Elle se retourne. Où est le docteur Graham ? La salle ? L'ordinateur ?
Autour d'elle, des allées, des néons, de grandes vitrines. Le bruit des voitures.
Elle se trouve dans une petite boutique, en face de pompes à essence. Une station-service.
Elle reste debout, interdite, devant la porte du magasin. Elle regarde ses mains, ses bras, ses jambes. Son tailleur bleu et son chemisier se sont volatilisés, elle se découvre habillée d'un blouson en toile, d'un gros mohair anthracite et d'un jean qu'elle n'avait pas mis depuis des lustres. Un homme s'approche. Elle ne le connaît pas. C'est comme un rêve éveillé.
— Ça va, madame ?
Elle fixe sa montre, visiblement cassée, tapote dessus, mais les aiguilles restent figées sur le dix et le douze. 10 heures ? 22 heures ? Elle cherche un indice, une horloge, un panneau routier, puis sursaute de nouveau. Tintement de clochette. Derrière elle, une ombre entre et se dirige vers le comptoir. Indifférent, le vendeur s'éloigne.
Alice fouille dans la poche intérieure de son blouson, y attrape ses papiers, son permis de conduire, un peu d'argent. Tout est bien réel.
Ça a recommencé.
Combien de temps a duré la bulle d'encre, cette fois ? Une heure ? Deux ? Cinq ? De là où elle est, elle cherche sa voiture sur le parking, l'aperçoit enfin, mal garée, à proximité des pompes à essence. La nuit tombe. À moins que ce ne soit le jour qui pointe ?
Elle a soif. Elle prend une petite bouteille d'eau, avant de rejoindre la caisse. Elle ne desserre pas les lèvres. Le pompiste la prendrait pour une folle si elle lui demandait où elle se trouve.
— Avec le plein, ça vous fait cinquante-deux euros et quinze centimes.
— Le plein ? Quel plein ? J'ai fait le plein ce matin en allant à Boulogne-Billancourt et...
Alice s'interrompt et baisse les yeux vers son portefeuille. Il lui reste un billet de cinquante euros et quelques pièces. Elle lui tend l'argent, récupère sa monnaie, son ticket, et sort. Au bas du reçu, la date est inscrite. Elle s'arrête sur le bitume. Mercredi 10 octobre 2007, 18 h 02.
Deux jours après les expériences au laboratoire.
Le vent souffle, la nuit tombe, Alice remonte la fermeture Éclair de son blouson et se dirige vers sa Fiat Croma.
Un rapide coup d'œil à l'intérieur de l'habitacle. Tout est bien à sa place. Sa médaille de saint Christophe, sa boîte de mouchoirs en papier, ses tickets de caisse, près du cendrier. Elle les parcourt du regard, aucune indication particulière.
Vite, démarrer à présent. Rouler. Par bonheur, les paysages lui sont familiers. Elle reconnaît Saint- Martin-Boulogne, une petite ville de la côte d'Opale, à proximité de chez elle. Elle est donc revenue dans le Pas-de-Calais, à deux cent cinquante kilomètres de Boulogne-Billancourt. Elle bâille, la fatigue l'étreint. Elle vide sa bouteille d'eau. D'une main, elle tient le volant, de l'autre, elle fouille dans sa boîte à gants. Rien, pas d'autres papiers, ni d'indices sur ce qui a pu se passer depuis les tests au CNRS.
Alice arrive enfin à destination. Boulogne-sur-Mer. Elle descend les ruelles en pente raide en direction du port, pressée de retrouver le cocon protecteur de ses quatre murs, dans son petit appartement FI au troisième étage.
Devant sa porte, elle se rend compte qu'elle n'a pas fermé à clé. Elle oublie toujours. Son voisin de palier sort la tête de chez lui. Un jeune, dix-neuf ou vingt ans, qui passe son temps à fumer.
— Ça va, Alice ?
Elle acquiesce timidement, s'apprête à rentrer, mais marque un temps d'arrêt.
— Pourquoi tu me demandes ça ?
Le voisin sort, torse nu.
— Euh... Quand je t'ai vue remonter, avant-hier... T'avais pas mal de sang sur toi. J'ai failli appeler les flics.
— Du sang ?
— Tu t'en souviens pas, je parie ?
Alice secoue la tête, incrédule. Qu'est-ce que cela veut dire ? Le jeune lui sourit avec arrogance.
— Je t'avais jamais vue sans tes lunettes. T'es quand même canon quand tu veux.
Sans relever, Alice rentre et ferme la porte. Elle n'y comprend rien. Ce crétin a dû encore fumer ses cochonneries.
Des pots de yaourts et des paquets de biscuits vides traînent sur la table de la cuisine. Dans sa chambre, le lit est fait, l'armoire est fermée. Tout paraît normal, en ordre. Tant mieux.
Retour au salon. Le répondeur clignote, Alice se jette dessus.
