JEUDI

24

SERVAZ SE RÉVEILLA tôt ce jeudi matin. Léa et Gustav dormaient encore quand il entra dans la cuisine et lança la cafetière. Il sortit sur le balcon, sa tasse à la main, huma l’air vif et revigorant. Le ciel commençait à peine à s’éclaircir, comme un pressentiment lumineux, vers l’est, au-dessus des toits, et il entendait sans les voir les camions des éboueurs qui ramassaient les poubelles dans les rues désertes.

Il retourna à l’intérieur. Alluma la télé du salon. Baissa le son. On ne parlait que de ça. Reconfinement. Chacun y allait de son conseil, de son avis, de ce que lui-même aurait fait différemment (c’est-à-dire mieux, forcément).

Son regard tomba sur une brochure qui traînait sur la table basse. Une brochure de Médecins sans frontières.

Il s’assit sur le canapé. Se mit à la feuilleter. On y évoquait la situation terrible dans l’est du Burkina Faso, où des milliers de personnes vivaient dans la peur des attaques des groupes armés, des enlèvements, des pillages, dans la crainte des épidémies aussi, sans les soins de santé les plus élémentaires et dans une pénurie dramatique de médicaments – imputable bien souvent aux pillages – mais également dans une pénurie de personnel médical.

C’était dans ces conditions que des personnes comme Léa s’efforçaient d’apporter leur aide à ces populations qui n’étaient pourtant ni du même continent, ni de la même couleur de peau, ni souvent de la même religion qu’elles. Mais qui appartenaient toutes à la race humaine, la seule importante aux yeux de Léa comme de Martin.

Il se sentit coupable, tout à coup. Coupable de vouloir la retenir, coupable de la vouloir pour lui tout seul. Non : pour lui et pour Gustav… Ce n’était pas la même chose. Il était parfaitement conscient de ce que Léa leur avait apporté à tous les deux : Gustav était plus apaisé, plus épanoui et tout simplement plus heureux depuis que Léa était parmi eux. Et lui-même avait vaincu ses insomnies, oublié les réveils solitaires, où chaque journée se présentait comme un remake du film Un jour sans fin, oublié aussi les soirées qui ressemblaient à un désert meublé par le seul bruit de la télé, par un vinyle de Mahler sur la platine ou par un plateau-repas sur le canapé du living. Il ignorait si se réveiller avec quelqu’un à côté de lui, partager un petit déjeuner, jouer avec Gustav sur le tapis du salon ou avoir de longues conversations profondes ou légères, chuchotées et ponctuées de rires, au cœur de la nuit, était le bonheur, mais ça y ressemblait fort.

Il entendit que ça bougeait du côté des chambres. Il referma la brochure, retourna dans la cuisine. Elle n’avait toujours pas pris sa décision. Il aurait préféré savoir une bonne fois pour toutes mais, d’un autre côté, il redoutait son verdict.

Il alluma sa tablette, vit qu’il avait un courriel de margot. servaz@gmail.com. À vingt-neuf ans, sa fille s’épanouissait au Québec. Un fils de deux ans, un compagnon, un métier dans l’édition – la dernière fois qu’il l’avait vue, il s’était dit que la punkette rebelle qui avait tout de même réussi à intégrer grâce à ses notes l’une des classes préparatoires les plus exigeantes de la région avait bien changé[4]. Il ouvrit le mail.

Ton petit-fils ne te manque pas ? Au moins tu as une bonne excuse pour ne pas venir maintenant, avec cette saloperie qui cloue les avions au sol. Tu nous manques, tu me manques.

Une nouvelle bouffée de culpabilité. En gros, Margot lui reprochait – avec une formule finale en guise d’édulcorant – de ne pas être un grand-père à la hauteur.

Léa apparut dans la cuisine.

— Salut, dit-elle, et il comprit que la hache de guerre était loin d’être enterrée.

Elle l’embrassa du bout des lèvres et il se demanda s’il y avait déjà eu une telle distance entre eux. Il n’en avait pas souvenir.

— C’est moi qui emmène Gustav au centre de loisirs ce matin, déclara-t-il en se resservant du café.

— Ah bon ? C’est pas ton jour pourtant…

— Ça fait plusieurs jours que je rentre tard et je veux passer un peu de temps avec lui.

— Et ton enquête ?

— Réunion à 10 heures.

— Salut, papa, dit Gustav en entrant dans la cuisine.

— Salut, bouchon. Céréales ou céréales ?

— Céréales ! s’exclama son fils en tirant sa chaise avant de s’asseoir à la table du petit déjeuner.

— Et aussi un fruit, intervint Léa en se tournant vers le blender.

Dans le dos de celle-ci, Gustav regarda son père en faisant la grimace – il n’aimait pas trop les smoothies –, mais il s’abstint de tout commentaire. Servaz sourit en contemplant son fils. C’était étonnant comme son tempérament avait changé depuis que Léa était à la maison. Comme elle parvenait à dissiper ses humeurs sombres et à l’entourer de tendresse et de gaieté sans jamais rien céder sur le plan de l’autorité.

Il imita la grimace de son fils, en l’exagérant de manière clownesque. Rire de celui-ci.

Il y était arrivé, songea-t-il en admirant son enfant blond. Son enfant qui, grâce à eux, ignorait tout de la brutalité du monde. N’en voyait que la beauté, l’amour, la joie. Il y était arrivé. Une fois de plus. À fonder une famille. Il l’avait tenu dans sa main, le bonheur. L’accord parfait entre trois êtres dissemblables mais pourtant si complémentaires. Ça avait duré ce que ça avait duré.


EN ÉMERGEANT du métro devant l’hôtel de police, il découvrit un attroupement. Plusieurs dizaines de personnes brandissaient des pancartes portant des slogans tels que « Justice pour Moussa » ou « Halte aux crimes d’État ». D’autres poussaient des cris hostiles à la police. Il repéra plusieurs équipes de télévision, dont un correspondant d’une chaîne d’info tenant un micro devant une caméra, avec la manif en arrière-plan, un visage qu’il avait déjà vu à la télé. Cela voulait dire qu’à partir de maintenant l’enquête allait avoir une couverture nationale.

Pas vraiment une bonne nouvelle…

Pour ne pas avoir à passer devant les manifestants, qui étaient contenus par un dispositif policier, ni dans le champ des caméras, il présenta sa carte au garde et entra par la cour à droite du bâtiment, où étaient stationnés des véhicules.

Il surgit dans le couloir du deuxième étage en espérant ne pas se faire alpaguer par le patron. Peine perdue. Comme mû par un sixième sens, le divisionnaire passa la tête au moment même où Servaz sortait de l’ascenseur. Chabrillac avait dû le voir arriver par ses fenêtres.

— Servaz ! lança-t-il.

— Oui ?

— Dans mon bureau.

Il soupira, traversa l’antichambre, salua la secrétaire du patron et entra dans le bureau, beaucoup plus vaste, du divisionnaire.

— Fermez la porte. Vous avez vu ce bordel en bas ? On en est où ? Vous avez du neuf ?

L’espace d’un instant, Servaz se demanda s’il devait lui parler de Lemarchand. Trop tôt. Il leur fallait plus de billes.

— On explore plusieurs pistes.

— Je vois. Vous avez que dalle. Vous vous rendez compte du merdier dans lequel on est ? Si on ne trouve pas rapidement qui a fait ça, les quartiers vont exploser. Je ne veux pas voir des commissariats attaqués au mortier par ici ! Bougez-vous ! Et autre chose : je veux que vous trouviez quel est l’enfant de putain dans votre groupe qui file des tuyaux à la presse.

Servaz hocha la tête sombrement.

— Vous êtes au courant pour l’attaque de Nice ? dit Chabrillac.

— Quoi ? Quelle attaque ?

— Une attaque au couteau dans une église il y a une demi-heure. Trois personnes tuées, deux égorgées. L’assaillant a été neutralisé par la police municipale. Ce pays est au bord de la rupture. Alors, bougez-vous…

Servaz ne trouva rien à dire. Sauf qu’il ne voyait pas le rapport.

— On donne un point-presse sur l’avancée de l’enquête dans deux heures, ajouta le divisionnaire. Je veux que vous soyez présent…

Servaz sursauta.

— Moi ? Pour dire quoi ? Je ne crois pas que ce soit une bonne idée que ma tête apparaisse dans les journaux ou à la télé à ce stade. Ça pourrait nous gêner pour la suite de l’enquête…

— Je ne vous demande pas votre avis, rétorqua le divisionnaire. Non seulement je veux que vous soyez présent mais aussi que tout votre groupe d’enquête soit présent, et tous ceux qui y participent de près ou de loin. On doit montrer à la presse qu’on mobilise un maximum de personnel…

— Je crois qu’on serait plus utiles sur le terrain, insista-t-il.

Chabrillac donna soudain l’impression de gonfler comme une baudruche dans son complet sur mesure.

— Je vous le répète, commandant : je ne vous demande pas votre avis. Et je vous déconseille de me parler de cette façon à l’avenir. Vous savez quel est le problème avec vous ? Vous n’êtes pas aussi brillant que vous le croyez.


