sang, les feuillets s'échappent de ses mains. Elle se sent vaciller, mais se lève et s'accroche fermement à la poignée de la porte.

— Pas cette fois ! Je suis Alice !

Une veine puise sur sa tempe. Elle lutte, sa respiration se calme, même si elle reste bruyante, saccadée. Ses paupières se rabattent avec violence, le duel contre elle-même lui semble interminable. Dans sa tête, les voix s'éteignent peu à peu, les vagues disparaissent et elle rouvre enfin les yeux.

La grange, la pleine lune, l'article à ses pieds, rien n'a bougé. Alice a échappé à la bulle d'encre, aux forces intérieures. Elle a l'impression, pour la première fois de sa vie, d'affronter son drame de face, de le vivre pleinement, d'en ressentir tous les effets. Et ça fait mal, c'est une souffrance rampante, un poison intérieur qui brûle et dévaste. Mais cette souffrance vaut mieux que tous les trous noirs du monde.

On lui a ligaturé les trompes.

Elle s'effondre en larmes.

Quelques secondes plus tard, elle remarque l'ombre qui rampe le long de ses mollets. Une silhouette menaçante, celle qu'elle connaît depuis toujours, celle qui se déployait au-dessus d'elle lorsqu'elle se recroquevillait dans sa chambre d'enfant. Celle qui la tirait par le bras, de sous son lit, pour l'embrasser.

Lentement, Alice relève la tête.

Claude Dehaene se dresse en face d'elle. Il serre contre sa poitrine sa vieille Express Bettinsoli. Une tache rouge couvre la crosse en ronce de noyer, elle brille étrangement sous la lueur lointaine de l'ampoule.

— Papa ? Qu'est-ce que tu as fait ? Qu'est-ce que tu as fait, mon Dieu ?

Du bout du pied, Claude remue les feuillets éparpillés dans l'herbe.

— Alors comme ça, il a fallu que tu fourres ton nez dans mes affaires. Tu es courageuse, Alice. Vouloir enfreindre les règles à ce point.

Toujours cette même voix monocorde, dépourvue de chaleur.

— Les règles que tu as toujours imposées pour contrôler ma vie !

Elle veut se redresser, mais il appuie avec la crosse sur son épaule, la contraignant à rester accroupie.

— Où est... Où est la personne qui m'accompagnait ? Où est Julie ?

Alice a déjà rencontré trop de fois le sourire qu'il lui adresse. Celui de ses cauchemars.

— Inquiète-toi surtout pour toi.

La jeune femme se frotte les joues du dos de la main.

— Je sais ce que tu m'as fait. Je connais la vérité. Toute la vérité.

— Toute la vérité, en es-tu bien sûre ?

Alice se heurte à un mur, et c'est ce qui lui fait le plus mal. Claude n'éprouve aucune pitié, aucune compassion.

— Tu m'as emmenée au Pérou dans l'unique but de me stériliser. Les seules vacances que tu m'aies jamais offertes ! Je... J'ai été heureuse là-bas, papa ! Je t'aimais !

Étrangement, Claude Dehaene laisse soudain s'exprimer une forme de regret.

— Moi aussi, je t'ai aimée. Ah si tu savais, je t'ai tellement aimée.

Cette fois, Alice brûle d'envie de lui arracher les yeux.

— Tu m'as aimée ? Comment oses-tu dire une chose pareille ?

— C'est toi qui m'as ramené vivant du Liban, c'est pour toi que j'ai eu le courage de vivre. Quand tu es née, j'ai su immédiatement que j'existerais dans l'unique but de t'élever. J'ai tout plaqué, tout arrêté, pour toi.

Son émoi est-il encore l'un de ses simulacres ? Jusqu'où mentira-t-il ?

— Mais... il a fallu que ta mère accouche d'un bébé au sang très rare, le Bombay. Ça a été comme... un coup de massue. À l'hôpital, on m'a parlé de ta fragilité, du danger que tu encourais à chaque faux pas, des difficultés que tu aurais eues en grandissant. J'ai alors compris que je pouvais te perdre n'importe quand, que...

