SAMEDI

39

LE JOUR ALLAIT se lever. Son approche ne se pressentait cependant qu’à une vague cendre grise à l’est et les éclairages publics n’étaient pas encore éteints. Les rues étaient désertes. Le confinement les avait vidées même si, à cette heure, il était rare qu’il y eût foule du côté de la place Esquirol.

Sur le Pont-Neuf, deux voies sur trois étaient fermées à la circulation à cause de travaux, mais la benne à ordures venue de la rue de Metz ralentit à peine en parvenant à hauteur des barrières orange. La lueur de son gyrophare se refléta dans les eaux sombres de la Garonne tandis qu’elle traversait le pont à vive allure. À l’arrière, les deux éboueurs se cramponnèrent, habitués aux prouesses du chauffeur.

Soudain, alors qu’ils filaient le long de l’unique voie disponible, ce dernier écrasa la pédale de frein et les deux hommes faillirent s’aplatir le nez contre le camion.

— Putain ! glapit João en sautant sur le trottoir, et en remontant vers la cabine à grands pas. Qu’est-ce qui te prend ? T’es malade ?

Quand il leva le regard vers son collègue là-haut, il ne reconnut pas l’expression sur son visage : il ne l’avait encore jamais vue. Le chauffeur fixait quelque chose à travers le pare-brise, les yeux écarquillés.

— Hé ! T’es sourd ou quoi ?

Son collègue tourna vers lui un visage cireux. Il montrait du doigt l’avant de son camion, sans articuler le moindre mot. João ne voyait pas ce que le chauffeur lui désignait, mais celui-ci paraissait drôlement secoué.

João fit donc quelques pas de plus, considéra la chaussée devant le véhicule. Il tressaillit, entendit ses poumons se vider et le son de sa propre voix :

— Sainte Mère de Dieu…

40

LA FARANDOLE tournoyante des gyrophares et la clarté crue des puissants projecteurs qu’on allumait sur le pont firent pâlir ce qui restait de nuit.

Des rubalises furent tendues à la hâte à hauteur des quais de Tounis et de la Daurade sur la rive est, de la place Laganne sur l’autre rive, interdisant l’accès aux piétons ainsi qu’aux véhicules et surtout instaurant une distance suffisante pour que journalistes et simples curieux armés de téléphones ne puissent photographier ni filmer ce qui se trouvait au milieu du pont.

Des policiers usés par des mois de manifs, de crise sanitaire et de plan Vigipirate se déployèrent, dressant tentes et bâches pour dissimuler aux regards la scène de crime, déroulant des dizaines de mètres de câblage électrique, contrôlant les accès.

Guillaume Drecourt, le nouveau procureur, devait se dire que, pour sa première année à Toulouse, il était particulièrement gâté. Peut-être regrettait-il déjà Besançon. Chabrillac s’entretenait avec lui quand Servaz et son groupe débarquèrent rue de Metz et firent le reste du chemin à pied, se faufilant parmi la foule qui grossissait de minute en minute.

Le gardien de la paix qui jeta un coup d’œil à leurs cartes de police avant de soulever le ruban ne portait pas de casquette. Samira savait que la majorité des flics en uniforme répugnaient à porter ce qu’ils estimaient être une casquette de clown, dessinée par un grand couturier et qui leur donnait une dégaine ridicule mais aussi et surtout inoffensive.

Car c’était là l’objectif : contrairement à la plupart des forces de police du monde, les policiers français, eux, ne devaient pas faire peur. Comme avec le gilet pare-balles, qu’ils devaient porter tant bien que mal sous leurs vêtements afin de ne pas avoir une allure trop guerrière. On voulait qu’ils aient l’air d’agneaux, pas de loups. Samira se demanda si, dans un pays où on avait un refus d’obtempérer toutes les trente minutes, des dizaines d’agressions de flics chaque année, des policiers cramés ou traînés par des voitures et, en face, des manifestants éborgnés, mutilés, c’était vraiment une bonne idée.

Ça allait être un matin clair et lumineux, se dit-elle pour penser à autre chose, un limpide matin d’automne dans le Sud où, même en hiver, le printemps n’est jamais loin. Et ç’aurait pu être une belle journée, à vrai dire, et aussi une belle ville, sans ce morceau de nuit qui gisait au milieu du pont.

Elle regarda Martin.

Il était rentré en lui-même, fermé à double tour, comme chaque fois qu’il arrivait sur une scène de crime. Il salua Chabrillac et le proc d’un air absent, puis avança encore, suivant scrupuleusement le « chemin » qu’avaient délimité les techniciens. Samira, Vincent et Katz lui emboîtèrent le pas.

Ils virent tout de suite le mot sur la poitrine du mort.

JUSTICE.

Cette fois, pas de doute : c’étaient les infos nationales assurées, la visite du ministre, le barnum médiatique. Elle reporta son attention sur la scène de crime. Comme Moussa, le gamin était nu. Ils reconnurent d’emblée le visage crayeux, les cheveux roux, l’étroit museau de renard.

Kevin Debrandt.

— Merde, fit simplement Samira.

KEVIN DEBRANDT gisait la jambe droite grotesquement tordue – tibia et fémur formant un angle absurde – et son flanc gardait l’empreinte du bitume. Il avait été selon toute évidence jeté comme un sac, sans doute à la hâte, d’un véhicule, et Servaz pensa au van de Lemarchand, mais même Lemarchand n’était pas assez con pour utiliser son van quelques heures après ce qui s’était passé au bord du canal.

Fatiha Djellali était en train de procéder à la levée du corps, et ses cheveux noirs brillaient dans la lumière blanche d’un projecteur comme ceux d’une actrice sur les planches. Mais, ces temps-ci, les théâtres étaient vides, les acteurs au chômage. Seuls avaient droit d’entrer en scène les gens comme elle – et comme lui.

Servaz scanna les alentours.

Le photographe mitraillait chaque détail ; les techniciens effectuaient des prélèvements, posaient des cavaliers en plastique près de chaque trace ou indice ; l’un d’eux prenait des notes ; un autre faisait rouler sur le pont un odomètre, une roulette permettant de mesurer les longues distances.

La lumière de l’aube caressait chaque silhouette et donnait à la scène un relief irréel, l’intensité hallucinée d’une séquence de cinéma.

Il resta à un bon mètre de distance du corps.

— Bonjour, Martin, fit le Dr Fatiha Djellali.

— Bonjour, Fatiha. Je sais qui c’est, dit-il. C’est un gamin qu’on recherchait. Kevin Debrandt.

— Et il a ça sur la poitrine, comme l’autre, compléta-t-elle en montrant le mot JUSTICE.

Elle se releva.

— J’ai aussi trouvé de la paille sous la plante de ses pieds. À l’odeur, je dirais qu’elle pourrait provenir d’une étable ou d’une écurie, en tout cas d’un endroit où il y a du bétail ou des chevaux… On va l’analyser, bien sûr.

— Super, combien d’étables et d’écuries il y a dans la région ?

Par-dessus le masque, elle lui jeta un regard mi-figue mi-raisin, l’air de dire que ce n’était pas sa faute si le cadavre n’avait pas l’adresse de son meurtrier tatouée sur le front.

Servaz observa une fois encore le mot gravé sur la poitrine du gamin.

Justice…

Quelle justice ? Et rendue par qui ? Ce mot était un indice en soi.

Ils revinrent vers l’entrée du pont, où il y avait de plus en plus de monde et quantité de brassards portant le mot POLICE ainsi que le RIO, le référentiel des identités et de l’organisation – un exemple de plus de l’imbuvable jargon administratif –, en gros le matricule à sept chiffres de chaque fonctionnaire. Servaz ne remarqua pas le grand flic en civil au visage allongé ceint d’une barbe rousse qui traînait à portée d’oreille.

— Une racaille de moins, dit Raphaël beaucoup trop fort.

Servaz vit Chabrillac sursauter et se retourner, sourcils froncés. Samira fusilla Katz du regard.

— Ben quoi ? lui dit le blond. C’est pas vrai ? On va quand même pas pleurer !

— Parle moins fort, gronda Samira, furieuse.

— Si quelqu’un a décidé de faire le ménage à la place des juges, c’est pas moi qui vais m’en plaindre, lui rétorqua le jeune lieutenant sans baisser la voix.

Servaz se dirigea vers le divisionnaire. Chabrillac observait la petite foule :

— Dites à votre jeune lieutenant d’être plus discret. Et veillez à ce qu’aucun journaliste ne s’approche de lui. Les photos de sécurité sont terminées ?

Martin jeta un coup d’œil en direction du pont.

— Je ne vois plus le photographe, il a dû finir.

— Alors, couvrez-moi ce mot avec quelque chose, que personne d’autre ne le voie. Et assurez-vous qu’aucun de ces clichés ne sortira du SRPJ.

— Il faudra donner une conférence de presse cet après-midi, intervint le procureur, lugubre, à côté d’eux.

Soudain, il y eut un remue-ménage de l’autre côté du ruban antifranchissement. Une grande femme blonde dans la cinquantaine était en train de fendre la foule, escortée par deux gardiens de la paix. Elle s’inclina pour passer sous le ruban qu’un policier en uniforme lui souleva obligeamment. Puis elle se redressa de toute la hauteur de son mètre soixante-quinze augmenté de huit centimètres de talons, qui claquèrent comme des culasses sur le bitume du pont.

Incontestablement, elle avait de l’allure et du chien dans son uniforme de préfète qui mettait en valeur ses épaules charpentées, ses hanches larges, sa poitrine avançant comme la proue d’un navire, le navire amiral du département et de la région. Et, d’une manière plus contestable, mais qui n’était point pour lui déplaire, plus d’un flic présent se retourna sur son passage pour le constater.

Dans le privé, Michèle Saint-Hamon aimait les vins capiteux, les alcools forts, les cigares gros comme des barreaux de chaise, les voitures de sport et les jeunes amants fougueux – sur lesquels fermait les yeux un mari qu’elle avait forcé au divorce et aux épousailles trente-deux ans plus tôt, alors qu’elle n’en avait que vingt et lui quarante, et qui avait en outre quatre gosses d’un premier mariage et des jetons de présence dans un certain nombre de conseils d’administration – un conflit d’intérêts que personne n’avait pris la peine de souligner jusqu’ici.

Elle s’approcha d’eux comme en terrain conquis, recevant leurs salutations tel un hommage à la fois à son autorité et à sa prestance. Puis elle tourna son regard, qui s’attarda, une seconde de trop, sur Servaz.

— Madame la préfète, je vous présente le commandant Martin Servaz du SRPJ, s’empressa le divisionnaire. C’est lui qui dirige les investigations.

Les paupières fardées clignotèrent, et quelque chose dans l’inspiration qu’elle prit, soulevant sa poitrine sous l’uniforme, fit comprendre à tout le monde que le commandant ici présent avait toute son attention.

— Faites-moi un topo, commandant, dit-elle. Soyez concis, exhaustif et factuel.