Deux messages de Luc Graham, son psychiatre, qui cherche à la joindre désespérément. Le dernier, datant de la veille : « Bonjour, Alice, docteur Graham, à nouveau. Presque vingt-quatre heures sans nouvelles. Je vous donne mon numéro de portable : 06 23 54 68 48. Rappelez, d'accord ? J'espère qu'on se verra lundi prochain. Tout est prêt de mon côté pour qu'on discute et qu'on démarre de nouvelles choses. Nous sommes au début de la fin. »
Alice fronce les sourcils, c'est la première fois en un an que le docteur lui transmet son numéro de portable. Elle le note sur un bout de papier, puis appuie sur un bouton du répondeur. Autres correspondants. Trois messages de Léonard, le patron du restaurant où elle travaille... Franchement énervé, il menace de la licencier, faute de nouvelles. Alice réfléchit, ces messages signifient qu'elle n'était pas ici, qu'elle n'est pas allée au travail non plus. Ou alors, elle était ici, enfermée, et elle n'a pas répondu.
Elle presse le bouton « suivant ». Une voix d'homme qu'elle ne reconnaît pas : « Fred Ducornet à l'appareil, de Calais. Écoute... Tu es partie un peu précipitamment en me laissant ton numéro sur le lit, et je voulais savoir si tout allait bien. Essaie de me passer un coup de fil, d'accord ? Juste pour me rassurer... »
Et lui, qui est-il ? Pourquoi la tutoie-t-il ? Laisser un numéro sur le lit ? Quel lit ?
Alice essaie de rappeler, mais le numéro n'apparaît pas sur le répondeur, et ce Ducornet ne l'a pas laissé. Elle note rapidement « Fred Ducornet, Calais » sous le numéro du docteur Graham. Qu'est-elle allée faire à quarante kilomètres d'ici, dans une ville où elle ne met jamais les pieds ?
Elle essaie ensuite de joindre le docteur Graham. Pas de réponse. Elle laisse à son tour un message : « Docteur Graham ? Alice Dehaene au téléphone. Tout va bien, je suis chez moi. Trou noir de deux jours, cette fois. J'ai besoin de savoir ce qu'il s'est passé au CNRS. S'il vous plaît, rappelez... »
Le répondeur clignote toujours. Alice presse le bouton. Un dernier message, qui date de la veille : « Alice ? C'est ton père. Je suis à l'hôpital Salengro, à Lille. Appelle-moi dès que tu auras ce message. »
Alice compose immédiatement le numéro des renseignements, pour être redirigée vers celui de l'hôpital.
On la fait patienter avec une musique. Le téléphone coincé entre l'épaule et la joue, elle se rend dans sa minuscule salle de bains. Robinet qui goutte, serviettes éparses, elle est venue ici aussi. Elle met le téléphone sur haut-parleur et se déshabille. Toujours la musique d'attente.
Elle tourne le robinet, délicatement, pour que l'eau, tiède, parfaitement tiède, n'émette aucun bruit contre l'émail.
Alice plonge le bout des doigts dans le lavabo. Elle essaie de se tenir plus droite devant le miroir, puis elle promène le gant humide sur son épaule. Lentement, elle se lave du front aux orteils. Elle ne porte aucun bijou, hormis une chaîne avec une médaille, celle de sa grand- mère. Sa main effleure à présent la cicatrice de son appendicectomie, juste au-dessus de l'aine. Un trait net et blanchâtre, discret, qu'Alice déteste.
Enfin, une voix dans l'appareil. La jeune femme se rue sur le téléphone.
— Papa !
— Alice ? Ça va ?
— Que s'est-il passé ?
Il répond sèchement, le ton chargé de reproches :
— Tu t'intéresses à mon sort, maintenant ?
— Papa, je t'en prie.
— J'ai fait une connerie, je me suis blessé avec un outil du jardin. J'ai essayé de t'appeler, je n'arrivais pas à te joindre. Où étais-tu passée, encore ?
Le téléphone calé contre l'oreille, Alice se regarde dans le miroir. Des traits doux, encadrés de cheveux bruns tombant jusqu'aux épaules, des yeux profonds, bleu clair. Un nez fin, discret, comme celui de sa mère. Malgré des hanches un peu larges, une peau blanche, le corps est harmonieux, pareil à certaines statues grecques en albâtre.
— Je ne sais pas. J'ai eu un trou noir, depuis avant- hier.
Un soupir.
— Et tu ne te souviens de rien ?
— Non. Tu es la première personne que j'appelle, je viens de rentrer chez moi et...
— Qu'est-ce qu'il t'a encore fait, ce psychiatre ?
Elle attrape une serviette et l'applique sur ses pommettes. Elle remarque alors le rideau de douche, tiré à fond. Ses sourcils se froncent. Elle ne tire jamais, jamais, le rideau à fond.
— Il me soigne papa, tout simplement. Et n'oublie pas que c'est toi qui me l'as conseillé.
— Tu ne m'as laissé aucun choix. Tu croyais aller mieux loin de la maison, et c'est pire. C'est pire pour tout le monde. Reviens, Alice !
Alice souffre chaque fois qu'il lui demande de retourner à la ferme. Elle sait que Claude est sincère, qu'il l'appelle avec son cœur, que sa voix ne ment pas. Mais elle s'est juré de résister. À vingt-cinq ans, sa vie doit se faire en dehors d'un coin perdu en pleine campagne.
