ILS FRANCHIRENT le périph. Direction le Mirail. Un quartier à l’ouest de la ville. Un quart d’heure plus tard, ils se garaient devant un square, au pied des grandes barres d’immeubles.
Le ciel était limpide, lumineux ; le froid les mordit quand ils descendirent de voiture. Ils avaient emprunté la vieille Clio de Samira. Les immats des véhicules banalisés du commissariat – dont le parc n’avait pas été changé depuis trois ans – étaient connues des voyous qui tenaient les barres. Et il y avait longtemps que la police ne s’aventurait plus dans le coin sans l’appui des cow-boys de la BAC ou des treillis bleus de la BST, la brigade spécialisée de terrain.
Servaz se fit la réflexion que les premières victimes de cette situation étaient les habitants eux-mêmes. Des gens qui n’avaient pas les moyens d’aller vivre ailleurs, qui rentraient épuisés, tard le soir, de leur travail, qui devaient montrer patte blanche aux dealers et qui, très souvent, se levaient aux aurores pour aller nettoyer les bureaux de ceux-là mêmes qui, habitant des quartiers plus paisibles, professaient une compréhension de bon aloi et trouvaient aux membres de ces gangs toutes sortes d’excuses, dont la première, celle d’avoir grandi dans un tel environnement, était certes recevable.
Ils marchèrent rapidement entre les arbres, à travers les pelouses du square : les choufs – les très jeunes guetteurs sur les toits et les coursives – avaient un sixième sens pour repérer les flics en civil. Ils n’étaient que deux, Samira et lui. Pas besoin d’attirer l’attention. Ils s’engouffrèrent dans le hall. Heureusement pour eux, il était tôt et les points de deal comme les barrages filtrants à l’intérieur des immeubles n’étaient pas encore en place.
Ils n’eurent pas besoin du code : la porte vitrée était bloquée en position ouverte. Le hall, désert. Servaz appuya sur le bouton de l’ascenseur. Pas de réaction. Les néons du hall clignotèrent. La lumière du matin traçait des diagonales blondes à travers les vitres, et Samira se dit qu’avec les arbres dehors et le lac artificiel ç’aurait pu être un endroit presque agréable. Ça l’était peut-être, à certains moments de la journée. Il appuya de nouveau. Rien. Ils empruntèrent la cage d’escalier. Une barrière métallique comme en utilisent les forces de l’ordre traînait au bas des marches. Plus tard elle servirait aux dealers pour filtrer l’accès et stopper les importuns.
Servaz tendit l’oreille en montant. Difficile de distinguer, parmi les nombreux bruits qui descendaient des étages, celui qui pouvait représenter un danger.
Des voix s’élevèrent à l’intérieur de l’appartement quand ils sonnèrent. Ils entendirent des pas : quelqu’un venait. Le battant s’ouvrit sur un homme dans la trentaine vêtu d’un sweat à capuche et d’un jean noirs, chaussé de sandales de sport. Servaz le reconnut. Il avait vu sa photo dans le dossier qu’il avait parcouru cette nuit avant de dormir quelques heures, les bras croisés sur son bureau. Chérif Sarr. Le frère. Le curateur de Moussa.
Sarr aîné avait un regard aussi meurtrier et aigu qu’une paire de dagues, des pupilles étincelantes, un visage à la mâchoire puissante et une longue barbe noire taillée en carré. Les muscles de ses épaules, de sa poitrine et de ses bras, ronds et saillants, gonflaient son sweat-shirt.
Servaz lui présenta sa carte. Chérif Sarr n’y jeta même pas un coup d’œil, préférant regarder Martin dans les yeux, le visage dur et dépourvu d’expression. Servaz se raidit. Quelque chose clochait : Chérif Sarr savait visiblement à qui il avait affaire. Et surtout, il s’attendait à leur visite.
Il maintint la porte ouverte sans un mot. Samira et Martin s’avancèrent. On entendait l’écho d’une télévision dans un appartement voisin, à travers les cloisons minces. Un salon au bout du couloir. Une femme dans la cinquantaine sanglotait, les traits ravagés par le chagrin, et un homme du même âge qu’elle, en costume-cravate, se tenait debout au milieu de la pièce. À leurs attitudes et à leurs positions, Servaz comprit qu’ils n’étaient pas mari et femme. Du reste, il avait lu dans le dossier que Moussa Sarr avait été élevé par sa mère.
L’homme en costume les observait d’un air réprobateur, en pinçant les narines comme s’il avait reniflé une mauvaise odeur. Il ne semblait pas véritablement affecté, affichant plutôt une peine de circonstance. Avocat, pensa Servaz. Pourquoi était-il là ? Pour s’assurer que la police faisait bien son travail ?
— Madame, je vous présente mes condoléances, commença-t-il. Puis-je savoir qui vous a prévenue ?
Une voix féminine râpeuse comme du papier de verre s’éleva alors sur sa droite, à la limite de son champ de vision, en même temps qu’une toux rauque de fumeuse :
— C’est moi, commandant.
ESTHER KOPELMAN. Cinquante-trois ans. Reporter à La Garonne. Il avait souvent croisé sa route. Elle avait toutes les qualités d’une bonne journaliste : pugnace, coriace, fouineuse, ne se contentant pas d’infos de seconde main. Elle passait régulièrement des soufflantes à ceux de ses collègues qui écorchaient les noms, martyrisaient la syntaxe ou confondaient rumeurs et faits.
Bourreau de travail, indépendante, elle avait aussi les défauts de ses qualités, s’asseyant joyeusement sur le secret de l’instruction comme sur la présomption d’innocence une fois acquise la conviction d’une culpabilité.
Côté physique : un mètre cinquante-deux sans talons, une face large et plate, des cheveux bouclés, à l’évidence teints dans un marron qui évoquait le cirage à chaussures, abusant du rouge à lèvres comme du crayon à sourcils.
— Bonjour, Esther, dit Servaz.
— Salut, Martin.
— Qui vous a dit ? demanda-t-il.
Elle toussa de nouveau, une toux grasseyante :
— Vous ne pensez pas sérieusement que je vais répondre à cette question ?
À la différence des trois autres, elle portait un masque. Elle l’avait cependant abaissé pour siroter une tasse de café qu’elle tenait par l’anse tandis que, de sa main libre, elle maintenait en dessous la soucoupe en porcelaine. Servaz aurait parié que personne n’allait leur en proposer un.
— Qu’est-ce qui est arrivé à Moussa ? leur demanda d’emblée l’homme en costume. Est-il exact, comme nous l’a dit Mme Kopelman, qu’il a été… pourchassé par des individus dans la forêt et renversé par une voiture ?
Pris de court, Servaz cligna des yeux. Il jeta un coup d’œil à la mère, hésita.
— Qui veut le savoir ? demanda-t-il.
— Maître Fonbelle, répondit l’avocat en tirant sur sa cravate et en toisant le policier. Je défends les intérêts de la famille.
Servaz dévisagea le conseil, puis tourna de nouveau son regard vers la mère. Les yeux larmoyants de celle-ci s’arrêtèrent un instant sur Samira ; elle parut déroutée par ce qu’elle voyait. Servaz fit signe à sa coéquipière. C’est elle qui parla. Elle leur décrivit l’accident, la poursuite dans les bois, omit le fait que Moussa avait le mot JUSTICE marqué au fer sur la poitrine, qu’il s’était réveillé sur la table du légiste et qu’on lui avait passé une cagoule en forme de tête de cerf.
Servaz observa la réaction de Mme Sarr. Sa douleur était aussi vaste qu’un océan de larmes. Elle porterait cette image en elle – son fils chassé comme du gibier, courant dans la forêt – jusqu’à la fin de ses jours. Pour elle, Moussa ne cesserait jamais de courir dans cette forêt. C’est ainsi que le deuil fonctionne. C’était l’un des aspects les plus éprouvants de ce métier. Être le porteur des mauvaises nouvelles. Celui qui mettait fin à toute forme de joie et d’espoir.
À son tour, Samira présenta ses condoléances à la mère et au frère. Elle pivota pour regarder celui-ci. Aussitôt, Chérif Sarr toisa la fliquette avec un mépris extrême, une répulsion presque physique, une haine de classe, de principe. Pas seulement parce qu’elle était arabe et flic – parce qu’elle était arabe, femme et flic. Et, à ce titre, doublement méprisable pour un Chérif Sarr. Elle se refusa à baisser les yeux. Servaz surprit une rage énorme, incendiaire, dans ceux du frère aîné.
— Vous avez un suspect ? voulut savoir l’avocat.
— On ne fait que commencer, maître.
— C’est vrai qu’il avait le mot JUSTICE marqué sur la poitrine ? demanda Chérif Sarr d’une voix pleine de fureur.
Servaz sursauta. La mère fondit en larmes. L’avocat fit un pas vers elle, mais Chérif traversa rapidement la pièce pour écarter le baveux et prendre sa mère dans ses bras. Il se tourna vers eux sans cesser de l’étreindre, ses pupilles brûlaient.
— C’est sûrement un coup des keufs, cracha-t-il. Tout le monde sait que la police est raciste. À cause de vous, mon petit frère a bien failli pourrir en prison alors qu’il était innocent !
— Vous l’avez tué ! hurla soudain la mère. C’est la police qui a tué mon fils ! Vous êtes des meurtriers, des assassins !
Servaz resta muet, tétanisé comme s’il avait reçu une gifle. Même s’il la comprenait, cette colère. À l’instar de nombre de ses collègues, ne se sentait-il pas furieux chaque fois que des flics confortaient l’image d’une police structurellement raciste, déshonorant ainsi l’ensemble d’une profession ? Il se tourna vers la journaliste :
— C’est vous qui leur avez mis cette idée en tête ?
Esther Kopelman demeura silencieuse, l’observant d’un air impénétrable. Il s’adressa alors à la mère :
— Je veux vous parler, hors de la présence de ces personnes, lui dit-il ainsi qu’à Chérif.
Il désigna du menton l’avocat et la reporter.
— Pas question, je reste, trancha le baveux.
Servaz réprima un soupir. La mère de Moussa Sarr se tourna vers Esther Kopelman. Celle-ci inclina la tête, reposa sa tasse sur la table du coin salle à manger.