VINCENT ÉTAIT au téléphone quand il pénétra dans son bureau.

— Un instant, s’il vous plaît, dit son adjoint dans l’appareil. Le type du département véhicules a appelé, lui lança-t-il, la main sur le combiné. Il nous envoie son rapport par mail. Il a dit qu’il avait retrouvé les traces des véhicules dans la boue du chemin qui mène à la clairière. Il a parlé d’empâtement, de circonférence des pneus, de répétitions de marques distinctives… Bref, selon lui, il y avait deux berlines et un van dans la clairière la nuit où Moussa Sarr a été tué.

Un van… Il écouta la suite.

— En revanche, il n’a pas assez d’éléments pour nous fournir les marques et les modèles. Mais il pourra reconnaître les pneus si on met la main sur les véhicules. Autre chose : la mère de Moussa a appelé. Elle ne veut parler qu’à toi.

Il se raidit.

— Elle a dit ce qu’elle voulait ?

Espérandieu fit signe que non avant de reprendre sa conversation au téléphone. Servaz réfléchit à ce que son adjoint venait de lui dire. La mère de Moussa avait cherché à le joindre. Avait-elle une information importante à lui communiquer ?

Il s’assit derrière son bureau, sortit son portable. Il pensa un instant à Chabrillac et la colère revint.

— Madame Sarr, vous avez essayé de me joindre ? dit-il.

— Oui… Bonjour, commandant… Je… je ne savais pas à qui m’adresser, alors j’ai pensé à vous…

Il retint sa respiration. Le ton était nettement plus conciliant que la fois précédente. La voix au téléphone était tendue, presque désespérée.

— C’est à quel sujet ?

— C’est le bailleur social… Ils m’ont écrit. Ils me présentent leurs condoléances, et puis, dans la même lettre, ils m’expliquent que le logement est devenu trop grand avec la mort de Moussa et qu’il va falloir que je déménage pour un plus petit. Ça fait vingt-cinq ans que je suis dans cet appartement, commandant. C’est chez moi… Moussa et Chérif ont grandi dans cet appartement. Il est plein de souvenirs…

Au bout du fil, la mère de Moussa fondit en larmes. Les salopards, pensa-t-il. Ils auraient pu attendre un peu.

— Je me suis dit que peut-être vous pourriez faire quelque chose, se reprit-elle. Vous êtes policier, vous connaissez la justice, le droit…

Trop bien, songea-t-il. Il réfléchit. Quel moyen avait-il de reculer l’échéance ? Même les flics avaient du mal à trouver des logements décents de nos jours. Soudain, une idée lui vint.

— Écoutez, madame Sarr, je ne suis pas sûr qu’on puisse les empêcher de vous changer d’appartement. Mais on peut essayer de les retarder. En attendant de trouver, peut-être, une solution définitive. Voilà ce que nous allons faire…

Il marqua une pause, se demandant comment elle allait prendre la chose.

— Je vais envoyer quelqu’un chez vous qui va mettre des scellés sur la porte de la chambre de Moussa. Elle sera considérée comme… hmm… une scène de crime. Tant que l’enquête ne sera pas terminée, personne ne pourra légalement y toucher et donc vous expulser et reprendre l’appartement.

Un silence à l’autre bout.

— Vous avez compris ? dit-il.

— Évidemment que j’ai compris. Je ne suis pas idiote.

Servaz rougit.

— Il n’y a vraiment pas d’autre solution ? voulut-elle savoir.

— Je n’en vois pas. Je suis désolé. Ce sera très discret : juste un cachet de cire sur la serrure et une étiquette. Mais, bien sûr, vous n’aurez plus le droit d’entrer dans sa chambre…

Il s’attendait à se faire insulter, envoyer sur les roses.

— Du moment que je peux conserver l’appartement, répondit-elle. Laissez-moi le temps de récupérer quelques-unes de ses affaires.

— Très bien. Prenez tout le temps qu’il faudra. Je vous envoie quelqu’un.

— Merci, commandant. (Il y eut un nouveau silence.) Vous allez trouver les assassins de mon fils, n’est-ce pas ?

Ne fais pas de promesse que tu n’es pas sûr de pouvoir tenir.

— Je vous le promets, dit-il.

— Merci.

Il resta un moment à contempler le mur en face de lui. Il ressentait une immense fatigue. Quel que soit le résultat de cette enquête, il se ferait des ennemis. Dans un camp ou dans l’autre. Et peut-être bien dans les deux. Il appela Katz.

— Oui ? dit celui-ci en entrant dans le bureau.

— Tu vas aller poser les scellés sur la porte de la chambre de Moussa Sarr. Pas de grand ruban, rien qu’une étiquette. Fais ça aussi discret que possible. Et tu vas envoyer un courrier officiel au bailleur pour leur annoncer que l’appartement étant considéré comme scène de crime, ils n’ont pas le droit d’y toucher jusqu’à ce que l’enquête soit close. Et, accessoirement, de le proposer à d’autres locataires.

Le jeune lieutenant passa une main dans ses cheveux blonds.

— Pourquoi on fait ça ?

— Je t’expliquerai. File. Et prends du monde avec toi. Un équipage de baqueux, plus un autre en soutien.

— Pour aller poser des scellés ?

— C’est fini le temps où un flic pouvait entrer seul dans la cité, dit Servaz. Et puis, je n’ai pas envie de voir se reproduire l’épisode du squat…

Il vit Katz pâlir.

— Ah, une dernière chose : laisse Mme Sarr prendre tout ce qu’elle veut dans la chambre de son fils. Même déplacer des meubles si ça lui chante.

— Hein ?


IL Y AVAIT UN VAN dans la clairière, cette nuit-là, songea-t-il. Était-ce celui de Lemarchand ?

Il nota d’envoyer quelqu’un repérer d’éventuelles caméras de surveillance sur le trajet. Il suffirait de trouver l’image d’un van noir de même marque passant quelques heures auparavant, y compris à des kilomètres de là, pour confirmer cette hypothèse. Si un tel élément n’aurait pas force probante devant un tribunal, eux n’en sauraient pas moins que Lemarchand avait été présent au cours de la dernière nuit de Moussa Sarr.

Il y avait une autre solution : se procurer le numéro du flic et demander l’historique de bornage de son portable. Une manœuvre risquée. Non seulement parce que même un juge comme Nogaret qui n’aimait pas les flics allait refuser avec le peu d’éléments dont ils disposaient, mais parce que les possibilités de fuite étaient énormes et qu’à partir de là l’enquête risquait de leur échapper pour être confiée à l’IGPN, la police des polices.

Son téléphone sonna. Il décrocha.

C’était Catherine Larchet, la chef du labo de police scientifique :

— L’échantillon de sang que vous avez trouvé sous le pont, dit-elle. Quelqu’un l’a volé…

25

IL RESTA muet un moment.

— Quoi ?

— Quelqu’un est entré dans le laboratoire ce matin et en est reparti avec le scellé.

Il mit une seconde à digérer l’information. Son silence n’échappa pas à Catherine Larchet.

— Je ne sais pas quoi te dire, Martin. Sinon que c’est un vol, ça ne fait pas l’ombre d’un doute.

— Comment peut-on voler un échantillon destiné à une analyse ADN dans un laboratoire de la police ? s’étonna-t-il.

Il n’ignorait pas, bien entendu, que la fauche existait à l’hôtel de police comme ailleurs. Il se souvint que Vincent s’était fait piquer son eau de toilette, cadeau de Charlène, dans les vestiaires pendant qu’il prenait sa douche, Samira son Tupperware dans le frigo du local cuisine. Il y avait même le cas d’un collègue gardien de la paix qui, ayant eu la mauvaise idée d’écrire un rapport après le vol de son gilet pare-balles dans les locaux de la police, avait reçu un blâme en retour et s’était vu privé d’avancement pendant deux ans.

— Combien de personnes ont accès au laboratoire ? voulut-il savoir.

— Beaucoup. Des policiers, des techniciens. On sait comment il s’y est pris, ajouta-t-elle à voix basse, consternée. Le matin, la sortie de secours reste ouverte pour permettre aux sols de sécher après le passage des agents d’entretien.

— Hein ? s’exclama Martin.

— Je sais, je sais… Ne dis rien, j’ai déjà gueulé auprès de la hiérarchie à ce sujet… Bref, quelqu’un est entré par là, vêtu d’une blouse blanche et portant des lunettes de vue, d’après la caméra de surveillance. Mais il y a fort à parier que les lunettes étaient bidon. Avec un masque sur le bas du visage, évidemment, ça rend toute identification difficile. Merci, les gestes barrières… Et il a incliné la tête au moment de passer devant la caméra. Comme d’habitude, il n’y avait personne à cette heure dans les labos qui sont le long du couloir. Et soit le type était déjà venu, soit il a été briefé sur la disposition des lieux, car il ne s’est pas trompé : il est allé droit à la salle des scellés, qui, comme souvent, était bondée malgré l’heure matinale. Il devait connaître le numéro d’enregistrement du scellé, ou alors il avait le numéro de PV du service enquêteur, car il ne s’est pas trompé non plus de scellé à voler.