— Ce n'est pas si simple.
— Ça l'est pour moi. Je suis prêt à ce qu'on parle, toi et moi.
La respiration bloquée, Alice écarte le rideau d'un mouvement sec.
Le chemisier qu'elle portait au CNRS baigne dans l'eau rouge.
Elle se sent mal. La vue du sang lui fait tourner la tête. Alors que son père s'inquiète au téléphone, elle raccroche rapidement. Elle a tout juste le temps de se traîner jusqu'à son lit, avant de s'effondrer.
8.
Nuit calme dans l'appartement d'Alice. En silence, Dorothée Dehaene avance dans le noir, se dirige vers la douche et récupère le chemisier. Sa sœur dort probablement dans sa chambre d'un sommeil profond.
Discrètement, elle donne un coup d'éponge sur l'émail, de manière à gommer toute trace de sang. Voilà, comme neuf...
Elle sort de l'appartement du troisième étage et referme la porte en serrant les dents.
— Alice ?
Dorothée se retourne. Elle avait oublié ce petit enfoiré de voisin.
— Oui... Parle moins fort, bordel.
— Qu'est-ce que tu fiches à une heure pareille ?
— Et toi ? Rentre chez toi, au lieu d'épier les gens.
— Ouais... C'est bien ça, canon sans les lunettes. Ma porte est ouverte si tu veux.
— Pas demain la veille.
Au bas de l'immeuble, Dorothée enfile ses chaussures à talons et resserre son écharpe mauve autour de son cou, avant de plonger dans la nuit, un sac plastique contenant le chemisier et la serviette sale à la main. La
brume s'étale, épaisse. L'atmosphère est humide. Dorothée rejoint une voiture et démarre. Elle n'allume les phares que plus tard, prend l'autoroute A16 et sort à Wimereux, à dix kilomètres au nord de Boulogne-sur- Mer. Elle déteste conduire, particulièrement la nuit. La route serpente, jusqu'à un petit chemin de sable qui la mène au bord des dunes de la Slack. Le bout du monde, ce coin, exactement ce qu'elle recherche.
La jeune femme coupe le contact, descend et s'empare d'un bidon d'essence dans son coffre. Elle sent ses doigts se raidir. Le froid lui pique les joues.
Elle s'engage dans la nuit, sur le sable mouillé, en direction de la dune. Les coquillages brisés crissent sous ses semelles. Elle grimpe, redescend. Plus loin, la mer ressasse sa curieuse mélodie. Dorothée décide de s'arrêter, récupère un peu, les mains sur les genoux. Elle est tellement peu sortie ces derniers temps... elle paie le moindre effort. Elle jette finalement le sac plastique devant elle.
Dorothée verse la moitié du bidon d'essence, fait rouler la pierre d'un briquet et enflamme le tout. Un ronflement timide perturbe la tranquillité de l'endroit. Les reliefs se dessinent. Les yeux de la jeune femme brillent comme deux petites perles de nacre. Très vite, le tissu se consume, il n'en reste bientôt plus que des cendres qui tourbillonnent dans le vent.
Elle baisse les paupières et expire un nuage de condensation, soulagée. Elle s'allume une clope et ses nerfs se détendent immédiatement. Plus de chemisier, plus de sang dans la douche. Comme toujours, Alice se réveillera avec l'impression d'avoir fait un mauvais cauchemar.
Dorothée termine sa cigarette en fixant l'onde noire, à peine visible dans la brume. Sa sœur a toujours aimé la mer, son immensité. Sans doute parce qu'elle y voyait l'expression la plus vive de la liberté. La liberté... Une belle illusion.
Une fois le feu éteint, Dorothée regagne son véhicule, verse de l'eau d'une petite bouteille sur ses semelles pour en chasser le sable. Puis elle range le briquet dans une pochette cachée sous le siège et avale un chewing-gum à la menthe, avant de redémarrer... comme si de rien n'était.
9.
En se levant ce jeudi matin, Luc Graham enfile son peignoir, descend les escaliers, sort sur la terrasse balayée par le sable des dunes et plante une cigarette entre ses lèvres. La première clope reste la seule qu'il apprécie vraiment. Luc tousse et se frotte la bouche. Il donne l'impression d'être un fumeur-né, alors qu'il a commencé voilà seulement quatre ans.
Ses doigts effleurent inconsciemment la forme ovale d'un cendrier à pied qui lui frôle les genoux. Il s'en aperçoit, se rétracte alors sous son peignoir et lève les yeux vers la mer. Son regard se perd sur la voile blanche d'un bateau au large. Il la fixe étrangement et pousse la baie vitrée, frigorifié. Elle ne ferme plus à clé, il n'a pas encore pensé à en réparer la serrure. Il aurait dû, avec les événements de l'avant-veille.
À l'intérieur, peu d'objets, la décoration est tout ce qu'il y a de plus banale. Luc n'a jamais brillé par son exubérance. Héritage familial, sans doute, avec un père psy et une mère médecin. Il allume la radio et tombe sur les informations. Il récupère son téléphone portable, sur la table basse. Un message...
