IL S’ÉVEILLA APRÈS tout le monde, ce mercredi 28 octobre. Plissa les yeux dans la clarté qui tombait de la fenêtre. Il n’avait pas entendu l’alarme de son téléphone. Ni Léa se lever.
Il s’assit au bord du lit, renifla l’odeur de café. Il l’achetait chez un torréfacteur pour la simple raison que cette odeur qui flottait dans la rue, à l’approche du magasin, le ramenait à son enfance. Mais il avait remarqué que, ces derniers temps, plus il vieillissait, plus les souvenirs de cette période se faisaient doux-amers, et il avait plutôt tendance à les écarter.
— Martin, tu peux t’occuper de Gustav ? lança une voix à l’autre bout de l’appartement. Je suis à la bourre !
— Moi aussi ! répondit-il sous le jet brûlant de la douche, sans être sûr qu’elle ait entendu – ou voulu l’entendre.
— Est-ce que tu peux déposer Gustav au centre de loisirs ? Tu m’entends ?
— Oui, je t’entends ! C’est sur ta route ! protesta-t-il. Ça me fait faire un détour !
— S’il te plaît ! J’ai une réunion importante !
— Oh, bon, d’accord…
Il ne pouvait s’empêcher de repenser à ce qu’elle lui avait dit la veille au soir. Il avait très mal dormi. Sans cesse réveillé par le souvenir de leur querelle.
— Merci, je te revaudrai ça, lui cria Léa.
Il entendit la porte claquer. Quand il entra dans la cuisine, Gustav était assis à la table du petit déjeuner. Il regardait un dessin animé. Il avait l’air détendu et heureux – et rien que cela était une petite victoire après tout ce qu’ils avaient traversé.
— Maman était pressée, dit Gustav en souriant.
Servaz sentit son estomac se nouer. Il contempla son fils. Il faudra peut-être que tu t’habitues à vivre sans elle, songea-t-il. Et à ne plus l’appeler maman…
— Elle a beaucoup de travail en ce moment, répondit-il.
— Toi aussi, fit remarquer Gustav. Tu rentres tard.
— Je sais, bouchon.
— Tu ne me dis même plus « bonne nuit ».
— Je l’ai fait hier soir, tu ne t’en es pas rendu compte ?
— Si, répondit Gustav avec un sourire si large qu’il eut honte de son mensonge.
Avant de quitter l’appartement, il récupéra les écouteurs d’Anastasia, la fille du voisin, sur la table du salon.
Radomil était en train de répéter de bon matin, sans doute les fenêtres ouvertes pour en faire profiter toute la rue, car Martin entendait son violon. Il dressa l’oreille, se concentra : le Concerto pour violon de Mieczysław Karłowicz. Le morceau demandait une maîtrise approfondie de l’instrument, de la virtuosité, du brio, une exécution parfaite.
Il regretta d’interrompre le legato en cognant à la porte voisine. Derrière le battant, le silence se fit. Des pas, puis la porte s’ouvrit sur le musicien aux longs cheveux gris et à la barbe sombre.
— Ta fille a oublié ses écouteurs, dit Martin.
Radomil les prit, son violon dans l’autre main :
— Tu as bien fait de me les rapporter. Sinon j’aurais eu droit au hip-hop d’Anastasia dans les enceintes du salon. Bonjour, jeune Gustav, ajouta Radomil en s’inclinant très bas devant le garçonnet blond, qui lui rendit son bonjour en souriant.
— Tu jouais le Concerto pour violon de Karłowicz ?
Le musicien aux faux airs de hippie vieillissant se redressa de toute sa haute taille, fronça les sourcils, sans cacher son étonnement : ce n’était pas la première fois que Martin le surprenait par ses connaissances.
— Comment se fait-il qu’un flic ait une culture musicale aussi étendue ? dit-il. Tous les policiers français sont comme toi ?
Radomil et sa fille étaient arrivés de Bulgarie cinq ans plus tôt. Titulaire d’un titre de séjour, il avait fait récemment sa demande de naturalisation.
— Bien sûr, je vous aurai des places – et je m’arrangerai pour qu’Anastasia soit disponible et garde Gustav. Comme ça, vous n’aurez aucune excuse, Léa et toi.
— Les voisins ne se plaignent jamais ?
— Ça te dérange, toi ?
— Évidemment que non, répondit Martin en se dirigeant vers l’ascenseur.
— La musique adoucit les mœurs, n’est-ce pas ce qu’on dit ?
Servaz pensa aux nombreuses querelles de voisinage pendant le confinement du printemps, qui avaient eu pour origine un voisin trop bruyant, des goûts musicaux divergents. Et qui avaient fini par une intervention de la police.
— Pas si sûr…, répondit-il.
— Bonne journée, jeune Gustav ! Amuse-toi bien ! lança dans leur dos, solennel, le grand Radomil avant de refermer la porte.
Servaz entendit les notes s’élever de nouveau.
LE COULOIR DU deuxième étage de l’hôtel de police était plein de gens qui allaient et venaient avec des masques sur le visage, et, certains jours, Servaz avait l’impression d’être dans un film de science-fiction. Ou bien il se disait qu’il allait finir par se réveiller. Mais le cauchemar s’éternisait… Vincent Espérandieu était à son poste, les mêmes écouteurs blancs que ceux d’Anastasia sur les oreilles. En train d’écouter du rock indé probablement. Il avait essayé d’initier Servaz, mais il avait très vite laissé tomber quand Martin, en retour, lui avait parlé d’un génial compositeur autrichien nommé Mahler.
Servaz se souvint fugacement de l’époque où il s’était rapproché de Charlène Espérandieu, la très belle femme de son adjoint. Ils s’étaient sentis presque irrésistiblement attirés l’un par l’autre. En ce temps-là, Charlène était enceinte de Flavien, qui avait aujourd’hui onze ans et dont il était le parrain. Mais ils n’avaient jamais sauté le pas. Il s’était souvent demandé ce qui se serait passé s’ils l’avaient fait.
Dès que son chef de groupe apparut, Vincent reposa ses écouteurs.
— Catherine Larchet a appelé, dit-il. Ils ont un match dans le FNAEG.
Le fichier des empreintes génétiques… Martin sentit son rythme cardiaque s’accélérer.
— Qui ça ?
— Le cheveu roux coincé dans la crémaillère de la tête de cerf. Il s’appelle Kevin Debrandt. Dix-sept ans. Cinq mentions au casier judiciaire. La dernière en date pour une agression très violente avec un complice dans un hôtel particulier de Toulouse. Placé en centre spécialisé pour mineurs, dont il s’est échappé.
S’appelle ou s’appelait, pensa Servaz avec une démangeaison dans la nuque. Kevin Debrandt avait dix-sept ans et, apparemment, un passé déjà chargé. Rien de très surprenant : 45 % des vols avec violence et un tiers des cambriolages étaient commis par des mineurs. Il y avait longtemps que l’ordonnance de 1945 sur la justice des mineurs n’était plus adaptée à la délinquance et à la violence actuelles. Sans parler des jeunes majeurs étrangers qui mentaient sur leur âge pour échapper à des peines plus lourdes.
Il se rendit compte que ses pires craintes étaient en train de prendre corps. Celles que Samira et lui avaient formulées, celles que le divisionnaire avait balayées d’un geste : Moussa Sarr n’était peut-être pas le premier… Combien d’autres ? Il inspira. Il ne pouvait plus ignorer l’appréhension au creux de son ventre, ce malaise qui grandissait.
— OK, réunis tout le monde, dit-il.
— KEVIN DEBRANDT. Dix-sept ans et un casier judiciaire déjà copieux. Ses deux derniers faits d’armes : en 2019, sous la menace d’une arme factice, il contraint une jeune femme à le convoyer jusqu’à Montauban, où se trouve sa petite amie de l’époque. Son « otage » parvient à lui échapper dans une station-service. Durée du rapt : moins d’une heure. Son avocat expliquera que son client avait juste le sentiment de « faire du stop ».
Derrière lui, sur l’écran, apparut un visage allongé, à la peau pâle, aux yeux clairs, comme lavés, encadré de cheveux roux. Kevin Debrandt avait un museau étroit, qui le faisait ressembler à un animal fouisseur. Ou à un renard. Servaz se détourna de l’écran.
— Le dernier est plus sérieux : début 2020, il fait irruption avec un complice dans un hôtel particulier du centre de Toulouse. Muni d’armes de poing, authentiques ou pas, d’un couteau, de cagoules et de gants, le commando séquestre les propriétaires des lieux : un banquier toulousain et son épouse, après les avoir aspergés de gaz lacrymogène et ficelés. Ils frappent l’homme, menacent de violer la femme, se font remettre le code du coffre, volent les bijoux, un ordinateur portable, les téléphones et s’en vont. Mais l’homme fait un malaise. Sa femme réussit à se libérer et à appeler les secours. L’enquête est confiée à la brigade criminelle de la Sûreté départementale, qui retrouve une trace ADN, la même qu’on a retrouvée sur la tête de cerf : celle de Kevin Debrandt.
Il marqua une pause, leur laissa le temps d’assimiler ces informations. De bien piger ce qui se jouait : ils venaient de faire une percée décisive, ils avaient trouvé un lien entre la tête de cerf que portait Moussa et un autre garçon lui aussi connu pour de nombreux faits délictueux.
— Kevin Debrandt a été appréhendé mais il a refusé de donner le nom de son complice. Il a été placé en centre spécialisé pour mineurs. D’où il s’est échappé le soir même. Personne ne s’est donné la peine de se lancer à sa poursuite depuis…
Un murmure autour de la table.
— On a essayé de le joindre, mais son téléphone ne répond pas. Il est peut-être éteint… ou alors il l’a bazardé… On va demander l’historique de bornage. Une fois qu’on saura quelles bornes l’appareil a activées, on pourra reconstituer son parcours. Par ailleurs, sa dernière adresse connue est un squat en centre-ville. Et il faudra aussi interroger les parents.
Il s’interrompit.
— Espérons que Kevin Debrandt ne s’est pas évanoui dans la nature…
Il allait poursuivre quand Chabrillac surgit dans la pièce, un exemplaire de La Garonne à la main. Servaz se raidit. Le divisionnaire avait l’air fort mécontent. Il jeta le journal sur la table dans un mouvement d’humeur. Servaz se pencha et lut :
UN ADO CHASSÉ COMME DU GIBIER EN ARIÈGE
Crime raciste ou règlement de comptes ?
Nom de Dieu, Esther ! C’était encore pire que ce qu’il avait craint. L’article était accompagné d’un portrait de Moussa que la journaliste avait dû récupérer chez la famille. Servaz se cabra. Moussa Sarr n’était pas un ado. Il était majeur ! Pour le reste, le titre ne mentait pas. Il appréhendait de lire le texte pondu par la journaliste. Et l’angle d’attaque qu’elle avait choisi.
— C’est la cata ! s’écria Chabrillac. L’article parle de la tête de cerf, et aussi de la façon dont Moussa a été retrouvé nu après avoir été chassé et blessé par un carreau d’arbalète. Cette satanée journaliste évoque même des pratiques dignes, je cite, « du Ku Klux Klan » ! Elle s’inquiète, à juste titre, à l’idée que ceci puisse arriver au XXIe siècle dans notre région. Bref, on va nous mettre une pression d’enfer et on va avoir les médias pendus à nos basques…
Chabrillac le regarda. Ses petits yeux lançaient des éclairs.
— Commandant, il me faut des résultats, dit-il. Je ne veux pas que ça traîne. Mettez les bouchées doubles.
Toute l’équipe s’accorda à dire que cela allait être une enquête longue et difficile. Qu’il leur fallait du temps.
— Je me fous de vos états d’âme ! tonna-t-il soudain. Vous me prenez pour qui ? On va avoir les médias nationaux sur le dos avec cette histoire ! La préfète ! Le directeur de la police ! Et sans doute le ministre ! Et ce sera à moi de rendre des comptes ! Pas à vous !
Il avait hurlé. Il était rouge. Autour de la table, tout le monde resta muet de saisissement.
— On en a peut-être découvert un autre, dit Servaz calmement, sans se démonter.
— Un autre quoi ? demanda le divisionnaire d’un ton irrité en pivotant vers lui.
— Une autre victime. Kevin Debrandt. Dix-sept ans. Il y avait un de ses cheveux accroché à la crémaillère de la tête de cerf. À moins qu’il n’ait fait partie de ceux qui ont traqué Moussa…
Il vit distinctement Chabrillac sursauter.
— Quoi ? Nom de Dieu… Sérieux ? Une autre victime… ? Il est… il est… ?
— Blanc, répondit Servaz en comprenant où le divisionnaire voulait en venir. Sinon, même profil que Moussa Sarr : petit délinquant en liberté malgré de nombreuses condamnations…
Il constata que son patron vidait ses poumons de soulagement.
— Je veux qu’on laisse filtrer cette information en direction de la presse, dit aussitôt ce dernier.
— Pas question, rétorqua Servaz. C’est une découverte majeure. Nous devons l’exploiter sans en parler à personne, au contraire, et voir où cela nous mène.
Chabrillac désigna le journal qui passait de main en main.
— Je ne veux plus de ce genre de titre !