Des complices, songea Servaz. Lemarchand et ses acolytes avaient des complices dans la maison.

— Tu as examiné les images de la caméra de surveillance pour voir si ça pouvait être une personne que tu connais ?

— Oui, répondit Catherine Larchet. Malgré le masque et les lunettes, je suis quasiment sûre que ce n’est pas le cas. C’est peut-être quelqu’un venu de l’extérieur…

Ça pouvait être n’importe qui avec une carte de police. Il y avait dans le bâtiment des dizaines de flics, de techniciens que Catherine Larchet n’avait jamais vus. Plus tous ceux des autres commissariats toulousains qui venaient chaque jour à l’hôtel de police pour un motif quelconque. Visionner les images des caméras à l’entrée du commissariat central ne leur donnerait qu’une liste de plusieurs dizaines de postulants.

Qui pouvait avoir couru un tel risque ? se demanda-t-il. Probablement un policier lui-même mouillé jusqu’au cou. En tout cas, cela signifiait que Lemarchand était une pièce maîtresse du dispositif, pas un sous-fifre. Et Servaz aurait parié que le sang dérobé était bien celui de Kevin Debrandt. Ceux qui l’avaient volé savaient que la disparition du scellé confirmait cette hypothèse. Ils pensaient déjà au coup d’après : si un jour cette affaire finissait devant un tribunal, il faudrait à Servaz et à son groupe des preuves tangibles pour étayer leurs accusations, pas seulement des hypothèses.

Il décida d’envoyer une équipe à Grignac, sous le pont, par acquit de conscience, mais il savait déjà qu’ils ne trouveraient rien sinon une flaque d’essence ou d’acide là où avait été la tache de sang. Peut-être que les caméras de la banque leur fourniraient de nouvelles images, mais il en doutait : ils auraient retenu la leçon, cette fois.

Il y voyait cependant un signal positif, que ceux du camp d’en face envoyaient malgré eux : ils effaçaient leurs traces. Cela voulait dire aussi qu’ils se savaient chassés à leur tour. Leur nervosité était en train de croître. Et la nervosité amène à commettre des erreurs.

26

IL S’ASSIT, but une gorgée de café, regarda les autres :

— D’accord. On a quoi ?

Étaient présents Vincent, Samira, Katz et une autre équipe, Roussier et Gadebois, qui ressemblaient à Don Quichotte et Sancho Panza – l’un grand et maigre, l’autre petit et ventripotent –, deux flics à l’ancienne, pas franchement des bourreaux de travail, qui aimaient les blagues lourdingues, passaient beaucoup de temps à déjeuner et fort peu sur le terrain. Ils attendaient assez paisiblement la retraite.

— On a trouvé quelque chose, dit d’emblée Vincent, et tout le monde comprit à cette entrée en matière que c’était important.

— Vas-y.

— Trois cas de disparition au cours des dernières années qui ont le même profil que Sarr et Debrandt. Des délinquants multirécidivistes remis en liberté qui se sont évaporés quelques semaines après leur libération.

L’évocation de ces coïncidences provoqua un silence dans la salle et Servaz se raidit : il avait vu juste, il y en avait d’autres…

— Romain Heyman, Lahcene Kheniche et Nelson da Rocha, continua Espérandieu en consultant ses notes. Kheniche, vingt-six ans, était considéré comme l’un des plus gros trafiquants de cannabis de la région. Il était soupçonné d’être le patron du point de deal d’Edgar-Varèse, à la Reynerie : plus de sept cents clients par jour. Sauf qu’il n’avait pas de casier judiciaire. Il était toujours passé entre les mailles du filet. Son avocat a réussi à démonter le dossier, à démontrer le manque de preuves et à le faire libérer. Trois semaines plus tard, Kheniche a disparu de la circulation.

Autour de la table, l’attention s’accrut : tout le monde, même Don Quichotte et Sancho Panza, était conscient qu’on tenait quelque chose.

— Nelson da Rocha. Trente-sept ans. Purgeait une peine de six ans au centre de détention de Muret pour une série de vols aggravés. Il a plusieurs fois menacé un gardien avec qui il avait un contentieux. Il lui a dit qu’il savait où il habitait, qu’à sa sortie il allait le retrouver et qu’il allait le tuer. Il a aussi mis le feu à sa cellule, ce qui lui a valu d’être placé à l’isolement et de perdre plus de cent jours de réduction de peine.

Servaz savait, comme tout le monde autour de cette table, que les réductions de peine étaient quasi automatiques dans les prisons françaises.

— Malgré cela, sa peine en partie effectuée, il a fini par sortir avant l’échéance. Un mois plus tard, il disparaît sans laisser de trace…

De nouveau, Servaz sentit un doigt glacé courir sur sa nuque.

— Romain Heyman, poursuivit Vincent. Cinquante-cinq ans. Un « beau mec ». (C’était le jargon pour désigner les truands à l’ancienne.) Condamné en 2002 à trente ans de réclusion criminelle par la cour d’assises des Bouches-du-Rhône pour le rapt et l’assassinat d’un riche homme d’affaires de la région après que sa famille a payé la rançon. A purgé sa peine à la centrale de Lannemezan. En 2017, par le jeu des remises de peine, il est libéré. En 2019, il est soupçonné de l’enlèvement de la fille d’un homme d’affaires résidant à Pech-David, contre rançon là aussi. Il n’a pas d’alibi pour le soir de l’enlèvement et un témoin du rapt le reconnaît sur photo. Mais, bizarrement, le témoin finit par se rétracter et, faute de preuves, le juge refuse de le mettre en examen. Il disparaît deux mois plus tard. On est sans nouvelles depuis…

Servaz sentit le duvet sur sa nuque se hérisser. La fille d’un riche homme d’affaires enlevée. Il se souvenait de cette histoire, elle avait fait la une des journaux : la fille avait été libérée, elle n’avait subi aucune violence sexuelle. Mais elle restait traumatisée.

Il était là, le lien…

Il récapitula. Kheniche libre faute de preuves bien que tout le monde le sût coupable, da Rocha remis en liberté bien qu’il eût menacé de mort un gardien, Heyman condamné à trente ans de réclusion mais qui n’en avait effectué que quinze et qui avait récidivé une fois dehors, Moussa libéré pour un vice de procédure, Kevin échappé de son centre pour mineurs. La justice de ce pays lui faisait parfois penser aux Vikings, qui avaient occupé le Groenland pendant quatre cent cinquante ans et qui étaient morts de n’avoir pas voulu renoncer à leurs valeurs fondamentales. Dont l’une était qu’ils refusaient de manger du poisson. Ainsi, entourés de réserves quasi inépuisables, ils étaient morts de faim pour des raisons culturelles, en refusant d’imiter les Inuits qui, de leur côté, n’avaient pas ce genre de préventions. En refusant par principe de s’adapter à une situation nouvelle, les Vikings du Groenland s’étaient condamnés à mort, mais ils avaient gardé leurs valeurs. Les Vikings de la justice semblaient bien partis pour faire de même.

— Cherche s’il n’y a pas d’autres points communs entre ces trois-là, dit Martin.

— Comme quoi ? demanda Espérandieu.

Une idée lui traversa l’esprit :

— S’ils ne s’en sont pas pris physiquement ou s’ils n’ont pas été en contact d’une manière ou d’une autre avec des membres de la haute bourgeoisie toulousaine…

Ce n’était qu’un pressentiment, un schéma encore flou, mais il avait l’impression de voir quelque chose se dessiner. Comme la forme d’un iceberg qui émerge lentement de la nuit. Et il avait à présent la certitude que ces trois nouveaux cas ne seraient pas les derniers.

— C’est du bon travail. Continuez à creuser. Raphaël ?

— Les téléphones des parents de Kevin Debrandt n’ont rien donné, répondit Katz. On n’a rien trouvé de significatif sur les réseaux sociaux de Moussa et de Kevin, rien non plus sur les clés USB et les disques durs. Mais on a quand même déniché un truc dans l’historique de leurs téléphones : la dernière fois qu’ils ont borné, c’était au relais de Donneville près de l’A61 pour Moussa et au relais de Mazères près de l’A66 pour Kevin… Celui de Moussa a borné pour la dernière fois dans la nuit du jeudi au vendredi où il a disparu, celui de Kevin le jour où il a rendu visite à ses parents.

Il comprit tout de suite où Raphaël voulait en venir : la route de l’Ariège – le trajet qu’ils avaient eux-mêmes emprunté pour se rendre sur la scène de crime. Il y avait fort à parier que ceux qui les avaient kidnappés s’étaient débarrassés des téléphones en chemin. Kevin comme Moussa avaient été emmenés en Ariège. L’iceberg se dessinait plus nettement…

— Roussier, Gadebois, vous allez faire la tournée des prisons : Muret puis Lannemezan. Vous interrogez les gardiens, vous essayez de récolter tout ce que vous pouvez déterrer comme infos sur da Rocha et Heyman.