Elle avait une voix grave, riche d’harmoniques profonds. Il avait lu quelque part que, signe des temps, au cours des dernières décennies les voix des femmes s’étaient faites de plus en plus graves. « Le grave, c’est le pouvoir », avait commenté la phoniatre interviewée.

Il s’exécuta. À mesure qu’il parlait, il vit le visage de la préfète se fermer. Elle hocha la tête à plusieurs reprises, l’air assombri, buvant ses paroles, mais c’était visiblement une potion amère.

— Messieurs, je veux une réunion à la préfecture en fin de matinée. 11 heures. Sans faute. (Elle dévisagea Martin.) Et je veux que vous soyez présent aussi, commandant. Ce qui se passe ici est très grave.

Ce n’était pas lui qui allait la contredire.

41

CE MATIN-LÀ, la rédaction de La Garonne ressemblait au volcan Kilauea à Hawaï en 2018 : tous les desks étaient en ébullition. Il faut dire qu’entre le confinement et la manifestation en centre-ville la veille, l’attentat de Nice, un ex-Premier ministre malaisien qui invitait les musulmans du monde entier à tuer des millions de Français, la fronde des maires qui voulaient rouvrir les petits commerces et maintenant ce cadavre sur le Pont-Neuf, il y en avait vraiment pour tous les goûts.

Esther Kopelman adorait ça. Quand la rédaction était en ordre de marche, quand même les plus récalcitrants et les plus dilettantes mettaient la main à la pâte, quand chacun se battait pour avoir la meilleure place dans le journal du lendemain. Elle avait alors l’impression de faire partie de l’équipe « Spotlight » du Boston Globe lorsque celle-ci avait mis au jour le scandale des prêtres pédophiles qui lui avait valu le prix Pulitzer.

Bref, c’était pour ce genre de journée qu’on se levait le matin et qu’on partait travailler.

— Kopelman, Chaumette veut te voir, dit un type entre deux âges arborant un nœud papillon à pois sous son masque – à pois également – et qui était le seul à se morfondre.

Il s’occupait des pages culture. Or théâtres, cinémas et librairies étaient fermés. Sans compter qu’avec une actualité aussi chargée, il n’y avait pas beaucoup de place pour l’introspection d’un auteur contant par le menu sa dépression, son adultère ou ses états d’âme. En traversant la salle et en observant la ruche bourdonnante, elle se demanda soudain où était passée la fameuse « distanciation sociale ».

Assis dans son fauteuil, les pieds sur le bureau, en Birkenstock deux lanières et chaussettes été comme hiver, Chaumette était en train de mordre dans un sandwich qu’en entrant Esther hésita à qualifier de petit déjeuner ou de déjeuner, étant donné qu’il était presque 11 heures du matin.

— Tu es au courant, je suppose, pour le cadavre trouvé sur le Pont-Neuf ? lui lança-t-il sans cesser de mastiquer.

— Il ne t’a pas coupé l’appétit, on dirait…

— J’ai passé la nuit au journal.

— Sérieux ?

C’est vrai qu’il avait l’air encore plus fripé, ébouriffé et transpirant que d’habitude. Et les valises sous ses yeux avaient, ce matin-là, la taille de malles-cabines.

— Est-ce que par hasard tu n’aurais pas remarqué tout ce qui se passe ces jours-ci ? lui demanda-t-il en haussant un sourcil étonné. Ce pays qui est en train de perdre la raison. Le monde entier qui est en train de devenir fou. On a des commerces, des artisans, des milliers de petites entreprises qui risquent de mettre la clé sous la porte. On a des hôpitaux au bord de l’asphyxie et des personnels de santé qui n’en peuvent plus. On a des policiers épuisés qui sont sur tous les fronts depuis des mois, et en face des individus qui ne rêvent que de semer la discorde et le chaos. On a des gens décapités, égorgés, des enfants qu’on tue dans les écoles, des professeurs qu’on assassine, et M. Trudeau du Canada qui nous explique qu’il faut respecter les autres, ne surtout pas les froisser. À ce degré de lâcheté, moi je dis bravo.

Il se redressa, mit pied à terre.

— Pour ta gouverne, ajouta-t-il, non seulement le gamin était nu, mais il avait le mot JUSTICE marqué sur la poitrine. Comme Moussa Sarr…

Elle sursauta :

— Et toi, comment tu le sais ?

— Qu’est-ce que tu crois ? Moi aussi, j’ai mes sources.

— C’est vrai qu’il y avait beaucoup de monde sur la scène de crime ce matin.

— Tu es toujours sur la piste de ces disparus ? voulut-il savoir.

Elle acquiesça. Il passa une main dans ses cheveux bouclés, lança un coup d’œil vers la porte.

— Laisse tomber tout ce que tu as d’autre et concentre-toi là-dessus…

Il avait adopté un timbre de conspirateur. Elle ne put s’empêcher de sourire derrière le masque.

— Je croyais que je n’avais pas d’article et qu’on publiait assez d’informations anxiogènes comme ça ?

Il grimaça.

— Fais pas chier, Kopelman. Tu n’as pas encore d’article mais c’est vrai, je l’admets volontiers, tu as eu du flair et tu étais sur la bonne piste : si ces disparitions sont liées entre elles et à ces deux morts, alors on tient peut-être un sacré scoop.

— Heureuse de te l’entendre dire.

— Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu m’appelles. Au boulot !

Elle hocha la tête, gagna la porte.

— À vos ordres, patron.

42

IL ÉTAIT 10 H 55, et le même soleil indifférent aux affaires humaines qui brillait sur la place Saint-Étienne et sur les pavés devant la cathédrale brillait également sur la façade du palais archiépiscopal.

L’ancien palais de l’archevêque abritant les locaux de la préfecture, c’est entre ses murs que Michèle Saint-Hamon fit entendre sa voix sous les ors séculiers de la République :

— Dans la mesure où il me revient, en tant que représentante de l’État dans le département et la région, de coordonner et d’animer l’ensemble du dispositif de sécurité intérieure, je veux qu’à partir d’aujourd’hui toutes les informations concernant cette affaire, je dis bien toutes, remontent jusqu’à moi.

La préfète de Haute-Garonne et de la région Occitanie fit du regard le tour de la longue table. Étaient présents le ban et l’arrière-ban du département en matière de police et de sécurité publique : le chef de cabinet du maire, les patrons des services de gendarmerie et de la Sûreté départementale, Chabrillac, ainsi que le directeur de cabinet de la préfète, un ancien énarque qui avait travaillé au ministère de l’Intérieur et qui était son « M. Sécurité ».

— Nous devons trouver le ou les coupables le plus vite possible ou cette ville risque d’exploser. Cette situation est scrutée avec attention par le ministre. Je veux être avisée, jour après jour, des progrès de l’enquête.

Tous les regards se tournèrent vers le divisionnaire et son chef de groupe.

— Peut-être le commandant Servaz peut-il nous dire s’il a une piste ? ajouta-t-elle.

Suo tempore, répondit celui-ci.

Un flic parlant latin : tout le monde fronça les sourcils. La préfète faillit sourire. Elle appréciait qu’on lui résiste – un peu –, même si pour rien au monde elle ne l’aurait avoué dans cette enceinte.

— Le commandant Servaz veut dire qu’il est prématuré d’en parler, intervint le divisionnaire après s’être éclairci la voix. Bien entendu, nous explorons toutes les pistes et il y en a une qui est d’ores et déjà privilégiée.

Servaz sentit que les hommes et la femme autour de la table brûlaient tout à coup d’en savoir plus. Il espéra que Chabrillac allait s’arrêter là, il en avait déjà trop dit.

— Le commandant est muet ou il ne s’exprime qu’en latin ? voulut savoir la préfète.

Il y eut quelques gloussements.

Martin se tourna vers la représentante de l’État. Elle le dévisagea comme s’il était la seule personne dans cette salle qui l’intéressait vraiment.

— Nous travaillons sans relâche, dit-il. Mon groupe est bien conscient des enjeux et rien ne nous importe davantage que de trouver les coupables et de les déférer. Je pense, madame la préfète, que vous préférez que nous consacrions l’essentiel de notre temps à la recherche de la vérité plutôt qu’à rédiger des rapports circonstanciés, je me trompe ?

Il devina que Chabrillac pâlissait à côté de lui. Il y eut trois secondes de silence qui durèrent une éternité. Tous savaient que la préfète avait un tempérament volcanique. Et si cela en faisait fantasmer plus d’un, tous ici présents avaient essuyé au moins une fois ses tonitruants accès de colère.

Aussi l’amusement qui perça dans la voix de Michèle Saint-Hamon fut-il un soulagement.

— Commandant, vous m’avez convaincue. Faisons un marché : vous me rendrez compte dans les quarante-huit heures, et ensuite deux fois par semaine si cette enquête se prolonge, en personne, après votre journée de travail, ici même, dans mon bureau, à moi et à moi seule…

Elle ne l’avait pas quitté des yeux une seconde en disant cela. Il inclina la tête.

— Comptez sur moi.

— Et croyez bien que je veillerai personnellement à ce que rien ne vienne entraver votre enquête, ajouta-t-elle. Pendant des années, je l’admets, l’État a donné des instructions pour qu’on aille le moins possible au contact dans ces quartiers tant qu’il n’y avait pas de mises en danger. Tout plutôt que de voir un accident arriver. Ou des émeutes, comme en 2005. C’était une erreur. En ce qui me concerne, ça ne se passera pas comme ça. La loi doit prévaloir. Partout. Tout le temps. En toutes circonstances et quelles que soient les conséquences.

Joli discours, songea-t-il. On verra s’il est suivi d’effet. Il en avait déjà tellement entendu de semblables.


— IL FAUT VÉRIFIER les enregistrements de toutes les caméras de surveillance que vous trouverez, dit-il à son groupe, place du Pont-Neuf, rue de Metz, place Esquirol, quai de la Daurade, rue Peyrolières, boulevard Lazare-Carnot, allées Forain-François-Verdier, rue du Languedoc, Grand-Rond, etc. Tous les axes qu’a pu emprunter pour se rendre jusqu’au Pont-Neuf le véhicule transportant Kevin Debrandt entre 2 heures et 6 h 30 du matin – une patrouille est passée sur le pont à 2 h 03 et il n’y avait rien… Élargissez le périmètre si nécessaire.

Il leva les yeux de ses notes.

— On cherche en priorité un fourgon, un van, voire un camion de livraison ou une grosse berline, avec au moins deux personnes à bord : il fallait être au moins deux pour transporter le corps et le balancer. Je sais, ça représente des milliers d’heures à visionner, mais c’est pour ça qu’on a demandé des renforts.

Quelqu’un leva la main.

— Il y a de fortes chances pour qu’ils aient roulé avec une fausse plaque, que l’immat ne soit pas visible ou que le véhicule ait été volé, fit observer l’intervenant.