Ses lèvres tremblent.

— ... que ma propre fille pourrait mourir devant mes yeux et anéantir ma vie, comme Najat. Je devais te protéger, jour et nuit, te sentir en permanence auprès de moi. Alors, seulement, je me sentais bien.

Alice se fiche qu'il pleure, elle le hait.

— Me protéger en me punissant ? En me stérilisant ?

— J'ai vu de quoi les hommes étaient capables. Ton enfant n'aurait jamais été en sécurité dans ce monde. Et s'il était né avec du sang Bombay, lui aussi ? Tu l'aurais perdu, Alice. Il n'aurait eu aucune chance. Je ne voulais pas que tu endures ça.

— Tu es un monstre. Comment as-tu pu vivre, nous élever, après avoir violé et tué des innocents au Liban ?

Claude resserre dangereusement ses doigts autour de la crosse, son visage retrouve la couleur de l'acier en fusion.

— Tu racontes n'importe quoi.

— Ne fais pas l'ignorant ! Tu as tué Najat de tes propres mains ! Pour te sauver, toi ! J'en ai la preuve sur une cassette !

Claude la braque sans ménagement.

— Non ! Tu mens !

Alice le défie du regard. Pour la première et sans doute la dernière fois de sa vie, elle n'a plus peur de son père.

— Tu as détruit tout ce qui pouvait se dresser entre nous deux. Tout ce qui m'était cher, tout ce que j'ai pu aimer ! Tu m'as empêchée de grandir, de faire du sport ou de jouer. Tu m'as retirée de l'école, tu m'as retenue ici, tu m'as détruite moralement.

— Le docteur Denby et tes professeurs ont eu des doutes sur ton comportement, il fallait que je trouve un moyen sinon, on nous aurait séparés. La plupart du temps, les menaces suffisaient... Où voulais-tu finir? Dans un hôpital psychiatrique ? Je n'aurais pas pu vivre sans toi. Ma petite Alice...

Alice sent le feu de la colère gronder en elle. Elle sent ses muscles se contracter, alors que le rythme de son cœur ralentit sensiblement. Elle relève le front, serre les mâchoires, tout en chassant les lunettes de son nez d'un mouvement sec. Celles-ci, retenues par la cordelette, bondissent sur sa poitrine.

Claude ricane en s'écartant. Il agrippe plus fermement son fusil.

— Et voilà Dorothée qui vient à la rescousse. Impressionnant, tu jaillis toujours aussi facilement qu'avant. Comment va ma menteuse de fille ?

Dorothée l'affronte du regard.

— Sois maudit, je te déteste.

— Beaucoup de gens m'ont détesté, ils ne sont plus ici pour en parler.

Il la tient toujours en joue et ferme un œil. Dorothée ne cille pas.

— Tu n'oseras pas tirer. Je suis ta fille ! Tu... ne peux pas me tuer !

Il s'approche d'elle, l'attrape par le menton, et la force à le regarder droit dans les yeux. Il serre son arme dans l'autre main.

— Je te déteste plus que tout. Tu as volé l'âme de ma fille. J'aurais dû vraiment te tuer et t'enterrer, il y a bien longtemps.

Dorothée est abasourdie. Chaque mot qui sort de la bouche de cet être pervers résonne en elle comme une abomination.

— Nicolas et toi êtes les pires des parasites. Vous avez volé mon enfant ! continue-t-il.

Avant qu'il ait le temps de tirer, elle se jette sur lui et essaie de l'atteindre à la gorge. Elle hurle. Mais elle parvient à peine à l'érafler. Un mauvais coup de crosse sur le poignet, puis un autre sur la nuque la couchent au sol. Son visage s'enfonce dans l'herbe touffue.

— Idiote.

Un téléphone vibre dans sa poche au moment où il appuie le canon à l'arrière du crâne de sa fille. Il lève son arme, recule et sort le portable de l'assistante sociale. Une voix masculine, à l'autre bout du fil.