Les deux flics échangèrent un regard qui en disait long sur leur motivation, puis se levèrent à contrecœur : ils seraient volontiers restés assis là, à siroter leur petit noir et à écouter les autres parler.

— Tu crois vraiment que ces deux-là vont trouver quelque chose ? demanda Samira, perplexe.

— Je voulais juste les éloigner. Tels que je les connais, ils en ont pour la journée.

— Les éloigner pour parler de Lemarchand ? compléta Vincent.

— Hmm.

Samira prit la parole :

— Il nous faudrait géolocaliser son téléphone pour pouvoir suivre ses déplacements en temps réel, déclara-t-elle, mais ça suppose de mettre le juge dans la confidence.

En 2017, la Cour de cassation avait tranché : la géolocalisation d’un téléphone portable constituait une ingérence dans la vie privée et ne pouvait donc se faire sans l’aval d’un juge. Les enquêteurs avaient sauté de joie.

— Oublie ça pour l’instant, dit-il. Nogaret risquerait de nous enlever la procédure et de refiler le bébé à l’IGPN.

Il fronça les sourcils.

— Ce qui s’est passé au labo ce matin est une déclaration de guerre. Lemarchand n’en a rien à foutre qu’on le soupçonne. Il veut juste nous empêcher, avec ses comparses, de prouver son implication. Ils nous narguent… Ils se croient intouchables. Eh ben, on va les narguer aussi. Je veux que vous planquiez à tour de rôle devant chez lui. Tous les soirs, toutes les nuits, tous les jours… Que vous le colliez comme des morpions. Jusqu’à ce qu’il commence à péter les plombs.

Vincent émit un sifflement.

— Une surveillance H24, il va nous falloir des renforts…

— Et l’aval du juge, répéta Samira.

— Pas de renforts. Et on se passe du juge pour le moment. On fait avec les moyens du bord. Samira, tu prends le premier quart, Vincent le deuxième, Raphaël le troisième… Je prendrai le suivant. Pas besoin d’être deux dans les voitures. Et on ne se cache pas : on veut que Lemarchand nous voie. On laisse Laurel et Hardy en dehors de ça. Ça ne doit pas s’ébruiter. Bon, je file à la conférence de presse…

27

LA RÉDACTION de La Garonne était plus modeste que celle de La Dépêche du Midi. Il faut dire que le journal tirait à 65 000 exemplaires, un tirage inférieur de moitié à celui de son grand rival qui régnait sur la région depuis plus d’un siècle, et qui avait accueilli dans ses rangs Jaurès et Clemenceau.

Aussi les locaux, installés dans l’entresol d’un vieil immeuble de la rue des Lois, étaient-ils réduits, pour l’essentiel, à une vaste salle basse de plafond, rythmée par des piliers carrés en béton venus renforcer l’ancienne structure, où chaque centimètre cube était occupé par des bureaux, des ordinateurs, des photocopieuses, des imprimantes à laser, des machines à café, des classeurs et une ruche d’une trentaine de journalistes – du moins avant que la crise sanitaire ne la vide comme elle avait vidé les rues.

Les seuls à disposer d’un bureau individuel étaient le directeur financier et le rédacteur en chef. C’est vers le bureau de ce dernier que, de retour de la conférence de presse, Esther Kopelman se dirigea en fonçant à travers la salle comme si elle avait le diable à ses trousses. Dans ses écouteurs, John Lennon chantait Gimme Some Truth.

Elle fit un petit signe de tête aux collègues, cogna à la porte du rédac-chef.

— Entrez ! gueula Chaumette, d’une voix qui donnait plutôt envie de n’en rien faire.

Il ne parut pas spécialement heureux de la voir, fit signe au stagiaire qui prenait des notes de se retirer. Chaumette appréciait le travail de sa journaliste la plus expérimentée, mais la gérer était un boulot à plein temps qui lui pompait une bonne partie de son énergie.

— Salut, Esther, dit-il prudemment. Ferme la porte.

— Ne fais pas cette tête, je t’apporte des bonnes nouvelles.

— Je n’en suis pas si sûr…

Chaumette était un homme dans la cinquantaine d’une pâleur extrême et sa peau semblait en permanence recouverte d’une fine pellicule de transpiration. C’était en outre un homme aux proportions gigantesques : grandes mains, corps immense, grosse tête couronnée d’un buisson ardent de cheveux bouclés et grands yeux exophtalmiques qui lui donnaient l’air d’être en permanence perplexe ou courroucé.

Il était presque constamment en manches de chemise, même quand il sortait dans la rue par des températures négatives, et Esther savait qu’il souffrait d’un certain nombre de maladies – diabète, hypertension, insomnies, emphysème – et prenait de nombreux médicaments, dont les boîtes jonchaient son bureau au milieu de la paperasse.

Elle s’avança, se planta debout devant sa table de travail et attendit. Il finit par lever les yeux.

— Oui ? dit-il. Je suis tout ouïe…

Elle sortit cinq photos, les étala entre les papiers.

— C’est qui ? demanda-t-il en se penchant et en chaussant ses lunettes par-dessus son masque.

Son regard alla des cinq portraits à la journaliste.

— Je reconnais celui-là, dit-il. C’est le gamin dont tout le monde parle, celui qu’on a trouvé en Ariège…

— J’ai un peu fouillé dans nos archives. Ce sont cinq délinquants avec des carrières délictueuses longues comme le bras mais qui se sont retrouvés libres et qui ont tous… disparu peu de temps après leur libération. Celui-là s’appelle Kevin Debrandt, celui-là Lahcene Kheniche, là on a Nelson da Rocha, et là Romain Heyman. Et, pour compléter le tout, effectivement, celui-là, c’est Moussa Sarr, le gosse qui a été trouvé mort en Ariège. Trois jours avant d’être percuté par cette voiture, il avait cessé de donner de ses nouvelles à sa famille…

Il reposa lentement ses lunettes.

— Et tu comptes faire quoi avec ça ?

— Ça ne te paraît pas suffisamment frappant comme rapprochement pour qu’on en parle… ?

Il haussa les sourcils, qu’il avait aussi bouclés que ses cheveux.

— Et après ? Tu veux écrire quoi ? Qu’ils ont disparu ? Des milliers de personnes disparaissent chaque année… Ils se sont peut-être fait oublier quelque part… Quelles preuves tu as qu’il y a un lien entre eux ?

Sans demander l’autorisation, elle tira une chaise et s’assit.

— Moussa Sarr, quand il a été percuté par cette voiture, fuyait des gens qui le chassaient comme du gibier. Et il portait cette satanée tête de cerf. Il…

— Esther, je sais tout ça : on a publié ton article et on l’a mis en une, mais…

— Au printemps, il avait été libéré à la suite d’un vice de procédure par la présidente de la chambre d’instruction. Il était accusé de viol. Les quatre autres ont tous été libérés pour une raison ou pour une autre et, quelque temps après leur sortie du tribunal ou de la prison, ils ont tous disparu. Pouf ! On est sans nouvelles d’eux depuis…

— Ce n’est pas en me répétant la même chose plusieurs fois que tu me feras changer d’avis : tu n’as pas d’article…

— Et si tous avaient été chassés comme Moussa Sarr ? Supposons qu’il leur soit arrivé la même chose…

Il se racla la gorge, grimaça derrière le masque :

— C’est juste une hypothèse, tu n’en sais rien du tout.

— Tu ne crois pas que ça mérite au moins qu’on enquête ?

— Tu t’imagines qu’on est le Washington Post ou quoi ?

— Chaumette, tu sais comme moi que c’est coûteux en temps et en énergie d’obtenir de vraies infos dans ce métier. Sauf, bien sûr, si on se contente des dépêches AFP et de copier-coller les infos de la concurrence. Tu sais aussi que l’essence de notre métier consiste à déterrer la vérité enterrée sous les décombres du mensonge, des fictions et des faux-semblants, du moins quand on a de journaliste autre chose que le nom…

Il haussa les épaules, fouillant dans le monceau de documents entassés devant lui comme un rempart.

— Tu peux pas t’empêcher de faire la leçon, hein, Kopelman ? C’est plus fort que toi…

Il poussa un soupir.

— Tiens, voilà un bon article qui parle aux gens, ajouta-t-il en ouvrant grand et en faisant bruisser cet objet quasi anachronique qu’était désormais un journal imprimé. « Les dégâts collatéraux du coronavirus sur les pratiques sexuelles ». On pensait qu’après la disette sexuelle imposée par le premier confinement on allait assister à une boulimie de sexe. Eh ben, pas du tout… 33 % des célibataires interrogés déclarent avoir eu une relation sexuelle dans le mois qui a suivi le déconfinement. C’est mieux que les 13 % pendant, mais moins que les 44 % avant. Par ailleurs, 90 % d’entre eux choisissent d’avoir un seul partenaire. Le virus encourage la fidélité. Mais il provoque aussi la stigmatisation de certaines populations à risque. 59 % des célibataires interrogés refuseraient d’avoir un rapport sexuel avec une personne susceptible d’être exposée au virus, comme le personnel soignant, et 58 % avec une personne ayant déjà eu le Covid-19. Intéressant, non ?