— Madame Sarr, je vous renouvelle toutes mes condoléances. Je suis vraiment, sincèrement désolée. Vous avez mon numéro. Chérif, prenez soin de votre mère.
Elle se dirigea vers la porte, saluant Servaz au passage.
— QUAND EST-CE QUE vous l’avez vu pour la dernière fois ? demanda-t-il.
La mère lui jeta un regard méfiant, hostile, hésita.
— Vendredi… Ou jeudi… Jeudi, répondit-elle.
Ils étaient assis dans les canapés et les fauteuils du salon.
— Et quand est-ce qu’il vous a appelée pour la dernière fois ?
— Je ne me souviens plus… La semaine dernière… Il ne m’appelait pas souvent.
— Il vous a appelée ce week-end ?
Elle tamponna ses yeux avec un mouchoir.
— Non.
— Donc, vous étiez sans nouvelles de lui depuis jeudi ?
Sur le canapé, la mère se tortilla, hocha la tête.
— Et ça ne vous a pas inquiétée ?
— Moussa était majeur, intervint Chérif, assis dans un fauteuil à droite de Servaz. Il ne dormait pas toujours ici. Il disparaissait et il reparaissait. Ça n’avait rien d’inhabituel.
— Et il dormait où quand il ne dormait pas ici ? s’enquit doucement Samira.
Chérif Sarr répondit sans la regarder, fixant uniquement Martin :
— Chez des potes à lui… chez des meufs… je sais pas trop… Je vous le répète : Moussa était assez grand pour se gérer tout seul.
— Pourtant, vous étiez son curateur, fit remarquer Servaz.
Chérif soupira. Sa réticence était palpable.
— C’est la juge qui m’a désigné… C’est cette connerie de justice, avec leurs règles débiles. On se demande où ils vont chercher des trucs pareils…
— Et vous vous souvenez de la dernière fois qu’il vous a parlé ?
De nouveau, Chérif les fusilla du regard.
— Pourquoi toutes ces questions ? Je vous l’ai dit : cherchez plutôt de votre côté… Vous l’avez tué, répéta-t-il. Vous ou un de vos collègues… Et maintenant, vous faites semblant d’enquêter… Mais je sais que c’est juste pour la forme, pour pouvoir dire : « Vous voyez, nous avons enquêté. » Je sais que l’affaire sera vite classée…
— Répondez.
Chérif renifla, hésita :
— Jeudi soir. Il m’a appelé pour me dire qu’il ne rentrait pas, qu’il dormait chez des potes. C’est les vacances. Il n’avait pas cours.
— Il avait des ennemis ?
Les pupilles de Chérif s’étrécirent.
— Putain, combien de fois il faut vous le dire ? Vous : les keufs, cracha-t-il de nouveau. C’est des fils de pute de keufs qui ont fait ça…
Ils ignorèrent l’insulte.
— Et à part nous ?
— Qu’est-ce que vous pensez de la famille de cette fille qui l’accuse de l’avoir violée ? proposa le jeune homme froidement.
Pas si bête, se dit Servaz.
— Quand est-ce qu’on pourra récupérer le corps ? demanda la mère. Il aurait déjà dû être enterré…
— Bientôt, éluda Servaz.
Il se leva.
— On va examiner sa chambre, si vous le permettez. Qui est entré dedans depuis jeudi ?
— Moi, répondit la mère faiblement, pour ramasser son linge sale et pour faire le ménage…
Elle se mit à pleurer et Chérif vint s’asseoir près d’elle.
LES POSTERS AUX MURS représentaient des rappeurs au torse musculeux, couverts de breloques en or, tels des demi-dieux antiques qu’on aurait coiffés de casquettes snapback, des affiches de concerts, de puissantes et rutilantes voitures de sport contre lesquelles s’appuyaient des filles en bikini.
Toute une grammaire du désir et du manque, un univers chimérique, une réalité factice destinée à masquer l’autre réalité : celle du béton, de la frustration, de ces franges périurbaines reléguées loin du centre où on parquait les jeunes comme Moussa en espérant que leur rage n’arriverait pas jusqu’aux beaux quartiers. Mais on pouvait toujours interposer des boulevards périphériques, des rocades, des no man’s lands, le fleuve de la colère finissait par sortir de son lit. Quand vous vous sentez marginalisé, écarté, dévalué, culpabilisé génération après génération, comment ne pas accueillir en soi la haine et le désir de vengeance ?
Servaz et Samira avaient passé des gants de nitrile bleu et ils soulevaient oreiller et matelas, s’agenouillaient pour regarder sous le lit, ouvraient les tiroirs du petit bureau, la penderie, examinaient les étagères.
— Je me demande, dit Samira en contemplant une affiche de Grand Theft Auto V, quelle est la probabilité qu’un gosse qui joue depuis son plus jeune âge à des jeux vidéo ultraviolents où il faut tuer, frapper et voler pour gagner des points, qui écoute des rappeurs qui se prennent pour des gangsters et qui se vantent de choses qu’ils n’ont pas faites, un gosse qui sait de surcroît qu’il n’a aucun avenir et qu’il est beaucoup plus facile de se faire du blé en entrant dans le business plutôt qu’avec un job normal, job qu’il aura de toute façon plus de mal à obtenir que n’importe quel jeune de son âge qui vient d’ailleurs… je me demande quelle est la probabilité qu’un tel gosse tourne mal, et celle qu’il tourne bien ?
Bonne question, pensa Servaz.
— Attention, j’aime le rap et les jeux vidéo, nuança-t-elle en poursuivant sa fouille. Y a du rap avec du contenu, des garçons et des filles qui ont vachement de talent… Et je suis pas assez débile pour penser que jouer à ces jeux suffit à faire de vous un psychopathe.
Elle examina un tiroir, montra à Servaz trois clés USB et un disque dur externe, les glissa dans un sac faradisé pour pièces à conviction électroniques qu’elle avait sorti de sa poche.
— N’empêche. Ces faux gangsters de mes deux qui jouent aux caïds pour vendre leur musique, ces bouffons qui mettent la cervelle des mômes à l’envers, c’est eux qu’il faudrait foutre en taule…
Sa voix tremblait de fureur.
— On se concentre, suggéra Martin.
— Mouais… On embarque la console de jeux aussi ?
Il s’interrompit pour jeter un coup d’œil à la PS4 sur le bureau.
— Oui. Il pourrait y avoir des données Internet, des fichiers ou des contacts à l’intérieur.
Samira glissa la console dans un grand sac rectangulaire. Elle alluma l’ordinateur portable. Mot de passe. L’éteignit, le referma et le glissa dans un autre sac gris métallisé.
— Regarde, dit-elle.
De sa main gantée elle brandissait un livre en édition de poche. Un coran. Elle l’ouvrit, le feuilleta. Il était copieusement annoté. Sur la page de garde était écrit, au stylo : Chérif Sarr.
SERVAZ CONSULTA sa montre. 9 h 30. Il jeta un coup d’œil par la fenêtre. Il était temps de mettre les bouts.
— Je vous tiendrai personnellement au courant des avancées de l’enquête, dans la mesure où ce que je vous dirai ne compromettra pas la suite de nos investigations, dit-il à la mère. Vous pouvez passer au commissariat quand vous voulez. Vous me demandez, je descendrai vous chercher…
Il lui tendit sa carte. Elle le remercia du bout des lèvres. Dans un coin, Chérif Sarr les observait.
Dehors, des nuages couleur acier avaient gagné tout le ciel au-dessus des immeubles, voilant le paysage d’une cendre grise et lui refusant cette gaieté que le soleil confère même aux endroits les plus sinistres.
Ils marchèrent jusqu’à la Clio garée un peu plus loin. Esther Kopelman fumait au pied d’un arbre, à proximité. Elle les regarda approcher, les paupières plissées derrière le ruban de fumée de sa cigarette, son masque sous le menton.
— Pas d’info à me donner, commandant ?
Samira déverrouilla la voiture en ignorant la journaliste.
— Pas à ce stade, répondit-il. Sauf si vous me dites qui vous a rencardée…
— Désolée, commandant. J’ai une éthique.
— Première nouvelle…
— Vous devriez pas traîner dans le coin, leur lança la journaliste adossée au platane en levant prudemment les yeux vers les coursives. Y a du mouvement là-haut… Je crois que vous avez été repérés.
— Et vous, Esther, vous n’avez pas peur de vous balader toute seule dans le secteur ?
— J’évite de sortir ma carte de presse… De toute façon, personne ne s’intéresse à une dame d’âge mûr trop maquillée et fumant clope sur clope.
Il rit.
— Allez, Martin, donnez-moi juste un petit os à ronger… Et je ferai un papier objectif, vous avez ma parole.
Servaz soupira et contourna la voiture.
— Ça nous aiderait qu’on ne tape pas toujours sur les mêmes pour une fois, dit-il.
— C’est les braves gens de ce quartier qu’il faudrait aider, rétorqua Esther Kopelman. Tout le monde les a abandonnés.
Il hocha la tête.
— Au revoir, Esther, dit-il en ouvrant sa portière.
— Allez… vous ne voulez vraiment pas savoir avec qui le gamin a été vu récemment ?
Servaz s’immobilisa.
— C’est quoi, cette histoire ?
— Donnant-donnant, commandant.
Elle leva les yeux vers les balcons.
— Faites gaffe ! lança-t-elle brusquement.
Servaz suivit le regard de la journaliste. Il bondit en arrière. Le pare-brise de la Clio explosa bruyamment sous l’impact d’une boule de pétanque lancée des étages. Une boule qui, avec cette vélocité, aurait pu lui fracasser le crâne.
— Putain ! rugit Samira, furieuse.
Une deuxième boule vint aussitôt s’enfoncer dans le toit de tôle avec un bruit de métal torturé, y creusant un petit cratère. Des cris descendirent des coursives. Ils virent des silhouettes jaillir des immeubles plus loin. Aucune ne portait de masque et on discernait des bouches ouvertes sur des hurlements. Les silhouettes se mirent à courir dans leur direction.
— Faut qu’on dégage ! lança Samira.