— On sait tout ça, répondit Servaz. Mais on doit tout vérifier. Les types peuvent avoir fait une erreur, enlevé leurs cagoules ou leurs masques, passé un coup de fil… On va croiser ces infos avec les téléphones qui ont borné dans le secteur la nuit dernière. Ça nous permettra peut-être de reconstituer leur itinéraire.

Mais il n’y croyait guère. Il leva encore une fois les yeux de ses papiers. Le groupe d’enquête s’était sérieusement étoffé. Il y avait là des flics d’une bonne demi-douzaine de services. Instructions tombées d’en haut. Il fallait montrer qu’on ne ménageait pas sa peine. Il ne comptait pas partager toutes ses infos avec eux. Beaucoup trop de risques de fuite. Et pas seulement en direction de la presse…

— On a relevé les empreintes et les ADN des éboueurs et de toutes les personnes présentes sur le pont ? demanda-t-il.

— Il vous faut celles de la préfète aussi ? dit quelqu’un.

Rires autour de la table. Il vit Samira soupirer. Soudain, un brigadier entra en coup de vent.

— Les pompiers de Colomiers viennent de signaler un Renault Trafic cramé ce matin ! (Il consulta son papier.) Chemin de Selery. C’est assez isolé. Un riverain les a prévenus.

Encore une fois, ils effaçaient leurs traces.

Colomiers était une commune à l’ouest de Toulouse. La deuxième du département. Mi-urbaine, mi-rurale. Ils ne trouveraient rien. Ces types étaient des pros.

— Il y a des caméras de surveillance à Colomiers ? demanda-t-il néanmoins.

— J’ai déjà vérifié, répondit le brigadier. Sur le site de la police municipale, ils disent qu’il y a une trentaine de caméras de vidéoprotection sur la voie publique.

— Très bien. Vincent, appelle-les. Tu vas sur place et tu visionnes les images. Tu essayes de repérer ce Renault Trafic.

— Si c’est le nôtre, il venait de Toulouse, donc de l’est, fit remarquer Espérandieu. Il a dû emprunter l’A624 et la N124.

Servaz opina.

— Vois s’il y a des caméras sur le parcours. Fais-toi aider au besoin.

Il regarda le plan de la métropole épinglé sur le mur derrière lui.

— On doit aussi contrôler toutes les caméras qui pourraient se trouver sur leur axe de fuite, à savoir avenue Étienne-Billières, avenue de Grande-Bretagne et allées Maurice-Sarraut. Appelez Campus Trafic, conclut-il.

Planqué dans un immeuble anonyme de l’avenue d’Atlanta, Campus Trafic était le PC circulation de toute l’agglomération toulousaine, regroupant à la fois les services de la communauté d’agglomération, la régie publique des transports urbains, la direction des routes du Sud-Ouest et les services de police de la route, qui tous surveillaient, à travers plusieurs centaines de caméras, boulevard périphérique, rocades d’accès, avenues, places et rues principales.

— Dernière chose : prévenez la famille, nous allons lancer un appel à témoins avec le portrait de Kevin Debrandt dans les prochains flashs d’info.

— Merci, commandant, intervint Chabrillac en se levant de sa chaise. (Il tapa dans ses mains.) Bien, on va vous distribuer vos tâches du jour. Je compte sur chacun de vous.

Un léger brouhaha monta, signalant la fin de la réunion. Le divisionnaire éleva la voix :

— Et ce n’est pas parce que les deux victimes étaient des voyous qu’il ne faut pas mettre les bouchées doubles ! Je sais ce que tout le monde pense tout bas… mais cette enquête va être scrutée jusqu’au plus haut sommet de l’État.

— On va pas non plus pleurer sur leur sort, dit Raphaël à haute et trop intelligible voix.

Le brouhaha augmenta.

— Je n’ai rien entendu, fit le divisionnaire d’un ton brusque.

— Je dis juste tout haut ce que tout le monde pense tout bas, continua Katz. Ces deux types étaient des…

Samira jeta un regard surpris au jeune lieutenant. Quelle mouche le piquait ? Chabrillac perdit ses nerfs.

— Je veux que les choses soient bien claires, lieutenant, trancha-t-il avec une rage froide en pointant un doigt menaçant en direction de Katz, je ne tolérerai pas ce genre de commentaires ! Un mot de plus et je vous exclus de l’enquête. C’est assez clair pour vous, ou il y a quelque chose là-dedans que vous avez du mal à comprendre ?

Samira vit le jeune officier blond frémir sous l’humiliation et serrer la mâchoire, l’œil noir, en acquiesçant d’un signe de tête.

43

DU HAUT DE SON rocher, la forteresse médiévale écrasait la petite cité. Redoutable. Escarpée. Menaçante. Ses murailles crénelées et ses trois tours de guet dressées dans le brouillard et la pluie, à quatre-vingt-huit kilomètres au sud de Toulouse.

Elle n’était cependant pas visible des fenêtres du commissariat de Foix, pourtant à quelques centaines de mètres à peine, pour la bonne raison qu’il lui tournait le dos. À croire qu’on ne voulait pas distraire les fonctionnaires de police de leur tâche. Pas de danger avec le temps qu’il faisait dans le coin, et qui était rarement aussi clément qu’il pouvait l’être cent kilomètres plus au nord : la faute à ces fichues Pyrénées toutes proches.

Le major Lucas Galvan détestait les Pyrénées. Il détestait cette ville. Détestait cette foutue région où, quand il ne pleuvait pas, le ciel était gris et, quand le soleil brillait enfin, il manquait la mer, les voiles, les plages où les filles ont la peau dorée. Galvan était né à Béziers. Il avait passé son enfance et son adolescence dans la ville de Jean Moulin, entres les allées Paul-Riquet et la cathédrale Saint-Nazaire, avant d’entrer dans la police et d’être muté en région parisienne.

Jeune flic de la BAC, il s’y était rapidement endurci au contact des cités avant de redescendre à Montpellier. Où il serait encore s’il n’avait pas déconné. Lors d’un contrôle, il avait frappé un type qui l’insultait, le provoquait et qui avait aussi insulté l’honneur de sa femme. Quelqu’un avait filmé la scène avec un téléphone. Résultat : conseil de discipline et, comme il n’en était pas à son coup d’essai, mutation disciplinaire. À Foix. En Ariège. Il y avait peut-être des gens qui aimaient ça : la nature sauvage, les montagnes, les vallées verdoyantes et les torrents – mais pas lui.

Son téléphone sonna sur le bureau. Il était en train de rêvasser à son dernier date Tinder. Une femme mariée du coin, qui s’ennuyait. Comme lui. À ses yeux, Tinder était une autre sorte de chasse. Une chasse où tout le monde était chasseur et proie en même temps…

— Galvan, dit-il.

— Euh… bonjour… c’est moi… vous vous souvenez de moi ? Vous m’avez laissé votre numéro.

La voix était celle d’un homme entre deux âges, peu sûr de lui ou effrayé. Il la reconnaissait, mais ne parvenait pas à se souvenir où ni quand il l’avait entendue.

— Roland Neveu, le représentant de commerce, vous vous rappelez ? L’autre nuit… je vous ai dit que j’avais vu quelque chose se passer dans ce château… Je vous y ai même conduits…

Merde. Le type qui avait surpris le général et ses hommes avec leurs masques à la con par une fenêtre du château. Il croyait pourtant avoir été clair l’autre soir en lui parlant de sa femme et de sa fille.

— Qu’est-ce qui se passe, Neveu ?

La voix était de plus en plus geignarde :

— Je sais ce que vous m’avez dit, que ce n’était plus mon affaire… qu’il fallait que j’oublie tout ça… que c’était entre vos mains mais…

Où cet imbécile voulait-il en venir ? Qu’est-ce qui n’allait pas chez lui ? Pourquoi n’était-il pas tout bonnement passé à autre chose ? L’avait-il mal jaugé ? Le bon côté, c’était qu’il l’avait rappelé lui. Il n’avait donc pas jugé utile d’informer quelqu’un d’autre.

— Accouchez, Neveu.

— Vous avez vu ces infos à la télé ce matin ?… Ce gamin qu’on a trouvé sur ce pont ?… À Toulouse… Ils ont montré son portrait lors d’un appel à témoins.

— Oui, bien sûr. On est tous en état d’alerte.

— Je suis presque sûr que c’est lui que j’ai vu dans le château…

Nom de Dieu ! Galvan oublia illico son dernier date Tinder, oublia la pluie, le brouillard, oublia son humeur chagrine et se pencha en avant, le téléphone collé à l’oreille.

— Vous croyez que je devrais appeler la police de Toulouse ? continuait le représentant de commerce. Ils ont donné un numéro… Je me suis dit que, comme vous étiez déjà au courant, vous pourriez peut-être me conseiller…

Une sacrée chance que ce Neveu fût un idiot. Il ne lui en donnait pas moins des sueurs froides en cet instant. Les gens n’apprenaient jamais. Ils s’entêtaient à commettre encore et encore les mêmes erreurs.

— N’en faites rien, dit-il. Ils doivent recevoir des centaines d’appels bidon en ce moment même, ils mettront des jours à prendre en compte le vôtre.

Il fallait qu’il trouve une issue. Vite.

— En outre, ajouta-t-il, l’entrevoyant soudain, nous pensons avoir affaire à des gens puissants, avec de nombreuses connexions dans la police. Si votre appel tombe dans la mauvaise oreille, votre vie pourrait être en danger…

Il laissa le temps à ses paroles de bien pénétrer dans le cerveau du représentant de commerce.

— Même ici, je ne suis pas certain que ce soit très sûr pour parler. Ces gens ont vraiment des contacts partout, on ne sait plus à qui se fier. C’est effrayant, je sais. Voilà ce que nous allons faire, Neveu : vous allez me retrouver dans une heure à l’endroit que je vais vous indiquer et nous allons décider d’une stratégie. Vous avez raison : il faut agir. Et surtout ne parlez de ça à personne…

Il se demanda si, cette fois, Roland Neveu allait mordre à l’hameçon. Pas sûr. Il y avait des limites à la crédulité, même chez les poissons les mieux disposés à gober le moindre bobard.

— C’est vraiment nécessaire tous ces secrets ?

Neveu hésitait.

— Pensez à votre fille et à votre femme. Vous ne voudriez pas qu’il leur arrive quelque chose…

Un silence.

— D’accord.

Galvan ne put s’empêcher de sourire.

44

LA BMW X1 DRIVE hybride noire se détachait au milieu de la clairière, sur le parking, près du ruisseau, du pont de bois pour piétons en forme d’arche et de l’aire de pique-nique sous les arbres.

Un timide soleil avait réussi à percer mais, malgré cela, Roland Neveu trouva le paysage passablement sinistre en conduisant sur la petite route qui se terminait en cul-de-sac à hauteur du parking.

Il vit que le policier était déjà là, en train de fumer, assis à l’une des trois tables de pique-nique – lesquelles, en cette saison, étaient inoccupées –, de l’autre côté du ruisseau.