— C’est rien que des chiffres, tu appelles ça un bon article ?

— Erreur, dit-il. C’est bien écrit et ce que traduit cet article, c’est un manque affectif plutôt qu’un manque de sexe. Ça parle aux gens. Un célibataire est habitué au manque de sexe. Mais les Français ont besoin d’affection, de quelqu’un auprès d’eux pour affronter cette crise. Voilà ce que nous dit cet article. Il nous parle de ce que nous sommes profondément. C’est pour ça qu’il intéresse nos lecteurs, bien plus que la corruption, les trafics ou les scandales. C’est l’article du jour le plus téléchargé sur notre site en ligne.

Il tapota le journal de l’index.

— Des études ont montré que les lecteurs se sentent anxieux après avoir lu la presse, ironisa-t-il. Tu es au courant qu’il y a eu une attaque au couteau à la basilique de Nice ce matin, je suppose ? Trois morts, dont deux égorgés… On a assez d’infos anxiogènes comme ça en ce moment. Si tu n’as pas plus d’éléments, on laisse tomber.

— Et si j’en trouve ?

— Alors, on en reparlera.

— D’accord. Mais avoir un informateur dans la police n’est pas gratuit…

Il soupira :

— Combien ?


ELLE DÉVERROUILLA la porte de son appart sous les toits. Poussant le battant qui résista un court instant, elle pénétra dans le petit deux-pièces qui sentait l’encens et le tabac. Elle posa son sac, fila dans la salle de bains se nettoyer les mains au gel hydroalcoolique.

En revenant dans le séjour, le regard d’Esther tomba sur la bouteille de bourbon à moitié vide sur le comptoir de la cuisine. Elle saisit un verre, se servit une bonne rasade et la but d’un trait.

Après quoi, elle récupéra un paquet de cigarettes neuf et ressortit. En émergeant dans la rue, elle entra dans le kebab du rez-de-chaussée, qui s’appelait Sami Kebab, du nom de son propriétaire.

Salam aleikoum, dit-elle en s’approchant de la minuscule cuisine ouverte sur la salle aussi étroite qu’un couloir.

Aleikoum salam, répondit Sami.

Il avait un visage long, avenant, un nez à la Cyrano, un collier de barbe clairsemé et des yeux noirs pétillants d’humour. Mais, ce jour-là, le regard était sombre.

— Pourquoi tu fais cette tête-là, Sami ?

Il la fixa avec l’air d’un chat qui a la queue coincée dans une porte.

— Pourquoi je fais cette tête-là ? Tu es journaliste, tu devrais savoir : on va reconfiner. Tu n’as pas entendu le président parler hier soir ?

— Ah ? ça…

— Oui, ça. Tu crois que c’est rien ? Toi, tu as ton job, tu es… salariée. Mais moi, je suis mort : plus de Sami, plus de kebab, plus rien… Finito. Adieu Sami.

Elle hocha la tête.

— Je suis sincèrement désolée, Sami.

— Et puis, il y a cette chose horrible qui s’est passée ce matin à Nice, dans cette église… On va encore montrer du doigt les gens comme moi. On va encore nous confondre avec ces bêtes sauvages. Il paraît que celui qui a fait ça est en réanimation. Je plains les médecins qui doivent soigner ce monstre… Moi, je ne bougerais pas le petit doigt pour lui si j’étais eux. On vous tue et vous soignez le tueur ?… Vous êtes faibles dans ce pays… Trop faibles. Dépêche-toi de manger, Kopelman, dit-il tristement. Avant que je baisse le rideau et que ce monde explose. Tu veux quoi ?

— Prépare-moi un dürüm.

— Avec du ras el-hanout maison ?

— Et sans sauce aigre. Pas comme la dernière fois…

— Je t’entends fort et clair, Kopelman, répondit Sami. Fort et clair.

— Je me sors une chaise, dit-elle en attrapant un des sièges pliants dans la salle vide.

Sami avait laissé une seule table à l’extérieur, sans siège. Il faisait trop froid pour manger dehors. Ce n’était pas uniquement pour fumer cependant qu’elle s’installait dans la rue, c’était pour observer. Les gens. Sa ville. La vie. C’était plus fort qu’elle. L’humanité était la drogue d’Esther Kopelman.

— Pas de sauce aigre ! répéta-t-elle au moment de franchir le seuil.

— Pourquoi tu continues à venir ici si rien ne va ? lança-t-il avant qu’elle sorte.

Le rire d’Esther monta.

— Parce que t’es juste en dessous de chez moi et aussi parce que tu as la meilleure viande de Toulouse, répondit-elle sans se retourner.


LA VIANDE ÉTAIT délicieuse. Elle était allée mendier un verre de chianti à la pizzeria voisine, où l’humeur était aussi sombre que chez Sami après les annonces présidentielles. Elle remonta le col de sa doudoune. Il faisait méchamment froid. Elle sortit son téléphone. Le numéro qu’elle appela était-identifié dans son répertoire par les seuls mots « Contact Un ».

— Vous voulez toujours collaborer ? dit-elle dès qu’on eut répondu. Vous avez de quoi noter ? J’ai besoin d’informations sur Lahcene Kheniche, Nelson da Rocha et Romain Heyman. (Elle épela.) J’ai besoin de savoir, dans chaque cas, qui est le juge qui a mené l’instruction et les flics qui ont conduit la procédure.

— Combien ?

— Comme convenu.

28

IL Y AVAIT DE PLUS EN plus de nuages au-dessus des barres d’immeubles de la Reynerie. Le vent glacial poussait les premières feuilles mortes entre les arbres du parc Winston-Churchill, sous le ciel sombre, et il faisait frissonner la surface triste et noire du lac.

L’appartement-nourrice puait le shit. Chérif Sarr avait envoyé les locataires faire un tour, le temps de discuter avec ses « frères », loin des oreilles de sa mère et des possibles micros de la flicaille.

Il observa la collection de visages fermés autour de lui à travers les volutes bleutées.

— On va pas laisser la mort de mon petit frère impunie, dit-il aux jeunes hommes présents. Les keufs ne vont rien faire, ces fils de putes vont enterrer l’affaire. On doit agir.

Tous les regards posés sur lui étincelaient comme des bouts de métal chauffés à blanc.

— Ouais… on doit marquer le coup, dit un autre. On doit allumer ces enculés. Tu proposes quoi ?


LEMARCHAND REGARDA par la fenêtre. La voiture était toujours là. Garée le long du trottoir entre deux autres voitures. Il savait très bien d’où elle venait : du parc de véhicules du SRPJ. Et il y avait quelqu’un à l’intérieur.

Il constata avec un agacement croissant que la femme au volant ne cherchait même pas à se cacher. Il ne voyait pas ses yeux à travers le pare-brise, dans l’ombre de l’habitacle, mais il devina que c’était lui que cette salope observait. Il tira le rideau, finit son café, rinça la tasse et la déposa dans l’évier.

Ça faisait une plombe que la chignole était là. Elle l’avait probablement suivi depuis le commissariat, même si, sur le moment, il n’y avait pas prêté attention. Il savait très bien ce qu’ils cherchaient à faire. Ils cherchaient à l’énerver, histoire de l’amener à commettre une erreur. Et il avait beau le savoir, ça marchait : qu’ils aient l’audace de planquer devant chez lui sans se cacher avait quelque chose de foutrement insultant, de carrément humiliant même.

Il se demanda s’il devait sortir, traverser la rue et aller dire à la fille au volant d’aller se faire mettre.

Mauvaise idée : elle saurait qu’elle avait atteint son but. Le foutre en rogne. Et cela les conforterait dans leur stratégie.

Il revint à la fenêtre, souleva de nouveau le rideau. La nana ne bougeait pas. Sale pute. Il avait un besoin pressant et il alla s’enfermer dans les toilettes.

Assis sur la cuvette des WC, le slip sur les chevilles, il poussait quand il vit un liquide blanc et poisseux sourdre de son pénis et sentit une odeur de poisson mort. Merde ! Son gland continua d’expulser plusieurs jets de sperme sans qu’il eût la moindre érection. C’était l’un des étranges symptômes de la tumeur qui lui bouffait le cerveau. Cela pouvait survenir quand il riait trop fort ou, comme en ce moment, quand il déféquait. Il avait tellement peur que ça lui arrive au boulot qu’il dissimulait des couches étanches sous ses vêtements. Saleté de karma. Il avait dû faire de vilaines choses dans une vie antérieure, et il se disait que ça n’allait pas s’améliorer avec la suivante.

Il s’essuya, remonta son pantalon et retourna à la fenêtre. Comme il fallait s’y attendre, la voiture était toujours là, dans le soir qui descendait. De guerre lasse, Lemarchand ouvrit un tiroir de la cuisine et choisit un téléphone « fantôme » parmi la rangée : rien que des appareils à carte prépayée.

— Oui ? dit la voix au bout du fil.

C’était la voix d’un homme d’âge mûr ; il émanait d’elle une aura d’autorité.