— Patron, insista Servaz, si vous voulez qu’on attrape rapidement les assassins, laissez-nous faire notre boulot.
Chabrillac resta un moment en arrêt, comme un chien qui a entendu un coup de sifflet ultrasonique. Martin fut surpris de découvrir chez lui une hostilité aussi évidente. Finalement, le divisionnaire déclara d’un ton glacial :
— Commandant, ne me dites pas ce que je dois faire, et il y a peut-être quelqu’un dans votre groupe d’enquête qui parle à la presse. Cette journaliste sait un peu trop de choses, à mon sens… À votre place, plutôt que d’avoir des exigences, je me préoccuperais de savoir quel est l’enfant de putain qui bave en dehors de ces murs.
Le ton était acerbe, ouvertement belliqueux. À la limite de l’insulte. Servaz blêmit. La colère le gagna à son tour.
— Ce groupe est sous votre direction, commandant, renchérit le divisionnaire en pointant un doigt vers la poitrine de Servaz (et ils crurent un instant qu’il allait la toucher). Tout ce qui se passe ici, vous en assumez la responsabilité. Je sais que vous avez souvent eu des résultats, mais je sais aussi que vos méthodes pour le moins… iconoclastes n’ont pas toujours été du goût de tout le monde. Vous êtes déjà passé en conseil de discipline deux fois. Je ne sais par quel miracle vous êtes encore chef de groupe, mais avec moi, vous allez filer doux. Et faire comme je vous dis. J’ignore quels étaient vos rapports avec mon prédécesseur, mais ici, c’est moi qui commande, et je ne laisserai pas un intello dans votre genre me prendre de haut, c’est compris ?
Il le fit bel et bien en fin de compte : tapoter la poitrine de Servaz comme s’il voulait enfoncer son doigt dedans.
— Vous êtes peut-être une légende ici, vous aimez peut-être faire les gros titres, mais je vais vous dire : j’en ai rien à branler. Vos états de service ne m’impressionnent pas. Remuez-vous et ramenez-moi du concret, c’est tout ce que je vous demande. Ai-je été assez clair ?
Sur ces mots, « Hulk » fit volte-face et quitta la pièce.
— VOUS ÊTES SÛR que c’est ici ?
Raphaël regarda le propriétaire des lieux, un homme dans la soixantaine affublé d’une casquette irlandaise posée sur d’épais cheveux blancs.
— Évidemment que c’est ici, répondit celui-ci.
Servaz, Samira et Katz se tenaient au centre du pouvoir tel que l’avaient dessiné les capitouls, les consuls de la ville, deux cent cinquante ans plus tôt. Place du Capitole, sous les arcades, face à l’immense esplanade fermée de l’autre côté par l’hôtel de ville. Le froid était mordant en dépit du pâle soleil qui caressait les avant-corps et les colonnes.
Le petit homme coiffé sans le savoir à la mode des truands irlandais – à moins qu’il ne fût un fan de la série Peaky Blinders – montra la porte ouverte à côté de la devanture d’un restaurant.
— La porte reste ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les lycéens du quartier connaissent l’adresse. Ils viennent s’asseoir sur les marches, boire et fumer. Tous les SDF de la ville la connaissent aussi, se lamenta-t-il.
Ils franchirent le seuil.
D’un coup, le faste de la place fut oublié. Au pied de l’escalier, le sol était jonché de centaines de mégots, de cendre grise, de bouteilles et de canettes vides. La peinture sur les murs s’écaillait par plaques entières, des tags clamaient : « NON AUX EXPULSIONS », « LE DROIT AU LOGEMENT AVANT LE DROIT À LA PROPRIÉTÉ ».
— Ils ont condamné l’issue de secours, expliqua l’homme en s’engageant dans l’escalier branlant et crasseux. Ils montent sur le toit et ils jettent des poubelles en feu dans le conduit de la cheminée, qui leur sert à la fois de vide-ordures, de toilettes et d’incinérateur.
Ils parvinrent à un premier palier entièrement recouvert de seringues usagées, d’emballages divers et de boîtes de médicaments parmi lesquels ils se frayèrent un chemin. Une odeur d’excréments, d’urine, de cannabis et de détritus carbonisés les prit aux narines.
— Putain, c’que ça pue ! s’exclama Samira. Ici, la course à la boulette de shit pourrait rapporter gros…
— La course à quoi ? demanda Katz.
— La course à la boulette de shit… Un gramme de shit égale une interpellation. C’est bon pour le chiffre. Résultat, tu chopes tout ce qui bouge, tu te concentres sur les petits poissons et tu oublies les enquêtes longues et fastidieuses qui pourraient te permettre de choper les gros, mais qui demandent trop de temps et d’énergie pour un rendement statistique dérisoire. Les stats, c’est ce qui fait bander les chefs.
— Mais on chopera jamais les gros poissons comme ça, fit remarquer Raphaël en enjambant précautionneusement les seringues.
Samira lui jeta un coup d’œil sans indulgence :
— T’es nouveau, toi, ça se voit.
Ils attaquèrent la dernière volée de marches. Sur le palier, deux hommes et trois femmes, l’air menaçant, les regardaient monter. Ils n’avaient pas plus de trente ans et la plus jeune était peut-être mineure. Aucun ne portait de masque.
— Qu’est-ce que tu fous ici, toi ? dit l’un des deux individus au proprio.
— C’est mon immeuble, je suis chez moi, riposta M. Casquette, encouragé par la présence policière.
Le jeune homme éclata de rire.
— Je vais te montrer qui est chez lui ici, le vieux…
Servaz dégaina sa carte. Les trois jeunes femmes lui lancèrent aussitôt des regards haineux.
— On n’est pas là pour vous virer, on cherche quelqu’un, dit-il, maussade.
Il était d’une humeur de chien. Il n’avait toujours pas digéré la sortie du divisionnaire.
— On parle pas aux keufs de toute façon, ça rend con, répondit le même sans paraître le moins du monde inquiet – et des gloussements saluèrent cette réponse.
— On cherche Kevin, insista Servaz en montant les dernières marches. On craint qu’il lui soit arrivé quelque chose. Quelque chose de grave… Vous l’avez vu récemment ?
— Vous n’allez pas les expulser ? gémit le proprio.
— Kevin ? lança une voix puissante en provenance du couloir sur leur gauche. On ne l’a pas vu ici depuis un certain temps… Pourquoi vous le cherchez ? Et c’est quoi, cette chose que vous craignez ?
Un grand gaillard en tenue africaine traditionnelle venait d’apparaître sur le palier. Immense, massif, il dominait les autres d’une bonne tête. Sa figure aux traits fins était encadrée d’une barbe abondante. Servaz lui donna dans les trente-cinq ans.
— On peut parler ? dit-il.
L’homme leur fit signe de le suivre. Servaz, Samira et Raphaël passèrent devant le groupe des cinq jeunes gens, remontant un couloir faiblement éclairé mais rempli de monde. Des visages méfiants et méprisants se retournaient sur leur passage. Des silhouettes hostiles les frôlaient. Tous étaient jeunes, voire très jeunes. Servaz estima qu’ils étaient au moins une trentaine là-dedans, mais il y en avait sans doute davantage dans la demi-douzaine de pièces aux portes ouvertes – quand elles n’avaient pas tout bonnement été retirées.
— Katz, tu contrôles toutes les identités, lança-t-il avant de suivre le chef du squat dans une grande pièce dont les deux fenêtres donnaient sur l’esplanade du Capitole.
Il y avait des matelas, des lampes et des bougies colorées. Mais aussi des plaques chauffantes à côté d’un évier plein de casseroles et de piles d’assiettes, une guitare, un tambourin, une chicha, des tracts et, aux murs, de grandes affiches pour le droit au logement.
— Belle vue, n’est-ce pas ? dit l’homme d’un ton jovial en montrant les fenêtres. Quand je me réveillais à l’aube, cet été, vous savez ce que je voyais ? Depuis qu’il y a des échafaudages sur la façade de l’hôtel de ville, des personnes les utilisent pour monter dormir sur le toit de la mairie ! Tous les matins, je les voyais remballer leurs affaires avant l’arrivée des ouvriers…
Il sourit, leur montra des coussins de toutes les couleurs.
— Ça vous choque ? demanda-t-il en s’asseyant sur un coussin, à même le sol. Peut-être que s’ils avaient ailleurs où dormir, ils ne dormiraient pas là, qu’en pensez-vous ?
Sa voix était basse, agréable. Il avait un regard étincelant, d’une intensité qui aurait fait baisser les yeux à beaucoup de gens. Et le charisme d’un leader. Du berger qui guide le troupeau. Mais de quel genre de troupeau s’agissait-il ? Et le berger n’était-il pas en dernier ressort un danger pour ses brebis ? C’est ce que se demanda Servaz en posant ses fesses sur un coussin, imité par Samira, tandis que le regard à l’intensité de mercure les couvait.
— Vous vous appelez comment ?
— Malik Ba, répondit le géant. Vous voulez voir mes papiers ? ajouta-t-il en souriant.
Servaz fit signe que non.
— Je suis né au Sénégal. Il y a trente-trois ans, comme le Christ, continua l’homme, mais j’ai la nationalité française, si c’est ce que vous voulez savoir…
Oui, c’était ça : un Christ noir. Aux proportions monumentales et à la voix calme, profonde, pleine de chaudes inflexions vibrantes. Une jeune fille entra. Si jeune que Servaz se demanda si elle n’était pas mineure, elle aussi.
Elle s’approcha du maître de céans.
— Prépare-nous du thé, lui lança-t-il.
Ce n’était pas une requête, c’était un ordre. Malik Ba se tourna vers eux, se rendant compte de leur trouble.
— Il n’y a pas de hiérarchie ici, dit-il, comme pour démentir ce qui venait de se passer. Cette jeune femme a choisi de me servir de son plein gré, sans que personne l’y oblige. Chacun est libre de faire ce qu’il veut. Je ne suis pas leur chef, mais leur guide, leur conseiller spirituel, leur mentor. Je leur apporte la lumière et l’espoir… Nous sommes une communauté autonome existant sur un mode primitif, loin des structures coercitives de l’État et des inégalités produites par le capitalisme. Nous pratiquons la démocratie horizontale. Comme dans les ZAD…
— Bien sûr, dit Servaz, qui n’était pas dupe.
Il savait que la vie à l’intérieur des ZAD n’était pas aussi idyllique, démocratique, écologique et transparente que leurs occupants voulaient le faire croire. Que la violence physique, psychologique, verbale, la désinformation, le secret y régnaient souvent. Que leurs occupants étaient loin d’avoir entre eux les rapports emplis de tolérance qu’ils prônaient à l’extérieur et que, l’alcool aidant, les bagarres étaient fréquentes, tout comme la tendance des plus forts à imposer leurs points de vue aux plus faibles.
— Donc, vous vous inquiétez pour Kevin ? Et je peux savoir pourquoi ?
— Il lui est peut-être arrivé quelque chose, répondit Servaz.
Le barbu plissa les paupières. Un éclair entre celles-ci.
— Vous ne voulez pas m’en dire plus ?
— Disons que nous avons des raisons de penser qu’il a été enlevé et que ses jours sont en danger, dit Servaz. Nous essayons de reconstituer son emploi du temps et de savoir quand il a… interagi avec d’autres personnes pour la dernière fois.
Malik Ba hocha la tête :
— Interagi… C’est un mot intéressant. Vous êtes bien élevés pour des flics s’adressant à un homme noir, commenta-t-il avec une douceur étonnante et une ironie évidente. Dommage que vos collègues ne le soient pas toujours autant. Vous savez combien de fois j’ai été contrôlé cette année en sortant d’ici ? Je les ai comptées : trente-huit. Je marchais dans la rue sans rien demander à personne, et le seul type que la patrouille arrêtait, c’était moi… On étouffe dans ce pays…
Ses prunelles coruscantes allèrent de Servaz à Samira.
— Si c’était vous qu’on contrôlait jour après jour : à votre avis, comment vous réagiriez ?
Il caressa sa barbe de ses longs doigts déliés aux ongles nets. Il prononçait chaque mot de la même voix calme, et chacun semblait plus lourd de sens, plus riche d’informations que tous les discours des ratiocineurs des chaînes d’info. Mais Servaz n’en oubliait pas pour autant toutes les seringues qu’il avait vues à l’extérieur de cette pièce.
Ni que l’utopie prônée par Malik Ba et ses semblables, sa foi dans la société civile, dans le caractère sacré de la liberté individuelle, son hostilité envers toute forme d’État ignoraient une réalité incontournable : l’État n’est que l’ensemble des lois et des règles qu’un groupe humain s’impose pour ne pas sombrer dans la guerre de tous contre tous. Et il n’existe aucune société possible, une fois sorti des stades tribal, féodal et de la loi de la jungle, sans un État ayant l’autorité et la force pour faire respecter ces règles.
— Deux fois, j’ai fini par m’énerver, dit Malik Ba. Ils m’ont tordu le bras, plaqué sur le capot d’une voiture, couché par terre. J’ai eu un poignet presque cassé, la migraine pendant des jours d’avoir eu le crâne écrasé contre le bitume… C’est ainsi qu’on traite les gens comme moi ici…
Il eut un rictus douloureux.