— Le gamin, dit Servaz précipitamment en direction de la journaliste, il avait une tête de cerf sur lui…
— Une tête de quoi… ?
— De cerf ! Un genre de truc en peau avec une fermeture éclair ! Alors, c’est quoi votre info ?
Esther Kopelman écarquilla les yeux. L’espace d’un instant, elle parut véritablement déroutée. Soudain, dans un fracas assourdissant, un lave-linge vint exploser sur la chaussée à moins de quatre mètres de la Clio. Des jets d’objets divers suivirent. Boulons, bouteilles, cailloux. Servaz dut se baisser pour en éviter un qui passa tout près de son visage.
— Faut s’en aller ! aboya Samira.
Il ne put s’empêcher de penser à ce qui s’était passé trois semaines plus tôt à Herblay, en région parisienne : deux collègues extraits de force de leur voiture, roués de coups, massacrés, boîte crânienne défoncée, artère fémorale sectionnée, avant de recevoir six balles tirées de leurs propres armes de service dans le bas-ventre et les genoux… Le 18 juillet à Lyon, c’était une jeune gendarme qui était tuée après avoir été traînée sur plus de huit cents mètres par une voiture. Aucun flic de ce pays ne pouvait éviter d’y songer chaque fois que la situation se tendait. L’information avait fait à peine trois minutes dans les journaux télévisés et ces victimes-là avaient été très vite oubliées. Contrairement à d’autres. Servaz regrettait que des actes d’une aussi indicible sauvagerie suscitassent moins d’intérêt dans la presse et soulevassent moins d’indignation sur les réseaux sociaux et chez certains politiques et artistes que ceux de policiers racistes et violents, qu’il aurait personnellement envoyés en prison, tant leurs actions lui faisaient honte. Il regrettait qu’il y eût une hiérarchie dans l’indignation comme dans la haine. Mais il savait que c’était dans l’ordre des choses. Depuis toujours, dans les films comme dans la littérature, le flic était l’ennemi de classe, le bras armé de l’État, le symbole de la répression. Et, de fait, c’est ce qu’il avait été pendant des siècles et continuait d’être en certaines occasions.
Esther Kopelman s’écarta prudemment de l’arbre. Samira avait mis le contact ; elle passa rapidement en marche arrière, se pencha vers Servaz. Des jeunes couraient vers eux, à moins de trente mètres.
— Allez, Martin, monte !
Erik Lang, un écrivain soupçonné de plusieurs meurtres, lui avait dit un jour : « Vous faites un sale métier. » Servaz se souvenait pourtant d’avoir vu dans un petit cinéma art et essai ce film, L’Horloger de Saint-Paul, où un personnage disait : « Donnez un permis de port d’arme et un revolver à un ouvrier, il devient un flic. » Il savait également que la solidarité comme la compassion s’arrêtent toujours aux limites du clan, du groupe, de la fratrie, de la famille spirituelle. Elles vont rarement au-delà. En fait, jamais…
Un pavé entra dans l’habitacle par le pare-brise fracassé et atterrit sur la banquette arrière. Pendant ce temps, la journaliste s’avançait vers sa voiture avec un sang-froid sidérant, comme si tout ça ne la concernait pas.
— Moussa Sarr, leur lança-t-elle en s’éloignant, il a été vu à plusieurs reprises en compagnie d’un homme qui n’était pas de la cité. Le genre avec du fric. Un Blanc…
NUIT DU LUNDI 26 octobre. Ariane écoute le silence. La peur est toujours là. Aussi présente. Aussi forte. Elle ne peut empêcher son cœur de s’affoler.
Il n’y avait pourtant aucun bruit dans la maison qui justifiât sa terreur nocturne, mais l’absence de bruit n’était-elle pas plus inquiétante que le bruit lui-même ? Tout était désormais terrifiant pour Ariane. Une voix d’homme inconnue à travers une porte, par exemple. Ou des pas derrière elle dans la rue. À la fac, un de ses amis lui avait parlé de la Nakba, un mot arabe qui signifiait « catastrophe » ou « cataclysme ». Il lui avait dit qu’il désignait historiquement l’exode de 700 000 Palestiniens chassés de leurs terres après les guerres israélo-arabes de 1948. Elle avait retenu le mot. Nakba… En se faisant la réflexion qu’elle avait connu sa propre « Nakba ». Son propre cataclysme.
Elle eut soudain envie qu’on soit déjà le matin. Le matin était le rivage qu’elle cherchait à atteindre chaque soir quand la nuit tombait. Jour après jour. Tel un nageur à bout de forces. Mais, avant cela, il fallait traverser la nuit. Avec elle revenait le souvenir de leurs cris, des rires, de leurs mains sur elle, de leurs haleines chaudes sur son visage, de tout…
Elle sentit une larme couler. Eut envie de vomir. Mais c’était la peur qui l’emportait. Dans cette chambre au bout du couloir, au premier étage, elle s’éprouva tout à coup vulnérable. Quand elle était petite, elle faisait souvent des cauchemars. À l’adolescence, elle avait lu qu’il existait dans le folklore japonais une créature qui se nourrissait de rêves et de cauchemars. Le baku. Elle adorait tout ce qui avait trait à la culture japonaise. Les mangas, les animes. Elle ignorait jusqu’à l’année dernière qu’il existait de vrais bakus, des individus qui se nourrissent des cauchemars des autres – et qui les créent aussi.
Elle se leva. Sortit de la chambre. Remonta le couloir et entrebâilla la porte à l’autre bout.
Profondément endormis, ses parents n’entendirent pas le gémissement du battant. Leurs respirations étaient si calmes. Ils étaient allongés dans le grand lit défait, à un bon mètre de distance l’un de l’autre, son père sur le dos, sa mère sur le côté, aussi exposés que des antilopes dans la savane.
La lune se glissait entre les rideaux, éclairait leurs visages si pâles. Aussi pâles que des… morts. L’espace d’un instant, Ariane les imagina allongés dans leurs cercueils, l’un à côté de l’autre, et sa peau se couvrit de chair de poule sous son pyjama. Elle eut un haut-le-cœur, se demandant ce qu’elle deviendrait si papa et maman mouraient. Qui la protégerait alors ? Qu’adviendrait-il d’elle dans cette grande maison vide, à la merci des fauves qui rôdaient dehors ? De tous ces prédateurs en chasse, en quête d’innocence comme la sienne…
Elle alla sur la pointe des pieds jusqu’au fauteuil, dans l’angle près de la fenêtre. S’y pelotonna. Attrapa le plaid et s’en couvrit jusqu’au menton. Regarda les visages inertes de ses parents. Elle ferma les yeux. Sa respiration se fit plus lente, plus profonde. La seconde d’après, elle dormait.
LES VOIX LA RÉVEILLÈRENT. Aussitôt, elle eut peur. Elle regarda autour d’elle. Elle était toujours dans le fauteuil. Ni papa ni maman ne l’avait réveillée. Ce n’était pas la première fois, tant s’en fallait, qu’ils la trouvaient là depuis la Nakba. Elle considéra la pendule Directoire sur la cheminée en marbre de Carrare.
Il était presque 11 heures du matin, ce mardi. Elle se souvenait d’avoir quitté sa chambre vers 4 heures. Elle avait dormi sept heures d’affilée dans ce fauteuil. Elle se leva avec difficulté. Sentit des coups d’aiguille dans ses genoux et ses fesses ankylosés quand elle se déplia. Tendit l’oreille. Les voix provenaient du rez-de-chaussée. Elle capta celle de son père parmi elles et son palpitant se calma : un échange amical, sans menaces ni insultes, bien qu’elle ne parvînt pas à entendre ce qui se disait. Enveloppée dans le plaid, elle sortit de la chambre pieds nus, s’approcha de l’escalier à la rampe dorée. Les voix montèrent, plus nettes, jusqu’à elle :
— Un seul de ces barbares a été condamné, était en train de dire son père.
— Moussa Sarr…, dit une voix d’homme inconnue.
— C’est ça. Mais il a été libéré par cette juge… pour un vice de procédure… Vous vous rendez compte ? Après l’enfer qu’il a fait subir à ma fille !
— Moussa Sarr est mort, dit la voix.
— Comment ? demanda son père.
Un voile de sueur glacée tomba sur son visage. Son cœur parut vouloir se hisser dans sa gorge, comme si elle allait le recracher d’un instant à l’autre. Elle fila dans sa chambre, claqua la porte, se jeta sur son lit, se recouvrit du drap, de la courtepointe et de tous les oreillers disponibles. Couchée en chien de fusil dans cette caverne de tissu, isolée du monde extérieur, elle laissa son pouls qui battait dans son cou ralentir et la terreur la quitter lentement.
— IL A ÉTÉ… pourchassé dans une forêt en Ariège la nuit dernière et, en voulant échapper à ses poursuivants, percuté par une voiture, répondit Servaz.
— Pourchassé ? répéta Clovis Hambrelot en écarquillant les yeux. Par qui ?
Servaz fixa le père d’Ariane.
— Ça, c’est ce que nous essayons de déterminer. Nous n’en sommes qu’au début de l’enquête. Vous-même, monsieur Hambrelot, vous auriez une idée de l’identité de ces gens ?
Clovis Hambrelot jeta un regard en coin à Samira, s’éclaircit la gorge :
— Non… Mais, évidemment, ce n’est pas moi qui vais pleurer la mort de ce jeune homme…
— Vous êtes pour la peine de mort, monsieur Hambrelot ?
— Pourquoi cette question ?
— Répondez.
— Non. Je suis contre. Tout ce que je demandais, c’est que cette ordure se retrouve en prison pour très longtemps, lui et ses complices. Au lieu de ça, il était libre comme l’air et ses avocats ont passé leur temps à salir la réputation de ma fille.