— Il y a une voiture qui monte la garde devant chez moi, ça a commencé il y a une heure, dit-il. La femme qui est dedans est de la maison. Je crois qu’ils veulent m’impressionner…

— Elle est seule ?

— Oui.

Lemarchand revit la haute silhouette, le grand front, le crâne rasé, les joues creuses et ravinées et surtout le regard d’un bleu si pur qu’il en faisait presque mal.

— Je veux la voir, dit la voix après réflexion. « Connaître son ennemi », c’est la base, Serge. Voilà ce que nous allons faire.


À L’AUTRE BOUT de la ligne, l’homme de haute stature raccrocha, s’approcha du feu. Ainsi donc les chiens courants étaient sur la piste. Ils n’avaient pas aimé qu’on vienne dérober cette preuve dans l’enceinte même du commissariat. Ils n’avaient pas digéré l’humiliation. Il plongea son regard bleu dans les flammes. Une paire d’yeux du bleu le plus pur qu’on puisse imaginer. Parfait. Le combat était engagé. L’idée même amena un sourire sur ses lèvres minces.


Vallée d’Uzbin, Afghanistan, 19 août 2008, 1 h 40 du matin, dans les montagnes, à soixante kilomètres au nord de Kaboul. À la lueur des lampes, l’officier aux yeux bleus contemple les corps alignés. Dix militaires français tués. Embuscade…

Armés d’AK-47, de lance-roquettes RPG-7 et de fusils de précision SVD Dragunov, les talibans et les membres du Hezb-e-Islami ont attaqué la patrouille à cinq contre un. Cent cinquante talibans contre trente soldats. L’officier aux yeux bleus, arrivé en soutien avec ses hommes beaucoup trop tard, est furieux. Il avait prévenu la chaîne de commandement que le secteur était dangereux. Les Italiens, qui le tenaient auparavant, ne sortaient plus de leur base depuis qu’ils avaient eu un mort dans leurs rangs.

Dans la faible lumière tombant des étoiles, tandis que résonnent encore les mortiers de 120 et que vrombissent les hélicoptères Caracal à proximité, debout au milieu des rochers, l’officier aux yeux bleus regarde son adjoint :

— Une mission mal préparée… Pas de reconnaissance aérienne… Un traquenard qui aurait pu être évité… si on avait eu une chaîne de commandement à la hauteur et les moyens nécessaires… Appelle les journalistes. Je veux que dès demain il y ait des articles dans tous les journaux de France. Que le pays sache que notre engagement est total, que le comportement au combat de nos soldats est admirable, mais que l’armée française les envoie au casse-pipe. Je ne vais pas laisser mes hommes se faire massacrer pour qu’à Paris nos hauts gradés puissent parader le 14-Juillet.

29

SAMIRA PASSAIT l’album Vulgar Display of Power de Pantera – un truc de 1992 que certains sites spécialisés considéraient comme l’un des meilleurs albums de métal de tous les temps – quand elle vit Lemarchand sortir de chez lui. Elle était sur le point de se livrer à un peu de headbanging – une danse qui consistait à secouer violemment la tête – pour tuer le temps, mais s’abstint en le voyant. Le flic ripou dévala les marches de son pavillon, traversa la cour, franchit le portail et monta au volant de son van.

Oh, oh…

Samira le laissa s’éloigner, puis elle mit le contact. Elle déboita, descendit rapidement la rue en pente.

Il avait viré à gauche. Elle fit de même, aperçut le van à une trentaine de mètres. Deux voitures s’étaient intercalées entre eux. Impec. Elle aurait volontiers collé une balise sous le véhicule de Lemarchand, mais pour ça aussi il fallait l’autorisation d’un juge.

Cinq minutes plus tard, elle le vit rejoindre le périphérique par la sortie 17, à la hauteur de Balma et de la Cité de l’espace, prendre la direction du sud. Elle attrapa son téléphone. Martin répondit à la première sonnerie.

— Ça bouge, dit-elle. On est sur la rocade.

— Tu crois qu’il t’a repérée ?

— J’en suis sûre. Il a plusieurs fois regardé par la fenêtre.

— Très bien. Ne le lâche pas…

Ils quittèrent l’agglomération toulousaine par l’autoroute des Deux-Mers. Dépassèrent Donneville, là où le téléphone de Moussa avait borné pour la dernière fois. Après Montesquieu-Lauragais, ils délaissèrent l’A61 pour l’A66. Plein sud, donc. Direction l’Ariège. C’était le trajet qu’avaient suivi Moussa comme Kevin car, au bout de dix minutes, ils dépassèrent Mazères : là où le portable de Kevin avait borné en dernier lieu.

Putain… Il allait droit vers leur tanière ou quoi ? Elle sentait l’adrénaline courir dans ses veines, le frisson de la filature. Mais quelque chose clochait. Lemarchand savait qu’elle était à ses trousses : il ne l’aurait certainement pas conduite jusqu’à leur repaire… Et il savait aussi qu’elle ne risquait pas de le perdre sur l’autoroute déserte.

Alors où allait-il ?

Elle ne voulait pas s’approcher trop près, mais c’était difficile car il roulait en dessous de la vitesse autorisée. Un flic comme lui roulant à une allure de papy ? À croire qu’il le faisait exprès. C’était sans doute un déplacement anodin. Elle n’en était pas moins perplexe pendant que le ciel s’assombrissait au-dessus des collines et que la pénombre envahissait l’habitacle.

Ils doublèrent Foix, la préfecture et la deuxième plus grande ville du département avec seulement 9 700 habitants. Autour d’eux, les collines commencèrent à s’élever. Bientôt, de hauts sommets se profilèrent à l’horizon, hiératiques et menaçants sous le ciel qui s’étoilait. La nuit tombait. L’ombre avalait le décor. L’impression de solitude, de désolation, de bout du monde, s’amplifia. À la sortie de Tarascon-sur-Ariège, après un rond-point, une église et un cimetière déserté sous la lune, ils délaissèrent la N20 pour la D8, qui s’enfonça immédiatement dans un paysage encore plus sauvage.

Les flancs couverts de forêt se rapprochèrent de la route. Par moments, la vallée s’évasait un peu et ils longeaient des prairies bleutées cernées de bois noirs et de collines enténébrées. Lemarchand ne pouvait ignorer les phares qui le suivaient depuis si longtemps. Elle avait de plus en plus la sensation de se jeter dans la gueule du loup. Mais quelles étaient les intentions du loup en question ? Lemarchand et ses comparses n’étaient pas idiots. Ils devaient se douter qu’elle tenait son groupe informé.

Alors quoi ?

Le panneau d’entrée d’un village surgit dans la lueur des phares. Elle se fit la réflexion que, la dernière fois, avec Servaz et Espérandieu, ils n’étaient pas passés par là pour se rendre à la scène de crime : Moussa Sarr était mort plus au nord du département.

Le restaurant se trouvait à l’orée du village, près d’une rivière invisible dans l’obscurité mais bordée de grands peupliers qui se détachaient sur les ténèbres comme des fantômes pâles montant la garde. Lemarchand se gara sur le petit parc de stationnement. Samira poursuivit la sienne, passant devant l’entrée du parking sans s’arrêter, fit le tour complet du rond-point suivant, puis rebroussa chemin.

Revenue devant l’entrée du restaurant, elle découvrit les mots Au rendez-vous des chasseurs peints sur un écriteau fait de planches grossières, façon Far West, mais éclairé au néon. Elle vit Lemarchand disparaître dans l’établissement. Elle attrapa son portable, appela Martin, lui résuma la situation.

— Je fais quoi ?

— Tu le suis à l’intérieur.

— Il va me reconnaître…

— Précisément. Si on avait voulu une filature discrète, on aurait choisi quelqu’un d’autre.

— Martin, je t’emmerde.

— Moi aussi, je t’aime.

Traversant la route, elle entra sur le parking. Cinq véhicules, le van de Lemarchand compris. Samira se gara tout au bout. Elle regarda l’horloge du tableau de bord. 19 h 30. Avec le couvre-feu, le restaurant fermerait dans une heure et demie.

De petites lampes disposées au ras du sol éclairaient l’aire de loin en loin. Elle attendit cinq minutes et descendit, franchit la porte et demanda une table pour dîner.

La jeune femme à l’accueil rectifia la position de son masque et quitta son comptoir pour la guider vers la salle. Une auberge de campagne dans son jus avec des solives sombres au plafond, un feu clair dans la cheminée, des nappes à carreaux et de grandes scènes de chasse à courre sur les murs. Dès qu’elle eut pénétré dans la salle, Lemarchand leva les yeux. Il la fixa sans chercher à dissimuler son hostilité ni sa colère.

Loin de fuir le contact visuel, Samira soutint son regard et il finit par baisser le sien sur son menu. Elle s’assit à la table qu’on lui indiquait, dos au mur, inspecta rapidement la salle. Deux couples, un de retraités, l’autre dans la cinquantaine, une famille plus jeune – les parents avaient la trentaine – avec trois enfants en bas âge qui faisaient beaucoup de bruit, et un grand bonhomme maigre dans la soixantaine assis dans un coin, le visage émacié, le teint hâlé, les yeux baissés sur son assiette.