— Julie ? J'ai ton info.

Claude fixe le corps immobile de sa fille.

— Julie n'est pas disponible pour le moment. Mais elle m'a demandé de prendre le message.

Une légère hésitation.

— Très bien. Dites-lui qu'un anesthésiste du nom de Gérard Vuillemont a disparu en mars 2005 sans plus jamais donner signe de vie.

— Gérard Vuillemont, vous dites ?

— Absolument. Vuillemont a été mêlé à une affaire pénale en février 2002, au tribunal correctionnel de Nanterre. Il était accusé par le mari d'une erreur médicale lors d'un accouchement qui a entraîné la mort de sa femme et de l'enfant qu'elle portait. L'affaire a été jugée, et ni la responsabilité du médecin, ni celle de l'hôpital n'ont été remises en cause.

Claude se frotte le menton.

— Très bien. Mais... Elle est dans son bain, et elle ne m'a pas parlé de cette recherche. En connaissez- vous la raison ?

— Pas précisément, non. Elle semble enquêter sur des disparitions, mais je n'en sais pas beaucoup plus.

— Et vous êtes ?

— Thierry Bosquet.

— D'accord. Merci, Thierry, je lui transmets le message.

— Ah, au fait. Une voiture est en route vers Arras.

— Une voiture vous dites ? D'accord...

Claude lâche le portable et l'écrase du talon avec hargne. Sa fille se retourne dans un mouvement douloureux. Elle se met à malaxer de la glaise, les épaules rentrées.

— Je me souviens bien de Vuillemont. Il a fallu pas mal de temps et de travail pour que ce salopard avoue avoir commis une erreur médicale et décide de signer la lettre. Il était passé au travers des mailles de la justice, mais moi, il ne m'a pas bluffé. Il avait brisé la vie d'une famille et deux semaines plus tard, il jouait au golf. Il a moins ri quand il a reçu seize coups de couteau au fond d'un bois, du bras même de celui à qui il avait tout pris...

Il inspire profondément.

— Je te parle à toi, mais tu n'y comprends rien, hein Nicolas ?

Le petit garçon est assis dans la boue.

— Tu ne vas pas me punir encore, pap-euh ? J'ai rien fait de mal.

— Je le sais bien, mon gamin. Personne ne fait jamais rien de mal, ici-bas.

Claude s'approche de lui et lui caresse affectueusement les cheveux. Puis il se met en position. La crosse du fusil est solidement calée dans le creux de son épaule, et son doigt se contracte sur la détente. Il ferme un œil.

Un coup de feu résonne jusqu'au bout du cimetière.

Le noir se déverse, partout, en même temps que le sang gicle. Et le silence s'abat, la campagne retrouve sa tranquillité morbide.

Soudain, des bruits de pas. Nicolas relève le front, les mains sur les oreilles. Son père roule sur l'herbe dans de longs râles. Un pétale rouge fleurit sur sa poitrine.

Devant lui, sortant de l'obscurité, un homme avec une cagoule se dresse sous le clair de lune, une arme au canon fumant entre ses gants noirs. Il s'abaisse et tend son fusil à Nicolas.

— Tu le prends et tu te sauves. Allez, dépêche-toi...

La voix est étouffée, méconnaissable. Nicolas est

tétanisé. Avec des yeux qui en ont bien trop vu, il regarde son père, allongé, et il tremble. L'homme le rassure :

— Ton papa ne te fera plus de mal, plus jamais il ne te torturera. Va-t'en. Tu cours en direction des bois, d'accord ? Et n'oublie pas, Nicolas, je suis la cagoule de tes rêves, qui apparaît quand tout va mal. Tu le répéteras si on te demande.

Sans comprendre, le petit garçon s'empare du fusil déchargé et obéit. Sa démarche est maladroite, il manque de trébucher à plusieurs reprises. L'homme ôte sa cagoule et s'accroupit devant Claude, qui respire bruyamment.

— Ton idiote de fille va elle-même aller se jeter dans la gueule du loup. Regarde-la courir avec sa carabine, cette pauvre attardée. Désolé, mais il fallait que ça se termine ainsi. Tout était devenu bien trop dangereux.