Clovis Hugues Hambrelot. Fondateur et P-DG de C2H Aviation, une entreprise sous-traitante d’Airbus. Par voie de conséquence, pour employer un euphémisme cher aux économistes : en difficulté. Depuis que les avions étaient cloués au sol dans leur très grande majorité et que les aéroports sonnaient le creux, le carnet de commandes d’Airbus était aussi vide que le désert de Gobi. C2H Aviation fabriquait des pièces détachées d’avion et l’avionneur représentait 80 % de sa clientèle. Dans les allées de l’usine basée à Blagnac, à peine cinq machines sur trente fonctionnaient, le stock de pièces détachées prenait la poussière sur les étagères et les trois quarts des salariés étaient au chômage partiel. Comme pour les centaines d’entreprises sous-traitantes d’Airbus dans la région, la crise sanitaire avait mis un coup d’arrêt brutal à une décennie de prospérité, alors que six mois plus tôt la boîte croulait sous les commandes.
— Vous avez parlé à d’autres personnes de ce qui est arrivé à votre fille ? demanda Servaz.
Le père d’Ariane acquiesça d’un hochement de tête. Il portait ce matin-là un pull et un jean griffés. Ses pieds nus étaient posés sur un tapis Keshan qui devait valoir son prix. Servaz lui donnait dans les quarante ans.
— Bien sûr, dit-il.
— À qui ?
— À mes avocats, aux policiers qui ont mené l’enquête, à des amis, aux journalistes…
Servaz pensa soudain à la phrase d’Esther Kopelman : « Moussa Sarr a été vu avec un grand type, le genre avec du fric, un Blanc… »
— Est-ce que vous avez déjà rencontré Moussa Sarr en dehors du tribunal ? demanda-t-il. Est-ce que vous vous êtes rendu dans son quartier, monsieur Hambrelot ?
— Hein ? Non !
— Vous êtes chasseur ? voulut savoir Samira.
— Quoi ?
— Vous m’avez entendue.
— Non…
— Est-ce qu’on pourrait parler à votre fille, monsieur Hambrelot ? dit Servaz.
— Elle est encore très fragile, même si ça fait plus d’un an maintenant. Elle voit un psychologue et un psychiatre toutes les semaines. Elle…
— C’est important.
ELLE AVAIT DIX-NEUF ans. Une beauté discrète. Des traits purs mais sans grand relief, une peau diaphane, de lourds cheveux châtains réunis en un chignon flou et d’immenses yeux clairs, transparents, apeurés…
Elle était encore en pyjama, un plaid autour des épaules.
Samira aurait parié que ce n’était pas le genre de fille que les garçons remarquent en premier dans un groupe, mais plutôt celle sur laquelle s’attarde l’étudiant en lettres, le matheux, le garçon doué et timide. Parce qu’il se dit que, bien qu’elle soit belle, il a quand même peut-être une chance.
Il apparut cependant très rapidement que personne n’aurait sa chance avant longtemps avec Ariane Hambrelot. Que le monde dans son ensemble était devenu à ses yeux un endroit coupant, meurtrissant, hostile, plein de dangers, de pièges et de prédateurs. Que le simple fait d’y évoluer lui était une torture et une source d’angoisses permanente.
Ils n’avaient de leur côté aucunement l’intention de lui remémorer le viol : toutes les infos – y compris son témoignage recueilli par une policière spécialisée – figuraient dans la procédure.
Tout ce qu’ils avaient besoin de savoir pour l’instant, c’était si Moussa avait tenté de la recontacter après sa remise en liberté.
Assise au fond de son lit, un oreiller serré contre son ventre, elle était très pâle. Quelques larmes roulaient encore sur ses joues. L’espace d’une seconde, Servaz craignit qu’elle se remette à pleurer. Il la vit faire un geste de dénégation. Quand elle répondit, ce fut sans les regarder, en fixant un point dans la chambre, mais d’une voix ferme :
— Non, dit-elle. De toute façon, j’ai fermé tous mes comptes : Snapchat, TikTok, Instagram…
— Il ne t’a pas appelée non plus ? demanda doucement Samira, assise au bord du lit, alors que Servaz restait debout à distance, près de la porte.
— Non. La dernière fois que je l’ai entendu parler, c’est… au… tribunal.
Un chuchotis aussi ténu qu’un fil de soie, un murmure remontant du fond de la gorge, un souffle expiré avec difficulté.
— Merci, dit Samira en se levant.
Ils ne la virent pas qui fixait leur dos tandis qu’ils s’éloignaient, puis la porte fermée une fois qu’ils furent sortis.
Ils émergèrent de la grande demeure fin-de-siècle à la façade mangée par le lierre trois minutes plus tard. Au pied des marches du perron, un faune se tenait sur une jambe au sommet d’une fontaine circulaire, et Servaz se fit la réflexion qu’il ressemblait assez malencontreusement, compte tenu des circonstances, à un satyre. Au-delà de la fontaine et de l’allée gravillonnée qui la ceignait s’étendait un étang bordé de grands peupliers.
Leur voiture de fonction était garée derrière un cabriolet Porsche 78 Boxster gris. Sur leur droite, un jardinier tondait les pelouses, chevauchant un petit tracteur rouge. La crise sanitaire avait peut-être mis C2H Aviation à genoux, mais on continuait d’entretenir le domaine.
— C’est plutôt rupin ici, fit observer Samira.
Ils marchèrent sur le gravier qui crissa sous leurs semelles.
— Moussa a été chassé par des prédateurs, ajouta-t-elle. Mais Ariane Hambrelot aussi a été victime de fauves, d’une forme de… prédation. La chasse est le dénominateur commun ici.
IL HOCHA LA TÊTE. Il faisait beau, le soleil brillait. Le paysage autour d’eux était un Watteau ou un Fragonard. Mais il y a des ténèbres qu’aucun soleil ne peut dissiper, songea-t-il. Les mêmes images revinrent encore une fois le hanter : un gamin courant nu dans la forêt, la nuit, coiffé d’une tête de cerf ; une jeune fille innocente hurlant, suppliant et pleurant, livrée à d’autres animaux ; des adultes armés d’arbalètes, excités comme une meute de chiens par l’appel de la chasse ; des rituels sombres, ancestraux, des désirs de vengeance dans des cœurs endurcis.
— Ça ne fait que commencer, dit-il.
BUREAU du divisionnaire, pas loin de midi, le même jour.
— Pourquoi vous êtes allés là-bas tout seuls ? Pourquoi vous n’avez pas demandé des renforts ? Résultat : un véhicule de plus à l’atelier.
— C’était ma voiture perso, patron, fit remarquer Samira.
— Pourquoi vous avez pris votre voiture perso ? voulut savoir le divisionnaire en fronçant ses sourcils épais et noirs.
— Parce que personne n’a jugé bon de changer les plaques des véhicules maison depuis belle lurette et que ça revient à se pointer avec le pare-soleil POLICE baissé, répondit-elle du tac au tac. Et vous savez comment ça se passe…
Servaz vit Chabrillac se rembrunir. Il n’aimait pas être remis à sa place par un subordonné.
— Comment ça a été avec la famille ? demanda-t-il. Ils n’étaient pas remontés ?…
— Remontés ? répéta Samira. Ils nous ont accusés de l’avoir tué !
Chabrillac blêmit. Il devait se dire que, si l’affaire venait à être médiatisée, la police mise au banc des accusés, il n’y aurait plus personne, à part les habituels commentateurs télévisuels un peu trop fans de la loi et de l’ordre, pour avoir le cran de prendre leur défense.
— On a aussi trouvé une journaliste sur place, ajouta Servaz. Esther Kopelman, de La Garonne. Une fouineuse. Quelqu’un l’a rencardée…
— Comment ça ?
— Elle était au courant pour le mot marqué sur la poitrine du garçon, dit Samira. L’info a fuité. Soit ici, soit à l’hôpital…
Une ombre de contrariété passa sur les traits sévères du divisionnaire.
— Donc, ça va se retrouver dans le journal… Merde ! On va devoir donner une conférence de presse. Commandant, je compte sur vous pour me fournir du concret. Du solide.
Servaz fit la grimace. Ben voyons, comme s’il n’avait que ça à faire. Il ne cessait de repenser à ce qu’avait dit la journaliste au sujet de cet homme blanc, étranger au quartier, que Moussa avait rencontré.
IL ÉTAIT MIDI PASSÉ quand il se présenta avec Samira et Raphaël Katz au lycée Jean-Mermoz, l’un des trois établissements secondaires du Mirail. La mère de Moussa Sarr leur avait expliqué qu’après avoir été libéré, son fils était retourné au lycée sur ordre de son grand frère Chérif, en première économique et sociale.
Ils furent accueillis par le chef d’établissement. L’homme disert, petit, crâne dégarni, se montra très affecté par la mort de Moussa, tout en reconnaissant qu’il était loin d’être un lycéen exemplaire. Il leur fit traverser une cour vide : les élèves comme les profs étaient en vacances depuis le 17. Dans le bureau du proviseur, Servaz réitéra la demande qu’il avait déjà faite par téléphone, à savoir rencontrer les professeurs du jeune homme.
— Trois professeurs ont accepté de venir, répondit le proviseur. Ils ne devraient pas tarder. Les autres sont en vacances de la Toussaint ou injoignables…
Servaz se retint de faire remarquer qu’un élève était mort. Il hocha la tête.
— Vous avez leurs numéros ?
— Bien sûr.
Un téléphone sonna sur le bureau du proviseur.
— Ils sont arrivés, dit-il quand il eut raccroché. Allons-y.
Il se leva, les conduisit à la salle des profs, où l’accueil fut nettement plus tiède. Pendant une poignée de secondes, les trois enseignants présents, mutiques, les fixèrent avec hostilité, comme on regarde une troupe d’occupation.
Ils demandèrent à s’entretenir avec chacun d’eux séparément. Pas de réponse. Servaz choisit de prendre ça pour un oui. On leur donna un petit bureau à côté de la salle.
Le premier enseignant desserra à peine les dents derrière son masque. Servaz sentit la colère monter.
— Je ne comprends pas, dit l’homme à un moment donné en les toisant sévèrement, je croyais que Moussa était la victime : vous en parlez comme d’un suspect…
Son mépris pour tout ce qui relevait de l’institution policière était patent.
— Est-ce que vous avez déjà rencontré Moussa en dehors du lycée, dans sa cité ? voulut savoir Servaz.
L’homme eut une seconde de perplexité, il adressa au flic un regard condescendant :
— Non. Jamais. Pourquoi ?
— Merci, dit Servaz simplement.
L’homme soupira.