Plus Lemarchand, seul à table.

Ses pensées revinrent au flic et elle se demanda qui il attendait. Elle n’allait pas tarder à le savoir…

Quand la jeune femme vint prendre sa commande, Samira choisit une entrecôte aux échalotes. De son côté, Lemarchand s’était mis à manger en silence et elle commença à se sentir mal à l’aise. Apparemment, il n’attendait personne. Elle ne l’avait pas vu non plus sortir son téléphone. Elle fut soudain assaillie par une question oppressante : pourquoi l’avait-il entraînée jusqu’ici ?

Elle détailla les autres convives. L’homme du couple dans la cinquantaine la scrutait à la dérobée mais, chaque fois qu’elle regardait dans sa direction, il s’empressait de détourner les yeux. Flic ? Celui de la famille nombreuse lança plusieurs œillades vers son legging en cuir noir et son pull au décolleté lacé et elle le fusilla du regard. Le sexagénaire mangeait seul dans son coin, les yeux baissés sur un livre ouvert à côté de lui. Complet gris impeccable, chemise blanche au col rigide.

Lemarchand l’observait.

Sa pupille sombre avait envahi tout l’iris et elle semblait absorber la lumière alentour comme un trou noir.

Le cœur de Samira se mit à taper plus vite, malgré elle, en voyant un sourire arrogant s’étirer lentement sur les lèvres du policier – un sourire qui avait quelque chose d’obscène, de mauvais. Puis le sourire s’effaça d’un coup pour céder la place à une expression d’une cruauté si pure, d’une haine si nue, d’un mépris si absolu que Samira sentit un frisson glacé courir tout le long de sa colonne.


ILS ARRIVÈRENT PAR l’avenue de la Reynerie, dans la nuit, occupant les deux trottoirs, la piste cyclable et le milieu de la chaussée. Cagoulés, vêtus de survêtements noirs, armés de barres de fer, de battes de base-ball, de caillasse et de feux d’artifice – qu’une certaine presse qualifiait un peu abusivement de « mortiers », jouant sur l’ambiguïté du terme, parce que c’était plus spectaculaire et que, dans l’imaginaire collectif, ça renforçait l’image d’une guerre et de troupes ennemies.

Ils étaient une cinquantaine, peut-être davantage, et les deux policiers en uniforme qui fumaient devant le commissariat à ce moment-là comprirent tout de suite que cela allait barder.

— C’est quoi, ce bordel ? s’exclama l’un d’eux.

— Magne-toi ! Magne-toi ! Faut tout verrouiller et appeler des renforts !

Ils se ruèrent à l’intérieur, bloquèrent la porte blindée.

— Descendez les stores ! On est attaqués !


CE FUT UNE NUIT de fureur outragée et de tumulte. Une nuit sauvage et revendicative. Derrière chaque insulte, chaque cri, chaque projectile, il y avait – dit ou non dit, mais en tout cas pensé – le mot justice. C’était ce mot qui hantait les manifestants en gilets jaunes sur les ronds-points l’année d’avant, les associations de victimes exigeant plus de sévérité envers les criminels, les femmes et les hommes sur Twitter dont l’enfance avait été ravagée par des adultes, les gamins des quartiers qui voulaient avoir les mêmes opportunités que les autres et même les dealers et les gosses de la cité cette nuit-là. Justice. Celle que ce pays était désormais incapable de garantir à ses citoyens, remplacée qu’elle était par un simulacre, un jeu, une parodie. Justice : le mot était dans la moindre cervelle de cette nation humiliée et offensée.

Et, tandis que cela rugit, vomit, éructe, flamboie et brûle dans cette nuit de révolte, il est aussi dans toutes les têtes du côté du Mirail : celles des flics comme celles de leurs assaillants…


SAMIRA S’EMPRESSA de payer et se leva. Elle sortit de la salle, passa devant la réception où le restaurateur avait le regard levé vers le téléviseur suspendu dans un angle.

— J’arrive toujours pas à le croire, lui dit-il d’un air désespéré. On reconfine. C’est pas possible. Cette fois, on est morts. On ne se relèvera pas. Toute une vie de labeur foutue en l’air…

Elle eut un signe de tête compatissant, jaillit dans la nuit claire, que seuls peuplaient le bruit de la rivière proche et le murmure de la brise dans les peupliers. Elle s’arrêta net. Où était-il passé ?

Elle l’avait vu régler l’addition, se lever et partir.

Pourtant, son van était toujours là…

Elle regarda autour d’elle.

Elle était seule sur le parking. Ou peut-être pas. La lune n’était pas si pleine qu’elle éclairât le moindre recoin : il y avait un tas d’endroits obscurs où il pouvait se planquer. Elle tressaillit. S’avança jusqu’à la voiture.

Brusquement, elle fut prise d’un début de panique. Eut la certitude que quelqu’un l’épiait dans le noir. Elle le sentait… Et elle détestait ça. L’instant d’après, la colère reprit le dessus. Espèce de salopard, si tu crois que je vais me laisser impressionner…

Elle savait ce qu’il cherchait à faire. Il voulait lui rendre la monnaie de sa pièce : lui mettre les nerfs à fleur de peau. Pas question de lui donner ce plaisir. Au lieu de se dépêcher de se mettre au volant, elle s’adossa au capot, sortit tranquillement une cigarette du paquet, l’alluma.

Il ne lui échappa pas, en l’allumant, que sa main tremblait. Elle espéra qu’il ne l’avait pas remarqué de là où il était. Si tant est qu’il fût en train de l’observer. Elle s’efforça de la fumer jusqu’au bout, avant d’aller l’écraser dans la jarre pleine de sable qui faisait office de cendrier à l’entrée du restaurant. Après quoi, elle se mit au volant et quitta le parking, prenant à gauche pour rentrer à Toulouse. Elle suivit la même vallée sauvage et boisée qu’elle avait empruntée à l’aller, longeant la D8 dans la nuit. Pas une habitation à l’horizon, à part deux lieux-dits qu’elle traversa rapidement et où, à cette heure, les trois maisons au bord de la route, soudain révélées par la lueur de ses phares, avaient les volets clos. Le reste du temps, prairies brumeuses et bois obscurs. La même brume qui flottait dans les champs dérivait par moments sur la route et, chaque fois qu’elle la traversait, le faisceau de ses phares rebondissait dessus. Elle surveillait en permanence le rétroviseur. Parfois la réalité imite la fiction : une paire de phares surgit loin derrière elle dans une longue ligne droite. Dans la nuit, n’importe quelle paire de phares qui apparaît derrière vous sur une route déserte a quelque chose d’inquiétant. On pense, même fugitivement, même sans y croire vraiment, à du car-jacking, à des pirates de la route, à des hommes ivres qui veulent impressionner ou s’amuser. C’est humain.

C’est aussi à ça que pensa Samira quand, observant les phares brillant dans son rétroviseur, elle les vit se rapprocher à vive allure. Et elle sut…

Lemarchand.

30

SES YEUX S’ÉCARQUILLÈRENT malgré elle quand il passa en pleins phares et accéléra brutalement, fondant sur sa voiture, avalant les dernières dizaines de mètres beaucoup trop vite. Il allait lui rentrer dedans ! Elle se raidit dans l’attente du choc, les mains cramponnées au volant, mais il freina au dernier moment, la douche de lumière blanche incendiant l’habitacle, le pare-chocs du van s’arrêtant à quelques centimètres du sien.

Putain ! Il voulait l’envoyer dans le décor ! Elle accéléra, mais Lemarchand l’imita aussitôt. Bordel ! Il attendait qu’elle fasse une erreur et provoque elle-même l’accident. Ou alors il guettait un endroit, un virage pour donner la petite poussée qui la ferait sortir de la route.

Elle transpirait à grosses gouttes à présent. La sueur coulait comme de l’eau dans sa nuque et entre ses omoplates. Son cœur cognait tel un boxeur contre le sac de frappe de sa poitrine. Ce mec était dingue. Ils allaient avoir un accident.

Il était collé à son pare-chocs arrière à plus de 100 kilomètres/heure sur une route limitée à 80. Et l’incendie de lumière blanche éblouissait Samira, gênait sa visibilité.

Elle n’osait pas ralentir. Il était trop près… Dans une ligne droite, elle attrapa son téléphone, chercha le numéro de Servaz. Il répondit aussitôt.

— Martin ! gueula-t-elle. J’ai Lemarchand derrière moi qui me colle au train ! Il va me rentrer dedans !

— Quoi ?

Elle répéta, expliqua aussi brièvement que possible la situation.

— Concentre-toi sur ta conduite ! lui enjoignit-il. Pas de geste stupide : il n’attend que ça !


À L’HÔTEL DE POLICE, il chercha le numéro de Lemarchand parmi ses notes et ses Post-it, appela. Le flic ripou répondit à la troisième sonnerie.

— On t’a pas appris à respecter les distances de sécurité ? dit Servaz calmement.

Lemarchand éclata de rire :

— Tiens, Servaz ! On vient au secours de son équipière ?