— Il paraît que ce pays n’est pas raciste. Alors, expliquez-moi pourquoi il y a si peu de Noirs à l’Assemblée, dans les conseils municipaux, les médias, à la télé ? Vous savez que le manque de diversité à la télévision, au lieu de régresser, a augmenté ces dernières années ? La part des personnes perçues comme « non blanches » y a reculé : j’ai lu une étude là-dessus.
Il plissa les yeux, sourit.
— Mais vous ne gagnerez pas, car nous avons avec nous les poètes, les griots. Vous savez pourquoi les poètes préfèrent écrire sur les pauvres que sur les riches ? Parce que les pauvres sont bien plus riches que les riches, et les riches bien plus pauvres que les pauvres… Les pauvres sont riches de leur souffrance, de leur histoire. La souffrance construit, la richesse détruit.
— On peut parler de Kevin ? dit Samira, qui manifestait quelques signes d’impatience.
L’homme la considéra.
— Ça fait un moment déjà qu’on n’a plus vu Kevin par ici, dit-il. Je croyais qu’il était rentré chez ses parents… Vous les avez appelés ?
— Oui, répondit Servaz. Il n’est pas chez eux. Ils ne l’ont pas vu depuis bientôt deux semaines.
Malik Ba parut soucieux, tout à coup.
— C’est à peu près à ce moment-là qu’il nous a dit qu’il allait les voir. Il avait passé quelques jours avec nous. Kevin, il apparaissait et il disparaissait sans donner d’explications. C’est le cas de beaucoup ici. Chacun est libre d’aller et venir comme bon lui semble…
Les beaux traits de Malik Ba s’assombrirent. Il tira sur sa barbe.
— Mais, en général, il dort soit ici, soit chez ses parents. Je ne lui connais pas d’autre adresse… De quoi vous avez peur ? demanda-t-il soudain. Qu’est-ce qui pourrait lui être arrivé ?
Des éclats de voix montèrent du couloir. Servaz sortit une photo de Moussa Sarr et la présenta.
— Et lui, vous le connaissez ?
Malik Ba plissa les yeux, réfléchit.
— Non, c’est qui ?
De nouveaux cris dans le couloir. Invectives, chahut. Ils tournèrent leurs regards vers la porte.
— Il se passe un truc dehors avec votre collègue, j’ai l’impression, dit calmement Malik Ba.
Samira se leva d’un bond, imitée par Servaz. En jaillissant dans le corridor, celui-ci n’en crut pas ses yeux. Le lieutenant avait sorti son arme de service et tenait en joue la petite troupe qui poussait des cris d’orfraie, et qui abreuvait le jeune flic d’insultes et de lazzis.
— Katz, t’es malade ! s’écria Samira. Qu’est-ce que tu fous, bon Dieu ?
— Ils m’ont balancé des objets à la figure ! protesta le blond en rangeant son flingue.
— Genre quoi ? voulut savoir Samira.
— Une bouteille en verre et un préservatif usagé !
Elle gloussa. Les cris et les insultes redoublèrent.
— Fermez vos gueules ! rugit-elle en direction du petit groupe. Sinon on confisque votre came et je vous colle tous en garde à vue pour vingt-quatre heures ! Et, croyez-moi, vous vous en souviendrez autant que de votre premier shoot ! Sans compter que vous n’aurez même pas le droit de fumer une clope ! Alors, un joint…
La menace très concrète, proférée de surcroît par une jeune femme vêtue de cuir noir et maquillée comme pour Halloween, eut un effet immédiat.
— Elle est efficace, hein ? dit Malik Ba, tout sourire, en désignant Samira.
Il la considérait avec admiration.
— Eh ! On vous a pas demandé votre avis, OK ? riposta celle-ci en foudroyant le grand Christ noir du regard.
Le géant opina.
— Désolé, dit-il. Il y a quelque chose qui m’est revenu, ajouta-t-il en fixant tour à tour Servaz et Samira de ses prunelles noires et brûlantes.
Ils attendirent la suite.
— Kevin, ces derniers temps, je crois qu’il avait peur…
CIEL SOMBRE. Nuages noirs, longs et minces comme des fumées. Paysage plein d’ombres. Le temps avait brusquement changé. Et, soudain, la pluie. Drue, droite, froide. Levant des odeurs de terre mouillée.
Samira avait coupé le contact. La maison, construite sur trois niveaux, pourvue d’un toit-terrasse crénelé et d’une tour carrée, tel un château fort en miniature, paraissait non seulement délabrée mais sur le point de s’effondrer.
Carreaux cassés fouettés par la pluie, graminées poussant dans les gouttières, énormes fissures noires où l’on aurait pu passer un doigt : elle semblait ne jamais avoir été achevée, à en juger par les murs en moellon brut, sans enduit ni peinture.
Servaz constata toutefois, à l’occasion d’un second examen, qu’il y avait ici et là quelques traces de vie : deux antennes paraboliques en train de rouiller sur la tour, des rideaux faits de toile grossière à certaines fenêtres et deux voitures qui avaient l’air étonnamment neuves au milieu d’un nombre extravagant d’autres véhicules qui l’étaient beaucoup moins. Il se dit que la petite famille Debrandt présentait tous les signes extérieurs non pas de richesse mais d’un exercice quasi professionnel de la fraude aux prestations sociales.
Pas de clôture, encore moins de portail. Pas question de donner l’impression qu’on avait les moyens. Samira et Martin, suivis par Katz, traversèrent rapidement ce qui ressemblait à un jardinet au sol sablonneux où se dressait un palmier rachitique. Frappèrent à la porte. Car il n’y avait pas non plus de sonnette.
Dès qu’elle s’entrebâilla, ils reconnurent le père de Kevin. Même rousseur flamboyante que son fils, même museau étroit de goupil, même peau couleur de lait caillé, à cette différence près qu’elle était veinée de bleu, comme chez certains alcooliques. Ses yeux étaient injectés, ses paupières rouges. Il portait un maillot du Stade Toulousain, un pantalon kaki plein de poches.
— Monsieur Debrandt ?
L’homme battit des cils d’un air soupçonneux, sans jamais ouvrir la porte en grand, faisant barrage de son corps.
Servaz sortit sa carte.
— Police judiciaire. C’est nous que vous avez eus au téléphone au sujet de votre fils. On peut entrer ?
L’espace d’un instant, le père de Kevin parut soulagé de ne pas avoir en face de lui des représentants des caisses d’allocations ou un agent assermenté par le tribunal d’instance. Il s’effaça et les trois policiers pénétrèrent dans un couloir aussi décati que l’extérieur, où flottait une odeur de tabac froid, puis dans un salon surchauffé qui, s’il présentait un mobilier hétéroclite, était aussi équipé d’une télé dont l’écran ergonomique excédait les deux mètres. Samira émit un sifflement.
— Samsung QLED 8K, apprécia-t-elle. Écran de 215 cm, résolution de 7 680 × 4 320 pixels… ça vaut 10 000 boules au bas mot, ce truc-là. Quand je pense que je rêve de m’en payer un…
Debrandt père s’abstint prudemment de commenter.
— Votre fils, dit Servaz, vous ne savez toujours pas où il est ?
Le paternel parut se demander si c’était un piège.
— Non.
— Il ne vous a pas appelés ?
Paul Debrandt prit une fois de plus le temps de la réflexion, mais fut devancé par une voix de femme aiguë et coupante comme une scie :
— Non. Comme on vous a dit au téléphone, ça fait presque deux semaines qu’on est sans nouvelles.
Ils se tournèrent avec un bel ensemble vers la mère de Kevin, qui venait d’apparaître au seuil de la cuisine, et qui tirait sur une sèche, un cendrier dans l’autre main. Comme souvent, par un effet de mimétisme conjugal, elle ressemblait à son mari, hormis les cheveux gris poussière qui tombaient comme des rideaux sur ses épaules. Avec, en prime, de petits yeux luisants comme des pièces de monnaie et l’air d’un chien prêt à mordre si vous tentez de le caresser.
Puis une tornade fit irruption dans la pièce. Une tribu de marmots qui la traversa en coup de vent, riante et hurlante. Voyez ces chenapans, se dit Servaz, notant au passage que c’étaient tous, indubitablement, des petits Debrandt.
— Quand exactement ? demanda-t-il, une fois le raid éclair passé, à la mère, que fumer en présence de ses gosses n’avait pas l’air de gêner outre mesure.
Elle réfléchit, toussa.
— La dernière fois qu’on l’a vu, c’était un samedi. Pas ce week-end, celui d’avant.
— Le 17, dit Samira en consultant son téléphone.
— Ça lui arrivait souvent de découcher ?
Debrandt mère haussa les épaules, l’air buté :
— Kevin dormait rarement ici… Il est juste venu récupérer quelques affaires et il est reparti.
— Et vous savez où il dormait le reste du temps ?
Elle eut un geste de dénégation, qui manifestait une indifférence profonde.
— Il est mineur, dit Servaz. Donc, il ne conduit pas. Il vient comment ? On est loin de tout ici…
La maison se trouvait à environ deux kilomètres du village le plus proche, au nord-ouest de Toulouse.
— Il a son scooter, répondit le père.
— Quelle couleur ?
— Bleu.
— Vous avez l’immatriculation ?
Le vieux alla ouvrir le tiroir d’un buffet, sous le téléviseur géant où le présentateur continuait de jacasser sur l’élection américaine, son coupé. Il revint avec des papiers, qu’il tendit à Servaz.
— On peut les garder ? On vous les rendra.
Le père acquiesça en silence.
— Et depuis dix jours il ne vous a pas téléphoné, pas envoyé de message ?
La mère secoua la tête, fit tomber la cendre de sa cigarette, qui était de la même couleur que ses cheveux, dans le cendrier.
— On vient de vous le dire…
— Ça ne vous a pas inquiétée ?
— Kevin n’est plus un gosse, et il est comme ça, dit-elle. Il va, il vient… Il donne rarement de ses nouvelles. Sauf quand il a besoin d’argent…
Presque mot pour mot la réponse de Chérif au sujet de son jeune frère, se dit Servaz.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda finalement la mère, d’un ton où pointait enfin un très léger soupçon d’inquiétude. Il lui est arrivé quelque chose ?
Il serait temps que tu t’inquiètes, pensa Servaz. Sauf si, bien sûr, tu sais ce qui est arrivé à ton fils.
— C’est ce qu’on essaie de savoir, madame, répondit-il en la fixant. Il vous a réclamé de l’argent cette fois ?
Elle lui renvoya un regard chargé de défiance, recracha la fumée de sa cigarette dans sa direction.
— Probable…
— Je vais vous demander de noter vos numéros de téléphone là-dessus, leur dit-il en tendant un calepin et un stylo. On vous préviendra si on a du nouveau.
Ils s’exécutèrent sans moufter.
Pas loquaces pour deux sous, les Debrandt. Malgré leur fils dans la nature, ils ne versaient pas dans le sentimentalisme à outrance. Et l’instinct maternel semblait ici réduit à sa plus simple expression.
— Doux Jésus, les parents ne se préoccupent même pas de savoir où dort leur fils, commenta Raphaël quand ils retournèrent à la voiture.
C’étaient les premiers mots qu’il prononçait depuis l’épisode du squat.
SERVAZ CONSULTA sa montre. Bientôt midi. Ils prirent le chemin du retour, regagnèrent le village. Le traversèrent. Des façades de brique typiques du Sud-Ouest, une place avec des platanes poussiéreux devant une église, une rue principale opportunément nommée « rue Principale », quelques commerces, une banque…
— Stop, dit-il soudain à Samira, gare-toi là.
— Quoi ? Qu’est-ce que t’as vu ?
— Une banque…
— T’as besoin de tirer de l’argent ?
— Il y a une caméra de surveillance qui filme l’entrée.
— Tu crois vraiment que… ?
— Ça vaut le coup d’essayer, non ?
Il était déjà en train d’inscrire date, cadre de l’enquête et numéro de procédure dans un formulaire de réquisition judiciaire prérempli et prétamponné qu’il avait puisé dans la boîte à gants.
Le directeur de l’agence bancaire ne sembla pas mécontent de cette visite impromptue. Une enquête policière, c’était autre chose que sa morne routine quotidienne. Il ne se passait pas grand-chose, la plupart du temps, dans cette succursale villageoise. Son agence, loin des centres névralgiques de la région, c’était un peu le fort du Désert des Tartares.
— Venez, dit-il en poussant la porte d’une petite pièce sans fenêtre.
L’endroit était peuplé d’étagères métalliques encombrées de dossiers et de cartons, mais il y avait aussi, dans un angle, une table avec deux écrans et une tour d’ordinateur. Des images de l’intérieur et de l’extérieur de la banque défilaient sur les écrans. Le directeur se pencha dessus.
— C’est la caméra qui filme l’entrée qui nous intéresse, dit Servaz.
Il se prit à espérer qu’elle ne filmait pas que le trottoir, malgré les restrictions imposées aux dispositifs de surveillance dans l’espace public. Le directeur bascula l’image en plein écran. Bingo. Les deux voies de l’étroite rue Principale apparaissaient aussi.
— Quelle date ? demanda le directeur, exhalant un parfum de pastilles mentholées à travers son masque.
— 17 octobre, répondit Raphaël Katz.