Alice... Alice l'a enfin appelé. Il écoute le message attentivement.
Le trou noir... Deux jours depuis l'expérience des stimuli, et pas le moindre souvenir. Luc est rassuré. Le test au CNRS a fonctionné. Il a enfin trouvé le déclencheur, l'une des dernières pièces du puzzle Alice Dehaene.
Luc court vite s'habiller - chemise bleu nuit, pantalon de flanelle anthracite, mocassins - et fonce vers sa voiture.
Remonter l'autoroute, et croiser comme tous les jours le flux des travailleurs, les fermes flamandes aux toits rouges, apercevoir les petits groupes d'immigrés qui longent à pied la bande d'arrêt d'urgence vers Dunkerque puis Calais... Cette route, ses patients, ses longues journées l'usent moralement, mais il aime l'effet de Valium naturel de la fatigue.
Luc soupire, piégé dans un bouchon. Il ouvre sa boîte à gants, elle contient soixante-deux petites cassettes à bandes, parfaitement rangées et classées par date. L'ensemble de la psychothérapie d'Alice Dehaene. Il prend un enregistrement d'octobre 2006, correspondant à l'une des toutes premières séances, et l'enfonce dans son « autoradio » spécial : un dictaphone incrusté dans le panneau de plastique, sous les boutons du chauffage. Bricolage maison, mais efficace pour travailler même en conduisant.
Cassette numéro six. La voix d'Alice, reposée, se met à résonner dans l'habitacle.
— J'ai six ans... On joue sous le lit, avec Dorothée... Ma sœur déplace les bonshommes en pâte à modeler. Elle entend du bruit dans l'escalier de la maison. C'est papa qui monte, parce que maman, elle ne fait jamais craquer cette marche-là, la dixième avec la latte mobile, celle que papa doit réparer et qu 'il ne répare jamais. Quand elle entend les pas, Dorothée lâche sa poupée, roule sur le côté et déguerpit.
— Vous lui en voulez de vous laisser seule ?
— Oui. Elle me laisse toujours seule le soir. Elle a une chambre pour elle, la veinarde. Moi, je range sa boule de pâte à modeler dans une boîte métallique et je rampe jusqu 'au milieu de la pièce.
— Cette pièce, c'est la chambre de vos parents ?
— Oui. Il n'y a pas de jouets, mais beaucoup de miroirs, des poupées en porcelaine qui ont l'air triste et des affaires d'adultes : des brosses à cheveux, des livres sans photo, des pantalons, les belles robes de maman, le crucifix au-dessus du lit, les journaux et magazines scientifiques de papa...
— Et ensuite ?
— Je me faufde sous la grosse couette en plumes du lit de papa et maman. Et avec mes mains, je frotte du côté de papa très, très fort.
— Pourquoi ?
— Parce que papa aime bien. Il a très souvent froid, il faut que le lit soit chaud. Quand il arrive, il chantonne une chanson que j'adore. Celle des noix de coco. On chante à deux. Papa, il se couche et me demande de masser ses pieds, tout en priant le petit Jésus...
— Et cela vous plaît ? Le massage, la prière ?
— Non... J'ai horreur de ça mais lui, il élève la voix alors j'obéis. Heureusement, après, papa me fait un bisou sur le front, et je peux aller me coucher. Mon lit est juste à côté.
— Où ça, à côté ?
— Je ne sais pas. Un ou deux mètres. Contre le mur.
— Vous avez toujours dormi dans la chambre de vos parents ?
— Je ne me rappelle pas avoir dormi ailleurs avant raccident de maman. Après, j'ai eu droit à ma chambre, comme Dorothée. J'avais dix ans...
— Continuez... Vous avez six ans, vous couchez dans votre lit...
— C'est maman qui me borde. Maman la panthère, qu'on n'entend jamais arriver. J'aimerais bien qu'elle me raconte une histoire, mais elle est fatiguée. Elle est toujours fatiguée. Puis, ensuite... il y a le bruit de l'interrupteur, puis...
— Puis ?
— Je ne m'en souviens plus. C'est ainsi que ça se terminait toujours, avec l'interrupteur...
— Ça ressemblait à un trou noir ?
— Oui. Un trou noir. Une bulle d'encre... C'est à cette période-là que ça a commencé, je crois.
Déclic du dictaphone. Imprégné des dernières paroles d'Alice, Luc arrive à destination. Il lui a fallu presque une heure pour rejoindre son hôpital, au cœur du CHR de Lille. En face, il y a la morgue, l'institut médico-légal et l'hôpital-prison, le tout regroupé dans un mouchoir de poche. Un peu plus loin s'élève Salengro, où il effectue des gardes nocturnes régulièrement. Il se gare devant Freyrat, un mastodonte de béton sur trois étages. Un autre univers, le milieu hospitalier. On y croise le regard glacé de schizophrènes profonds, on y absorbe le délire des paranoïaques, des mutilés psychiques, on calme et on camisole. On y affronte, chaque heure de chaque jour, la complexité du cerveau humain.