— Et c’est tout ?
— Oui.
Il haussa les épaules, se leva. La femme qui lui succéda fut encore moins coopérative : chacune de ses réponses, aussi laconique qu’il était possible, fut prononcée sur un ton d’une agressivité qui frôlait la grossièreté pure et simple. Servaz ne s’habituait pas. Pourquoi son métier déclenchait-il des réactions aussi épidermiques chez certaines professions ? Il était lui-même fils d’enseignant, et il avait toujours vu celle de son père comme le métier le plus noble qui soit.
Elle leur déclara que Moussa était un élève moyen avec des notes moyennes et qu’« il n’avait pas non plus un comportement spécialement exemplaire, mais rien d’étonnant quand on a grandi dans un quartier comme celui-ci, sans horizon, sans espoir de changement, et en subissant quotidiennement des contrôles de police humiliants… ça n’en faisait pas pour autant un délinquant, pas vrai ? ». Ces mots, accompagnés d’une œillade qui semblait suggérer que c’étaient eux les responsables. De nouveau, Servaz se sentit en colère.
— Qu’est-ce qu’ils ont tous ? demanda Katz, quand elle eut quitté la pièce.
Samira gloussa.
— Bienvenue dans la police…
La personne suivante s’appelait Mona Diallo. Elle enseignait l’histoire et la géographie. Mona avait à peine trente ans. Elle avait un visage à l’ovale parfait, une peau très sombre et un regard vif, attentif et dépourvu d’animosité derrière ses lunettes sans monture. Elle salua chacun d’eux avant de s’asseoir. Elle semblait très affectée.
— Parlez-nous de Moussa, dit Servaz en se penchant par-dessus la petite table de travail.
— Ces derniers temps Moussa avait peur, déclara-t-elle d’emblée.
Servaz se redressa.
— Peur ? Comment ça ? Peur de quoi ?
— Je ne sais pas…
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Je ne sais pas, répéta-t-elle, les yeux embués. Son langage corporel, sa façon de se comporter… Je le lisais dans ses yeux en classe : il avait l’air aux abois. Il n’était pas comme d’habitude. Je connais Moussa depuis qu’il est petit, il a grandi dans mon quartier. Quelle tragédie…
— Mmm. Puisque vous le connaissiez, ça ne vous ennuie pas de nous en dire plus ?
Elle considéra tour à tour Servaz puis Samira, assis face à elle de l’autre côté de la table, tandis que Raphaël Katz demeurait debout près de la fenêtre, à l’écart.
— Moussa était un gamin qui avait plein de qualités, mais qui a mal tourné, comme tant d’autres ici…
— C’est-à-dire ?
Mona Diallo haussa les épaules.
— Je suis sûre que je ne vous apprends rien, que vous avez passé en revue ses états de service…
— En effet… Pourtant, les professeurs qu’on a interrogés avant vous nous ont dit que c’était un gamin « normal », sans histoires…
Mona Diallo soupira, hésita :
— Ce que je vais vous dire ne doit pas sortir d’ici, d’accord ? Si on me pose la question, je nierai l’avoir dit…
Servaz hocha la tête, soudain aux aguets.
— Il y a dans ce lycée comme ailleurs de nombreux professeurs qui défendent la liberté d’expression et qui combattent contre vents et marées l’obscurantisme. Mais bon nombre de mes collègues « blancs » craignent d’être accusés de racisme ; ils pratiquent systématiquement la culture de l’excuse à l’égard de ces gamins. Ce n’est jamais leur faute. Quoi qu’ils fassent. C’est la faute de la société, du libéralisme, du racisme, des flics…
— Et vous ne croyez pas qu’ils ont raison ? répliqua Samira, étonnée par ce discours. Que si ces gosses avaient grandi ailleurs, loin de ces ghettos, loin des trafics, de l’argent facile, avec les mêmes chances et la même éducation que les autres enfants, ils seraient plus nombreux à rester dans le droit chemin ?
Mona Diallo fixa Samira sans se démonter :
— J’en suis convaincue, répondit-elle fermement. Mais ce n’est pas par réalisme que certains de mes collègues réagissent ainsi, c’est par idéologie. Au nom de l’idéologie qu’ils ont absorbée à dose massive depuis l’université, ils sont prêts à excuser les pires crimes, à légitimer la violence du fait de l’injustice originelle subie par ces jeunes parce qu’ils ont grandi dans ce quartier et parce qu’ils ne sont pas blancs.
— Frantz Fanon, dit Raphaël Katz.
Mona Diallo parut découvrir sa présence. Elle acquiesça :
— Pour nombre de mes collègues, il est établi que la France est structurellement raciste, que sa dette envers les descendants d’esclaves ou de colonisés – c’est-à-dire envers les gens comme moi – est inextinguible. Ce qu’ils ne comprennent pas, ou ne veulent pas comprendre, c’est que les premières victimes de la situation actuelle, ce ne sont pas les bourgeois blancs des beaux quartiers, ce sont les habitants d’ici, les filles d’ici, les garçons d’ici. Pour éviter de faire le jeu des extrêmes, ils aseptisent leur discours en permanence… Vous connaissez la phrase de Camus : « Mal nommer les choses…
— … c’est ajouter au malheur du monde », compléta Katz.
Elle plongea son regard dans celui du flic blond :
— Il y a dans ce lycée des garçons qui parlent de brûler les homosexuels… Il y a des filles qui parlent de la supériorité de la race noire… Il y a, à deux cents mètres d’ici, une salle de sport qui refuse les juifs et les femmes. Mon frère y était inscrit. Il m’a raconté que, quand une femme se présentait, on lui répondait qu’on ne prenait plus de licenciés pour l’année. Il a fini par partir à cause de tout ce qui se disait sur les juifs dans les vestiaires. Dans de nombreux établissements, ajouta-t-elle, il y a des choses qu’on ne peut plus enseigner sans subir des intimidations de la part de certains élèves comme de leurs parents : la Shoah bien sûr, mais aussi l’évolution des espèces, la création de l’Univers, l’éducation sexuelle, la théorie du genre…
Servaz hocha la tête. Comme tout le monde, il avait été profondément choqué par ce qui était arrivé à cet enseignant, Samuel Paty, dix jours plus tôt, et peut-être plus encore par les milliers de salopards qui avaient applaudi à son assassinat sur les réseaux sociaux, et par certains politiques qui, sans aucune décence, le cadavre encore chaud, se vautrant dans la lâcheté et l’opportunisme, avaient commencé à suggérer qu’il avait peut-être blessé certaines catégories de personnes.
— Je croise tous les jours des parents démissionnaires. Quand leur enfant s’est mal comporté, ils disent : « Punissez-le, c’est votre travail. » Ou bien, si le prof est blanc, ils l’accusent de racisme. Ou, si je suis en face d’un homme, il arrive qu’il me rétorque que ce n’est pas à une femme de lui dire comment éduquer son fils. Il y en a même qui refusent de me serrer la main. Moussa aurait pu être un bon élève, c’était un garçon intelligent, ajouta-t-elle, revenant au lycéen.
— Il a été accusé de viol…
— J’ai entendu parler de ça… Je ne sais pas… Ce que je sais, c’est qu’il était mêlé aux trafics et aussi que, depuis peu, il était en contact avec les salafistes par l’intermédiaire de son frère.
— Chérif est salafiste ?
Elle hocha la tête.
— Oui. Je fais partie d’une association, dit-elle. « Un jeune, un avenir ». On essaie de tirer ces jeunes des griffes des trafiquants et des intégristes par la musique, les arts, le partage. On leur apprend à décrypter l’actualité autrement qu’à travers les grilles de lecture religieuse, racialiste ou communautaire. On leur dit pourquoi les vidéos qui circulent sur Internet ne montrent pas forcément la réalité. J’avais convaincu Moussa de venir nous voir. Mais, ces derniers temps, il ne venait plus, il tenait un discours de plus en plus misogyne et identitaire… Si nous ne sommes pas capables d’offrir à cette jeunesse autre chose que des existences au rebut, sans véritable avenir, elle continuera de basculer du côté des extrémistes…
Elle eut l’air très abattu tout à coup.
— Bon nombre de mes élèves se vantent de ne pas être français. Une fois, j’ai eu le malheur d’en parler en conseil de classe, et de dire que, pour ma part, j’étais fière d’être française. Certains profs me sont tombés dessus comme si j’avais dit des horreurs. Comme si j’étais une néocolonialiste. Du côté des dominants. Un type qui enseigne la philo à Toulouse-II a déclaré devant un parterre d’étudiants que – je cite – « l’important, c’est d’avoir des manières hostiles d’exister et de vivre par rapport aux héritages de ce qui a détruit nos ancêtres », et il a ajouté : « La kalachnikov plutôt que l’arc. » Ce type est chargé de cours à la fac !
— Moussa a été vu à plusieurs reprises en compagnie d’un homme adulte qui n’était pas du quartier, vous avez une idée de qui ça peut être ?
— Non. Pas la moindre.
— Et vous ne croyez pas à cette histoire de viol, n’est-ce pas ? insista Samira.
Mona Diallo la dévisagea, secoua la tête :
— Moussa n’était pas un saint. Il a trempé dans pas mal de combines. Mais ce viol… non, ça ne lui ressemble pas. Ou alors, il a été poussé par d’autres.
Elle les regarda par-dessus ses lunettes :
— Il y a quand même une chose dont je suis sûre : ces derniers temps, Moussa avait peur.
IL ÉTAIT 5 HEURES de l’après-midi quand il entra dans la salle de réunion après avoir passé sa figure sous l’eau froide. Combien d’heures qu’il n’avait pas dormi ? Ils étaient tous harassés, mais on ne lisait pas le moindre signe de lassitude sur leurs visages : il régnait dans la salle une atmosphère électrique. Travailler sur une telle affaire, c’était comme disputer la Coupe du monde de football pour une équipe nationale. Personne ne voulait être sur le banc.
— Vous avez tous beaucoup de travail, déclara Servaz d’emblée, alors on va essayer d’aller vite.