Le directeur effectua une petite manipulation. Servaz vit la date et l’heure dans le coin en haut à droite de l’écran. Des piétons, des voitures et des deux-roues se mirent à défiler. Cerise sur le gâteau, l’image était en couleurs. Il n’y avait pas foule cependant, la rue principale du village n’étant visiblement pas une artère des plus fréquentées – et il s’écoulait parfois deux ou trois minutes sans que personne ne circule.
— Vous pouvez passer en avance rapide ? s’impatienta Samira.
Le banquier la regarda avec un air vaguement inquiet. Elle portait ce jour-là des leggings transparents ornés de motifs dans de très hautes bottes lacées, des mitaines noires, un blouson de cuir, et elle avait abusé comme à l’accoutumée du crayon noir et du fard à paupières.
— Bien sûr, dit-il.
L’image fut subitement prise de frénésie. Servaz essayait de se concentrer sur les deux-roues mais ils n’étaient pas légion.
— Là ! dit soudain Katz.
— Stop, fit Servaz. Rembobinez… Arrêtez… Repassez en vitesse normale…
Le directeur s’exécuta avec l’application d’un adjoint à la sécurité en CDD. Une voiture passa, puis une autre, un vide de quelques secondes et, soudain, un scooter bleu à l’écran.
— Stop.
Arrêt sur image. Ils se penchèrent. Même avec un casque vissé sur la tête, il n’y avait pas le moindre doute : le jeune homme qui pilotait le deux-roues était Kevin Debrandt.
— ON RECOMMENCE, dit Servaz.
— Depuis le début ? s’inquiéta le directeur d’agence qui commençait à se rendre compte que le travail d’investigation n’avait pas grand-chose à voir avec les séries télé.
— Depuis le moment où on l’a vu apparaître, confirma Servaz.
Ils avaient déjà visionné, en vitesse accélérée, les heures ayant suivi l’apparition de Kevin jusqu’à la tombée de la nuit. Rien. Pas de trace du scooter. Soit ils l’avaient loupé, soit il n’était jamais repassé par là.
Or cette rue était un cul-de-sac. Elle ne desservait qu’une poignée de résidences récentes, toutes identiques, ainsi que le terrain vague où se dressait la maison des Debrandt.
Trente minutes plus tard, ils stoppèrent leur lecture accélérée : Kevin Debrandt n’était jamais repassé par le village.
— Tu penses la même chose que moi ? demanda Samira à Martin.
Il hocha la tête.
— Soit les parents ont quelque chose à voir avec sa disparition, soit on l’aura enlevé entre sa maison et le village… Il faut retourner là-bas, examiner les deux kilomètres de route… Mettez ces enregistrements de côté, dit-il au directeur.
Car si Kevin Debrandt avait été kidnappé en sortant de chez ses parents, il y avait fort à parier que le véhicule de son ravisseur figurait sur la vidéo.
— ARRÊTEZ-VOUS ! s’exclama Katz à l’arrière.
Ils venaient tout juste de passer sous un court tunnel, là où la route croisait la voie ferrée Auch-Toulouse. À un kilomètre de la sortie nord du village. Samira freina. Se rangea sur l’accotement après le pont. Ils descendirent. Suivirent le jeune enquêteur qui s’avançait déjà sous la petite arche sombre.
— Là, dit-il en se retournant vers eux.
Il montrait la glissière de sécurité dans l’ombre du tunnel. Servaz sortit sa torche et l’éclaira. Raphaël Katz avait une bonne vue : il y avait une grande tache de peinture bleue sur le métal de la glissière, a priori de la même nuance que celle du scooter, et des bris d’optique au sol.
Servaz fit un pas de plus.
Une voiture les frôla en klaxonnant.
Il dirigea le faisceau de la lampe en dessous – vers le gravier sur le bord de la route et l’herbe au-delà, où brillaient les débris d’optique. Retenant son souffle, il regarda Samira, puis de nouveau le gravier et l’herbe sous le pont.
Du sang…
Il y avait une tache de sang séché d’environ dix centimètres de diamètre à cheval sur le gravier et l’herbe, protégée de la pluie par le tablier du pont.
LE TECHNICIEN ACCROUPI devant la glissière de sécurité était en train d’effectuer un prélèvement du sang séché à l’aide d’un écouvillon humidifié d’une goutte de sérum physiologique.
— Je vais aussi prélever les graviers et les brins d’herbe, expliqua-t-il.
Servaz savait que, dans les affaires de délinquance de masse – menus larcins, vols à la roulotte, cambriolages –, même lorsque le support de l’ADN était transportable, le laboratoire préférait le simple écouvillonnage pour éviter de surcharger les services avec des scellés supplémentaires. Mais cette affaire-ci n’était pas une enquête banale. Raison pour laquelle on avait mis les moyens : la circulation avait été arrêtée et plusieurs techniciens s’activaient à la recherche de traces, tandis que la pluie formait des rideaux sales et translucides aux extrémités du petit tunnel.
Servaz observa le manège des techniciens un moment, puis il se tourna vers Samira et Katz :
— Le véhicule de ses kidnappeurs a dû lui couper la route sous le pont, dit-il. Et Debrandt s’est mangé la glissière avec son engin. Ils auront attendu qu’il n’y ait personne pour passer à l’attaque. Ensuite, soit Kevin s’est cogné et a saigné en tombant, soit ils l’ont frappé avant de l’embarquer.
— Ou bien les deux, dit Samira.
— Dans ce cas, il y aurait plusieurs traces de sang, objecta Katz.
— En tout cas, ça innocente les parents, dit Samira.
Servaz balaya cette discussion d’un geste.
— Ceux qui l’ont enlevé sont méthodiques, organisés, mais, jusqu’à présent, ils ne se souciaient pas de laisser des indices derrière eux, car ils étaient sûrs que personne ne ferait le lien avec Moussa. Et, sans ce double coup du sort – l’accident plus le cheveu coincé dans la crémaillère –, c’est ce qui se serait passé…
Il marqua une pause.
— L’important, c’est que le scooter n’est plus là. Ça veut dire qu’ils l’ont sûrement embarqué en même temps que Kevin et bazardé ailleurs pour ne pas attirer l’attention… Ça veut dire aussi qu’ils avaient un véhicule suffisamment gros pour le faire : il faut retourner à la banque et revisionner les enregistrements vidéo. Cette route étant sans issue, ils sont forcément repassés par le village.
CETTE FOIS, le directeur se montra un peu moins coopératif. Cependant, le fait qu’ils fussent revenus éveillait sa curiosité : avaient-ils trouvé quelque chose ? Le directeur était un homme notoirement curieux et grand amateur de potins ; il les raccompagna dans la petite pièce sans fenêtre.
— Vous avez besoin de moi ? demanda-t-il quand il eut rallumé l’appareil.
— Non, c’est bon, merci, on va s’en sortir tout seuls, répondit Samira.
Sur l’écran, le défilé des véhicules et des piétons reprit. Samira et Servaz arrêtaient l’image et notaient l’immat les rares fois où un fourgon ou un camion passait devant la banque en direction du pont après qu’ils eurent vu passer Kevin, mais seuls deux sur quatre en revinrent et réapparurent : un Transit blanc sale qui portait le nom d’une entreprise de plomberie et un van VW noir aux fenêtres teintées.
— Vérifie le van en priorité, dit Servaz à Samira qui, déjà, sortait son téléphone.
Il la vit se lever.
— On a quatre immats à vérifier, était en train de dire Katz quelques secondes plus tard. Ça ne devrait pas prendre trop de…
D’un geste, Servaz l’arrêta.
Il venait d’apercevoir le visage de Samira par-dessus l’épaule du lieutenant. Elle avait changé d’expression. Elle fixait Servaz. Il sentit le sang circuler plus vite dans ses veines.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il.
— C’est la merde. Le propriétaire du van : c’est un flic…
— IL S’APPELLE Serge Lemarchand, dit Samira.
Il hocha la tête.
— Brigadier-chef et OPJ au groupe d’appui judiciaire du commissariat du secteur Nord, poursuivit-elle.
— Oui, dit-il. Je sais qui c’est…
Il se souvenait de lui. Un type dans la quarantaine. En surcharge pondérale. Avec une tignasse de cheveux châtains bouclés et des valises sous des yeux pâles et aqueux pleins de défiance. Il était présent lors d’une opération de la Sûreté départementale, en juin 2018, quand elle avait démantelé un réseau bulgare de traite des êtres humains qui sévissait depuis un camp de Roms situé chemin de Gabardie, au nord de Toulouse. Ces Bulgares étaient nettement moins sensibles et romantiques que Radomil : ils faisaient venir des ressortissants de leur pays, qu’ils repéraient au préalable sur place parmi les populations les plus vulnérables, en leur faisant miroiter la Terre promise. À leur arrivée en France, ils confisquaient leurs passeports, les brutalisaient et les forçaient à mendier sur les ronds-points des Minimes et des Ponts-Jumeaux. Plusieurs individus qui s’étaient montrés récalcitrants avaient reçu des coups de couteau, été battus comme plâtre avec des câbles électriques, attachés à un arbre toute la nuit ou encore s’étaient fait rouler dessus par une voiture. Les cent soixante agents, dont cent dix enquêteurs, qui avaient participé à l’opération avaient découvert des êtres diminués, aux membres fracturés, couverts de plaies qui témoignaient de leur calvaire au quotidien, pendant que leurs tortionnaires se pavanaient dans des voitures de luxe et faisaient de fréquents allers-retours entre la France et la Bulgarie.
Servaz avait été invité par la Sûreté à assister aux opérations de démantèlement, car plusieurs des tortionnaires étaient soupçonnés du meurtre d’un des leurs, et cette enquête-là était du ressort de la PJ. En suivant les interpellations, il avait très vite compris que, bien que Lemarchand ne fût que brigadier-chef, c’était lui qui, par son expérience et l’ardeur qu’il déployait, avait l’ascendant sur le reste du groupe. Le type ne lui avait pas fait bonne impression ; c’était un flic à l’ancienne dans le mauvais sens du terme : trempant dans toutes les combines, ayant sans doute franchi la ligne blanche plus souvent qu’à son tour et peut-être oublié en chemin toute distinction entre le bien et le mal.
— À l’heure qu’il est, Lemarchand doit être au commissariat ou sur le terrain avec ses collègues, dit-il. On va d’abord s’assurer qu’il n’a pas déclaré le vol de son véhicule. Ensuite, on va attendre qu’il ait fini sa journée et qu’il soit rentré chez lui pour lui poser quelques questions. Un flic est toujours plus vulnérable à domicile. Et je ne veux pas que ses collègues nous voient lui parler. Je connais ce genre d’individus. C’est un vieux de la vieille. Il sera difficile à manœuvrer…
Il sortit son téléphone et appela le juge Nogaret.
— Alors, commandant, ironisa le magistrat au bout du fil, quels formidables résultats la police va m’apporter cette fois ? J’ai hâte de le savoir.
Le sarcasme n’échappa pas à Servaz. Nogaret ne perdait jamais une occasion d’humilier les flics. C’était plus fort que lui. Servaz eut envie de le remettre à sa place, mais il savait que la suite de l’enquête dépendrait en grande partie de la bonne volonté du magistrat instructeur.
— Nous en avons peut-être une autre, dit-il sans réfléchir.
— Une autre quoi ?… Je n’aime pas beaucoup les devinettes, commandant.
Servaz jura intérieurement.
— Une autre victime… Il se peut que le jeune Moussa Sarr n’ait pas été la seule proie de ces… chasseurs.
Un silence à l’autre bout.
— Expliquez-moi ça.
Servaz lui parla du cheveu coincé dans la crémaillère de la tête de cerf. Puis de la disparition de Kevin Debrandt que personne n’avait plus vu depuis près de deux semaines. Du probable enlèvement de celui-ci sous le pont. En revanche, il s’abstint d’évoquer à ce stade les soupçons qui pesaient sur un policier. Même si Nogaret se serait probablement jeté sur cet os comme un mort de faim.
— Il nous faut les fadettes des téléphones des parents. Et aussi l’historique de bornage de Kevin Debrandt…
— Très bien, dit le juge.
— Il y a autre chose.
— Quoi donc ?
— Il nous faudrait interroger Bernard Lantenais et sa femme…
Nouveau silence au bout du fil.
— Vous êtes sûr ?
— Oui. Ils ont été agressés et kidnappés dans leur hôtel particulier par Kevin Debrandt et son complice, jamais identifié.
— Oui, je me souviens de cette histoire, dit le juge.
— C’est la dernière condamnation de Kevin avant sa disparition. Il ne faut négliger aucune piste. Ce n’est pas un hasard si nous avons deux délinquants en liberté qui se retrouvent mêlés à cette histoire. Cela a forcément un rapport avec leur passé.
— D’accord, dit le magistrat, je vous envoie le supplétif par mail. Mais allez-y doucement avec Lantenais. C’est du beau boulot, commandant, ajouta-t-il, prenant Servaz de court.
Celui-ci attendit une vacherie en guise de conclusion, mais elle ne vint pas.
ILS SE TENAIENT debout devant le portail monumental, rue de la Dalbade, dans le centre historique. Trop étroit pour laisser passer carrosse à l’époque où il avait été construit, songea Servaz, encadré néanmoins de deux colonnes corinthiennes et d’un décor maniériste du plus bel effet, dans le goût de la Renaissance toulousaine.