— Sale...

Claude est en train d'expirer, incapable de terminer sa phrase. L'homme regarde le portable écrasé dans l'herbe.

— Les flics vont certainement découvrir ce que nous avons fait, à cause de cette blondasse d'assistante sociale et du bordel que Graham a laissé derrière lui. Mais heureusement, tout te tombera dessus, jamais ils ne penseront à un duo, à deux hommes cagoulés.

Claude répond dans une bulle de sang.

— Ils feront... le rapprochement avec toi... Ils... comprendront quand ils...

— Non, non. Encore faudrait-il qu'ils tombent sur le puits à cadavres. Personne ne sait où il se trouve. Mais admettons. J'ai pris mes précautions. J'ai récupéré le macchabée qui me concerne pendant ton séjour à l'hôpital, et je l'ai enterré loin, très loin d'ici. Ça n'a pas été une partie de plaisir de descendre dans ce charnier putréfié, il a fallu en remuer, de la merde. Tant d'années après, le squelette portait encore les marques de hache que je lui avais infligées. Sur le crâne, le fémur, le tibia et la majeure partie des côtes. C'est de cette manière que je l'ai reconnu.

Il se penche vers l'oreille du mourant.

— Je l'avais vraiment bien arrangé, hein ? Quand tu as vu de quelle façon je l'ai mutilé, dans la forêt, tu as su que j'étais l'élément qu'il te fallait... Tu as toujours eu de l'instinct pour les trucs les plus pervers.

La gorge de Claude siffle à chaque inspiration. L'homme en noir se frotte les deux mains, comme pour se débarrasser d'une crasse invisible.

— Je me doutais que ce psychiatre finirait par nous poser problème. Il a bien travaillé avec Alice...

Il a envie d'appuyer avec sa semelle sur la poitrine de Claude, mais il se retient au dernier moment. Ne pas laisser de traces.

— Crétin, ça ne serait jamais arrivé si tu n'avais pas été si négligent ! Il aurait fallu le tenir en laisse avant, ce Graham. Tu croyais vraiment arranger les choses en allant lui pointer un flingue sous le nez chez lui ? Il aurait fallu lui interdire de guérir Alice dès le début !

Claude n'a plus la force de répondre. Son visage vire au blanc. Il cesse de respirer, tandis que tout son corps se cabre. L'homme le contemple d'un air satisfait.

— Voilà qui se termine, une bien belle conclusion. Ta fille va endosser le crime du psy et le tien. J'ai finalement préféré qu'elle vive, pour qu'elle puisse raconter ta folie furieuse et t'incriminer plus encore. Moi, là-dedans, je ne suis qu'une ombre. Et même si on m'interroge, j'ai déjà préparé mes réponses. Et puis, les paroles d'une pauvre malade mentale ne pèseront pas bien lourd face à l'horreur des faits. Le pire de tout, c'est qu'il y en a une qui sait tout, mais elle ne pourra jamais rien dire. Ta femme. Dire que tu l'aimais, bordel...

Claude est mort.

— Rassure-toi... Je continuerai notre travail, mais ailleurs. Il n'y a pas de meilleur trip que d'infliger la souffrance à ceux qui l'ont infligée, Claude Dehaene.

Il gonfle la poitrine, arrache l'Express Bettinsoli des mains inertes de Claude et lance un œil en direction de l'étable. Il lui reste une dernière chose à régler.

Il fait un détour par la ferme. Il entre, et va chercher des cartouches qu'il fourre dans ses poches. Il va lui en falloir beaucoup.

Au moment où il prend la direction de l'étable, il entend le ronflement d'un moteur. L'éclat des phares, au loin... Une voiture approche.

Il hésite, se rue vers Claude, pose la carabine à ses côtés et détale en direction du cimetière.

Il n'a pas pu accomplir le geste final, mais ce n'est pas si grave. L'assistante sociale et les autres prisonniers auront dix fois le temps de mourir de soif avant qu'on les retrouve.