Son cœur battait lourdement. Lentement. Comme s’il essayait de le freiner. Comme si quelque chose le retenait. Il se gara sur l’aire de stationnement déserte en dehors de la voiture du policier, descendit. L’endroit était niché au fond d’un vallon qui, comme la route, semblait sans issue.

Il faillit déraper en franchissant le petit pont. La pluie avait rendu le bois du dos-d’âne dangereusement glissant, et les feuilles mortes détrempées se dérobaient sous ses semelles comme un skateboard sous un pied inexpérimenté.

Il avait sa serviette en cuir à la main. Il se demandait pourquoi Galvan lui avait dit d’apporter son ordinateur perso. Le flic pensait-il que quelqu’un entrait dans son Mac pour l’espionner ? À cette idée, Neveu frissonna. Galvan lui-même multipliait les précautions, à l’image de cet endroit désert pour se rencontrer. Que le policier fût si inquiet augmentait sa propre peur.

La pluie avait couché l’herbe un peu trop longue comme des cheveux dissimulant une calvitie. De vagues sentiers à peine dessinés couraient à travers le terrain accidenté et se perdaient entre les arbres. Le ruisseau chantait en contrebas. Neveu grimpa la pente légère jusqu’à la table de pique-nique.

Galvan le regarda approcher, les paupières plissées, lui montra le banc de bois brut mouillé de l’autre côté de la table.

— Asseyez-vous, Neveu.

Le représentant de commerce s’exécuta, sentit l’humidité et le contact froid du banc à travers son pantalon. Il nota qu’à la lumière du jour et sans masque le flic de l’autre soir avait un visage assez séduisant, mais aussi les yeux injectés et la vilaine peau de ceux qui ont longtemps abusé du tabac et de l’alcool.

Il avait en outre quelque chose de désagréable dans le regard. Une lueur. Malveillante, se dit Neveu. Oui, c’est ça.

— Vous avez votre ordi ? demanda Galvan en écrasant sa cigarette sur le bois grossier de la table, y laissant une trace noire.

Le représentant de commerce acquiesça d’un signe de tête, sortit le portable de sa sacoche et le fit glisser entre eux.

— Allumez-le… Il y a un mot de passe ? Entrez-le…

Neveu s’exécuta.

— Il a assez de batterie ? Très bien…

Le flic tira ensuite l’ordinateur à lui, tourna l’écran du Mac dans sa direction et prit dans sa poche une clé USB qu’il inséra sur le côté. Puis il se mit à jouer du pavé tactile.

— Qu’est-ce que vous faites ? demanda Neveu qui ne voyait plus l’écran. Vous vérifiez si quelqu’un a piraté mon ordinateur, c’est ça ? Il n’y a aucune information intéressante là-dedans, de toute façon.

L’homme en face de lui ne prit pas la peine de répondre. Il pianotait sans plus prêter attention au représentant de commerce.

— Passez-moi votre sacoche, dit-il au bout de quelques minutes.

Roland Neveu la lui tendit par-dessus la table. Galvan la posa sur le banc à côté de lui, l’ouvrit et glissa à l’intérieur une chemise cartonnée.

— Qu’est-ce que vous faites ? répéta Neveu.

— Fermez-la.

Le représentant de commerce tressaillit. Le ton était dur et cassant. Comme si c’était après lui que le flic en avait.

Neveu suivit un instant du regard le cours du ruisseau en bas de la pente. En attendant que le policier eût terminé. Le silence alentour, seulement troublé par le bruit de l’eau, lui parut tout à coup très oppressant.

Le flic leva enfin les yeux vers lui. Ce que Roland Neveu y lut le fit frissonner des pieds à la tête.

— Vous êtes un pédophile, Neveu ? demanda la voix glacée comme l’eau du torrent.

Neveu se figea.

— Quoi ?

Galvan fit pivoter l’ordinateur. Le représentant de commerce sursauta, ouvrit de grands yeux horrifiés.

Sur l’écran s’affichait tout un éventail de photos qui présentaient – Neveu hoqueta – des enfants nus, garçons et filles, en compagnie d’adultes tout aussi déshabillés. Les poses étaient sans ambiguïté. Il n’y avait aucun doute possible sur la nature de ce qu’il voyait. Les visages des adultes étaient invisibles : hors champ ou floutés. Neveu sentit la tête lui tourner, la sueur jaillir de son front. Il étouffa un haut-le-cœur. Il se dégageait de ces images quelque chose de profondément, d’atrocement dérangeant. Ce qu’il y avait sur son propre ordinateur lui donnait la nausée. Il n’avait jamais rien contemplé d’aussi dégoûtant.

— Je vous demande si vous êtes une saloperie de pédophile, répéta Galvan d’un ton cinglant.

— Quoi ? Non ! Bien sûr que non ! Je ne sais même pas d’où sortent ces photos ! C’est… c’est ignoble ! Je ne veux pas voir ça ! dit-il en détournant le regard.

Galvan attrapa la sacoche, la retourna, déversant sur la table des clichés en noir et blanc format A4 qui s’éparpillèrent. Tout aussi abjects et insoutenables que ceux sur l’écran.

— Et ça alors, espèce de gros dégueulasse…, dit Galvan.

Neveu suffoqua.

— C’est vous… c’est vous qui venez de mettre ces photos dans ma serviette ! s’écria-t-il, paniqué. Qu’est-ce que ça signifie ?

Le flic planta son regard injecté dans le sien.

— Ça signifie que je vais t’envoyer en taule… Ta sacoche et ton ordi sont pleins de pornographie infantile ! Tu me donnes envie de gerber !

À sa grande horreur, Neveu comprit qu’il avait été piégé. Ses mains s’agitaient nerveusement sur le bois de la table. Soudain, il poussa un petit cri douloureux : il venait de s’enfoncer une écharde dans l’index. Il considéra la pulpe de son doigt où était fichée une minuscule épine et où perlait une goutte de sang.

— Tu sais ce qu’on fait en prison aux pédophiles comme toi, Neveu ?

Le représentant en produits phytosanitaires était au bord des larmes et de l’évanouissement.

— C’est vous ! C’est vous qui m’avez piégé !

— Tu sais ce qu’on leur fait… ?

Un cauchemar, c’était un cauchemar.

— Seigneur, je ne suis pas un pédophile : vous le savez bien ! Et je ne veux pas aller en prison ! Je vous en prie ! Je ne comprends rien… Qu’est-ce que vous attendez de moi ?

L’expression peinte sur le visage de Galvan était celle d’un manque d’empathie absolu.

— Que tu oublies ce que tu as vu au château, dit-il.

Le cœur de Neveu battait la chamade.

— Ce gamin dont tu parles, ce n’était qu’un vaurien, un salopard de plus qui choisissait ses victimes parmi les plus faibles, les plus vulnérables. Violent, haïssant les honnêtes gens comme toi. Il n’aurait pas hésité à entrer dans ta maison, à te voler ton argent, à te frapper, à violer ta fille… C’était ce genre de saloperie… Tu ne voudrais quand même pas aller en prison pour une merde pareille, pas vrai ? Il est mort maintenant, qu’est-ce que ça changerait ? Pense à ta fille quand ses camarades lui diront que son père est un pédophile, qu’ils lui demanderont si tu lui as fait des choses : c’est ça que tu veux ?

— Non, bien sûr que non ! hurla Neveu.

— Alors, tu vas oublier ce que tu as vu au château… tu vas reprendre ta petite vie bien tranquille… tu vas m’oublier aussi et je ne veux plus jamais entendre parler de toi, tu m’entends ? Et moi, en échange, je vais oublier ce que j’ai vu ici…

Galvan referma le Mac.

— Je garde ton appareil, au cas où…

Le flic se leva lentement, l’ordi sous le bras. Neveu le regarda descendre la pente en direction du petit pont et du parc de stationnement, monter dans sa voiture. Le ruisseau chantait. Le représentant de commerce était couvert d’une sueur glacée. Comme s’il avait parlé au diable lui-même. Dans le grand silence, il éclata soudain en sanglots.

45

AU COMMISSARIAT, Espérandieu avait sous les yeux les listings des opérateurs téléphoniques. Seuls Martin, Samira, Katz et lui étaient présents dans la salle de réunion. Servaz avait envoyé tous les autres en mission. Ils avaient demandé au juge non seulement des réquisitions pour le téléphone officiel de Lemarchand mais aussi l’« extraction » des antennes-relais de son quartier.

— Hier, à l’heure où on planquait devant chez Lemarchand, était en train d’expliquer Vincent, un téléphone à carte prépayée a activé l’antenne-relais la plus proche de son domicile et a appelé un autre téléphone fantôme.

— OK, dit Samira, donc Lemarchand a appelé quelqu’un pour l’avertir qu’on était devant chez lui…

Espérandieu hocha la tête en signe de confirmation.

— Or, avant-hier, quand tu t’es rendue dans ce restaurant, continua-t-il, avant que Lemarchand ne sorte de chez lui, un autre téléphone à carte prépayée avait déjà borné près de son domicile en direction de ce même numéro.

— D’accord, Lemarchand a toute une collection de téléphones à carte prépayée, conclut Samira.

— Ce qui compte, c’est que, chaque fois, c’est le même numéro qu’il appelle, conclut Servaz.

Il pressentait au plus profond de lui-même que la personne appelée était quelqu’un d’important. Ce n’était pas un simple exécutant. Peut-être se trompait-il, mais selon lui le flic ripou avait appelé ce numéro chaque fois qu’il avait eu besoin de savoir comment il devait agir. De quelle façon remonter jusqu’à l’homme – ou la femme – à l’autre bout du fil ? se demanda-t-il. L’impatience le taraudait.

— Lemarchand ne t’a pas amenée dans ce restaurant uniquement pour te faire peur ensuite, dit-il soudain à Samira.

Elle plissa les yeux en se tournant vers lui.

— Il y avait quelqu’un dans ce restaurant qui voulait voir à quoi tu ressemblais, poursuivit-il. Et je mettrais ma main au feu que cette personne est celle que Lemarchand a appelée.

Un silence.

— Tu te souviens des clients dans la salle ?

Samira réfléchit.

— Oui. En dehors de Lemarchand, il y avait un couple dans la cinquantaine, un autre de retraités, un jeune couple avec des enfants et un vieux monsieur assis dans un coin…

Un vieux monsieur… Moussa Sarr avait parlé à Ariane Hambrelot d’un « homme âgé »…

— Il avait les yeux bleus, ton vieux ?

Samira tressaillit. Elle avait compris.

— J’en sais rien. Il les a gardés baissés sur un livre ou sur son assiette, dit-elle. Mais c’est possible… Je n’en suis pas certaine…

— Il faut qu’on interroge le restaurateur. Certains sont peut-être des clients réguliers. Ou bien ils habitent dans le coin. Lemarchand n’a pas choisi ce restau par hasard : l’Ariège, une fois de plus…

— Je vais déjà voir si le numéro du restau répond, dit Vincent, il est fermé avec le confinement.