Les mêmes gestes, semaine après semaine. Accrocher son pardessus au portemanteau, enfiler sa blouse, faire un point sur les rendez-vous de la journée, descendre au café avant de régler un peu de paperasse, s'il trouve le temps. Son bureau est fonctionnel, bien rangé, sans photo, avec son ordinateur, sa pile de dossiers alignés, ses stylos. Il y a aussi une télé avec un lecteur de DVD, et une bibliothèque fermée, où il a remplacé les livres par quelques vêtements et des affaires de toilette.
Cette fois, pas le temps pour la paperasse, ni pour lire ses mails ou appeler Alice Dehaene. À peine arrache-t-il une feuille de son éphéméride - jeudi 11 octobre 2007 - que Jérôme Kaplan, son interne de deuxième année, l'accoste.
— Il faut que tu descendes. On a récupéré un patient de Salengro. C'est Julie Roqueval qui l'avait amené aux urgences, avant-hier.
— Julie?
— Oui. On risque de la voir dans le coin aujourd'hui.
Luc le gratifie d'un sourire. Ils sortent du bureau et
passent devant une salle où, déjà, attend une patiente de vingt-trois ans. Encore en avance... Comme Alice, elle souffre d'une phobie de sous-type sang-injection- accident. Elle ne supporte plus la simple vue d'une aiguille ou du sang. Elle s'évanouit cinq à dix fois par semaine et ne peut plus étudier. Luc s'approche d'elle, lui demande de patienter encore un peu puis emboîte le pas à son interne. Il tente de suivre son rythme, mais la clope fait siffler ostensiblement ses poumons. Arrivé au rez-de-chaussée, il pousse la porte de la chambre et s'immobilise quelques secondes.
Un homme complètement figé repose sur une chaise, les jambes écartées, les pieds à cinquante centimètres du sol. Ses yeux ne clignent pas. Avec sa barbe fournie, sa longue chevelure brune et bouclée, il semble revenir de deux mille années de crucifixion. Combien pèse- t-il ? C'est la première question qui traverse l'esprit du docteur, tant la chair lui manque, tant ce corps semble perdu dans son vêtement.
Grimbert, qui revient de sa garde aux urgences, vient serrer la main de Luc Graham. Kaplan reste en retrait.
— Alors ta nuit ? demande Luc.
— Chaud. J'ai rempli les derniers lits du CAC[3]. Deux suicidaires, un type en sevrage aux benzos, un autre pas fichu de décrocher une syllabe tellement il était imbibé de neuroleptiques. Enfui d'un centre de traitement, probablement. L'ambulance l'a ramené à poil sous un manteau de fourrure. Une belle marmotte exhibitionniste.
— Et lui?
Grimbert tend une feuille de bilan.
— Il est arrivé aux urgences médicales avant-hier au matin, déposé par l'assistante sociale.
— Julie.
— Oui, Roque val... Découvert sous un abri de bus scolaire, à une vingtaine de kilomètres d'ici, dans un village. Entièrement nu, lui aussi, sous une grosse couverture en laine. Et figé. Et quand je dis figé...
Grimbert s'approche du type et change le bras de position, comme s'il manipulait un pantin.
— ... c'est figé.
— D'un point de vue somatique, ça donne quoi ?
— Ses dents montrent des signes de déchaussement. Membres en baguettes de tambour, il était bien dénutri, ils l'ont toiletté et placé sous perf. Il présentait aussi des problèmes de circulation au niveau des jambes. De gros œdèmes gorgés d'eau, des chevilles en sale état, des vaisseaux sanguins éclatés, comme s'il était resté debout des journées entières. Côté IRM et scanners, tout est clair. Pas d'abcès, pas de tumeurs ni de lésions. Néanmoins, ils m'ont signalé un truc bizarre, dans son dos.
Luc constate de petits cercles sans poils, à différents endroits. Il se tourne vers son collègue.
— T'en penses quoi ?
— On peut imaginer des brûlures, non ?
— Pas forcément, la peau est intacte. La perte localisée et définitive de poils peut avoir de nombreuses origines. Un stress intense par exemple.
— Je voulais dire des brûlures électriques. Violentes et répétées...
Luc se frotte le menton. Ses yeux tombent sur le tatouage sur le mollet, la tête de loup.
— C'est toi qui l'as placé dans cette position ?
— Non. Il la retrouve de lui-même dès que tu essaies de le bouger. Par contre, il m'a chopé le poignet en gueulant, il a encore une sacrée force et peut avoir des réactions de bête sauvage, donc méfiance.
— Maintien de posture spontanée. Syndrome catato- nique, avec catalepsie ?
— C'est ce que je crois. Comme je te l'ai dit, ça lui arrive de bouger la tête et de pousser des cris. Comme s'il essayait de nous dire quelque chose. Mais son regard et son corps restent fixes.
— On sait de qui il s'agit ?
— Absolument pas.
Grimbert s'éloigne. Luc le salue et se tourne vers son interne.
— Cours chercher une fiche BFCRS dans mon bureau, on va passer en revue les vingt-deux points d'éval, puis on le montera au premier, à Deniker. On va le placer en observation encore vingt-quatre heures avant d'attaquer le test au Rivotril. Appelle aussi une infirmière, on en profitera pour le raser et lui couper les cheveux, on y verra plus clair.