Alice secoue la tête et se met à crier. Immédiatement, deux hommes en uniforme ouvrent une porte derrière elle. Le psychiatre, dont le porte-nom indique « Docteur Broca », fait un geste dans leur direction.

— Laissez-nous...

Apeurée, Alice chausse les lunettes qui pendent autour de son cou et jette un œil alentour. Encore un univers étranger qui s'offre à elle. Une pièce sombre, avec des fenêtres à croisillons qui laissent à peine filtrer le soleil. Le mobilier est défraîchi, l'aménagement sans goût, et il règne une vague odeur de cire. Par la vitre, elle perçoit des toits d'ardoise avec des lucarnes et des antennes. Dehors gronde la rumeur de la ville. Où estelle ?

Encore toute tremblante, la jeune femme observe ses mains, puis elle remarque qu'elle porte des vêtements propres qui lui appartiennent.

— Que... Que s'est-il passé ? Où suis-je ?

Le docteur Broca, expert psychiatre commis auprès du tribunal de grande instance de Lille, la regarde attentivement. Sa tâche est lourde et délicate. Il a le devoir d'apporter une réponse aux questions suivantes : le sujet présente-t-il un état dangereux ? Le sujet est-il accessible à une sanction pénale ? Le sujet est-il curable ou réadaptable ? L'expert dispose d'un rapport ténu émanant de l'équipe médicale du CHR de Lille, de deux rapports médico-légaux dont l'un vient juste d'arriver, et de plusieurs procès-verbaux établis par la police judiciaire.

— Alice Dehaene ?

Le regard de la jeune femme se porte sur une éphé- méride : mardi 16 octobre 2007. Elle se lève et plaque ses mains sur le bureau.

— Où est mon père ? Qu'est-ce que je fais ici ? Qui êtes-vous ?

Le docteur garde son calme.

— Asseyez-vous, s'il vous plaît.

Alice hésite, pleine de haine. L'homme en blouse l'observe d'un air neutre.

— Quel est votre dernier souvenir ?

Alice se rassoit, et se retient de pleurer.

— Je... Nous étions samedi soir, le 13. Il y a presque trois jours. Où est Julie Roqueval ?

— La femme qui vous accompagnait ce soir-là chez votre père, c'est ça ?

— Oui.

— Nous comptions justement sur vous pour nous le dire.

Alice se sent complètement perdue. Elle se rappelle. Sa découverte dans la grange... La ligature des trompes... Elle, recroquevillée dans l'herbe, avec son père, armé d'une carabine, la tenant en joue. Mais après, rien. Le trou noir.

— Je crois que mon père lui a fait du mal. Elle se trouvait devant la porte de l'étable, puis elle a disparu.

Broca fait crisser les poils de son bouc, sceptique.

— Vous ne vous souvenez absolument de rien après le soir du 13 ? Ni de la police, ni de votre interrogatoire, ni des examens que vous avez subis ?

Alice pressent le pire.

— La police ? Un interrogatoire ? Mais... Où est mon psychiatre ? Où est le docteur Graham ? Je veux lui parler ! Que s'est-il passé ?

— Avant de répondre à toutes vos questions, j'aimerais que vous lisiez ceci. Prenez votre temps pour bien comprendre.

Il lui tend une feuille. Il sonde chacun de ses gestes, chacune de ses réactions à ses paroles, il fouille dans sa conscience. Derrière les verres de ses lunettes, Alice essaie de retrouver son calme et lit donc avec attention l'article 122.1 du Code pénal, alinéas 1 et 2 :

— « N'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes »...

Elle se tait soudain, mais le docteur l'exhorte à continuer.

— « La personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable ; toutefois, la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu'elle détermine la peine et en fixe le régime. »

Alice relève la tête.

— Qu'est-ce que ça veut dire ?

— Cela signifie qu'avec deux de mes collègues, nous allons passer six semaines à vos côtés, afin de juger votre responsabilité et de comprendre la raison de vos actes.

— Quels actes ?