— Je vais avertir l’IGPN de ta conduite…

— Mon cul. T’as certainement pas envie qu’on te retire l’enquête pour la refiler aux bœuf-carottes, pas vrai ? Je connais les gars comme toi, Servaz. Tu veux cette enquête…

— Pourquoi tu fais ça, Lemarchand ?

— Pour que vous voyiez ce que ça fait d’être collé aux basques…

— Tu veux provoquer un accident ? Comment tu l’expliqueras ? Ralentis. Je te jure que s’il lui arrive quelque chose, je viendrai moi-même te traîner par la peau du cul chez les bœuf-carottes…

Soudain, la voix de Lemarchand changea, devint hystérique. Le flic perdit toute forme de sang-froid :

— La ferme ! Tu ne me menaces pas, espèce de petite fiotte ! On me menace pas, t’entends ? Tu vas m’écouter ! Vous allez arrêter vos conneries ! J’ai rien à voir avec la disparition de ce gosse, moi, alors pourquoi vous venez m’emmerder ?

Il avait hurlé. Servaz craignit que, dans un mouvement d’humeur, il n’envoyât Samira dans le décor.

— Ralentis et j’annule le dispo, proposa-t-il.

— Allez vous faire enculer ! répondit le brigadier-chef avant de raccrocher.

Mais il leva brusquement le pied, et la distance entre les deux voitures grandit rapidement. Il n’en salua pas moins Samira d’un ultime appel de phares.


SERVAZ RACCROCHA après que Samira lui eut confirmé que Lemarchand l’avait lâchée. Il fixait le mur devant lui. Le flic était-il en train de perdre les pédales ? Des cris dans le couloir. Il tourna son regard vers la porte, se demanda ce qui se passait. Ça bougeait, là, dehors. Il devait y avoir du rififi quelque part.

Il alla aux nouvelles.


SUR LA PLACE du Capitole comme dans toute l’agglomération toulousaine, le temps s’était arrêté à 21 heures. Couvre-feu oblige. Opération ville morte. Rues désertes. Rideaux de fer baissés. Comme s’il était 4 heures du matin.

À l’hôtel de ville cependant, c’était exactement l’inverse. On s’agitait comme jamais dans les couloirs et les bureaux. Plusieurs responsables municipaux – qui avaient passé la journée à organiser le nouveau confinement et à tenter d’envisager toutes les conséquences de celui-ci, pendant que deux cents personnes manifestaient devant la mairie – étaient à présent réunis dans le bureau du maire pour une tout autre raison.

Dans la pièce surchargée de dorures, l’élu affichait la mine des mauvais jours. Il était au téléphone avec le directeur départemental de la Sécurité publique et avait face à lui son directeur de cabinet, le directeur de la communication, l’adjoint chargé des politiques de sécurité et de prévention de la délinquance ainsi que les maires des secteurs Toulouse-Nord et Mirail/Reynerie/Bellefontaine.

— On a des débuts d’émeutes à la Reynerie, à Bellefontaine, aux Izards et à Bagatelle, était en train de dire le patron de la Sécurité publique du département dans l’audioconférencier en forme d’étoile à trois branches.

Tous les visages s’allongèrent.

— Je ne veux pas d’un nouveau 2018, le prévint l’édile. Ne faites rien qui pourrait envenimer les choses.

En 2018, au cours de trois nuits d’émeutes, plusieurs quartiers avaient explosé, soixante voitures avaient brûlé, des abribus et du mobilier urbain avaient été détruits et des fonctionnaires de police victimes de guet-apens, avec des débuts d’incendies destinés à faire venir les pompiers accompagnés de la police pour mieux caillasser ensuite cette dernière.

— C’était prévisible après la mort de ce jeune, poursuivit le maire. Pourquoi vous n’avez rien vu venir ?

Un silence à l’autre bout.

— On avait des signalements de Pharos comme quoi quelque chose se préparait sur Facebook et sur Snapchat, mais difficile de deviner où ça allait péter et quand…

Pharos – pour « plate-forme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements » (visiblement, les termes avaient été choisis par quelque bureaucrate amateur d’acronymes ronflants) – était un dispositif visant à faciliter le signalement de contenus pédophiles et de corruption des mineurs en ligne, mais aussi d’incitation à la haine raciale et d’appels à la violence via les réseaux sociaux.

— On a mobilisé deux cents policiers, CRS et fonctionnaires de la Sécurité publique, poursuivit le directeur. On a aussi un hélicoptère de la gendarmerie sur zone. Mais, en plus de Bagatelle, de la Reynerie et de Bellefontaine, on a des informations qui remontent selon lesquelles il y aurait des voitures brûlées aux Izards, à Colomiers et à Blagnac. Et un début de mutinerie à Seysses…

La maison d’arrêt de Seysses était connue pour sa surpopulation carcérale : un surveillant pour cent dix détenus à certains étages.

— Nom de Dieu ! s’exclama le maire.

— Nous avons déjà procédé à vingt-huit interpellations, tempéra le directeur. Et ce n’est pas fini…

Il s’abstint de préciser que, sur les vingt-huit, vingt-cinq concernaient des mineurs qui rentreraient chez eux après un simple rappel à la loi.

Ses sourcils broussailleux plus tombants que jamais, le maire remercia, demanda à être tenu au courant et raccrocha. Il regarda ses adjoints avec l’air d’avoir vu le fantôme de Joseph de Rigaud – le premier maire de Toulouse, mort guillotiné le 20 avril 1794 – errer dans les couloirs :

— Comme si une mauvaise nouvelle par jour ne suffisait pas, après le confinement, les émeutes…


LES HABITANTS PERCEVAIENT le tap tap de l’hélicoptère au-dessus des barres d’immeubles. Il faisait vibrer les murs comme si on était du côté de South Los Angeles ou de Watts en 1992. Ils entendaient aussi les clameurs des sirènes, voyaient les fumées et la lueur des incendies, quand ils n’étaient pas tout bonnement aux premières loges. Pour ceux qui ne vivaient pas ici et qui regardaient ça sur leurs écrans, c’étaient peut-être de jolies images, mais pour eux c’était une fatalité, qui les faisait se terrer dans leurs appartements comme des civils en zone de guerre. Pas de couvre-feu dans les quartiers, plutôt du feu tout court. Et une couverture médias qui grossissait de minute en minute. Flics comme journalistes se tenaient cependant à distance. Les ordres étaient clairs : ne pas aller à l’affrontement. Mais empêcher les émeutiers de déborder dans d’autres quartiers.

Au commissariat du Mirail, la furia était passée mais le bâtiment gardait les stigmates de l’explosion de violence : traces noires sur les murs, volets défoncés, vitres blindées lézardées. À Bellefontaine, les émeutiers se déplaçaient très rapidement, vandalisant le mobilier urbain sur leur passage tout en jouant à cache-cache avec la police.

Mais l’événement le plus dramatique se produisit impasse Théodore-Richard, au pied des hautes barres de la Reynerie.

Deux véhicules garés dans l’impasse en contrebas du grand parvis ayant préalablement été incendiés, quand le camion des pompiers arriva sur zone, accompagné d’un équipage de la BAC, un orage de projectiles s’abattit sur eux des terrasses en surplomb, et ils comprirent vite qu’ils étaient tombés dans un nouveau guet-apens. L’équipage était constitué d’un policier et d’une policière. Pas inexpérimentés, mais pas chevronnés non plus. Dès les premiers projectiles, ils tentèrent une marche arrière pour se sortir du guêpier, mais plusieurs assaillants surgirent alors de l’angle de l’avenue de la Reynerie, derrière eux, et un pavé fit voler en éclats la lunette arrière, presque aussitôt suivi d’un cocktail Molotov.

Dans l’habitacle, le feu prit immédiatement. Une fumée âcre et toxique envahit le véhicule, les flammes partirent à l’assaut des tissus et des plastiques. Le flic au volant s’empressa de défaire sa ceinture et de s’extraire du brasier, mais sa voisine ne parvint pas à ouvrir sa portière. Comme la quasi-totalité du parc automobile, subissant les conséquences d’anciennes coupes budgétaires, le véhicule était dangereusement obsolète – plus de 260 000 kilomètres au compteur.

Prise au piège, la policière se mit à gesticuler et à hurler en s’acharnant sur la portière bloquée. Déjà les flammes l’entouraient. Malgré les projectiles qui continuaient de pleuvoir sur eux en même temps que les hurlements gutturaux descendant du parvis, les pompiers se précipitèrent, réussirent à forcer la portière et à évacuer la fliquette transformée en torche humaine.

On appela des renforts. Pris de panique, son coéquipier, qui avait grandi en Seine-Saint-Denis, élevé par des parents arrivés du Sénégal dans les années 90, finit par sortir son arme et tira deux coups de feu en l’air – ce dont il devrait s’expliquer plus tard devant la police des polices. L’ambulance et trois autres équipages arrivèrent sur zone au bout de six longues minutes, emportant la jeune policière brûlée au deuxième et au troisième degré.

On avait un nouveau Viry-Châtillon[5].

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