Le groupe s’était encore étoffé. Des flics des Stups, de la financière, du commissariat du Mirail. Il annonça que le procureur de la République avait ouvert une information judiciaire. L’instruction avait échu au juge Nogaret, de permanence ce jour-là. Servaz avait fait la grimace en l’apprenant. Nogaret était un carriériste notoire, encarté dans un syndicat de magistrats très politisé, et il abhorrait les flics.
— En premier lieu, une chose : dès demain cette histoire va faire la une des journaux régionaux, voire nationaux. On a tous les ingrédients dont la presse et les chaînes d’info sont friandes. Tout à l’heure, une conférence de presse sera donnée au palais de justice par le proc. Il faut à tout prix qu’on contrôle l’information. Ça veut dire que chacun de vous autour de cette table doit faire attention à ce qu’il dit et à qui il le dit.
Il parcourut du regard les visages tournés vers lui. Combien de réunions comme celle-ci avait-il présidées ? Combien d’enquêtes, de mystères résolus ?
Il avait traqué l’un des tueurs en série les plus redoutables qu’ait connus ce pays, des étudiants et des enfants assassins, un couple monstrueux, un amateur de serpents, une tueuse spationaute… Parfois, il avait envie de laisser tomber, que quelqu’un prenne la relève. Mais que savait-il faire d’autre ?
— Je ne vous apprends rien : à ce stade, nous allons devoir explorer de nombreuses pistes. Pour l’instant, aucune n’est privilégiée. On ne sait même pas où, quand, ni comment Moussa a été enlevé. Tout ce qu’on sait, c’est qu’il a été vu par sa famille jeudi pour la dernière fois. Et que personne parmi ceux qu’on a interrogés ne l’a vu depuis. Il faut reconstituer son emploi du temps entre jeudi soir et la nuit de dimanche à lundi où il a été percuté par cette voiture…
Un des OPJ présents pianota sur le clavier d’un ordinateur portable. Une carte des départements de la Haute-Garonne et de l’Ariège apparut sur le mur derrière lui, une carte où on avait mis en évidence le quartier du Mirail, à l’ouest de Toulouse, et la petite départementale ariégeoise où on avait retrouvé Moussa Sarr.
— Et il y a bien sûr la question du mobile, poursuivit Servaz. À ce sujet, le mot sur sa poitrine semble nous proposer une piste… Moussa Sarr, comme vous le savez, avait une quarantaine de cambriolages à son actif, il était accusé de viol, il était aussi impliqué dans le trafic de stupéfiants. Je vais donc laisser la parole aux Stups, dans un premier temps.
Le type des Stups se leva. Petit, baraqué, blouson de cuir, crâne rasé et yeux clairs. Il ressemblait au flic de la série The Shield.
— La réalité, commença-t-il, c’est que le cas de Moussa est loin d’être une exception. Des garçons de son âge dans la nature avec des dizaines de délits à leur actif, des gamins de dix-sept ou dix-huit ans qui conduisent sans permis alors qu’ils ont déjà été condamnés pour refus d’obtempérer ou même pour port d’armes, il y en a plein les rues…
L’OPJ pianota une nouvelle fois sur le clavier et un plan lumineux de Toulouse s’afficha sur le mur. Deux quartiers étaient mis en évidence : les Izards et encore une fois le Grand Mirail.
— La drogue fait tourner les cités. Les gosses commencent à douze ans à faire le chouf pour cent cinquante euros la journée. De l’argent facile. À dix-huit ans, ils conduisent des caisses de location et ont des armes sur eux. À vingt, ils gagnent vingt mille euros par mois. Ils n’ont pas peur du ballon : ils risquent tous les jours leur peau dans des guerres pour le contrôle des territoires.
Le flic des Stups avait une nuque de taureau et ses trapèzes soulevaient le col de son blouson de cuir. Il devait passer des heures à la salle de gym. Il se disait qu’il avait chopé un jour, en allant pisser dans les toilettes d’une discothèque, un jeune trader en train de se faire une ligne au vu et au su de tous, et qu’il lui avait éclaté la figure contre le lavabo jusqu’à ce que ce dernier soit devenu entièrement rouge.
— La drogue, c’est la « mère de toutes les batailles », mais on l’a déjà perdue : la plupart des violences urbaines sont liées au trafic, le blanchiment d’argent infecte l’économie réelle et bien des élus locaux rechignent à perturber cette économie souterraine parce que ce qu’ils veulent avant tout, c’est le calme dans leur ville, ne pas attirer l’attention des médias.
Il haussa les épaules.
— Les enlèvements sont monnaie courante dans les cités, les petits caïds n’hésitent pas à kidnapper leurs ennemis. Cependant, concernant Moussa, je ne crois pas à un règlement de comptes. Cette… chasse dans les bois, c’est nouveau, c’est spécial. Je n’ai jamais rien vu de pareil, ajouta-t-il, et son front se plissa. Les caïds ne s’emmerdent pas avec de telles mises en scène : une rafale de kalach sur un parking et adios. De temps en temps, ils torturent un type, mais je ne les vois pas monter un coup de ce genre. En plus, Moussa avait décroché. Ou alors, il passait sous les radars.
Le flic se pencha sur l’ordi et un visage apparut. Regard dur. Barbe noire taillée en carré. Lèvres serrées. Chérif Sarr.
— Mais il a un frère qui fricote avec les salafistes : Chérif. Ancien délinquant lui aussi. On sait depuis Mohamed Merah que la prédication et le deal sont étroitement liés.
Une femme dans la trentaine se leva. Grosses lunettes, joues creuses, cheveux secs et ternes. Elle était maître de conférences à l’université Toulouse-I Capitole, avait écrit plusieurs ouvrages sur la sociologie des trafics en France mais aussi sur les groupes identitaires, et ce n’était pas la première fois qu’elle leur servait de consultante.
— Dans les cités, commença-t-elle, les caïds qui tiennent les trafics financent l’intégrisme. La vente de stupéfiants aux kuffar, c’est-à-dire aux mécréants, est considérée comme halal, licite, car elle finance la cause et elle affaiblit l’ennemi. Les jeunes sont la cible privilégiée des intégristes, qui cherchent à les embrigader, à imposer la charia dans les quartiers et à y établir une frontière socioculturelle avec le reste de la société. Le salafisme imprègne le milieu toulousain. Chérif Sarr lui-même est inscrit dans le FSPRT, le fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste. Ce fichier compte 22 000 individus, qui n’ont pas tous le même degré de radicalisation. Si le niveau est élevé, la surveillance sera assurée par la DGSI. Ce n’est pas le cas de Chérif. Et il n’est pas non plus fiché S. Il s’agit plutôt de signaux faibles. Mais si Chérif Sarr fréquente une mosquée connue pour ses prêcheurs radicaux, ce n’était pas le cas de son petit frère. Pour ce que nous en savons, Moussa n’était pas du tout là-dedans.
Servaz pensa au coran trouvé dans la chambre du jeune homme. La femme fit un signe et un cliché de la tête de cerf apparut, puis un autre du carreau d’arbalète planté dans l’épaule de Moussa.
— Par ailleurs, je ne vois aucune symbolique religieuse dans ce crime. Certes, on peut considérer qu’il a une dimension rituelle. Comme beaucoup de chasses, en somme. Mais si je devais relier cette ritualisation et le mot JUSTICE à quelque chose, ce serait plutôt à un groupe épris d’ordre et de traditions françaises. La chasse au cerf est pratiquée par des gens qui, pour la plupart, sont nostalgiques d’une époque où les traditions et l’ordre ancien prévalaient. En même temps, leur cible n’a certainement pas été choisie au hasard. Ils devaient avoir des informations sur Moussa.
— L’info de sa libération était dans le journal, dit quelqu’un.
— Sans doute. Mais pourquoi lui plutôt qu’un autre ?
— Excellente question, dit Servaz. À propos de rituel, ajouta-t-il en se tournant vers le directeur de la police scientifique, on a analysé la tête de cerf ?
Celui-ci opina :
— Oui, et je l’ai soumise à un spécialiste des cervidés de l’Association nationale des chasseurs de grand gibier. Il n’y a aucun doute : il s’agit bien d’une tête de cerf élaphe, Cervus elaphus, dont on a conservé la peau, les bois en partie, et qui a été renforcée avec des empiècements de cuir à l’intérieur, pourvue d’une fermeture éclair à l’arrière et d’une courroie au-dessous. Il s’agit d’une pièce unique, de fabrication 100 % artisanale.
Le patron de la police technique et scientifique les regarda.
— Soixante mille, dit-il, c’est le nombre moyen de cerfs élaphes abattus chaque année en France. Soixante mille… Ne croyez pas que les populations diminuent pour autant. Selon ce spécialiste, le cerf occupe actuellement plus de la moitié des forêts françaises, contre moins de 20 % il y a trente ans. Et, contrairement à ce qu’affirment certains, le grand gibier prolifère : il n’y en a jamais eu autant. Tout ça pour vous dire qu’il va être très compliqué, voire impossible, de remonter la trace de ce cerf et de trouver où et quand il a été abattu.
Mauvaise nouvelle, pensa Servaz. Il avait cru que la piste du cerf les mènerait quelque part. Mais il constata avec soulagement que le groupe travaillait vite. Cela montrait leur motivation.
— On tient quand même quelque chose, ajouta le chef de la police scientifique, de ce ton destiné à retenir l’attention de tous.
Gagné. Ceux qui murmuraient dans leur coin firent silence. Tous les regards se braquèrent sur lui.
— Accouche, dit Servaz.
— Une autre source possible d’ADN : un cheveu coincé dans la crémaillère, à l’arrière. Il n’appartient pas à la victime. Maintenant, je ne veux pas vous donner de fausses espérances : l’ADN de cheveu, comme vous le savez, déçoit souvent, contrairement au sang, au sperme, à la salive et même aux os et aux dents. Le matériel ADN des cheveux se trouve dans la racine, les tiges sont du matériel mort. Le taux de succès est très faible, inférieur à 10 %.
— Comment tu sais qu’il n’appartient pas à la victime ? le reprit Servaz.
Le chef de la PTS sourit derrière son masque :
— Parce que, en attendant d’en savoir plus, on l’a surnommé « le Rouquin ».