— Putain, qui a envie de vivre dans un endroit pareil ? commenta Samira en terminant son sandwich. Si j’avais leur fric, je me paierais une baraque aux Seychelles.
Il était plus de 15 heures. Il avait cessé de pleuvoir, mais le ciel demeurait menaçant. Servaz s’abstint de lui dire qu’il n’avait aucune envie de passer sa retraite à se dorer la pilule sur une plage de sable fin enduit de crème solaire, et que cet endroit appartenait aux nombreux lieux secrets qui lui faisaient aimer cette ville. Il détaillait cependant moins le portail sculpté, ce jour-là, que la caméra et le digicode. Il avait lu le procès-verbal : la caméra avait été neutralisée à l’aide d’une bombe de peinture et les deux assaillants avaient composé le code pour entrer. Une fois dans la cour, ils s’étaient orientés sans l’ombre d’une hésitation : Kevin Debrandt connaissait la disposition des lieux. Et pour cause : Kevin était le petit copain de la fille du banquier. C’était elle qui lui avait refilé le code. Ce que les enquêteurs n’étaient pas parvenus à tirer au clair, c’était si elle le lui avait donné à une autre occasion ou si elle était sa complice. En tout cas, aucune charge n’avait été retenue contre elle…
Une pensée lui traversa l’esprit. Il y avait quelque chose à creuser de ce côté-là : Moussa Sarr connaissait Ariane Hambrelot, Kevin Debrandt connaissait Apolline Lantenais, deux filles à papa. Même si les crimes commis par les deux jeunes hommes n’avaient rien à voir entre eux, Moussa et Kevin se connaissaient-ils ?
— Une minute, dit-il en jetant le papier gras de son pan bagnat dans une poubelle avant d’attraper une tige.
Sa cigarette terminée, ils sonnèrent. Ce fut Samira qui parla. Un bourdonnement et le portail se déverrouilla. Derrière le lourd battant de bois, une petite cour verticale et étroite comme un puits, mais un puits d’un faste et d’une richesse ornementale impressionnants.
Servaz s’attarda sur les atlantes et les cariatides suspendus au-dessus du sol, les médaillons et les corniches à glyphes, les arcades du rez-de-chaussée et les fenêtres garnies de vitraux des étages, ne repérant au passage nulle autre caméra. Trois corps de bâtiment tout en hauteur encadraient la cour, le quatrième côté étant fermé par le mur dans lequel était percé le portail. Il aperçut de la lumière derrière deux fenêtres au premier étage, car la cour était sombre même en plein jour et le ciel bouché là-haut.
— On se croirait dans un musée, commenta Samira, le cou cassé pour regarder les façades en contre-plongée.
Il se fit la réflexion que c’était son deuxième banquier de la journée. Mais Bernard Lantenais n’avait rien en commun avec le directeur d’agence. Servaz s’était renseigné : Lantenais était le descendant d’une des plus anciennes dynasties de Toulouse. Chez les Lantenais, on était banquier de père en fils. Pourtant, Auguste Lantenais, l’aïeul, avait fait fortune au XIXe siècle dans l’ornement en terre cuite moulée, technique qui répondait au besoin d’opulence de la grande bourgeoisie toulousaine de l’époque.
À quel moment on était passé de la terre cuite à la banque, Google ne le disait pas. Mais depuis plusieurs générations, les Lantenais faisaient partie du gratin local. Il eut de nouveau conscience que cette enquête allait se révéler pleine de chausse-trapes.
— C’est par là, dit Samira en montrant la porte en bois cloutée sous les arcades.
Un escalier en colimaçon grimpait directement à l’étage juste derrière. Il régnait un froid humide comme dans un cul-de-basse-fosse là-dedans. Ils suivirent les hauts degrés de pierre en frissonnant. Le banquier les attendait au sommet des marches, ainsi qu’une température plus agréable. Même les banquiers font des économies, se dit-il.
— Commissaire, dit Lantenais.
— Commandant…
Lantenais avait passé un masque noir sur le bas de son visage, qui faisait ressortir ses yeux d’un gris acier. Il était toujours aussi difficile de donner un âge à quelqu’un avec ces masques, mais Servaz avait lu qu’il avait cinquante et un ans comme lui. La différence, c’est que Servaz n’avait pas autant de cheveux blancs. Et surtout qu’il ne se baladait pas dans son appartement avec une cravate en soie sous un peignoir hors de prix.
— Suivez-moi.
Ils remontèrent un couloir couronné d’un haut plafond à caissons, les lattes du parquet ciré craquant sous leurs pas avec ce son qu’ont les planchers chez les riches. Le long des murs de pierre brute alternaient des tapisseries anciennes et des sculptures contemporaines posées sur des piédestaux de couleur vive, un mélange d’ancien et de moderne qui lui fit penser à la salle des chapiteaux romans au musée des Augustins. Par ailleurs, l’intérieur de l’hôtel particulier était si sombre que les lampes devaient y être allumées du matin au soir.
— Prenez place.
Le banquier leur désigna des canapés en cuir sang-de-bœuf dans une salle de séjour presque aussi vaste qu’un hall de gare. Il s’approcha d’un petit bar sur lequel trônait une machine à expresso.
— Café ?
Seul le silence régnait. Servaz se demanda où étaient les autres membres de la maisonnée. En train de passer leurs vacances de la Toussaint dans un endroit plus riant vraisemblablement. Car celui-ci lui faisait l’effet d’un tombeau. Ils déclinèrent l’offre. Lantenais se prépara une tasse et vint s’asseoir en face d’eux.
— Monsieur Lantenais, dit-il, nous enquêtons sur la disparition de Kevin Debrandt. Je suppose que ce nom vous dit quelque chose ?
L’homme assis en face de lui plissa les paupières et hocha la tête en silence, tout en sirotant son café.
— Nous avons de bonnes raisons de penser qu’il a été kidnappé, ajouta Servaz.
— Je ne vois pas en quoi ça me concerne, répliqua Lantenais. Les enlèvements sont une pratique courante pour régler certains comptes… Et vous êtes bien placés pour savoir que cette ville est en train de subir le même sort que Marseille et Grenoble…
— Est-il exact que votre fille a eu une… relation avec Kevin Debrandt ? C’est ce que vous avez déclaré aux enquêteurs après votre agression.
Lantenais fixa le flic, le visage dépourvu d’expression.
— Si vous avez lu mon témoignage, pourquoi me faire répéter ?
— Cette agression, vous pouvez quand même nous en parler ?
Le banquier soupira, prit tout son temps pour répondre :
— J’imagine que vous avez déjà lu tout ça dans le dossier, dit-il, mais bon… Si vous le jugez utile… J’étais au lit quand j’ai été réveillé par le bourdonnement du portail qu’on ouvrait en bas dans la cour avec le digicode. J’ai le sommeil léger. Apolline était sortie cette nuit-là, alors j’ai cru que c’était elle qui rentrait. J’ai attendu en haut des marches, comme je viens de le faire avec vous, quand deux individus cagoulés ont surgi, grimpant l’escalier en courant. Avant que j’aie pu réagir, ils m’avaient aspergé de gaz lacrymogène et ils m’ont frappé puis entraîné ici dans le salon, où ils m’ont ligoté avec des liens en plastique, bâillonné et laissé sur le tapis. Puis ils sont allés chercher ma femme dans la chambre à coucher, à l’autre bout de la maison, et ils l’ont ramenée.
Lantenais prit une profonde inspiration avant de continuer :
— Quand ils sont revenus tous les trois dans la pièce, elle était quasi nue. Il ne lui restait que sa culotte. Elle était terrorisée. Moi aussi. Elle pleurait, elle les suppliait. Ils l’ont abandonnée sur le canapé où vous êtes assis. Et ils ont recommencé à me frapper. Une pluie de coups… Ils semblaient enragés…
Servaz vit la peur ressurgir dans son regard gris par-dessus le masque. La voix du banquier trembla un peu quand il poursuivit :
— J’ai cru qu’ils allaient nous tuer. Ensuite, ils m’ont demandé où était le coffre. Et comme je mettais du temps à répondre, ils se sont approchés de Françoise et ils ont commencé à la… toucher et à faire des allusions sexuelles… C’était répugnant…
Il secoua la tête.
— Bien entendu, je leur ai indiqué l’emplacement du coffre et je leur ai donné la combinaison. Ils ont emporté les bijoux, ils ont aussi pris nos montres, nos téléphones, un ordinateur portable, et puis ils sont repartis comme ils étaient venus… Il était pas loin de 3 heures du matin. J’ai fait un malaise aussitôt après. J’ai perdu connaissance. Heureusement, ma femme a appelé les secours.
Servaz acquiesça. Françoise Lantenais avait fait l’objet d’un suivi psychologique, son mari avait refusé d’en bénéficier. Il laissa passer un silence.
— Il y a quelques zones d’ombre dans le dossier, dit-il.
Lantenais prit un air sévère :
— Comment ça ?
— Vous fermez la porte en bas de l’escalier la nuit, en plus du portail ?
— On est à Toulouse, répondit le banquier. À votre avis ?
— La serrure n’a pourtant pas été crochetée. Il semble donc qu’ils avaient un passe ou un double des clés, mais Kevin Debrandt n’a pas répondu à cette question. Pensez-vous que votre fille ait pu être leur complice ?
Bernard Lantenais se redressa, les fusilla du regard.
— C’est grotesque ! Absurde…
— Est-ce que votre fille est ici, monsieur Lantenais ?
— Oui, mais…
— On pourrait lui poser quelques questions ?
— Vous avez le droit de faire ça ? demanda Lantenais, désarçonné.
— Si vous voulez, on peut appeler le juge. Il la convoquera dans son bureau pour l’entendre…
Une véritable fureur brillait à présent dans les prunelles du banquier.
— Vous, les flics, au lieu de vous occuper de tous les voyous et de tous les criminels en liberté dans nos rues, vous préférez vous en prendre aux honnêtes gens : il est vrai que c’est moins risqué, cracha-t-il.
Et voilà, c’est reparti, songea Servaz.
Il avait longtemps cru que ce genre de comportement ne l’atteignait pas. Mais il devait bien reconnaître qu’à la longue, comme la marée mine jour après jour les fondations de la falaise, cela finissait par l’entamer. C’était un poison qui agissait lentement, pernicieusement. Qui usait les âmes les mieux trempées. Plus personne ne voulait être flic désormais. Ce métier était devenu le bouc émissaire de toutes les frustrations et de toutes les rancœurs.
APOLLINE LANTENAIS leur fit incontestablement penser à Ariane Hambrelot. Même blondeur, même pâleur. On aurait dit deux sœurs. Mais là où la jeune Hambrelot était un petit animal craintif et tremblant, Apolline Lantenais transpirait la révolte.
Elle les fixait durement, avec un mépris souverain, un mépris de classe.
— Kevin, tu sais où il est ? demanda-t-il.
— Non.
Ils avaient demandé à l’entendre hors de la présence de son père. Apolline Lantenais avait surgi des profondeurs de la maison, aussi silencieuse qu’un fantôme, avec ce même air hostile, distant, dont elle ne s’était pas départie depuis.
— C’est toujours ton petit ami ?
— Non.
— Tu es sûre ?
Elle laissa échapper un soupir.
— Putain, non. Pas après ce qu’il a fait à ma mère !
— Il a aussi frappé ton père, avec son complice, fit remarquer Servaz.
— Bah, oui, et alors ? Il est pas mort, non ?
Ils furent fouettés par la froideur de sa réponse.
— Tu te souviens de la dernière fois où tu as parlé à Kevin ?
— Ouais. C’était au tribunal…
— Vous vous êtes dit quoi ?
— Je lui ai dit que c’était une sous-merde et un connard…
— Tu as eu de ses nouvelles depuis ?
— Pourquoi j’en aurais eu ? rétorqua-t-elle, exaspérée.
— Réponds, s’il te plaît.
— Non.
Servaz eut un mouvement de déglutition involontaire. Cette jeune femme le rendait nerveux, avec son hostilité et sa rage.
— Ils avaient le code de l’entrée, tu le savais ?
— Ouais, les autres keufs me l’ont dit.
Elle avait mis dans le mot keuf toute l’insolence dont elle était capable.
— C’est toi qui avais donné le code à Kevin ?
— J’ai déjà répondu à cette question, putain. Vous communiquez jamais entre vous ou quoi ? répondit-elle d’une voix où perçait une colère froide.
Servaz ne releva pas.
— Tu as dit qu’il te rendait visite de temps en temps quand tes parents n’étaient pas là et que c’est à cette occasion que tu le lui avais donné.
— Voilà.
Toujours la même morgue.
— Il en pensait quoi de ta relation avec Kevin, ton père ? demanda Samira qui n’avait pas prononcé un mot jusque-là.
La jeune femme dévisagea la Franco-Sino-Marocaine en s’attardant sur sa tenue et ses piercings.
— T’es flic, toi, sans déconner ? ricana-t-elle.
— Tu me parles encore une fois comme ça et je t’en colle une dans la tronche, dit Samira.
Apolline Lantenais ouvrit de grands yeux.
— Je vais me plaindre à…
— Ta gueule.