Le confinement avait des conséquences jusque sur les enquêtes. Sur les trafics aussi. Avec les restrictions de circulation en vigueur en France comme en Espagne, les sources d’approvisionnement en provenance du Maroc s’asséchaient, les consommateurs se déplaçaient moins souvent, le cash diminuait et la frustration des trafiquants augmentait. Conséquence : les rivalités s’exacerbaient, la violence flambait, les bandes, de plus en plus nerveuses, s’en prenaient aux forces de l’ordre aussi bien qu’aux bandes rivales, et le nombre de règlements de comptes avait explosé en 2020.

— Trouve le propriétaire du restau et dis-lui qu’on va lui rendre une petite visite, dit Servaz à Vincent. Samira, tu appelles le magistrat de permanence et tu fais une réquise pour l’extraction de l’antenne la plus proche de l’établissement.

— Le restaurateur est chez lui, il habite au-dessus du restaurant, dit Vincent cinq minutes plus tard. Il « profite » du confinement pour faire quelques travaux de peinture. Bien qu’il ne soit pas sûr de rouvrir : il avait l’air plutôt abattu au téléphone.

Servaz attrapa son manteau.

— Tu m’étonnes. En route : je veux voir à quoi ressemblent les lieux, et ce qu’on peut tirer du bonhomme.


ESTHER KOPELMAN enrageait. Plus de table chez Sami, plus de restaus ouverts, plus d’endroits où s’en jeter un derrière la cravate, plus de happy hours, de « dernier pour la route », plus de beuveries confraternelles, de frotti-frotta au bar à refaire le monde à grand renfort de shots et de mousses, d’allers-retours entre la salle et le trottoir pour en fumer une. Plus de brouhaha, de foules grégaires, bref, plus de chaleur humaine. Rien. La misère.

Elle en était réduite à glisser un plat préparé dans le micro-ondes. Tout en avalant son poulet tikka massala devant la télé, elle envoya un message à son nouveau contact : Ce soir, au lieu convenu, 20 h 30.

Encore heureux qu’avec sa carte de presse elle eût le droit de circuler sans encombre.


AU RENDEZ-VOUS des chasseurs, lut-il. Décidément, on n’en sortait pas. La chasse, encore une fois… Samira engagea la voiture sur le parking. Les grands peupliers frémissaient au bord de la rivière, leurs petites feuilles scintillant comme des paillettes sur une robe de bal. Le paysage de montagnes basses tout autour avait l’air aussi désolé que s’ils s’étaient trouvés au fin fond du Texas.

À l’arrière de la voiture, le téléphone de Katz sonna, annonçant un message entrant.

Dès qu’ils furent garés, le proprio apparut. Barbu – cette espèce de barbe rustique qui mange les joues et le cou et qui débordait son masque –, l’œil noisette, il était peut-être jovial en temps normal, mais le confinement avait eu raison de son allant, et il affichait une mine lugubre.

Il les jaugea, et Servaz se dit qu’il ne devait pas être fan de la police ni de tout ce qui avait trait de près ou de loin à l’autorité en ce moment. D’ailleurs, qui l’était de nos jours ? Servaz sortit sa carte, se présenta. L’homme les précéda à l’intérieur, franchissant la porte vitrée barrée d’un écriteau : « FERMÉ ». Une petite réception avec un comptoir en bois blond, des murs lambrissés façon chalet, une guirlande comme si c’était Noël.

— Je vous reconnais, dit-il à Samira. Vous êtes venue l’autre soir…

Son regard la sonda.

— Exact, répondit-elle. Vous vous souvenez des autres clients qui étaient présents ce soir-là ?

Il hocha la tête.

— Très bien, dit-il, amer. C’était mon dernier service…

Il passa derrière le comptoir, en sortit un grand classeur à couverture noire dans lequel étaient rangés les additions et les récépissés des cartes de paiement.

— Est-ce qu’il y avait des habitués ? demanda Servaz.

L’homme réfléchit.

— Oui… Un couple de retraités. Et aussi le colonel…

Servaz tressaillit.

Le colonel ?

— C’est ainsi que je l’appelle… Un ancien militaire, j’en mettrais ma main à couper…

Il ouvrit les bras.

— Je m’y connais : j’ai passé huit ans dans l’armée. 1er régiment de chasseurs parachutistes de Pamiers et 17e régiment du génie parachutiste de Montauban. Et, à mon humble avis, ça devait être un gradé, ça se voit à son maintien, à sa façon de s’exprimer, à son autorité. C’est le genre qui rigole pas, le colonel. C’est pour ça que je l’appelle comme ça. Il vient une fois par mois environ.

— Ses yeux, dit Servaz. Ils sont de quelle couleur ?

Le barbu le fixa :

— Bleus. Sacrément bleus même. Pourquoi ?

Servaz sentit son pouls s’accélérer.

— Vous avez son nom ?

— Il vient toujours à l’improviste, sans réservation. Et il ne s’est jamais présenté. Le colonel, c’est pas un bavard.

— Il habite dans le coin ?

— Ça m’étonnerait. S’il vivait dans le coin, je le saurais.

— Il paye comment ?

— Toujours en espèces.

— Il a quoi comme voiture ?

— Un Range Rover. Vert. Enfin kaki. Militaire, là aussi, vous voyez…

— Vous n’avez pas noté l’immatriculation, par hasard ?

— Pourquoi je l’aurais fait ?

Servaz commençait à s’impatienter.

— Mais je me souviens qu’elle se termine par XS…, ajouta l’homme.

— Vous en êtes sûr ?

— Oui.

— Vous avez des caméras de surveillance quelque part ?

— Non, pas besoin : avec ma femme on vit au-dessus. Mais j’ai fait installer une alarme.

— Ce client, vous l’avez déjà vu téléphoner ?

— Pas que je me souvienne.

Servaz émit un soupir.

— Et lui, vous savez qui c’est ? demanda à son tour Samira en dégainant la photo de Lemarchand.

Le patron acquiesça. Il la dévisageait intensément.

— Il était là l’autre soir, en même temps que vous.

Comme elle attendait la suite, il continua :

— Il est venu une demi-douzaine de fois. D’ailleurs, maintenant que vous en parlez, il s’est passé un truc bizarre ce soir-là…

Tous les regards se braquèrent sur lui.

— Quel truc bizarre ? dit Samira.

— Eh ben, d’habitude, quand ce type vient dîner, il partage la table du colonel justement. C’est la première fois que je les voyais dîner séparément.

Servaz le fixa.

— Vous êtes sûr que vous ne confondez pas avec quelqu’un d’autre ?

L’homme lui lança un coup d’œil agacé.

— Évidemment que j’en suis sûr. Vous me croyez gâteux ? J’ai voulu conduire celui-là (il désignait la photo de Lemarchand) à la table du colonel, mais il m’a arrêté en me disant : « Je vais m’asseoir là. » Ils ne se sont même pas salués. J’ai cru qu’ils étaient fâchés…

Martin et Samira échangèrent un regard.

Il sut qu’elle pensait la même chose que lui : ils l’avaient piégée. Le mystérieux colonel, « l’homme aux yeux bleus », voulait voir à quoi elle ressemblait. Il voulait voir « l’ennemi » par lui-même. C’était lui le chef. Un vrai meneur d’hommes, un individu qui ne déléguait rien, qui ne faisait confiance qu’à son instinct. Et ce fantôme qui, jusqu’à présent, se tenait dans l’ombre d’où il tirait les ficelles venait de tourner vers eux son attention. Le vrai combat allait commencer.

De chasseurs ils étaient devenus chassés…

46

ILS ÉTAIENT ASSIS dans la voiture, sur le parking du restaurant. Dehors, la lumière déclinait, les collines se voilaient d’ombre. L’atmosphère était lugubre, pourtant certains devaient trouver que ce calme et cette nature ressemblaient au paradis.

— Ton type, il avait quel âge d’après toi ? demanda Servaz.

— Plus de soixante, estima Samira.

— Tu en es sûre ?

— Certaine.

— D’accord. Attrape ton téléphone et connecte-toi au SIV.

Le système d’immatriculation des véhicules… Elle s’exécuta, via la connexion sécurisée de son téléphone NEO, qui permettait aux officiers de police judiciaire comme aux chefs de groupe d’accéder à une dizaine d’applications métiers.

— Tu nous sors tous les Range Rover immatriculés dans le département de l’Ariège dont l’immat se termine par XS, dit-il.

— OK.

Quelques minutes passèrent.

— Alors ?

— C’est fait.

— Combien ?

— Neuf…

Il se pencha.

— Regarde les dates de naissance des propriétaires. Ceux qui sont nés avant 1965.

Un silence.

— Il n’y en a que deux, répondit-elle.

Il sortit son carnet pour noter.

— Donne-moi les noms et les adresses.

— Le premier s’appelle Bastien Dewolf. Habite avenue Rhin-et-Danube à Saint-Girons.

Il fit courir son stylo sur le papier.

— OK. Suivant.

— Thibault Donnadieu de Ribes. Il habite…

— Une minute…, dit Vincent derrière eux, penché sur son téléphone.

Ils s’interrompirent, se retournèrent.

— Qu’est-ce que tu fous ? demanda Samira.

— Google, c’est pas fait pour les chiens, répondit Espérandieu.

Ils attendirent une poignée de secondes.

— Bingo, dit-il en lisant ce qui s’affichait.

Il tourna l’écran vers eux.

— Général à la retraite Thibault Donnadieu de Ribes. Il a même sa fiche sur Wikipédia. Sacrés états de service. Ce type a plus de médailles qu’un ancien membre du Politburo. Et il a fait un paquet de guerres.

Bon sang, songea Servaz. Cette fois, ils tenaient leur homme.

L’homme aux yeux bleus…

Thibault Donnadieu de Ribes… Il essaya de se rappeler où il avait entendu ce nom. Car il était sûr de l’avoir déjà entendu. Soudain, ça lui revint : une histoire de militaires français en Afrique accusés de torture par d’autres militaires européens. Ils partageaient le même camp et les autres soldats avaient fait remonter les exactions dont ils accusaient les Français jusqu’à leur hiérarchie.

— C’est lui, dit-il.

Le silence qui suivit avait la densité de l’osmium et il leur sembla chargé d’une menace invisible mais palpable.

— Tu as l’adresse ? demanda-t-il.

Samira la lui donna.


LA FAÇADE CLAIRE se détachait sur le crépuscule, lequel passait de l’orange au violet. Samira effectua une marche arrière sur le chemin creux qui s’enfonçait parmi les arbres et les fourrés, de l’autre côté de la route. Elle éteignit les feux, coupa le contact. Ils contemplèrent le château à travers la herse du portail.

— Sacrée bicoque, fit Vincent à l’arrière.

— On va entrer ? demanda Katz à côté de lui.