— Je me dois aussi de vous préciser que, contrairement à votre ancien psychiatre, ma mission ne revêt aucun caractère thérapeutique, et que tous nos échanges verbaux seront communiqués au juge. Je devrai lui remettre également un rapport avec les données recueillies par l'examen psychiatrique et médico- psychologique et, surtout, votre biographie. Comprenez- vous tout cela, mademoiselle Dehaene ?

Alice se redresse.

— Je... ne comprends pas. Je veux parler au... au docteur Graham. II... pourra tout vous expliquer et...

L'expert soupire en regroupant les feuilles du dossier devant lui.

— Votre psychiatre est mort.

Alice baisse les paupières, les mots résonnent en elle et se brisent comme du verre. Tout cela n'est qu'un cauchemar. Elle va se réveiller, retrouver son docteur, et ensemble ils vont progresser.

— Comment ?

Broca s'incline un peu. Ces impressionnants changements de comportement, pendant ces trois jours, peuvent avoir de nombreuses causes. Hystérie, névrose hystérique avec théâtralisation, troubles de la personnalité ou, plus pervers, simulation de trouble dissociatif de l'identité. Broca ne se laisse pas influencer par ce qu'il voit. Il a déjà traité un simulateur qui s'était coupé la langue avec les dents pour feindre une crise, et des études de chercheurs américains ont montré que le TDI[6] peut être simulé par des personnes intelligentes. Il poursuit donc avec franchise :

— Les premiers éléments de l'enquête indiquent que vous l'avez probablement tué.

Alice enfonce ses ongles dans la chair de son avant- bras.

— Non !

Elle se sent partir et revenir, comme si quelqu'un, en elle, cherchait à franchir la barrière de sa conscience et à la replonger dans un nouveau trou noir. Le docteur pose une feuille devant lui.

— L'expertise démontre que l'arme utilisée est un couteau appartenant à Claude Dehaene, sur lequel nous avons relevé vos empreintes. De même, nous avons comparé une trace de morsure, sur l'avant-bras droit du docteur, à vos fichiers dentaires. Les empreintes coïncident parfaitement. Par ailleurs, Frédéric Ducornet nous a expliqué que vous vouliez absolument aller le voir, samedi soir, et que vous étiez particulièrement en colère.

— Arrêtez !

Le docteur marque une pause.

— Reprenons calmement l'ordre des événements tel que nous l'avons établi pour le moment, d'accord ? Le 8 au matin, vous êtes avec votre psychiatre au CNRS de Boulogne-Billancourt, pour des tests sur la personnalité. Le 8 au soir, vous infligez à votre père deux coups de couteau en pleine poitrine, ce qui lui vaudra d'être hospitalisé.

Alice secoue la tête. Les mains plaquées sur son visage, elle ne réalise pas encore. On lui ment, on tente de la déstabiliser. Tout cela n'est peut-être qu'un de leurs vulgaires tests psychologiques.

— Ne niez pas. Dorothée nous l'a confirmé, hier.

— Dorothée vous...

— Laissez-moi continuer. Nous avons interrogé Frédéric Ducornet, votre ami, qui nous a expliqué avoir recueilli une femme qui errait sur les quais, à Calais. Et en état de choc, apparemment. Nous avons analysé votre voiture, votre appartement : les produits de la police ont révélé des traces de sang et des fibres textiles dans votre douche, ainsi que dans le coffre de votre véhicule. Deux groupes sanguins différents. Celui de votre père et... le vôtre. Dorothée a parlé d'un chemisier, qu'elle aurait brûlé pour vous protéger. Niez- vous la présence de ce chemisier chez vous ?

— Non. Je l'ai bien retrouvé dans ma douche. Mais il a ensuite disparu.

— Poursuivons. Cet homme, Frédéric Ducornet, vous accueille du lundi 8 dans la nuit au mercredi 10, chez lui, avant que vous vous enfuyiez de nouveau.

— C'est ce qu'il m'a raconté, mais je n'en ai jamais eu véritablement le souvenir.

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