LES DERNIÈRES GOUTTES de pluie tombèrent et l’averse cessa. Les lueurs colorées des gyrophares virevoltaient dans les flaques d’eau et faisaient reluire le gravier détrempé. Le dense tissu sonore – voix, appels, crachotement des talkies-walkies – qui les entourait était cependant amorti par leur indifférence.
Adossé à l’arrière de l’ambulance ouverte, Servaz se doutait que derrière ce chaos apparent une organisation se mettait en place. Debout à côté de lui, Léa avait quitté le brancard qu’on lui avait assigné et buvait un café en suivant pareillement les opérations.
— On dirait qu’ils ont enfin réussi à rentrer tous les chevaux, commenta-t-elle.
Cela leur arracha un sourire. Assister au spectacle d’hommes du RAID lourdement harnachés et bottés courant après ces élégantes créatures les avait divertis un moment.
— Comment tu te sens ?
— Un peu secouée…
Elle tourna son regard vers lui.
— Ça m’a au moins permis de prendre conscience d’une chose…, ajouta-t-elle.
Il lui lança un coup d’œil interrogateur.
— … de ce qu’est ton métier, dit-elle.
Il secoua la tête.
— Ah non, non : ça, c’était une journée pas comme les autres… C’est beaucoup plus ennuyeux et routinier d’habitude.
Il hésita, saisit la main de Léa. Elle le laissa faire, tenant son gobelet fumant de l’autre ; la couverture de survie métallisée sur ses épaules brasillait en reflétant les lueurs des gyrophares.
Un homme fumait plus loin, et Servaz résista à l’envie de sortir son paquet de cigarettes.
Il regarda sa montre. 3 heures du matin. Chercha des yeux Samira et Vincent pour leur dire qu’avec Léa ils rentraient, mais il ne les vit pas. Esther Kopelman était partie en ambulance une heure plus tôt, en pestant et en protestant que « ça allait très bien comme ça, merci ». Elle en avait sa claque de voir des médecins, ils étaient déjà sur toutes les chaînes de télé ; elle préférait rentrer en taxi, si ça ne les dérangeait pas. Mais ça les dérangeait, visiblement.
— J’ai pris ma décision, dit soudain Léa à côté de lui.
Il reporta son attention sur elle en levant légèrement la tête : elle était un peu plus grande que lui.
— À propos de quoi ?
— De Médecins sans frontières…
Une boule de ciment lui obstrua la gorge. Un talkie-walkie crachota tout près et le juge Nogaret passa à côté d’eux d’un pas rapide, accompagné d’un policier. Il jouait les chefs d’orchestre en essuyant régulièrement les verres de ses lunettes.
— Je croyais que tu l’avais déjà prise ? dit Martin.
— Justement…
Il s’efforça de garder son sang-froid, passant malgré lui en revue les possibilités.
— … j’ai changé d’avis.
Il sentit son cœur battre plus fort. Mais il secoua la tête, prit une longue inspiration avant de parler :
— Je te demande pardon de ne pas t’avoir appuyée. D’avoir été égoïste. D’avoir pensé d’abord à moi. Je sais que c’est important pour toi. Tu devrais le faire… Je ne veux pas que tu me reproches un jour de t’avoir retenue.
Elle eut un geste de dénégation.
— Tu n’y es pas. Ce n’est pas pour toi que je reste, Martin. Ou plutôt si : c’est pour toi, pour moi, pour Gustav et aussi pour le nouveau membre de la famille. Pour tous les quatre…
Il eut un mouvement de déglutition involontaire.
— De quoi tu parles ?
Elle lâcha la main de Martin, posa la sienne sur son ventre.
— Je suis enceinte.
Il la regarda, incrédule.
— Je suis enceinte, répéta-t-elle.
À aucun moment depuis qu’ils se connaissaient l’idée d’avoir un enfant n’avait été évoquée. Léa avait quarante-cinq ans, il en aurait bientôt cinquante-deux. Et il se sentait parfois trop vieux pour élever un enfant de neuf ans, alors ça…
— Tu en es sûre ?
Question stupide, il s’en rendit compte. Elle acquiesça.
— Combien de semaines ?
— Cinq.