— Pas sans commission rogatoire.

Servaz ouvrit la portière.

— Restez ici…

Il descendit. La nuit allait être glaciale ; la température avait chuté, mais il gardait encore un peu sur lui de la chaleur de l’habitacle, et il eut juste la sensation d’une pellicule froide et humide sur son visage quand il remonta le sentier dans la pénombre. Il souleva le col de sa veste, émergea au bord de la route et se mit en devoir de longer l’accotement herbeux parallèlement au mur d’enceinte qui s’étirait de l’autre côté de la chaussée. Par endroits, le mur était effondré. Servaz se dit que ça devait coûter bonbon d’entretenir pareil domaine. Il marcha vers l’ouest un moment, avant que la route n’amorce un virage sans cesser d’épouser le tracé du mur d’enceinte.

Il continua sur une trentaine de mètres après le tournant. Jusqu’à l’endroit où le mur s’interrompait, remplacé par un grillage. Servaz stoppa. Il venait d’apercevoir, au travers du grillage et entre les troncs des chênes, ce qui ressemblait fort à des écuries. Plusieurs bâtiments dont les masses rougeoyaient dans le soir, avec autour d’eux des prés bordés de barrières blanches. Le crépuscule allongeait de grandes ombres mélancoliques. Son pouls se fit plus rapide. Il repensa à ce que Fatiha Djellali avait dit au sujet de la paille retrouvée sous les pieds de Kevin Debrandt…

Revenant sur ses pas, il reprit place sur le siège passager.

— T’as trouvé quelque chose ? demanda Samira qui s’impatientait.

— Des écuries…

Ils firent silence, méditant sa réponse.

— Ne tirons pas de conclusions hâtives, tempéra-t-il en devinant leurs pensées. Il y a beaucoup de centres équestres dans le secteur.

Mais, tout au fond de lui, il le savait : c’était ici. Il n’avait plus le moindre doute. Restait à convaincre le juge.


À TRAVERS SES JUMELLES de vision nocturne, Kievert les observait. Il compta quatre personnes dans la voiture. L’aide de camp du général enregistra mentalement le numéro de la plaque d’immatriculation. Mais il savait déjà qui ils étaient.

Il aurait pu les abattre tous les quatre avant qu’ils aient eu le temps de seulement comprendre ce qui leur arrivait. Il avait été sniper dans une autre vie. Sous les ordres du général. Il n’avait même pas vingt ans quand il avait commencé à le servir. À cette époque-là, le général était encore commandant. Le général avait été comme un second père pour lui. Un modèle. Un guide. La boussole de sa vie adulte.

Durant toute sa carrière militaire, la loyauté de Kievert avait été moins envers l’armée qu’envers Thibault Donnadieu de Ribes. Il connaissait pas mal de soldats dans son cas, qui obéissaient en premier lieu à un chef, à un homme, avant d’obéir à l’institution.

Il releva le binoculaire de vision nocturne sur son front. Rebroussa chemin. Se coula entre les fourrés, traversa la route hors de la vue des policiers et retourna dans le domaine par une porte dérobée.


ILS RENTRÈRENT à Toulouse. La nuit était tombée, les lumières se faisaient rares au bord de la route. Ils laissaient derrière eux une campagne désertique et des montagnes qui s’enfonçaient dans les ténèbres comme elles le faisaient depuis la nuit des temps.

Servaz regardait par la vitre sans rien voir d’autre que son propre reflet. Il n’éprouvait plus la moindre fatigue. Il pensait à l’homme aux yeux bleus qui vivait dans ce château. Pas de photo dans Wikipédia. À la place, la mention : « Toute illustration sous licence libre serait la bienvenue. » Mais Samira le lui avait décrit : visage émacié, maigre et sans doute grand – elle ne l’avait vu qu’assis –, et le restaurateur lui avait parlé de ses yeux, tout comme Moussa en avait parlé à Ariane.

Une image mentale s’était ainsi créée dans son esprit.

C’était lui l’ennemi. Car l’homme qui lui faisait face était plus qu’un simple suspect : c’était un adversaire. Redoutable. Un seigneur de guerre. Issu d’une vieille famille catholique, ayant grandi dans une France qui n’existait plus, mettant l’honneur et la patrie au-dessus de tout. Mais Servaz n’oubliait pas qu’il s’en était pris à Moussa Sarr et à Kevin Debrandt, qu’il avait chassé le premier comme une vulgaire pièce de gibier, jeté le cadavre du second sur un pont. Ce faisant, pour Martin, il avait renoncé à toutes les valeurs qui avaient guidé son existence. Mais peut-être n’en était-il pas à son coup d’essai.

Qui, en dehors de Lemarchand, était à ses côtés ? Combien étaient-ils dans la police, dans la gendarmerie, dans l’armée ? Combien de complicités passives et actives ? Il savait déjà qu’il y en avait à l’hôtel de police.

Les gens comme lui prospéraient sur les fractures de plus en plus béantes qui traversaient le pays. Ils étaient chaque jour plus nombreux à souhaiter le chaos, l’effondrement, pour ensuite, pensaient-ils, arracher par la force un pouvoir que les urnes leur refusaient obstinément, élection après élection. Cette société était sur le point de voler en éclats. Le ciment qui avait fait son unité se désagrégeait à vue d’œil, et des groupes en embuscade attendaient la première occasion pour mettre à bas les derniers murs. Des groupes qui poursuivaient des buts divergents mais qui avaient un projet commun : abattre le pouvoir en place en contournant la démocratie. C’était certes le problème de tous, mais le sien, en ce moment même, c’était que l’homme aux yeux bleus et ses sbires avaient provoqué la mort de Moussa Sarr, assassiné Kevin Debrandt et vraisemblablement Romain Heyman, Lahcene Kheniche et Nelson da Rocha. Son problème à lui, c’était de mettre la main sur des assassins. Tout le reste n’était pas de son ressort.

La lune disparut derrière les nuages. Samira conduisait. À l’arrière, Espérandieu et Katz étaient silencieux. Il se dit qu’ils approchaient du dénouement. Il le devinait au galop de son sang dans ses veines. À la façon dont le temps se dilatait et dont chacun, dans la voiture, rentrait peu à peu en lui-même.

Il était 8 heures du soir. Ce samedi 31 octobre.

47

IL PÉNÉTRA DANS l’appartement. Ôta son manteau. Écouta la rumeur de la ville qui parvenait jusqu’au vestibule : Léa avait dû ouvrir les portes-fenêtres pour aérer. Quand il entra dans le salon, il constata que c’était bien le cas, mais que cette rumeur n’avait rien à voir avec celle des autres soirs : on avait l’impression qu’il était 4 heures du matin, quand la nuit toulousaine s’apaisait enfin, tant les bruits étaient peu nombreux et lointains. Où étaient donc passés les cent mille étudiants qui, d’ordinaire, se déversaient à cette heure sur les quais et dans les rues ? Enfermés dans leurs piaules sans doute, à se morfondre et à essayer de ne pas devenir dingos à force de se cogner aux murs, pour la plupart loin de chez eux et livrés à eux-mêmes, fauchés et déprimés. À moins qu’ils ne fussent en vacances ?

— Tu as faim ? demanda Léa dans la cuisine.

Il s’avança. Elle était en train de remuer des légumes dans un wok et l’odeur le fit saliver.

— Il y a une enveloppe pour toi sur la table, dit-elle en tournant la tête.

Il la vit, l’attrapa. Elle était cachetée. Il n’y avait ni nom ni adresse.

— C’était dans la boîte aux lettres ?

Elle eut un geste de dénégation.

— C’est assez bizarre. Quelqu’un attendait dans une voiture en bas. Quand je suis arrivée à sa hauteur, il est sorti et il m’a dit de te la remettre.

Servaz se tendit aussitôt. Il n’aimait pas ça… que quelqu’un ait attendu Léa en bas de chez eux en ce moment. Il déchira l’enveloppe, déplia le feuillet qui se trouvait à l’intérieur.

Blanc…

Il n’y avait rien d’écrit dessus.

— C’est quoi ? demanda-t-elle.

Sans répondre, il prit son téléphone, appela le divisionnaire. En attendant que la communication s’établisse, il sentit que son sang pulsait lourdement.

— Servaz ? répondit Chabrillac, surpris. Qu’est-ce qu’il y a ?

— Je veux deux hommes en bas de chez moi tout de suite : une équipe de protection.

— Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ?

Servaz lui parla de l’enveloppe et du type qui avait abordé Léa. Un silence.

— D’accord, je m’en occupe, réagit Chabrillac. On dirait que vous avez donné un sacré coup de pied dans la fourmilière, cette fois… Vous comptez me parler quand de vos dernières avancées ?

— Laissez-nous encore vingt-quatre heures, répondit-il.

— Pas question. Je vous veux demain à midi dans mon bureau.


20 H 43. ASSISE sur un banc du petit square triangulaire où est érigée la statue d’Hercule archer, œuvre du sculpteur Antoine Bourdelle, Esther Kopelman fumait une cigarette.

La statue en bronze – un archer qui bande son arc, un genou à terre, l’autre jambe tendue en avant, le pied appuyé sur un rocher – se dressait sous un temple de dimensions modestes, et la nuit l’enveloppait comme un linceul. Elle rappelait à Esther ses cahiers d’écolière de marque Héraklès.

Il est en retard… Il a peut-être pris peur…

En l’attendant, Esther Kopelman fumait et pensait à sa vie. Ou plutôt elle faisait le bilan de celle-ci depuis qu’elle avait été cette écolière en tablier gris qui ouvrait son cahier aux pages quadrillées, ses lunettes de myope sur le nez, assise derrière un pupitre en bois pourvu d’un encrier.

Dans sa jeunesse, des années plus tard, la timide chrysalide étant devenue un superbe papillon, elle était passée d’un homme à l’autre, avec pour seule préoccupation son bon plaisir, sans jamais se laisser mettre le grappin dessus, buvant trop, fumant cigarette sur cigarette (elle avait commencé à quinze ans et elle avait calculé qu’à raison de deux paquets quotidiens pendant trente-huit ans, cela faisait à présent plus d’un demi-million de cibiches grillées), s’essayant parfois à d’autres substances, jusqu’au jour où les amants s’étaient mis à l’appeler de moins en moins souvent et où ses « péchés » avaient commencé à se lire sur sa figure.

Aujourd’hui – en tout cas avant les confinements et les couvre-feux –, elle passait la plupart de ses soirées seule ou dans des bars avec des compagnons de boisson qui se transformaient parfois en amants d’une nuit. Elle ne voulait pas d’animal de compagnie : d’abord parce qu’elle avait horreur des chiens et des chats, ensuite parce que cela aurait fait un peu trop vieille fille. Elle n’avait pas d’enfants pour l’appeler ou lui rendre visite, à peine un vague neveu qui lui passait un coup de fil tous les six mois. Et ses parents étaient morts depuis belle lurette.