La voix de Samira avait claqué comme un fouet. Elle plongea son regard charbonneux et sévère dans celui d’Apolline Lantenais, qui battit en retraite en haussant les épaules, déstabilisée par la réaction de la fliquette autant que par son apparence.
— Alors, il en pensait quoi ? répéta cette dernière.
— À ton avis ? Il détestait Kevin. Il voulait que je mette fin à notre relation.
— Tu l’as rencontré comment, Kevin ?
— À la fac, dans une soirée étudiante où il avait réussi à se faufiler. J’ai tout de suite vu qu’il était pas comme les autres, et qu’il n’était pas étudiant. Ça me changeait un peu de tous ces cons qui passent leur temps à refaire le monde et à l’analyser avec leur esprit critique comme s’ils avaient la moindre idée de ce qu’est le monde réel.
— Parce que toi, le monde réel, tu connais ? ironisa Samira.
Apolline Lantenais s’abstint de répondre, cette fois. Servaz avait lu qu’elle avait deux ans de plus que Kevin. Qu’est-ce qui l’avait poussée dans ses bras ? Peut-être simplement l’envie de contrarier ses parents, ou alors l’impression grisante de s’ensauvager, pour reprendre un terme à la mode.
— Vous le cherchez pour quoi, Kevin ? voulut-elle savoir.
— On a peur qu’il lui soit arrivé quelque chose, répondit Servaz, choisissant d’être sincère.
La jeune femme cligna des yeux. L’inquiétude se peignit momentanément sur son visage.
— Vous devriez poser la question à mon père, lâcha-t-elle.
Servaz se pencha en avant.
— Pourquoi ?
Il perçut une hésitation.
— Il a plusieurs fois dit qu’il ne laisserait pas passer ça quand il a appris que Kevin s’était échappé. Qu’il allait s’en occuper lui-même. Il avait l’air vachement sérieux et vénère.
— Tu penses que ton père aurait pu engager quelqu’un pour s’occuper de Kevin ?
— Ouais, ça serait bien son genre…, répondit-elle en fixant ses pieds.
Servaz et Samira échangèrent un regard.
— C’est une accusation grave, dit-il.
— Il croit que son fric peut tout acheter, tout et tout le monde. Il méprise les gens. Il essaie de contrôler ma vie comme il a contrôlé celle de ma mère. Mais je ne suis pas ma mère…
— Pourquoi tu le détestes autant ? demanda doucement Samira.
— Parce que c’est un connard de riche, répondit la jeune femme. Et un putain d’égoïste. C’est à cause de gens comme lui que le monde part en vrille.
Servaz se dit que ce langage était d’abord destiné à marquer sa différence avec son père, le fait qu’elle considérait appartenir à une autre classe sociale que la sienne. Une sorte de jeu de rôle en somme, qu’elle pratiquait cependant avec la plus grande sincérité.
Il sortit un cliché de sa veste, en tira en même temps un paquet de gommes à la nicotine complètement aplati. Depuis combien de temps étaient-elles là ? Il les remit dans sa poche, présenta la photo de Moussa Sarr à la jeune femme.
— Tu as déjà vu ce garçon ?
— Non.
— Merci, dit-il. On n’a plus de questions pour le moment.
— Pas de problème, répondit-elle, soudain calmée, en jetant un nouveau regard par en dessous à Samira.
— Merci, dit à son tour Samira en lui adressant un clin d’œil.
La jeune femme esquissa un sourire.
— Appelle le juge, dit Servaz quand ils eurent quitté l’hôtel particulier. Il ne nous autorisera certainement pas à écouter Apolline Lantenais et son père, mais on peut toujours essayer…
— En attendant, on a au moins les fadettes de leurs appels téléphoniques, dit Samira.
Apolline Lantenais / Ariane Hambrelot. Bernard Lantenais / Clovis Hambrelot. Kevin Debrandt / Moussa Sarr.
Il comprit qu’ils tenaient peut-être quelque chose. Un dénominateur commun… C’était ténu, mais c’était bien là. Il lui semblait deviner une voie à suivre… Une telle symétrie n’était pas fortuite. Quelque chose se dessinait. Et que venait faire Serge Lemarchand, flic ripou aux méthodes controversées, au milieu de tout ça ? L’impatience coulait dans ses veines. Mais il savait qu’il fallait attendre : les résultats des analyses, les relevés téléphoniques. Lantenais, Hambrelot… Il eut soudain la certitude que ce qui les guettait, c’était un chemin semé d’embûches où, à chaque pas, ils risquaient de sauter sur une mine.
ILS ÉTAIENT RÉUNIS dans une salle de l’hôtel de police. Ils attendaient 20 heures, discutaient à bâtons rompus. Quand l’image du palais de l’Élysée apparut sur l’écran, ils firent silence. À la télé, le plus jeune président de la Ve République expliqua qu’on allait reconfiner le pays pour les semaines à venir. Fermer bars, restaurants, salons de coiffure, librairies, théâtres, cinémas, bibliothèques, petits commerces considérés comme « non essentiels ». On éteignit la télé. Le silence se prolongea. Puis les premiers commentaires fusèrent :
— On va avoir du pain sur la planche, résuma l’un d’eux.
LA NUIT ÉTAIT tombée. La maison de Serge Lemarchand étendait sur la rue son ombre menaçante. Elle était plus haute et plus massive que les pavillons voisins, comme si le flic avait voulu montrer qui était le mâle dominant dans le secteur.
Ils se garèrent le long du trottoir, à une vingtaine de mètres, observèrent la bâtisse. Le rez-de-chaussée en meulière avait pour seules ouvertures des lucarnes protégées par d’épais barreaux et une porte de garage à la peinture défraîchie. Un escalier en béton montait en diagonale vers le premier étage et l’entrée. Servaz estima que la construction datait des années 50 ou 60.
Assis dans la voiture, ils scrutèrent les fenêtres éclairées. Le van du flic était garé devant le portail grillagé. Il était rentré à la maison. Derrière les deux fenêtres de la cuisine, à l’angle sud-est, une silhouette passa à plusieurs reprises.
— On y va ? dit Katz.
Servaz se demanda comment Lemarchand allait réagir. Le brigadier-chef était un coriace. Venir le trouver chez lui pour lui poser des questions ressemblait fort à une déclaration de guerre. Servaz n’avait pas l’intention de faire preuve de diplomatie. Il voulait au contraire obliger le flic à réagir, lire dans ses yeux la colère, l’indignation ou, à l’inverse, la ruse. Il sentit l’adrénaline qui courait dans ses veines, comme chaque fois qu’il se préparait à passer à l’action.
— On y va, dit-il en ouvrant sa portière.
Assis à l’arrière, dans la pénombre, Raphaël Katz avait perçu la tension du chef de groupe. Ils traversèrent la petite rue en pente. Dès qu’ils mirent le pied sur le trottoir opposé, un berger allemand se précipita vers eux et fit trembler le portail en s’égosillant, dressé sur ses pattes arrière.
En haut de l’escalier, la porte d’entrée s’ouvrit et la large silhouette de Lemarchand s’encadra sur le seuil.
— Vous êtes qui ? demanda le policier. Quel service ?
Il avait déjà compris à qui il avait affaire, mais le faible éclairage de la rue ne lui permettait pas de distinguer leurs visages.
— C’est Servaz ! lança Martin par-dessus le portail. Tu peux rappeler ton chien ?
Lemarchand siffla et le berger allemand retourna à l’arrière du pavillon.
— Servaz ? Qu’est-ce qui t’amène ? Je croyais que ton groupe était suffisamment occupé pour une fois avec ce gamin noir…
Il avait prononcé les deux derniers mots sans la moindre once de compassion. À ses yeux, Moussa Sarr n’était à l’évidence rien d’autre qu’une racaille de plus. Ou de moins.
— On peut entrer ? dit Servaz. On va pas se parler dans la rue.
— C’est ouvert…
Le ton était prudent, inamical. Ils s’avancèrent sur le gravier de la cour, grimpèrent lentement les marches l’un derrière l’autre jusqu’au petit palier extérieur qui la surplombait.
— Bon, allez-y, je vous écoute, dit Lemarchand.
— On peut pas entrer ?
— Non.
Servaz remarqua que Lemarchand se tenait sur le seuil, légèrement surélevé par rapport au palier. Ce qui lui permettait de les dominer malgré sa taille très moyenne. Le flic était rompu à toutes les ficelles. Vu de près, il avait un visage large et des yeux légèrement exorbités, méfiants, d’une intensité dérangeante sous sa façade d’impassibilité.
— Qu’est-ce que vous voulez, bordel ? Vous pouviez pas venir me trouver au boulot ?
— On a préféré la jouer discret, dit Samira. On s’est dit que tu préférerais en parler en privé…
— Parler de quoi ?
Le timbre était de plus en plus hostile.
— On veut juste savoir ce que tu as été faire du côté de Grignac le 17 octobre dernier, dit Servaz. Histoire de passer à autre chose.
— Je pige pas… De quoi vous me causez ?
Serge Lemarchand soutint le regard de Servaz sans ciller. Et Servaz sut. Il mentait. Il savait très bien à quoi les flics du SRPJ faisaient allusion.
— On enquête sur la disparition du jeune Kevin Debrandt. Ça te dit quelque chose ?
Un infime battement de cils. Lemarchand s’apprêtait de nouveau à mentir. Il aurait fait un piètre joueur de poker.
— Putain, si vous arrêtiez les devinettes.
Servaz regarda le flic de la Sécurité publique dans les yeux.
— On va te la faire courte. Le 17 octobre dernier, tu es passé avec ton van dans le village de Grignac… On voudrait savoir ce que tu faisais là-bas.
— Pourquoi vous voulez le savoir ?
Lemarchand tâtait maladroitement le terrain.
— Réponds d’abord.
De nouveau, le flic cilla.
— Ah ouais, ça me revient… J’allais interroger un suspect. À Grignac, ouais… Le 17 ou le 18… Ouais, c’est ça… C’est lié à une affaire que l’on traite.
— Quelle affaire ? On pourrait avoir le nom et l’adresse de ce suspect ?
Lemarchand fronça les sourcils.
— Pourquoi j’ai l’impression que le suspect c’est moi tout à coup ? C’est quoi, le problème ? Assez déconné, ou vous crachez le morceau, ou vous dégagez d’ici.
— Kevin Debrandt est un des accusés du cambriolage avec violence chez le banquier Lantenais…
— Oui, j’ai entendu parler de cette affaire. Elle a fait la une de La Dépêche et de La Garonne. Et alors… ?
— Il a disparu. On pense qu’il a été kidnappé entre sa maison et le village de Grignac, à deux kilomètres de là. Le 17 octobre… Le jour où tu es passé par là… On s’est dit qu’il y avait peut-être un rapport, que tu enquêtais peut-être sur Debrandt, toi aussi…
Lemarchand esquissa un rictus mauvais, pas dupe.
— Me baratine pas, Servaz. Je rêve ou vous êtes en train d’insinuer que j’ai quelque chose à voir avec la disparition de ce gosse ? Je l’aurais collé dans mon van, c’est ça ? Vous êtes malades !
— C’est ce que tu as fait ? siffla Samira d’un ton dangereusement insinuant.
Le visage du brigadier-chef s’empourpra. Il regarda alternativement Servaz et Samira.
— Allez vous faire mettre. Je sais même pas qui est ce gamin.
Il se rapprocha de Martin à le toucher, la fureur étincelait dans ses pupilles.
— Et maintenant, vous allez me faire le plaisir de dégager de chez moi. Sinon je raconte à tous les collègues que vous cherchez le coupable dans la maison. Ça devrait plaire : des flics qui sont même pas des bœuf-carottes et qui cherchent à faire tomber d’autres flics…
Servaz refoula sa colère. Il n’éprouvait qu’une répugnance extrême pour ce genre de fonctionnaires de police. Des individus qui par leur comportement déshonoraient l’ensemble d’une profession. Une flétrissure qui discréditait le travail de la grande majorité des policiers luttant jour après jour contre le pourrissement d’une société gangrenée par la violence et les trafics.
— On s’en va, répondit-il, mais on reviendra…
Sa conviction était faite. En redescendant les marches du pavillon, puis en retraversant le jardinet jusqu’au portail, elle coula en lui comme une eau glacée : il y avait au moins un flic impliqué dans la disparition de Kevin Debrandt.
— Il ment, assena-t-il en ouvrant la portière côté passager.
Là-bas, Lemarchand, debout en haut des marches, les observait toujours.
— Désormais, on met le paquet sur lui.
— Ça va pas être facile de convaincre le juge de nous suivre sur ce terrain-là, fit remarquer Raphaël Katz.
— Eh bien, pour une fois, le fait que Nogaret déteste les flics pourrait nous servir.
23 HEURES. Aucun bruit sur le palier. Radomil et Anastasia devaient dormir.
Il referma doucement la porte. La lueur palpitante en provenance du séjour lui indiqua que la télé était allumée. Léa n’était pas couchée. Il tourna la clé dans la serrure, tira les deux verrous. C’était le prix de la tranquillité désormais quand on vivait dans cette ville.
Il regarda fixement l’entrée du salon.