Luc file à présent vers l'accueil. Il accélère. Courir dans les couloirs, monter, descendre, croiser, rencontrer, diagnostiquer, rassurer... S'user à la tâche, avec ce sentiment d'importance de tenir un rôle dans ce microcosme dont la plupart des gens, dans la rue, se fichent et ignorent l'existence.
L'accueil, point de rencontre entre l'intérieur et l'extérieur. Les deux, trois électrons qui gravitent sans but précis avec des poches violacées sous les yeux, le tee-shirt hors de leur survêtement trop court, Luc ne les voit même plus. Ils font partie du décor.
Il pénètre dans un bureau, à droite de l'entrée. Julie Roqueval vient d'arriver. Luc sent son cœur se serrer, comme chaque fois. Elle ressemble beaucoup trop à sa femme, par son physique et sa manière de se déplacer. Et puis, par les intonations de sa voix, parfois. C'est un bonheur et un calvaire de la voir. Pourtant, il le faut. Roqueval, c'est la petite flamme d'espoir pour des patients souvent perdus et incapables de se défendre.
— Bonjour, Julie.
— Luc...
Elle lui répond avec son éternel sourire. Les yeux vifs, les sens en éveil, on dirait que, constamment, elle sonde son environnement, comme Anne. Depuis la mort de son épouse, ce sont un peu toutes les femmes du monde qui lui ressemblent.
Luc lui propose un café. Elle choisit un décaféiné cette fois, Luc opte pour ce qu'il y a de plus fort : un court serré.
— On a récupéré votre homme.
— Je sais, c'est la raison de ma présence. Alors ? Un diagnostic ?
— Soupçon de catatonie. Et vous, vous avez du neuf ? Vous avez pu enquêter un peu ?
— Identité inconnue. J'ai fait un tour du côté des établissements administratifs - poste, mairie, Trésor public. Il ne semble pas venir d'Illies, ni même des alentours. Pas de témoins quant à la manière dont il est arrivé à l'abri de bus. Ça reste un grand mystère... Qu'est-ce qu'on fait ? On contacte l'IJ[4] pour un relevé d'empreintes ?
Luc acquiesce.
— Je m'en charge... Vous avez eu le bon réflexe, avec lui.
Julie apprécie le compliment.
— Disons que j'essaie de bien faire mon travail. Et d'aller un peu au-delà, parfois.
— C'est bien d'aller au-delà.
Luc jette son gobelet vide et plonge ses mains dans les poches de sa blouse.
— Demain, on va faire le test au Rivotril, un benzo capable de lever temporairement la catatonie. Normalement, il retrouvera sa capacité de parler, on pourra alors lui poser des questions. Si, évidemment, la maladie mentale qui se cache derrière nous y autorise. Soit on a affaire à un trouble psychique qui s'apparente à un gros rhume et on le soignera rapidement, soit... on se heurte à un mur.
Julie aussi jette son gobelet à la poubelle. Luc ne peut s'empêcher de l'observer. Chaque courbe, chaque détail de sa silhouette. En se retournant, elle surprend son regard. Gênée, elle fouille alors dans son sac en toile, en sort nerveusement un chewing-gum au citron et en propose un à Luc, qui refuse.
— On n'a pas des métiers faciles pour arrêter de fumer, confie-t-elle avec un besoin évident de détendre l'atmosphère. Ici, à Freyrat, j'ai l'impression que tout le monde fume. Patients, internes et surtout les psys.
— On est tous addict à quelque chose. L'addiction, c'est un peu un moyen d'évacuer nos propres fantômes.
Ils se dirigent vers l'accueil. Luc récupère un bulletin d'admission auprès de la secrétaire et sort un bic de sa poche de devant. Il se concentre sur sa feuille et en remplit les lignes vierges. Julie se rapproche et lui tend une photo du catatonique.
— Je l'ai prise aux urgences. À agrafer dessus, si vous voulez. Histoire de donner un visage à monsieur X. On faisait ça à Béthune, dans l'infanto-juvénile. Bon, il faudrait en prendre une plus récente, quand vous l'aurez coiffé et rasé, mais en attendant...
Luc s'empare du cliché.
— Moi aussi je photographie mes patients. Ceux du privé... quand ils acceptent, évidemment. Vous travailliez auprès des enfants ?
— J'ai toujours aimé leur contact. Et puis, tous les enfants sont innocents à l'origine, ils ne contrôlent pas ce qui leur arrive.
— Et pourquoi vous êtes-vous finalement tournée vers les adultes ?
Les doigts de Julie se serrent sur son sac à main.
— C'est... une grossesse, qui a mal tourné.
— Je suis désolé.
— C'est du passé.
Un silence. Julie observe brièvement ses courts ongles vernis, sans trouver de nouveau sujet de conversation. Simplement parce qu'elle n'a rien à dire, ou qu'elle a peur de ce qu'elle pourrait prononcer. Faute d'inspiration, elle se remet à parler du patient catatonique :
— Dites, concernant notre homme, vous n'avez pas constaté de plaies particulières ?