IL RENTRA ÉPUISÉ, ce soir-là. La conférence de presse s’était conformée aux usages du genre, livrant un minimum d’informations sur l’enquête tout en donnant l’impression que les choses avançaient. Une nouvelle fois, c’était Esther Kopelman qui, parmi le panel des journalistes présents, limité à cause des règles sanitaires, s’était distinguée en levant la main.
— S’agit-il, selon vous, d’un crime raciste ?
Et voilà. La balle était lancée. Elle n’allait pas tarder à rebondir du côté des quartiers, des associations.
Il embrassa Léa qui lisait dans le salon.
— Les Impatientes, Djaïli Amadou Amal, dit-il en jetant un coup d’œil à la couverture du livre. Ça parle de quoi ?
— De l’effroyable condition des femmes au Sahel : de la polygamie, des mariages forcés, arrangés, des viols, des violences domestiques, du patriarcat…
— Encore l’Afrique : la semaine dernière tu lisais L’Enfant peul.
Elle lui sourit. Il remonta le couloir jusqu’à la porte de Gustav. L’ouvrit doucement. Son fils dormait sur le côté, le pouce dans la bouche, jambes repliées. Ses petits pieds avaient repoussé la couette.
Servaz regarda son garçon de neuf ans.
Nous sommes fragiles, se dit-il. Un million de choses peuvent mal se passer d’un million de façons différentes. La santé, la paix, la concorde sont difficiles et se gagnent tous les jours. La violence, la haine et la guerre sont des états par défaut.
Sur le mur, près du lit, il y avait un dessin d’enfant qui représentait une femme aux longs cheveux rouges en blouse blanche, avec en dessous le mot Maman. Servaz sentit ses yeux s’embuer. Ce n’était pas tout à fait exact : Léa n’était pas sa vraie maman et Gustav n’avait commencé à l’appeler ainsi que depuis quelques mois. Rien d’étonnant. Léa Delambre savait y faire avec les mômes : elle était médecin au pôle enfants de l’hôpital Purpan à Toulouse, spécialité gastro-entérologie, hépatologie et nutrition. Elle était entrée dans la vie de Martin deux ans auparavant, Gustav à peine un an avant elle[3].
Il avait vécu si longtemps seul après son divorce qu’à près de cinquante-deux ans il n’en revenait toujours pas d’avoir fondé, pour la deuxième fois de son existence, une famille.
Il referma la porte, hésita. Il avait besoin d’une douche. Non, il avait envie d’une douche. Mais une question le taraudait.
Il regagna le salon, remarqua qu’Anastasia, la baby-sitter, avait une fois de plus oublié ses écouteurs sur la table basse. L’avant-veille, avant qu’il soit appelé au milieu de la nuit, Léa et lui étaient sortis écouter l’Orchestre national du Capitole, qui avait avancé sa représentation à 18 heures à cause du couvre-feu, et dont le premier violon était à la fois leur voisin de palier et le père de la baby-sitter en question.
Ses jambes ramenées sous elle sur le canapé, tournant le dos à la bibliothèque, Léa, enveloppée dans une robe de chambre blanche, épaisse et moelleuse, était encore plongée dans sa lecture. Ses cheveux fauves tombaient sur le molleton blanc. Le peignoir était suffisamment ouvert pour qu’il devinât qu’elle ne portait rien en dessous hormis une de ses culottes noires Calvin Klein. En temps normal, la pensée de son long corps souple et chaud aurait peut-être suffi à l’émoustiller, mais pas aujourd’hui.
Il vit en passant que la télé était allumée, son coupé, sur une chaîne d’info, et que Léa la surveillait du coin de l’œil. Il reconnut le visage à l’écran. Autobronzant, cheveux jaunes laqués en forme de ridicule casque à visière, sourire de requin, regard froid. On était le 27 octobre. L’élection approchait. Pas ici, mais en Amérique. Tous les sondages donnaient Trump perdant. Mais ils s’étaient largement trompés la dernière fois, non ? Trompés parce que l’époque était devenue imprévisible. Quelle est notre époque, d’ailleurs ? se demanda-t-il. Celle de l’hystérie et des bouffons. Celle du manichéisme. Celle des réseaux sociaux et de leur folie. Certainement pas celle de la raison.
Puis le présentateur apparut et, au bandeau en bas de l’écran, Servaz comprit qu’il était en train de parler des annonces que devait faire le président français le lendemain et de la possibilité d’un nouveau confinement.
— C’était quoi ce truc important que tu voulais me dire ? demanda-t-il en se laissant tomber dans l’un des fauteuils.
Elle leva vers lui ses beaux yeux verts, reposa son livre sur la table basse d’une manière faussement négligente destinée à masquer, il le devina, sa nervosité. L’éclat de la lampe près du canapé soulignait ses pommettes hautes et son nez légèrement retroussé.
— Ça peut attendre demain, dit-elle d’un ton hésitant. Tu as l’air… épuisé.
De nouveau, la tension dans sa voix. Il se sentit devenir nerveux à son tour.
— Non, ça a l’air important. Cette chose qui nous concerne tous les trois…
— C’est toi qui es chargé de l’enquête sur ce gamin alors ? demanda-t-elle. Ils en ont parlé sur France 3.
— Pas moi, mon groupe, rectifia-t-il. Oui, je risque d’être pas mal absent dans les jours à venir.
Il se rendit compte que la fatigue le submergeait, assis dans le fauteuil. Mais aussi que ce que Léa avait à lui dire ne lui plairait sans doute pas, pour qu’elle reculât ainsi devant l’obstacle.
— Mmm. Tu vas encore te faire happer par ton enquête, dit-elle, comme la dernière fois, tu vas… Mais je suis mal placée pour te faire des reproches, ajouta-t-elle, soudain embarrassée, et de nouveau il fut sur ses gardes.
— Bon, alors, dit-il, de quoi tu voulais me parler ?
Elle se redressa en position assise. Genoux serrés. Chevilles croisées. Servaz tiqua. Il avait appris à observer les pieds et les jambes de ses interlocuteurs. Les pieds mentaient rarement. Léa était stressée.
— D’abord, je veux que tu saches que je suis heureuse avec toi… Et que… je t’aime… et j’aime aussi Gustav… énormément… Je tiens à vous deux…
Ça partait mal. Il eut l’impression qu’on lui versait du liquide réfrigérant dans l’estomac.
— C’est quoi, ce préambule ? demanda-t-il, les yeux plissés.
— J’ai été contactée par un ami. Il travaille à Médecins sans frontières…
Elle lui jeta un regard chargé d’incertitude.
— Il m’a proposé une mission en Afrique. Au Burkina Faso. Il y a eu là-bas, avec la spirale de violence qui touche le nord du pays, les massacres perpétrés par les djihadistes et les représailles intercommunautaires, plus de 500 000 personnes déplacées fin 2019, près de 800 000 cette année. Il leur faut plus de personnel soignant sur place. Il s’agit de venir en aide à des personnes qui sont dans le plus complet dénuement. Les besoins sont immenses pour assurer les soins de base et les soins secondaires. Et, parmi ces centaines de milliers de réfugiés, il y a beaucoup d’enfants…
Servaz la regardait fixement.
— Tu lui as dit non, j’espère, souffla-t-il. Tu lui as dit que ça n’était pas possible en ce moment…
Elle baissa les yeux, noua un peu plus ses chevilles.
— J’ai… j’ai dit que j’allais réfléchir… J’ai dit qu’il fallait d’abord que j’en parle avec toi et avec l’hôpital.
— Et avec Gustav, riposta-t-il, incrédule, avec une acrimonie qu’il regretta aussitôt.
— S’il te plaît, laisse-moi finir. Il ne s’agit que de quelques mois, un an tout au plus.
— Un an… ?
Il n’en crut pas ses oreilles.
— Tu penses sérieusement à partir là-bas alors ?
Elle le fixa d’un air impénétrable. Sans répondre. Mais la réponse était oui. Il le lisait dans ses yeux.
— J’arrive pas à le croire…, dit-il en secouant la tête.
— Martin, ces gosses, ils…
— Ne me parle pas de ces enfants. Ici aussi, il y a un enfant, je te rappelle. Qui a besoin de toi. Qui t’appelle « maman »…
— Ne fais pas ça…
— Faire quoi ? dit-il. Je suis égoïste, c’est ça ? Tu n’es pas heureuse ici avec nous ? Il doit bien y avoir quelqu’un d’autre qui peut y aller à ta place… Et c’est dangereux, tu y as pensé ?
— Personne ne pourra s’occuper de ces gosses mieux que moi, se justifia-t-elle.
Il eut envie d’élever la voix mais n’en fit rien. Lequel de nous deux est le plus égoïste ? se demanda-t-il. Elle, avec sa croisade ? Ou lui qui ne voulait pas prendre le risque d’une séparation ? Il eut soudain une vision de l’Afrique. Un cliché à la Out of Africa. Des fauves dans la brousse. Des couchers de soleil somptueux sur la savane. Et Léa entourée de toubibs jeunes et célibataires sous des tentes de fortune. Partageant leurs repas, leurs déceptions et leurs joies. Communiant avec eux dans la fierté d’accomplir une tâche noble, indispensable. Des mois comme ça à se côtoyer, à faire de plus en plus connaissance, à se rapprocher… Loin de la France, sur un continent magique.
La magie de l’Afrique…
Il se sentit jaloux, tout à coup. Jaloux d’un futur qui n’existait pas encore.
Il savait que ça ne ressemblerait pas à ça. Ce serait selon toute évidence un camp à la limite de l’insalubrité. Dans la boue, au milieu des mouches, des malades innombrables, de la malnutrition, des cris, des pleurs, des diarrhées, des fièvres. Des enfants morts. Des drames. Ce serait comme vouloir vider un puits sans fond. Il n’empêche. Une profonde inquiétude le gagna.
— Tu reviendras changée, dit-il. À ton retour, tu ne seras plus la même.
Un silence.
— Je n’ai pas encore pris ma décision, Martin…
— Tu en es sûre ?