Il appréhendait le moment où Léa lui ferait part de sa décision. À cette idée, son estomac se tordit. Il sentit son courage l’abandonner. Il avait eu assez d’émotions pour la journée. Il se dirigea sans bruit vers la salle de bains.
ROLAND NEVEU ÉTAIT représentant de commerce. En produits phytosanitaires. Depuis plus de vingt ans qu’il sillonnait les routes de l’Ariège et de la Haute-Garonne pour vendre aux agriculteurs du cru fongicides, désherbants et pesticides, il savait pertinemment que certains de ses produits étaient d’authentiques poisons, de véritables bombes à retardement chimiques qui, statistiquement, diminuaient l’espérance de vie de sa clientèle, mais il se disait aussi qu’il faut bien mourir de quelque chose. Un accident de voiture, un infarctus, un court-circuit électrique qui met le feu à votre maison ou un cancer : quelle différence cela faisait ? Quelques années de plus ou de moins : et après ? Était-on individuellement si importants qu’il fallût qu’on vive tous jusqu’à cent ans ?
Il gagnait bien sa vie et il aimait aller à la rencontre de ces gens qui l’accueillaient toujours avec un café filtre sur un coin de table, un bout de tarte, quelques produits de la ferme qu’il emportait, et qui lui racontaient leur vie. Il suivait, année après année, la carrière de leurs enfants qui n’avaient pas voulu reprendre l’exploitation familiale et qui étaient partis étudier à la ville, il voyait les parents vieillir, se gauchir et avoir de plus en plus de mal à faire face, de jeunes agriculteurs revenir au pays pour vivre leur rêve pastoral, d’autres faire faillite et même, dans un ou deux cas, mettre fin à leurs jours… Il aimait aussi à rouler dans ces paysages verdoyants, vallonnés, au volant de sa Ford Mustang de collection. Les écolos et leurs lubies, les politiques de l’urbanisme, les journaleux et leurs faits divers : il n’y en avait que pour les villes à la télévision et dans la presse. Alors que ce pays s’était bâti sur ses campagnes. Sur ses paysans.
Cette nuit-là, il rentrait à son hôtel à la périphérie de Foix, sa dernière visite effectuée. Cela avait été une longue et harassante journée et il était en retard – et aussi en infraction par rapport au couvre-feu –, mais il avait le sourire : il était content de son chiffre. Et, de toute façon, les risques d’un contrôle par ici étaient minimes. Il n’aimait pas trop, en revanche, rouler sur ces routes désertes et obscures à la nuit tombée. Ça lui donnait toujours l’impression d’être dans un décor de film d’horreur. Le genre de films où des trucs arrivent aux gens qui ont la mauvaise idée de se balader tout seuls dans des endroits isolés après le coucher du soleil.
Pour ajouter à l’ambiance, il pleuvait. La pluie tambourinait sur le toit de sa Ford Mustang et les essuie-glaces avaient du mal à repousser le voile d’eau sale qui troublait le pare-brise et déformait sa vision, laquelle n’allait du reste pas plus loin que le faisceau de ses phares car, évidemment, il ne fallait pas compter sur des lampadaires ou des bandes blanches dans le secteur.
Rien qu’un noir d’encre. Et les traits scintillants de l’averse.
Aussi conduisait-il à une vitesse bien inférieure à celle autorisée. Il était près de minuit quand il vit s’élever du capot une fumée blanche comme on en voit au Vatican pour annoncer l’élection d’un nouveau pape. Merde… Il pensa d’abord que ce n’était rien d’autre que la pluie qui s’évaporait en touchant le capot trop chaud, mais non : ce n’était pas normal.
Puis il remarqua le voyant rouge qui réclamait son attention sur le tableau de bord. Un voyant qu’il n’avait pas remarqué jusque-là, mais qui était peut-être allumé depuis un bon bout de temps. L’huile… Merde, manquait plus que ça. Roland Neveu ralentit, se rangea sur l’accotement, arrêta le moteur sans couper le contact et descendit.
Aussitôt, le bruit de la pluie sur la tôle augmenta, se muant en un solo de batterie, et Neveu sentit les gouttes froides marquer le même rythme à travers ses cheveux. Il souleva le capot de la Mustang, pinça les narines en reniflant l’odeur d’huile chaude qui imprégnait la vapeur blanche, entendit les cliquetis du moteur en train de refroidir. Il aurait dû s’acheter une voiture neuve, au lieu de faire sa tournée à bord de cette antiquité.
Se redressant, il alla se mettre à l’abri dans l’habitacle, attendit que le moteur refroidisse tout à fait, puis retourna retirer la jauge du réservoir d’huile. L’essuya avec un chiffon. L’imbécile : il avait laissé le niveau descendre bien en dessous de la limite ! Il se dirigea vers le coffre, la pluie dans les yeux. S’empara du bidon d’huile, l’ouvrit. Vide. C’est pas vrai, quel abruti il faisait !
Il n’avait plus qu’à espérer que la Ford Mustang tiendrait jusqu’à Foix…
Il redémarra, roulant encore plus lentement qu’auparavant, surveillant les volutes de fumée qui s’échappaient du capot. Était-ce une illusion ou elles augmentaient ? Il appuya en douceur sur l’accélérateur – et il y eut soudain tellement de vapeur qu’il ne vit pratiquement plus la route. Neveu ralentit, mit les warnings, s’arrêta.
Putain ! Il ne lui restait plus qu’à appeler un dépanneur.
Sortant son téléphone, il chercha les numéros d’assistance. Pressa le symbole « Appeler ». Pas de réseau… Merde, merde et remerde…
Il regarda autour de lui, à travers les vitres ruisselantes. Pas âme qui vive dans le secteur. Pas la moindre lumière. Il ne savait même pas où il se trouvait. Et sans réseau, il était incapable de se géolocaliser. Il rit tout à coup. Un rire nerveux. Qu’est-ce qui pourrait bien lui arriver de pire ? Il fallait au moins qu’il trouve une maison, un village, d’où il pourrait appeler. Neveu redémarra. Surveillant le moteur qui émettait des signaux de fumée comme un guetteur indien sur une montagne.
L’averse diminuait ; il ne tomba bientôt plus qu’une pluie fine. Les bois s’ouvrirent alors qu’il parvenait sur un plateau couvert de lande. Tout à coup, il ralentit. Il venait d’entrevoir un grand bâtiment sur sa gauche, de l’autre côté de la route.
Il se gara.
Il paraissait immense dans la nuit pluvieuse, ses toits hérissés de cheminées, sa façade claire se découpant sur le ciel noir. Neveu contempla l’édifice. Ses nombreuses fenêtres étaient éteintes, et le représentant de commerce pria pour que le château ne fût pas abandonné comme tant d’autres. Puis il aperçut plusieurs voitures garées dans le parc, au-delà de la grille rouillée du portail, et il expira de soulagement.
Il regarda une nouvelle fois son téléphone. Toujours pas de réseau… Récupérant son masque dans la boîte à gants, Roland Neveu descendit dans la nuit glaciale.
IL N’Y AVAIT PAS de sonnette sur les piliers moussus encadrant la grille et il repoussa celle-ci. Elle n’était pas verrouillée, et elle émit un gémissement quand il l’entrouvrit. Il se mit en marche. Il avait froid. Son col de chemise était trempé. Il remonta celui de son anorak doublé de duvet en frémissant. Un rayon de lune entre deux nuages éclairait le parc, où de grands chênes étendaient leurs grosses branches au-dessus des pelouses. Ses pas écrasèrent le gravier de l’allée en direction de la vaste façade pleine de corniches, d’entablements, de chapiteaux, qui n’avait sans doute pas changé depuis deux siècles. Il observa les fenêtres, mais aucune lumière ne trouait l’obscurité derrière les vitres. Levant les yeux vers la façade, à laquelle la lune conférait un aspect féerique, irréel, il sentit combien il était seul dans ce parc d’un calme absolu.
Mais la présence de plusieurs voitures attestait que, contrairement aux apparences, il était loin d’être seul ; il reconnut une Dacia Sandero, une Mercedes, une Lexus et une Peugeot, sombres silhouettes immobiles sur le gravier.
Il n’y avait plus de vent et presque plus de pluie, seulement une humidité qui imbibait l’air nocturne comme un chiffon mouillé. Roland Neveu se rendit compte que son sang battait dans ses oreilles. C’était cet endroit étrange. Il avait quelque chose d’intimidant, de menaçant même.
Ne sois pas ridicule…
Le représentant de commerce allait grimper les larges marches du perron jusqu’à la massive porte d’entrée à double battant quand il aperçut quelque chose sur sa droite.
De la lumière… Il y avait de la lumière là-bas, sur le côté de l’édifice.
Une vague clarté jaunâtre qui tombait sur les buis taillés. Il longea la façade, contourna les voitures pour atteindre les massifs, dont il fit le tour. Là, sur le côté de l’édifice, au rez-de-chaussée mais à un mètre cinquante au-dessus du sol, plusieurs fenêtres étaient éclairées.
Neveu se déplaça jusqu’à se trouver en dessous des fenêtres, et se mit sur la pointe des pieds.
Il regarda dans la pièce.
IL DEVAIT RÊVER. Car ce qu’il voyait ne pouvait être…
Ça n’avait pas de sens. À part celui que possède la logique tordue et redoutable des cauchemars. Il n’était pas sûr de comprendre ce qu’il était en train de contempler.
Plusieurs hommes à têtes d’animaux étaient debout en cercle autour d’un autre, lui-même à genoux sur le plancher, le visage en sang.
Neveu n’entendait pas ce qui se disait, mais il voyait la bouche ouverte du jeune homme à genoux. Il pleurait et semblait supplier les silhouettes qui l’observaient, rigoureusement immobiles, leurs grandes têtes d’animaux inclinées vers lui.
Le représentant de commerce reconnut une tête de guépard avec ses deux rayures noires caractéristiques, une autre de chimpanzé, un énorme mufle sombre et luisant de taureau et enfin un sinistre coq à crête rouge.
C’était une vision à la fois si terrifiante et si grotesque que Roland Neveu ne sut pas s’il devait en rire ou hurler. Il eut tout à coup l’impression que son cœur allait exploser sous l’effet de la violente émotion qui l’étreignait. Que, gonflé et palpitant, il lui obstruait la gorge et l’empêchait de respirer.
Il se baissa de peur que les… hommes à têtes d’animaux ne découvrent sa présence.
Sa respiration s’accéléra, un voile de sueur lui descendit sur le visage. Il fallait qu’il fiche le camp d’ici… Tout de suite… Et qu’il prévienne la police.
Courbé en deux, il repartit dans l’autre sens, contournant les buis taillés, longeant la façade et les voitures, filant ensuite le long de l’allée gravillonnée en direction de la grille, silhouette furtive et silencieuse au milieu de la nuit, hormis le crissement, bien trop audible à son goût, de ses semelles sur le gravier.
Il tira la grille tout doucement – elle n’émit qu’un faible cri rouillé cette fois, mais il fut terrifié à l’idée que les hommes à têtes d’animaux l’eussent entendu –, traversa la route au pas de charge, ouvrit la portière de la Ford et s’assit au volant, le cœur battant.
Il essaya de calmer sa respiration trop rapide et le rush du sang dans ses artères, qu’il devinait à la façon dont son pouls battait puissamment dans son cou. Il haletait. Il jeta un dernier coup d’œil au manoir, se demandant l’espace d’un instant s’il n’avait pas rêvé. Mais il savait bien que non. Mettant le contact, il pria pour que sa vieille caisse ne le lâche pas maintenant.
Encore quelques kilomètres, supplia-t-il.
Il démarra très lentement et, aussitôt, les panaches de fumée s’élevèrent de plus belle. Non, non, non, gémit-il à voix haute. La route était une ligne droite à cet endroit-là, et le paysage de lande nu et désolé tout autour, si bien que les occupants du château le verraient immanquablement en partant s’il tombait en rade ici.
Cette perspective l’emplit d’une peur panique et il appuya sur l’accélérateur, soulevant encore plus de vapeur. Allez, avance… Il transpirait, il était quasiment couché sur le volant. Avance !… Finalement, la voiture parvint à l’extrémité de la ligne droite, où il découvrit avec soulagement que la route décrivait un virage en s’inclinant fortement pour dévaler la colline.
Oui !… C’est ça !…
Lâchant doucement l’accélérateur, il laissa la Ford prendre de la vitesse, la pente étant suffisante pour entraîner la voiture. Il négociait les tournants en jouant du frein. À droite, à gauche, encore à droite… Plus il s’éloignait de ce lieu sinistre, plus il reprenait espoir et plus l’étau autour de sa poitrine se desserrait.
Des toits pressés les uns contre les autres et un clocher apparurent en bas de la colline. Un village ! Il était sauvé… Il eut presque envie de pleurer. Quel horrible cauchemar… Il lui fallait maintenant prévenir la police, quitte à réveiller quelqu’un. Ce qui se passait là-haut, il ne voulait pas trop y penser, mais il ne faisait pas de doute que le jeune homme qui se trouvait au milieu de ces hommes à têtes d’animaux était en grand danger.
Sa vieille Ford atteignit le bas de la pente. Une ligne droite plane lui succéda, entre deux rangées de platanes dont les ombres noires zébraient la route dans le clair de lune. Il appuya doucement sur l’accélérateur : cette fois, il ne craignait plus de tomber en panne.