— A priori, non. Pourquoi ?
— Il y a quelque chose de très troublant. Venez avec moi jusqu'à ma voiture, deux secondes.
Elle se dirige vers la porte automatique de l'entrée, les épaules droites et le dos légèrement creusé. Luc abandonne la feuille d'admission sur le comptoir et la suit. Bon Dieu, cette démarche, cette façon de poser un talon devant l'autre, de fendre l'air. Luc serre les mâchoires, c'est pour cette raison qu'il n'aime pas la rencontrer, il ne veut plus ressentir ce qu'un homme seul ressent dans ce genre de situations. De l'attirance...
L'air frais lui frappe le visage, ses cellules réclament de l'oxygène, et son esprit une clope. Il en profite pour se griller une Camel tandis que Julie appuie sur le bouton d'ouverture du coffre.
— Vous ne devriez pas fumer devant moi, docteur. J'essaie d'arrêter.
Luc retire sa clope de ses lèvres d'un geste vif, l'éteint du bout des doigts et la glisse dans sa poche.
— Oh, excusez-moi.
Elle dévoile un sourire très gracieux.
— Je disais ça pour rire. De toute façon, je sens que je vais bientôt craquer. Pas possible autrement.
Elle se penche vers le coffre et en sort une couverture empaquetée dans un grand sac en plastique.
— Je l'ai récupérée à Salengro, il la portait sur lui, à l'abri de bus.
Luc considère son interlocutrice d'un air neutre. Il se frotte les bras pour lutter contre la fraîcheur du matin.
— Et alors ?
L'assistante sociale déplie doucement la couverture couleur sable, traversée de fines rayures bleues. Le psychiatre fronce les sourcils en considérant plusieurs marques sombres sur la laine.
— De la terre ?
— Je pense plutôt à du sang. La terre ne s'incrusterait pas ainsi.
Elle manipule la couverture pour lui montrer d'autres taches. Luc les observe de près.
— Cela n'a pas vraiment la couleur du sang. Bien trop foncé.
— Il s'est probablement dégradé très vite à l'air libre. Coagulation, ou un truc dans le genre.
— Même en se dégradant, il ne deviendrait pas si noir.
Julie aussi se frotte les bras pour tenter de se réchauffer, l'air est particulièrement sec ce matin, il pique. Luc avait l'habitude de glisser sa main derrière la nuque d'Anne quand elle frissonnait, et de lui masser délicatement les vertèbres.
Julie remballe correctement la couverture et ferme son coffre.
— Je vais la déposer au labo et demander une analyse de groupe sanguin.
— Perte de temps. Ce n'est...
— Pas du sang, je sais. Au moins nous en serons sûrs. Votre patient catatonique est du groupe 0+.
— Le plus répandu, évidemment. Bon... Admettons qu'il s'agisse bien de sang, pour vous faire plaisir. Et s'il est du même groupe que celui de mon patient, cela vous avance à quoi ?
— Je ne sais pas. Analyse ADN ?
Luc hausse les épaules.
— Et à quoi cela vous mènerait-il, hormis dépenser de l'énergie et toutes les difficultés administratives que cela impliquerait ? Et si le sang est de groupe différent, qu'est-ce que vous pourrez bien en tirer ?
— Cela permettrait de lancer une procédure judiciaire.
Luc secoue la tête. Cette femme respire l'intelligence, la fougue, mais elle brûle les étapes.
— Ne déployons pas les grands moyens, pas tout de suite, ces nouvelles méthodes ne servent qu'à gaspiller de l'argent.
— Vous êtes encore de la vieille école ?
— On fait les empreintes dans un premier temps. Je vous l'ai dit, dans moins de vingt-quatre heures, j'attaque le test au Rivotril. Ce patient devrait être en mesure de nous raconter l'histoire de ses dernières heures. Ainsi que l'origine de ces taches qui vous inquiètent tant.
Julie sourit encore, de petites fossettes se creusent sur ses joues, elle est horriblement craquante.
— C'est aussi magique que ça, votre produit ?
— Une véritable révolution.
Elle s'appuie sur son coffre et réfléchit.
— Très bien, je vais attendre. Mais cette histoire m'intrigue de plus en plus. Parce que, hormis le fait qu'il soit figé, ce patient, on dirait qu'il a la peur dans le regard. Comme si, je sais pas... il avait vu quelque
chose de terrible, si terrifiant qu'il se serait momifié. C'est possible, ça ?
— Dans les films, oui, pas en psychiatrie.
— Il m'a serré le poignet, comme... un appel au secours...
— Ou un réflexe de catatonique, plutôt.
— À votre avis, comment a-t-il pu se rendre à un arrêt de bus dans un état pareil ?
— La catatonie s'installe rarement de manière instantanée, elle est un peu comme une chape de béton qui vous coule dessus et durcit de plus en plus, jusqu'à la rigidité totale. Au fil des semaines, le patient s'est certainement détaché de son corps, de son apparence. Il est peut-être sorti avec sa couverture de chez lui sans but précis, s'est assis à cet arrêt de bus avant de se statufier. La plupart du temps, la catatonie cache une schizophrénie, ou un traumatisme psychique. À nous de le découvrir.