Malgré elle, sa gorge se serra. C’était donc là tout : voilà à quoi s’était résumée sa vie ? Heureusement qu’il y avait eu le boulot. Elle avait adoré ce métier. Mais qu’en restait-il à l’heure où n’importe qui s’improvisait journaliste, où de plus en plus de gens, devenus incapables de vérifier les informations qu’ils recevaient, nourrissaient leur vision du monde de fake news, de rumeurs et de contre-vérités ?

Elle regarda sa montre, elle commençait à s’impatienter. Qu’est-ce qu’il fichait, bon sang ?

Poursuivant sa mini-séance d’auto-évaluation, elle se demanda si elle avait des regrets, si, à supposer qu’elle eût pu disposer d’une machine à voyager dans le temps, elle serait remontée dans le passé pour faire certaines choses différemment. La réponse était oui. Sans équivoque. Sans l’ombre d’un doute. Oui, oh que oui. Et ceux qui prétendaient le contraire étaient pour une grande majorité d’entre eux des menteurs. Car combien étaient-ils à avoir la vie dont ils avaient rêvé dans leur jeunesse ?

Elle sursauta.

Il y avait eu un mouvement derrière elle : derrière son banc. Elle en était presque sûre. Elle se raidit. Elle tournait le dos aux platanes et aux eaux noires du canal de Brienne. Il y avait bien un lampadaire au-dessus d’elle qui, en temps normal, dispensait une clarté jaunâtre, mais il était en panne. C’est d’ailleurs pour ça qu’elle s’était assise là : pour passer inaperçue.

On bougea encore derrière le banc, un bruit de semelles furtif sur le gravier, et elle se retourna à temps pour voir une ombre disparaître sur sa gauche, hors de son champ de vision. Le cœur cognant, elle pivota dans l’autre sens, et son organe fit un triple lutz dans sa poitrine en découvrant le visage tout près du sien.

— Bon Dieu, c’est pas vrai ! s’exclama-t-elle. Ne me fais plus jamais ça ! Tu m’as fichu une de ces trouilles !

— On dit « foutu » de nos jours, fit-il remarquer.

— Ouais, ben, si les gens parlaient mieux, ça les rendrait peut-être un peu moins cons, rétorqua-t-elle.

— On croirait entendre ma mère…

— Ça prouve que c’est une femme intelligente.

— T’aimes bien avoir le dernier mot, hein, Kopelman ?

— J’ai l’impression qu’on est deux…

— D’accord, faisons une trêve, dit Raphaël Katz, qui s’était assis sur le banc à côté de la journaliste. Je peux te taxer une clope ?

Le jeune lieutenant avait retiré son masque. Elle avait le sien dans le cou, qui lui faisait comme un double menton. Elle sortit son paquet, il attrapa une cigarette.

— Tu as quelque chose pour moi ? demanda-t-elle.

Il haussa les épaules.

— Peut-être, peut-être pas…

— Si tu pouvais éviter de jouer aux devinettes, il est tard et je n’ai qu’une envie : être chez moi tranquillement assise sur mon canapé devant une série…

— Ariane Hambrelot, dit-il.

— La fille qui a été violée par Moussa Sarr… ?

— Justement, c’est ça le hic : elle n’a pas été violée par Sarr.

Esther Kopelman fronça les sourcils.

— Et comment tu le sais ?

— Elle a tout avoué à mes collègues… Moussa n’était pas présent quand on l’a violée.

Esther réfléchit.

— Ben, mince : ça veut dire que non seulement ce gamin a été assassiné par des gens qui l’ont chassé comme du gibier, mais qu’en plus il était innocent de ce dont on l’accusait ? Bordel de merde…

Il tira sur sa cigarette, dont le bout rougeoya dans l’obscurité. Quelqu’un passa derrière eux, longeant le canal, et ils firent silence.

— Et toi, tu as quelque chose pour moi ? dit-il.

Un temps.

— Ça se pourrait…

Il se tourna vers elle, scruta son profil.

— Accouche. Ceci est un échange, ça fonctionne dans les deux sens.

— Tu le sais, dit Esther, je n’ai pas que toi comme contact dans la police. J’en ai d’autres qui me lâchent des trucs à l’occasion. Il se dit qu’il y a dans la région un… hmm… tribunal de l’ombre, un groupe secret de policiers, de juges et de militaires qui prétendent pallier les défaillances du système judiciaire en rendant eux-mêmes une autre justice…

Elle le vit plisser les yeux, fixer la statue d’Héraklès archer droit devant, tout en esquissant le geste de tendre un arc invisible et de viser.

— Comment tu sais ça ? dit-il.

— Le bruit court, répondit-elle. Et il est parvenu jusqu’à mes oreilles…

— Qui te l’a rapporté ?

— Désolée, mon poussin, mais je protège mes sources. Je suppose que toi qui en es une désormais, tu comprendras ça… Comment pourrais-tu me faire confiance ensuite si je te la donnais ?

— Touché, concéda-t-il.

— Ce bruit, tu l’as entendu aussi ? demanda-t-elle.

— Pas de commentaire, répondit-il.

— Ça veut dire oui ?

— Ça veut dire « pas de commentaire ».

— L’existence d’un tel groupe pourrait expliquer non seulement les morts de Moussa Sarr et de Kevin Debrandt, mais aussi les disparitions de Lahcene Kheniche, de Romain Heyman et de Nelson da Rocha, suggéra-t-elle. Et peut-être d’autres encore…

Il la dévisagea pensivement, les yeux perdus dans le vague, se leva.

— Faut que j’y aille, dit-il.

Elle hocha la tête, le suivit du regard tandis qu’il s’éloignait d’un pas pressé en direction du boulevard Lascrosses, le jeune lieutenant aux dents longues. Mi-Rastignac, mi-Rubempré. Elle se demanda de quel côté la pièce allait tomber : côté face, celui de la droiture, de l’intégrité, comme Servaz ; ou côté pile : celui des corruptibles, des violents, des enragés, de tous ceux qui franchissaient la ligne blanche.

Elle se dit que Raphaël Katz ne le savait sans doute pas lui-même à cet instant. Bien qu’il flirtât dangereusement avec la ligne en question. Elle se souvint de leur première rencontre, à peine trois jours auparavant. Dans un bar, comme de juste. Raphaël l’avait abordée et lui avait offert un verre peu de temps avant la fermeture prématurée de l’établissement due au couvre-feu. Elle avait d’abord cru qu’il cherchait, comme les autres, à noyer sa solitude dans le bruyant compagnonnage des soiffards et des âmes esseulées. Mais il lui avait très vite expliqué qu’il avait lu son dernier article, celui qui parlait de Moussa Sarr et qui était paru le matin même. Qu’il l’avait aimé. Il lui avait dit ensuite qu’il était évident qu’elle avait des informateurs à l’hôtel de police comme au parquet, mais qu’aucun d’eux, visiblement, n’était directement mêlé à l’enquête. Il lui avait déclaré qu’avec son salaire de lieutenant il avait du mal à joindre les deux bouts, qu’il ne tarderait pas à monter en grade mais qu’en attendant il avait besoin d’argent. Elle lui avait ri au nez, lui avait répondu, se souvenant de ce que lui avait dit Chaumette, que La Garonne n’était pas le Washington Post. Il avait répliqué que « Gorge profonde » était sans doute beaucoup plus cher, et qu’il ne demandait pas grand-chose : quelques centaines d’euros. Qu’en échange elle lui fournirait de temps en temps des informations qui pourraient peut-être, le moment venu, l’aider à booster sa carrière. Ce serait un deal gagnant-gagnant, en somme. Elle avait aimé son culot, en avait parlé – sans le nommer – à son rédac-chef. C’était comme ça qu’ils avaient commencé leur pas de deux.

Elle se leva à son tour. S’étira et se mit en marche. Ne remarqua pas la silhouette qui la suivait dans la nuit.


— MARTIN, SI TU me disais ce qui se passe ?

Elle le regardait d’un air sévère. Une lueur d’irritation dans ses beaux yeux verts. Elle lui en voulait de ne pas l’avoir informée plus tôt et de les avoir mis en danger, Gustav et elle, d’avoir fait passer son métier avant eux – et il la comprenait.

— On est sur le point de démasquer des flics qui sont passés du côté obscur, dit-il. Des flics ripoux. Et, comme des fauves qui se sentent coincés, ils cherchent à blesser, ils cherchent à m’atteindre… à travers vous.

— Ça a un rapport avec le gamin trouvé sur le pont dont on parle aux infos ? demanda-t-elle.

Il hocha la tête. Il était secoué. Il pouvait faire face quand on le menaçait lui, il avait fait l’objet de menaces par le passé, affronté des individus suprêmement dangereux, mais il n’était pas sûr d’en être capable quand on s’en prenait à ceux qu’il aimait, à ce qu’il avait de plus cher.

— « Du côté obscur », ça veut dire quoi ?

— Qu’ils ne sont plus des flics, mais des justiciers, des assassins… Qu’ils ne sont plus si différents de ceux que nous pourchassons…

— Alors, ce type, en bas, qui m’a remis cette enveloppe, c’était une menace, c’est ça ? Une façon de te dire : on sait où tu habites, on sait qui est ta compagne… Comme la mafia…

Il eut le sentiment qu’ils devaient aller vite, que le temps pressait s’il ne voulait pas exposer davantage les siens. Il leva les mains en signe d’apaisement.

— Ces types seront bientôt hors d’état de nuire, Léa. En attendant, vous allez bénéficier d’une protection, Gustav et toi.

Il la vit renifler, ses narines frémirent, comme les naseaux d’un cheval rétif. La colère rosissait ses joues.

— Tu veux que j’aille au travail escortée par des flics, c’est ça ?

Il la considéra d’un regard admiratif. Il n’y avait rien chez cette femme qu’il n’aimât pas. Et il éprouva de nouveau la morsure de l’inquiétude à l’idée de la perdre.

— C’est juste pour quelques jours, dit-il.

— Il n’en est pas question !

— Léa…

— Tant que cette histoire n’est pas réglée, fais accompagner Gustav au centre de loisirs puis à l’école, je me sentirai plus tranquille. Mais pas question que ton métier interfère avec le mien. Ces flics me suivent en voiture si ça leur chante, mais ils n’entrent pas dans mon hôpital.

— Tu sais très bien qu’en temps normal n’importe qui peut entrer dans ce fichu CHU !

— Je m’en fous ! Ils ne mettront pas les pieds dans mon service !

Elle avait crié. Elle n’était pas d’humeur à faire des concessions. Il se dit qu’il valait mieux laisser couler pour l’instant : il reviendrait à la charge plus tard. Elle s’éloigna le long du couloir vers la chambre.