Pénétrant dans le village par la rue centrale, il observa l’alignement des vieilles façades aux volets clos, les lampadaires éteints, le village endormi. Il eut soudain envie de pisser. Il allait s’arrêter pour uriner contre le muret d’un jardin quand il vit l’écriteau lumineux à deux cents mètres de là.
Une gendarmerie…
Oubliant son besoin urgent, Neveu accéléra. Sans se soucier davantage du capot fumant. Vint se garer devant l’entrée. La gendarmerie était installée dans un immeuble en brique d’aspect ancien, le long de la rue principale, face à une petite place au fond de laquelle se dressait une église.
Il écouta. Pas un bruit. Rien que le silence. Il y avait toutefois de la lumière derrière les stores baissés et cette présence humaine, la première rassurante depuis un moment, l’émut étrangement, au point qu’il retint un sanglot avant d’ouvrir la portière et de descendre. Il contourna la voiture, traversa le trottoir, franchit la porte vitrée.
Pas un chat à la réception. Le comptoir en bois était vide.
Il se fit la réflexion qu’ici aussi ça faisait penser à ces films d’horreur où, au moment où on se croit tiré d’affaire, c’est là qu’on court finalement le plus grand danger.
— Il y a quelqu’un ? lança-t-il en remettant son masque.
Il entendit le raclement d’une chaise et des pas dans un bureau voisin. Un gendarme qui n’avait pas trente ans et qui devait être un adepte de la musculation, à en juger par son polo bleu tendu sur ses pectoraux, fit son apparition.
— Oui ?
— Je… je m’appelle Roland Neveu, je suis représentant de commerce et je… je crois que vous devriez écouter ce que j’ai à vous dire, déclara-t-il.
Le jeune gendarme plissa les paupières par-dessus son masque, détaillant les vêtements trempés, notant la pâleur et les tremblements de son vis-à-vis.
— Vous êtes sûr que vous vous sentez bien ?
— Pas vraiment, répondit Neveu, que ses forces abandonnaient. Écoutez, c’est urgent…
Le jeune gendarme hocha la tête.
— Venez dans mon bureau, dit-il en montrant la porte ouverte.
— DES HOMMES À TÊTES d’animaux ?
Le ton était ouvertement sceptique.
— Oui, je sais que ça a l’air dingue, mais… il s’agissait de masques… de déguisements…
— Et ce château, il se trouve où ?
— À trois kilomètres d’ici vers l’ouest… Sur le plateau…
Le gendarme acquiesça.
— Vous le connaissez ? voulut savoir Roland Neveu.
— Oui… je vois duquel il s’agit, répondit le gendarme d’un ton prudent. Qu’est-ce que vous faisiez dehors pendant le couvre-feu ?
— Euh… je suis représentant de commerce. Je rentrais à l’hôtel, mais je suis… hmm, tombé en panne… Écoutez, insista Neveu qui n’avait pas cessé de trembler, il faut faire quelque chose. Ce jeune homme… je crois vraiment qu’il est en danger. Il faut agir sans tarder.
Le gendarme fronça les sourcils.
— C’était peut-être une fête, objecta-t-il, dubitatif. Une sorte de jeu de rôle, de bal masqué ou… d’escape game.
Neveu agita les mains.
— Non, non ! Je vous assure que ce jeune homme était terrorisé. Il ne jouait pas la comédie ! Il pleurait, il suppliait. Et il avait le visage en sang ! Je n’avais jamais assisté à une scène pareille de toute ma vie, et je suis sûr à 100 % que ce n’était pas du cinoche !
Le jeune gendarme plissa de nouveau les yeux, sans cesser de fixer Neveu. Il y avait dans sa manière de le faire quelque chose qui mettait le représentant de commerce profondément mal à l’aise.
— D’accord, finit-il par dire en sortant son téléphone portable. Ne bougez pas. J’appelle quelqu’un.
Il sortit du bureau, laissant Neveu seul.
LES TROIS GENDARMES – ou bien étaient-ce des flics ? – qui firent leur entrée dans le petit bureau dix minutes plus tard étaient en civil.
— Bonsoir, dirent-ils.
— Euh… bonsoir.
Ils le contournèrent, contournèrent aussi le bureau, qui ne supportait qu’un ordinateur, une lampe, un téléphone, et qui devait être réservé à l’accueil du public, car il n’y avait en tout et pour tout dans la pièce qu’un seul classeur métallique et des affiches pour la prévention routière.
L’un des trois hommes s’assit dans le fauteuil occupé précédemment par le jeune gendarme, tandis que les deux autres restaient debout, à le fixer d’une manière qui le fit se tasser sur son siège. Ils portaient tous des masques chirurgicaux et, curieusement, le représentant de commerce trouva que cela leur donnait l’air de bandits de grand chemin.
— Racontez-nous ce que vous avez vu au château, dit celui qui était assis, un homme mince mais à la carrure d’athlète, aux cheveux épais et bouclés.
Roland Neveu avala sa salive. Pourquoi percevait-il dans leur attitude comme une menace voilée ? Le prenaient-ils pour un dingue ? Probable. Un type qui débarque à cette heure de la nuit pour raconter une histoire pareille. Mais il y avait autre chose dans leur façon de le dévisager.
— On vous écoute, dit l’un des deux restés debout, un grand type efflanqué, avec une figure allongée, des petits yeux rapprochés et une barbe qui dépassait de son masque.
Il répéta son histoire. Ce faisant, il prit conscience de la difficulté qu’ils devaient éprouver à le croire, mais les trois hommes l’écoutaient en silence avec une impassibilité étonnante, comme si rien de ce qu’il disait ne les surprenait ni ne les choquait.
— Je crois que vous devriez aller voir ce qui se passe, conclut-il. Je crois que ce jeune homme court un grand danger. Il faut lui porter secours.
— Qu’est-ce qui vous fait croire qu’il est en danger ? demanda calmement le troisième, un homme râblé et plus âgé que les deux autres, le seul à porter une cravate.
— Eh bien… il pleurait, il suppliait… Il avait l’air… terrifié. Et il saignait.
— Vous en êtes sûr ? C’était peut-être du maquillage.
— Non !
Les trois hommes se regardèrent. L’indécision se peignit momentanément dans leurs regards.
— Très bien, dit finalement l’homme assis. Vous allez nous accompagner là-bas.
Neveu se raidit. Il n’avait pas envisagé les choses de cette façon. Il n’était pas sûr d’avoir envie d’y retourner, encore moins en compagnie de ces trois-là. Et où était passé le jeune gendarme à propos ?
— Allons-y, Neveu, dit en se levant celui qui venait de parler.
Neveu… Ils ne faisaient aucun effort pour être aimables ou pour le rassurer. Au contraire, on aurait dit qu’ils cherchaient à le mettre mal à l’aise, à le déstabiliser.
Il se leva à son tour, les suivit dehors. Se figea. Sentit sa poitrine se contracter. Il venait de reconnaître la voiture garée le long du trottoir : la Peugeot 508 qui stationnait dans le parc du château. L’inscription GENDARMERIE se reflétait sur son pare-brise.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda l’un des trois hommes en percevant son hésitation.
C’était peut-être une coïncidence. Après tout, ce n’étaient pas les Peugeot qui manquaient dans ce pays.
— Montez à côté de moi, dit le premier en se mettant au volant tandis que les deux autres grimpaient à l’arrière.
Il eut soudain envie de prendre ses jambes à son cou. Mais pour aller où ? Il était tard, il ne connaissait personne dans ce village, et il n’était pas dans une condition physique telle qu’il pût leur échapper si l’envie lui en prenait. Et, à supposer qu’ils fussent simplement sceptiques, il aurait ainsi confirmé ce qu’ils pensaient sans doute de lui : qu’il était fou.
Il respira un bon coup, cherchant à calmer les battements de son cœur, ouvrit la portière et s’assit sur le siège passager. Le conducteur démarra aussitôt, exécuta un demi-tour serré sur la place avant de se diriger vers la sortie par laquelle Neveu lui-même était arrivé.
— Attachez votre ceinture, dit-il, comme une alarme stridente retentissait avec insistance.
ILS GRIMPÈRENT la colline en un rien de temps. L’un des deux assis à l’arrière se pencha entre les sièges avant et tendit la main :
— J’aimerais voir vos papiers, si ça ne vous fait rien.
Neveu tira de sa poche son portefeuille, où se trouvaient ses cartes de crédit et sa carte d’identité.
— Roland Alexandre Neveu, lut l’homme à haute et distincte voix, d’une manière qui mit de nouveau le représentant de commerce mal à l’aise. Né le 26 janvier 1964 à Béziers. Adresse : 213 bis, avenue François-Mitterrand à Saint-Gaudens. Vous êtes marié, Neveu ?
— Euh… oui…
— Des enfants ?
— Une fille.
— Quel âge a-t-elle ?
— Seize ans.
— Elles sont compliquées, hein, à cet âge-là ? dit l’homme.
Neveu se tut. Une idée le préoccupait. Pourquoi avait-il l’impression que cet homme le menaçait insidieusement ? Après tout, il ne faisait que poser des questions anodines. C’était le ton employé… Neveu n’aimait pas du tout la façon dont l’homme parlait de sa fille.
— Et imprudentes, ajouta son voisin à l’arrière d’une voix qui fit se dresser les poils sur la nuque du commercial.
— Elles se mettent facilement en danger, compléta celui qui était au volant en le regardant. La drogue, les garçons et tous ces tordus qui circulent… Tellement d’occasions de voir les choses mal tourner…
Roland Neveu sentit un liquide glacial descendre le long de sa colonne vertébrale. Il avait de plus en plus envie d’être ailleurs. Ils émergèrent sur le plateau. Là-bas, la silhouette du grand bâtiment se détachait sous la lune.
— C’est celui-là ? demanda l’un d’eux.
Il acquiesça sans rien dire. Il avait de nouveau du mal à respirer. Ils se rangèrent devant la grille.
— Je ne vois aucune voiture, fit celui qui était au volant.
— Il y en avait pourtant…
— Mmm. Vous vous souvenez des marques ?
— Une Lexus, une Mercedes noire, une Dacia et une Peugeot… comme la vôtre…
— Vous voulez dire une 508 ?
— Oui.
— Quelle couleur ?
— Euh… la même… je crois.
— Vraiment ? Vous n’avez pas noté les immatriculations, par hasard ?
— Non.
— Mmm. C’est dommage.
Pourquoi Neveu avait-il l’impression qu’il ne trouvait pas ça dommage du tout ?
— Bien. Demain matin, nous rendrons visite aux occupants de ce manoir.
Il sursauta.
— Mais c’est maintenant qu’il faut le faire ! On ne peut pas laisser ce jeune homme entre leurs griffes !
— Vous ne croyez pas que vous exagérez un peu ? suggéra une voix dans son dos.
— De toute façon, on ne peut pas débarquer chez les gens sans commission rogatoire, dit son collègue. Encore moins en pleine nuit.
Malgré sa panique, il s’insurgea :
— Mais demain il sera peut-être trop tard !
— Vous avez fait votre devoir, dit sèchement l’homme au volant. Le reste, c’est notre job. Ne vous inquiétez pas : c’était sans doute une farce ou une fête…
Bien sûr que non, songea Neveu. Et vous le savez, bande d’enfoirés, pensa-t-il soudain.
— Vous n’avez vu aucun de leurs visages, n’est-ce pas ?
— Non…
— Et le jeune homme, vous pourriez le reconnaître, si on vous montrait une photo ?
Oh que oui. Il se souvenait parfaitement de son visage. Pourtant, il comprit en cet instant que, pour son propre salut, ce n’était pas la bonne réponse à fournir.
— Non… Ça s’est passé trop vite.
Le silence s’éternisa. Comme s’ils réfléchissaient à la suite à donner. Il s’efforça de conserver son sang-froid, mais il entendait son cœur pulser dans sa poitrine, et il se demanda s’ils l’entendaient aussi.
— Bien, dit enfin celui qui était au volant. On va vous ramener à votre voiture.
— Elle est en panne…
— On va vous appeler un dépanneur, mais ça va vous coûter une blinde à cette heure.
— C’est juste un manque d’huile, répondit-il.
Le type lui tendit une carte de visite.
— Nous avons votre adresse, Neveu, ne l’oubliez pas, dit-il. Et on va aussi prendre votre numéro de téléphone… Comme ça, si on a du nouveau, on vous le fera savoir.
Il le leur donna. Il n’avait qu’une hâte : être loin d’ici, sortir de cette voiture, rentrer chez lui. Il était convaincu qu’ils ne le rappelleraient jamais.
— Et restez en dehors de ça, conseilla l’un des deux assis à l’arrière. Ce n’est plus votre affaire désormais, c’est la nôtre. N’allez pas raconter non plus ce qui s’est passé à qui que ce soit : cette enquête est confidentielle, vous comprenez ?
Il hocha la tête.
— J’ai pas entendu, Neveu…
— Oui, dit-il. J’ai compris.
— Rentrez chez vous maintenant. Auprès de votre gentille femme et de votre gentille fille. Au 213 bis, avenue François-Mitterrand à Saint-Gaudens… Et oubliez tout ça. Ça ne vous regarde plus. C’est entre nos mains, Neveu.