Il ne dit rien de plus. Un enfant. Leur enfant… Il se demanda s’il avait envie d’être papa une nouvelle fois. Il leva la tête et observa une poignée d’étoiles qui s’étaient mises à briller après la pluie dans une échancrure des nuages. Comme un sable d’or. Son sourire s’élargit.
— Pourquoi tu souris ? demanda Léa, en souriant à son tour.
LE POLICIER CONSULTA sa montre. 7 h 30 du matin. La nuit avait été longue. Elle commençait tout juste à pâlir derrière les grandes fenêtres de l’hôpital. Il se tourna vers l’infirmière.
— Il est réveillé ?
Elle lui fit signe que oui, s’éloigna sans un mot le long du couloir encombré de brancards vides, en faisant claquer les talons de ses Crocs. Il attendit que la silhouette en blouse blanche eût disparu dans un bureau plus loin.
Se levant, il posa son gobelet de café sur sa chaise, près de la porte fermée, cogna doucement sur celle-ci, tourna la poignée sans attendre de réponse.
Dans la chambre faiblement éclairée montait le bruit rythmique, assourdi, de la machine d’assistance respiratoire et des moniteurs, comme le souffle d’un énorme animal. L’homme allongé dans le lit médicalisé était intubé. Il avait aussi un gros pansement à hauteur de la carotide et un autre autour du front. Comme il gardait les paupières closes, le policier crut d’abord qu’il dormait, mais quand les yeux bleus s’ouvrirent d’un coup et se tournèrent vers lui, il sursauta violemment.
Le patient aux yeux bleus – celui que ses soldats appelaient « le Lion », l’homme que les secouristes avaient « ressuscité » in extremis grâce à leurs défibrillateurs et à leurs mains expertes – le fixait en silence et le gardien de la paix eut du mal à soutenir son regard. Il avala sa salive.
— Mon général, commença-t-il timidement, je veux que vous sachiez que vous ne manquerez jamais de rien ici. Ni en cellule. S’il y a quoi que ce soit que je puisse faire, appelez-moi : je suis dans le couloir. Le collègue qui prendra ma relève est aussi des nôtres, il s’occupera bien de vous.
— TU LE VEUX AVEC du ras el-hanout ? demanda Sami.
— Évidemment. Et sans sauce aigre… Alors, comme ça, ils t’ont mis en garde à vue ?
Le visage si expressif de Sami s’assombrit brusquement.
— Oui. N’est-ce pas insultant ? Quand on n’a rien fait, qu’on est un honnête citoyen respectueux des lois, ça ne devrait pas se passer comme ça…
Elle examina l’étroite salle déserte derrière eux, les chaises retournées sur les tables, puis son assiette.
— Il me semble que tu viens juste d’en enfreindre une, de loi, commenta-t-elle.
— Tu n’es pas une cliente, dit-il en secouant la tête et en souriant. Tu es mon amie, la grande Esther Kopelman, défenseuse des causes justes et des déshérités…
— Plutôt des causes perdues et de la cuisine orientale, rectifia-t-elle.
Il rit de bon cœur, de son rire si communicatif, mais elle garda son sérieux.
— Merci, dit-elle.
— De quoi ? rétorqua-t-il. Tu aurais fait pareil pour moi, non ?
Il vit qu’elle avait les yeux embués.
— Kopelman, je préfère quand tu te mets en colère. Ça ne te va pas d’être aussi sentimentale.
Mais il sentit qu’il avait lui-même les yeux humides, et il retourna tout penaud dans sa cuisine pour qu’elle ne le voie pas.
— MERCI D’ÊTRE PASSÉ me rendre compte, commandant, dit une préfète fort aimable le lendemain.
— Je n’avais pas trop le choix, il me semble, répondit-il en évitant de reluquer les jambes croisées et gainées de nylon blanc.
Elle s’était assise au bord du bureau, devant lui. Comme il avait lui-même le séant posé sur un fauteuil bien plus bas, il devait faire un effort et lever le menton pour la regarder.
— Vous êtes un mystère, commandant. Je n’arrive toujours pas à décider si vous êtes un alpha ou un bêta, un carnivore ou un herbivore. Tout milite pourtant pour la première option. En tout cas, vous n’êtes pas un de ces hipsters émasculés qui sont devenus la norme ces temps-ci : ceux qui cachent derrière leurs barbes leur absence de… pilosité mentale, pour le dire ainsi.