48

APPETITE FOR DESTRUCTION, chantait un groupe baptisé « Des flingues et des roses ». Rage. Cris. Projectiles. Incendies. La nuit brasillait, rugissait, tel un Vésuve crachant son feu au-dessus de Pompéi. Les CRS et les membres de la BAC gardaient leurs distances. Ils attendaient les ordres. Tant que la lave incandescente ne débordait pas du cratère pour se répandre tout autour, ils ne bougeraient pas. Quant aux habitants du quartier, tant pis pour eux. Il y avait toujours des civils sacrifiés dans un conflit. Et, pour les flics présents, c’en était un.


SAMEDI SOIR à la préfecture. Michèle Saint-Hamon aurait de loin préféré être en train de donner une de ces soirées où elle invitait tout ce que le département comptait de mandarins et de grosses légumes, une soirée qu’elle aurait peut-être mise à profit pour repérer quelque jeune extra, plateau en main, qu’elle aurait invité à rester une fois les invités partis, pour peu qu’il fût beau garçon, grand et pas trop regardant sur la différence d’âge. À cheval donné, on ne regarde pas les dents.

Mais la crise sanitaire l’avait privée de cette distraction et, ce soir-là, ce n’était pas un événement mondain qui avait conduit la préfète à troquer l’uniforme pour un tailleur, lequel moulait ses hanches larges et ses cuisses fermes, exercées quotidiennement sur son vélo elliptique. Elle s’inclinait sur une carte de l’agglomération toulousaine, tandis que des représentants de la maréchaussée et de la police lui exposaient la situation.

Le Mirail, les Izards, Bagatelle connaissaient une nouvelle flambée de violence. Elle craignait que cette colère ne s’étendît à d’autres communes. Elle se savait surveillée en haut lieu depuis l’affaire du pont.

Elle repensa à ce flic. Servaz. Il était droit dans ses bottes, mais elle avait senti que ce n’était qu’une façade. Elle s’était renseignée. C’était un flic intègre, mais un homme tourmenté, hanté par ses démons, toujours sur le fil du rasoir. Qui avait déjà eu maille à partir plusieurs fois avec sa hiérarchie. Un antihéros mais un héros quand même. Un mélange de force et de vulnérabilité. Un cocktail intéressant. Elle aurait bien aimé découvrir ce qu’il cachait sous sa cuirasse, dans l’intimité. Qui sait ? Peut-être que l’occasion se présenterait bientôt…

Elle se concentra sur les paroles de son directeur de cabinet. Comme d’habitude, celui-ci voyait tout en noir.

— Cette ville est au bord de la guerre civile, commenta-t-il.

Elle réprima un soupir.

— Bon sang, arrêtez de dramatiser. C’est fatigant.


LE FLIC AU VOLANT de la voiture banalisée garée le long du trottoir, boulevard de Strasbourg, regarda le jeune lieutenant approcher.

— Bouge pas, dit-il à son coéquipier.

Il descendit, marcha en direction du policier blond, qui était en train de taper le code d’entrée de son immeuble.

— Lieutenant…

Katz se retourna, considéra le gars en Perfecto et sweat à capuche noir. Un visage fatigué, des valises sous les yeux, bien qu’il eût à peine quelques années de plus que lui. Un air de dureté contrôlée. Il portait le mot flic sur le front.

— Je tenais à te saluer, dit le policier en civil. On nous a rapporté ta réaction sur le Pont-Neuf et pendant la réunion au SRPJ…

Katz ne dit rien, se contentant de laisser l’autre venir.

— On m’a chargé de te dire qu’on est nombreux à l’avoir appréciée. On a besoin de gens comme toi dans la police, ajouta l’homme en souriant sous le masque.

On, c’est qui ? demanda Raphaël.

Il devina que le sourire s’élargissait.

— Chaque chose en son temps… On veut juste que tu saches qu’on est pas mal à être sur la même longueur d’onde que toi. Tu n’es pas tout seul…

— Je ne vois pas de quoi tu parles, répliqua Katz.

L’homme déplaça son poids d’un pied sur l’autre en regardant autour de lui avant de reporter son attention sur Raphaël.

— Je crois que si… Il y a un certain nombre de personnes au commissariat et au palais de justice qui pensent que ce pays va à vau-l’eau, que tout fout le camp, qu’il est temps d’agir. Et toi, tu en penses quoi ?

Raphaël sonda son vis-à-vis. Il acquiesça.

— Ce n’est pas moi qui vais dire le contraire, approuva-t-il prudemment. Mais qu’est-ce qu’on peut y faire ?

— Il semblerait que certaines personnes aient déjà commencé à faire quelque chose, tu ne crois pas ? dit l’autre flic.

— Tu les connais ?

L’homme lui fit un clin d’œil.

— Peut-être que oui, peut-être que non… On en reparlera. En attendant, je te souhaite une bonne soirée. Et encore merci pour tes paroles.

Raphaël regarda le flic s’éloigner dans la nuit toulousaine. Après quoi, il sortit son téléphone.


DE LA MUSIQUE traversait la cloison, en provenance de la piaule voisine. Raphaël reconnut le morceau : Coldplay. Du son pour minettes, se dit-il. Pour sa part, il préférait The New Abnormal, le dernier album des Strokes, ou, mieux encore, une rareté : Saturnalia, des Gutter Twins.

Il repensa au flic qui l’avait abordé en bas.

Comme beaucoup de policiers, ce dernier considérait qu’un fossé infranchissable s’était creusé entre les juges et les flics, que les premiers avaient abandonné les seconds en rase campagne, au milieu d’une guerre qu’ils auraient dû mener conjointement.

Il se déshabilla. Passa sous la douche brûlante. Soudain, il se figea, ses cheveux se dressèrent sur sa nuque et, le souffle court, il eut l’impression que son palpitant cognait si fort dans sa cage thoracique qu’il allait la défoncer. Il venait d’avoir la vision d’un homme assis derrière un bureau, avec un trou dans la tête, et d’une flaque de sang sombre qui s’élargissait sur le mur. Il étouffa un hoquet, posa les deux mains à plat sur le carrelage ruisselant. Tremblant, assailli par le souvenir, il ferma les yeux. Il était en train de faire ses devoirs quand le coup de feu avait retenti dans le bureau de son père. Il avait jailli de sa chambre, remonté le couloir en courant. La fumée dérivait encore dans un rayon de lune provenant de la fenêtre, toutes les lumières étaient éteintes, mais la nuit suffisamment claire pour qu’il pût distinguer la face blafarde qui flottait, comme détachée du corps. Même dans la mort, son père le regardait, le toisait, le jugeait. C’était du moins ce qu’il s’était dit sur le moment, immobile, sur le seuil du bureau. Incapable de faire un pas de plus. Derrière lui, sa mère avait poussé un hurlement d’agonie. Il avait noté l’uniforme, le livre que son père avait posé devant lui : Sénèque, De la brièveté de la vie. « Espèce de vieux salaud, avait-il pensé, faut toujours que tu fasses ton cinoche, même pour ta sortie. »

Il laissa chaque goutte d’eau chaude rouler sur sa peau, sur ses joues, sur son crâne parmi ses cheveux blonds. Il inspira, expira. S’efforça de visualiser quelque chose de positif. Mais rien ne lui vint. Il attendit que, petit à petit, l’attaque de panique s’éloigne, comme un nuage noir qui a failli crever mais qui, finalement, s’en va.


L’INCENDIE GAGNAIT : Strasbourg, Rennes, Rouen, Nantes, Bordeaux, Lille, Soissons, Besançon, plusieurs communes de Seine-Saint-Denis, de l’Essonne, Lyon… On se serait cru revenu en 2005. Partout les voitures brûlaient ; à Bobigny, la gare routière fut ravagée ; à Bordeaux, le pronostic vital d’un adjoint de sécurité engagé. Au pied des paquebots sans âme, des hideuses ruches de béton, des monstres issus d’une architecture « quasi concentrationnaire dans sa nature et criminogène dans ses résultats », selon les mots d’un Premier ministre trente ans plus tôt (et pourtant, rien ou presque n’avait changé depuis), des jeunes qui n’avaient rien à perdre cherchaient l’affrontement avec la police, pendant que le reste des habitants se barricadaient, tout en désespérant d’une société qui les avait depuis longtemps abandonnés.

Il y eut des réunions. Beaucoup de réunions. À Beauvau, à la Direction générale de la police nationale, à celle de la Sécurité civile et de la gestion des crises à Asnières, dans les directions départementales de la Sécurité publique et les services régionaux de police judiciaire, et même à l’Élysée, des fenêtres brillèrent jusque tard dans la nuit. Partout, dans les couloirs, des fonctionnaires inquiets s’agitaient, couraient, allaient aux nouvelles – mais chacune de leurs décisions, chacun de leurs gestes étaient alourdis, alentis par la pesanteur d’une machine administrative peu préparée aux temps de crise. Cela faisait un moment déjà que l’État vacillait, qu’il montrait des signes de faiblesses. On redoutait un cocktail de crise sanitaire et de crise sécuritaire qui rendrait explosive une situation déjà instable. On redoutait que ces départs d’incendie ne se propagent à d’autres franges de la population, épuisées par les privations de liberté, la peur du lendemain. On redoutait que tout aille de mal en pis. On redoutait que ce pays, un jour prochain, échappât à tout contrôle.


DANS L’OBSCURITÉ, Samira écarta doucement le rideau. Le type là-bas ne se cachait même pas. Pas plus qu’elle-même ne l’avait fait devant chez Lemarchand.

La voiture était garée au bout du champ. Elle en avait remplacé une autre deux heures plus tôt. Bien visible. Qui plus est, ce chemin-là ne desservait aucune autre maison.

Elle regarda le radio-réveil sur la table de nuit. Les bâtons rouges formèrent les chiffres 1 : 23.

Elle s’allongea dans le grand lit, sur la couette, contemplant le plafond révélé par la nuit claire. Un lustre baroque pendait à une poutre ; comme la plupart du mobilier, il avait été chiné dans des brocantes.

Elle était toujours habillée. Son prof était parti une demi-heure plus tôt après avoir voulu l’attacher et jouer avec ses pieds, mais elle n’était pas d’humeur. Elle se demanda s’ils allaient comprendre un jour, ceux d’en haut, ce qui se passait dehors, dans la vie réelle.

Que les flics de ce pays étaient désormais livrés à eux-mêmes. Qu’ils étaient à bout. Qu’ils étaient la dernière digue. Que cette digue était sur le point de rompre. Que si elle rompait, le crime organisé, les milices, les bandes, les pillards, les pourvoyeurs de chaos et de ténèbres régneraient comme à Rio de Janeiro, à Tijuana ou à Cape Town. Et qu’il n’y aurait plus de paix possible. Pour personne. Ni de justice. Nulle part.

La voix éthérée et mélancolique de Rosie Thomas s’éleva dans le noir, chantant The One I Love.

C’était étrange qu’elle aimât autant une chanson qui correspondait si peu à sa propre réalité. The One I Love… Elle se demanda si, de son côté, elle avait jamais aimé quelqu’un de cette manière-là.

Et si quelqu’un l’avait aimée en retour…

Elle connaissait la réponse.

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