Elle acquiesce, puis se dirige vers la portière avant. Luc fixe sa nuque, le rebond délicat de ses cheveux sur ses épaules. Anne n'est pas loin, elle flotte dans l'air en une fragrance légère. Le docteur aimerait tant être ailleurs en ce moment, avoir l'esprit écrasé par ses dossiers et ne songer à rien d'autre que le travail, sombrer sous le poids des pathologies mentales. Julie s'installe au volant et baisse sa vitre.
— À très vite, docteur. Et tenez-moi au courant s'il y a du neuf avant demain, OK ?
— Très bien.
Elle hésite et se lance :
— Dites, j'ai l'incroyable chance de déjeuner à l'internat de médecine de Salengro à midi. Spaghettis à la bolognaise avec la sauce orange fluo, le meilleur repas de la semaine. Si cela vous tente...
Luc sent sa poitrine se resserrer. Il en meurt d'envie.
— Désolé. J'ai encore énormément de travail. J'ai été récemment nommé expert-psychiatre à la cour de Lille, pour un cas d'homicide. Et... vous savez, le procès est dans trois semaines, avec toutes ces statistiques à ingurgiter, les vidéos, les entretiens, sans oub...
— Laissez tomber. C'est la sauce orange fluo que vous n'aimez pas, je comprends.
Julie remonte sa fenêtre, et la voiture sort du parking, lentement. Luc l'observe jusqu'à ce qu'elle disparaisse.
Anne...
Perdu dans ses souvenirs, le psychiatre se dirige vers le bâtiment austère, sa résidence principale. La porte coulissante s'ouvre, il croise une personne qui sort précipitamment, une casquette rouge vissée sur la tête et un col de survêtement relevé sur la nuque.
Luc s'arrête devant l'entrée, interloqué. Il considère la silhouette qui s'éloigne à bon pas et passe l'entrée du parking avant de se mettre à courir. Le psychiatre se précipite à l'intérieur de l'hôpital. Les hôtesses de l'accueil discutent dans l'arrière-salle. Luc frappe sur le comptoir en bois.
— Oh !
L'une des réceptionnistes s'approche en souriant.
— Oui, docteur ?
— Une personne en survêtement vient de sortir brusquement. Vous n'avez rien vu ?
— Non. Rien du tout.
Court silence. L'hôtesse dévisage son interlocuteur avec un drôle d'air.
— Autre chose ?
— Ça va, merci.
Le psychiatre reste immobile, sans vraiment comprendre pourquoi il s'est emballé à ce point. Il prend la cigarette dans sa poche, la renifle et décide de sortir de nouveau pour enfin aller la griller. Bon sang, s'il devient parano dans un hôpital psychiatrique, où va-t-on ? Il tire tout juste sur sa troisième taffe que la cigarette s'écrase au sol, tandis qu'il retourne à l'intérieur.
Il balaie le comptoir des yeux. Très vite, le sang lui chauffe les joues.
— Oh ! Laurence ! Excusez-moi !
La réceptionniste pose son café avec un léger geste d'énervement.
— Oui?
— L'admission ? L'admission que je viens de remplir, où se trouve-t-elle ?
Elle hausse les épaules, s'éloigne pour interroger ses collègues, revient.
— Personne n'y a touché.
— Vous êtes certaine ?
— Cent pour cent.
Intrigué, Luc retourne dans la chambre de son patient. Appuyé contre un mur, les mains dans les poches, il reste quelques instants à l'observer.
— Quel intérêt aurait-on à voler ton admission ? Qu'est-ce qu'on cherche à savoir sur toi ? Qui es-tu donc ?
10.
Alexandre éprouve avec acharnement la solidité des barreaux de sa geôle. A chaque tentative, il cale ses deux pieds au bas du métal, enserre ses poings autour des cylindres et tire son centre de gravité vers l'arrière. Presque quatre-vingt-dix kilos transformés en énergie, sans le moindre effet. Pour la première fois depuis son arrivée, une pensée inacceptable lui traverse l'esprit : il ne maîtrise plus son destin.
Il pense à sa famille, de curieux souvenirs lui reviennent en mémoire.
Et si... Et s'il leur était arrivé malheur ? Et si...
Ne pas y songer, pas maintenant. Pas maintenant ? Quand alors ? Comme si on pouvait se changer les idées, dans ce trou. Il caresse son crâne et s 'humidifie les lèvres d'un voile de salive. De nouvelles sensations apparaissent, comme la soif et la faim, et d'autres se renforcent, comme le froid.
Alexandre en a assez de ce simulacre, assez de traîner dans une cage à lapins. Alors, il se sert du seul moyen qu 'il ait de franchir la limite de ces barreaux : sa voix. Surtout, la garder ferme.
— Vous pouvez encore limiter la casse ! Laissez-moi sortir immédiatement !
« Immédiatement... atement... ement... ement... »
— Putain d'écho !
« ain d'écho... cho... cho... »
— Chut...
Alexandre se fige soudain, ses sens s'affûtent plus encore.