Elle décroisa les jambes et, l’espace d’un instant, il entrevit un triangle de dentelle blanche.
— Est-ce que ça a une quelconque importance, ce que je suis ? dit-il.
Elle lui décocha son sourire le plus convaincant.
— Ça en a pour moi, répondit-elle. Toujours aucune trace des autres disparus ?
— Aucune.
Ils avaient mis le château sens dessus dessous, utilisé des chiens et des géoradars, creusé des trous de toutes les tailles et transformé la propriété du général en taupinière. Sans résultat.
— Et concernant MM. Lantenais et Hambrelot ?
— Ils affirment que le général a menti, dit-il. Que cette histoire de chasse payante est du délire. Le juge veut confronter les différents acteurs de la procédure pour aider à la… manifestation de la vérité.
— Je vois.
Tel Ponce Pilate, Michèle Saint-Hamon fit signe qu’elle s’en lavait les mains.
— Votre téléphone clignote, dit-il. Je crois qu’on essaie de vous joindre…
— Il ou elle attendra. À cette heure-ci, c’est sans doute mon mari.
— Héphaïstos…
Elle fronça les sourcils, perplexe.
— Pas le genre à rallumer le feu…, commenta-t-elle. Mais si vous faites allusion à la tradition selon laquelle Héphaïstos, dieu du feu, aurait été l’infortuné époux d’Aphrodite, laquelle multipliait les infidélités, méfiez-vous, commandant : je connais ma mythologie grecque, et je pourrais y voir un manque de respect… En revanche, si vous faites allusion à la beauté de ladite déesse, j’accepte bien volontiers le compliment.
Elle éclata de rire, sauta du bureau, et un parfum frais et poivré parvint jusqu’aux narines de Servaz.
— Je croyais que tous les flics avaient des maîtresses, dit-elle. Il semblerait que je me sois trompée. Dommage. Je ne vous retiens pas, commandant.
UN RAYON DE SOLEIL matinal tombait sur le lit et caressait le visage endormi de Léa. Ses cheveux fauves brillaient dans la lumière en provenance de la fenêtre, ses lèvres entrouvertes exhalaient un souffle mystérieux. Il imprima cette image en lui, comme ces photos que nos parents et nos grands-parents chérissaient et qu’ils conservaient dans de petits coffrets ouvragés.
La femme qu’il aimait dormait à ses côtés. Elle portait leur enfant dans son ventre.
Ce fut comme si, en se réveillant, il s’était aussi éveillé à la beauté du monde. Il en fut bouleversé. Il fut un temps, pas si lointain, où il était rempli de douleur et de mélancolie. Il suffisait de peu de chose pour passer du découragement à l’espoir, des larmes au rire, de la défaite à la victoire. Quelques points par-ci, par-là, comme au tennis. Car tout est possible. Toujours. Hors des limites de la maladie, de la peur et de la mort.
L’espace d’un instant, il pensa à ce jeune homme dans cette forêt – celui avec qui tout avait commencé –, à la vie qu’il aurait pu avoir, à l’adulte qu’il aurait pu devenir s’il n’avait pas été fauché par cette voiture lors d’une glaciale nuit d’octobre. Puis cette pensée s’enfuit comme elle était venue et il regarda Léa.
Sans cesser de la contempler, il se demanda dans quel monde leur enfant allait grandir. Car, tout autour d’eux, ce pays s’effondrait. Ça ne datait pas de la pandémie, ça avait commencé bien avant. Mais il ne doutait pas qu’avec une mère comme Léa leur enfant grandirait en sécurité, deviendrait fort et apte à trouver sa place. Il constata que, près de sa joue, le drap était mouillé. Et que sa vue s’était brouillée. Il pleurait. Des larmes de joie, certainement.
Il n’était pas dupe cependant. Il savait que cette émotivité était inhérente à ce qu’il était en train de vivre. Que c’était un des nombreux tours que Dame Nature lui jouait pour l’attendrir, le préparer à son rôle de père. Et que derrière nos parades nuptiales, les élans de nos cœurs, nos promesses et nos engagements, il ne s’agit pour elle que d’une seule chose : assurer la survie de l’espèce, le cycle infini de la reproduction, de la naissance et de la mort.