IL SE LEVA. Fila dans la cuisine. Ouvrit la fenêtre et alluma une cigarette. C’était toujours ainsi. Ce que la vie vous donnait, elle vous le reprenait tôt ou tard. Ce qu’il désirait le plus lui avait toujours été enlevé. Pour quelque obscure raison, tous ceux à qui il tenait finissaient toujours par le quitter. Il ne croyait pas au destin. Cela avait donc à voir avec sa propre nature.
Il tira sur sa clope, écoutant la nuit toulousaine. Elle était pleine de bruits qui n’évoquaient pas la savane, et pourtant des fauves y rôdaient en nombre : léopards, guépards, hyènes, lions… Quel genre de fauves avait chassé Moussa Sarr ? Quel but poursuivaient-ils ? Et Moussa lui-même était-il un fauve chassé par des prédateurs plus grands que lui ou un inoffensif herbivore ?
Une question hantait Servaz. Et si ces fauves étaient issus de leurs propres rangs ? Et si l’ennemi était à l’intérieur ? Comment réagiraient-ils quand Servaz s’approcherait d’eux ?
SAMIRA CHEUNG coupa le sifflet à Slayer, descendit de la Clio qu’elle venait de récupérer à l’atelier, prit pied sur le champ boueux qui tenait lieu de jardin, à vingt kilomètres au sud de Toulouse. Sa grande et vieille maison entourée de bois était plongée dans l’obscurité. Samira avait fait l’acquisition de cette drôle de bâtisse pleine de coins et de recoins, délabrée et de traviole, dix ans plus tôt. Depuis, elle n’avait jamais cessé de la retaper. Samira n’était pas pressée : elle la restaurait petit à petit, en fonction de ses maigres économies mais aussi de ses amants, lesquels étaient assez souvent recrutés dans des corps de métier comme maçons, couvreurs, plombiers. Samira préférait aux célibataires qui se durcissent la couenne dans des salles de sport et aux barbus qui promeuvent des valeurs positives et mangent bio les hommes qui travaillent de leurs mains et châtient leurs corps dans des tâches harassantes.
Parce que, pour la faire courte, ils ne se prenaient pas la tête et assuraient assez souvent au pieu.
Elle avait conscience de ce qu’un tel jugement avait de condescendant, voire de réducteur, mais c’était à ses yeux un vrai compliment : Samira cultivait pour sa part des valeurs telles que la simplicité, la franchise brute et l’absence totale d’hypocrisie – autrement dit le droit de parler sans avoir à tourner vingt fois sa langue dans sa bouche –, les repas carnés et le sexe sans les sentiments ni le boniment. Elle aimait beaucoup Martin, mais jamais elle n’aurait pu vivre avec un mec aussi compliqué – en dehors du fait qu’il n’était pas du tout son type et qu’il avait des goûts musicaux de grand-père.
Elle regarda la moto appuyée sur sa béquille près de l’entrée, tourna la clé dans la serrure. Actionna l’interrupteur. Rien. Noir complet. Elle sentit son pouls s’accélérer. S’avança prudemment dans la pénombre du couloir. La maison était totalement silencieuse.
— Il y a quelqu’un ? cria-t-elle.
Pas de réponse. La nuit était assez claire pour qu’une vague cendre grise se glissât par la partie vitrée de la porte. Aussi, un clair-obscur plus obscur que clair régnait dans le couloir, qu’elle remonta lentement, tous les sens en alerte. Il y avait encore des pots de peinture et des bâches plastique qui traînaient le long des murs. On aurait pu facilement se cacher.
— Il y a quelqu’un ? répéta-t-elle.
Soudain, une ombre jaillit derrière elle et la plaqua violemment contre le mur. Une main écrasa sa bouche et un corps fébrile se pressa contre le sien, une odeur de savon et d’eau de toilette dans ses narines.
— Ne fais pas un geste, murmura la voix rauque dans son oreille. Ne tente rien.
Elle hocha la tête. Son cœur battit si puissamment dans sa cage thoracique qu’elle en eut presque le vertige.
— Tu sais que Jack l’Éventreur n’a jamais été identifié ? continua la voix. Tu sais que dans Les Cent Vingt Journées de Sodome quatre aristocrates s’enferment dans un château avec quarante-deux jeunes gens, filles et garçons, livrés à leur… pouvoir absolu ?
En même temps, une main se glissa sous son pull, caressa ses seins, puis descendit défaire sa ceinture et le zip de son pantalon. La main entra dans sa culotte. Samira en avait les jambes qui tremblaient ; elle sentait l’érection contre ses fesses. Elle inséra sa main entre eux, posa ses doigts dessus.
— Ah non, merde, c’est pas du jeu ! gémit-il en s’écartant. Samira, t’es pas drôle !
Toutes choses égales par ailleurs, côté fantasmes et perversion, celui-là n’était pas mal non plus… Ça lui apprendrait à avoir choisi un prof de lettres, pour une fois.
MINUIT. Une lune pâle brillait sur les vallons, les bois noirs et les prés en pente, tandis qu’une légère brume coulait dans les creux, à une centaine de kilomètres au sud de Toulouse. Au sommet de la colline, à une lieue du village, au-delà du grand portail rouillé et du mur d’enceinte qui longeait la petite départementale, la lune éclairait la façade du château.
Il paraissait immense et menaçant dans la nuit glaciale, son toit hérissé de hautes cheminées sur le ciel nocturne. Il projetait une ombre lugubre sur le parc orné d’arbres bicentenaires, avec ses dépendances : une étable, des écuries et une maison de gardien non loin de la grille. La plupart des fenêtres étaient éteintes. Mais, en contournant l’édifice par la droite, on aurait aperçu, au-dessus des buis taillés, des fenêtres aux carreaux sertis de plomb au travers desquelles brillait une clarté.
À l’intérieur, une vaste salle de séjour avec une cheminée monumentale ; le feu clair jetait des lueurs dans la pièce obscure. Des tapisseries et des tableaux de maîtres aux murs. Une bibliothèque. Des trophées de chasse, du grand gibier des forêts d’Europe : sangliers, daims, cerfs – mais aussi, clou de la collection, une énorme tête de lion.
Le fauve semblait contempler la petite assemblée de son œil farouche, qui luisait dans la faible lumière, faussement endormi, comme pour mieux tromper sa proie avant de bondir dessus. Le vent mugissait au-dehors. Mais, à l’intérieur, tout était silence et ombre, hormis le ronflement des flammes, si bien que, quand la voix s’éleva, elle parut jaillir du cœur même de la demeure :
— Comment est-il possible que personne n’ait pensé à contrôler la route ? dit le seul homme assis, sur une chaise à haut dossier, devant la cheminée.
Il émanait de cette voix – comme de cette silhouette découpée sur la clarté du feu – une aura d’autorité et d’inflexibilité. Les faibles rayons de lumière en provenance de l’âtre caressaient ses longues mains veinées posées sur les accoudoirs de chêne. Le visage demeurait invisible.
— Il ne passe jamais personne sur cette route la nuit, tenta l’un des hommes debout. Et il y a le couvre-feu… Cette voiture n’aurait jamais dû se trouver là.
Pendant un moment, aucun mouvement ne se fit dans la pièce. Rien d’autre ne troubla le silence que le crépitement des flammes mordant les bûches. Puis la haute silhouette se déplia très lentement.
— Meslif, vous êtes un imbécile, déclara-t-il, je vous avais dit de sécuriser les alentours.
Le dénommé Meslif, petit, trapu, cheveux et sourcils noirs, une expression dure plaquée sur le visage, garda la tête baissée.
— Il aurait fallu plus d’hommes, se justifia-t-il, avec une timidité étonnante pour quelqu’un habitué à se faire respecter. Et plus d’hommes aurait signifié plus de risques de fuites…
Nouveau silence.
Le personnage de haute stature se détacha du fauteuil. Sortant de l’ombre pour s’approcher de la cheminée, il offrit ses longues mains au foyer. Il régnait une température glaciale dans le reste de la salle.
— Ça ne devait pas se passer comme ça, dit-il, et sa voix, désincarnée, funèbre, sonna comme une condamnation.
Sifflements et chuintements dans l’âtre. Les flammes s’élevaient, s’abaissaient, chahutées par le vent qui s’engouffrait dans le conduit. Elles éclairèrent par en dessous le visage ridé, le grand front, le crâne rasé, les joues si creuses que l’homme semblait en train d’aspirer quelque chose, les profonds sillons les labourant comme ceux d’une écorce de frêne. Il portait une robe de chambre en soie nouée à la ceinture sur un pull et un pantalon de velours, chaussait une paire de mules.
— Ça ne devait pas se passer comme ça…, répéta-t-il. Celui-là, on devait le renvoyer chez lui vivant, avec ce mot gravé sur sa poitrine. Pour qu’il aille raconter aux autres comment il avait été chassé. Que toutes ces ordures comprennent qu’il y a un nouveau joueur dans le jeu et que, désormais, la justice va vraiment être rendue.
— Des questions, ils s’en posent déjà, dit un homme presque aussi grand que lui, avec une face longue et canine, des petits yeux rapprochés et teigneux, un collier de barbe mal taillé. Avec ce mot sur sa poitrine justement, ils ont sûrement compris que les règles du jeu sont en train de changer.
L’homme de haute stature se retourna.
— Mais maintenant, la presse va y mettre son nez. C’est le genre d’histoire qui fait saliver les journalistes. On sait qui dirige l’enquête ?
— Oui, c’est le groupe du commandant Servaz, dit un troisième, râblé, ventripotent, très laid, plus âgé que les deux premiers et le seul en costume-cravate. Au SRPJ de Toulouse. Un excellent flic. C’est lui qui a résolu l’enquête sur les meurtres d’Aiguesvives il y a deux ans… Et ceux de Saint-Martin-de-Comminges, il y a une dizaine d’années : cette histoire de cheval suspendu en haut d’un téléphérique et la série de meurtres qui a suivi. Ça n’est pas vraiment une bonne nouvelle…
— Il faudrait qu’on ait les moyens de suivre les progrès de l’enquête, dit un autre.
Il était minuit passé, ce 28 octobre. Sur le mur, le lion observait les quatre hommes, qui avaient l’air minuscules dans la grande salle obscure, tandis qu’à l’extérieur la température était encore descendue et que la nuit recouvrait les abords du château, les pelouses et les grands chênes.