LE VENDREDI 30 octobre au matin, Servaz réunit son groupe sans Roussier et Gadebois.
— Que les choses soient claires, commença-t-il, d’une manière ou d’une autre cette enquête va nous péter à la gueule. Si le coupable est un officier de police, nous nous mettrons la plupart des collègues à dos. Si, au contraire, il ne fait pas partie de la police, on nous accusera d’avoir protégé le vrai coupable et on se fera lyncher sur les réseaux sociaux. Il n’y a pas de bon coupable dans cette histoire, mais notre seule préoccupation doit être de le trouver.
— Les trouver…, rectifia Samira.
Il acquiesça, tout en songeant à ce qui se passait là, dehors. Après les émeutes de la nuit précédente, la ville rose pansait ses plaies. Quelques centaines de milliers d’euros de dégradations, quatre-vingts véhicules incendiés, soit vingt de plus qu’en 2018, douze fonctionnaires de police blessés, et partout, dans le centre-ville comme dans les faubourgs, des tags qui clamaient « Flics assassins » ou encore « Police raciste ».
La brigadière brûlée à la Reynerie avait été plongée dans un coma artificiel, son collègue traumatisé mis en arrêt maladie et astreint à un suivi psychologique.
Il fit passer une photo de Lemarchand de main en main, raconta ce qui était arrivé à Samira la veille au soir.
— Serge Lemarchand prétend qu’il n’est pour rien dans la mort de Moussa, qu’on fait fausse route. Tout prouve le contraire. Je crois que nous tenons quelque chose. Un début, un chemin. Tôt ou tard, il va falloir demander au juge une autorisation pour le mettre sur écoute. Mais, comme il s’agit d’un flic, il y a toujours un risque que Nogaret nous retire l’affaire pour la confier aux bœuf-carottes.
— Qu’est-ce qu’on fait alors ? demanda Samira.
— On attend de voir si on ne peut pas les coincer autrement. On n’avertira le juge qu’en dernier recours. J’ai promis à Lemarchand qu’on lèverait le dispo, mais les promesses n’engagent que ceux qui les croient. On va l’augmenter, au contraire. Ce salaud est déjà énervé, on va le pousser à bout…
— Le vol de l’échantillon de sang dans le labo indique qu’il y a sans doute d’autres flics impliqués, fit observer Vincent, et cette remarque jeta un froid.
Servaz regarda Espérandieu. Il hocha la tête sombrement.
— Raison de plus pour ne pas parler au juge dans l’immédiat. S’il découvre ça, c’est la garantie que le dossier nous sera retiré. À partir de maintenant, il va falloir faire vraiment gaffe. Ne faites confiance à personne, ne parlez à personne de ce qui se dit ici. Ça pourrait remonter jusqu’aux principaux intéressés.
Raphaël Katz émit un sifflement.
— Vous trouvez pas que ça ressemble un peu à de la parano ?
Tous se tournèrent vers lui, Servaz le considéra longuement.
— Non. Par ailleurs, j’ai peut-être une idée te concernant, dit-il. Tu es bon acteur ?
Raphaël le regarda sans comprendre, sourcils froncés. Le téléphone de Servaz vibra. Il posa les yeux dessus. Chabrillac.
— Oui ?
— Commandant, dans mon bureau tout de suite, dit le divisionnaire.
— QUI VOUS A AUTORISÉ à monter un dispo devant la maison d’un fonctionnaire de police ? rugit Chabrillac, sans prendre la peine de passer un masque. Vous êtes devenu dingue ou quoi ? Vous avez vu la situation dehors ? Vous imaginez les dégâts si ça vient à sortir dans la presse que des flics sont soupçonnés par d’autres flics ?
Servaz soutint tranquillement le regard du divisionnaire.
— Nous avons des raisons de croire qu’il est peut-être impliqué dans la disparition de Kevin Debrandt…
Il vit Chabrillac blêmir.
— Vous vous rendez compte de la gravité de cette accusation ? se récria celui-ci, après un silence destiné à montrer à son interlocuteur combien il détestait entendre ce genre de nouvelles. Vous avez quelque chose de sérieux, j’espère, pour étayer cette hypothèse…
Servaz lui parla du van de Lemarchand apparaissant sur les caméras de surveillance de la banque et de la disparition de Kevin Debrandt le même jour à moins de deux kilomètres de là.
— Ça ne signifie pas que les deux événements soient liés, fit observer le divisionnaire, maussade. C’est peut-être une coïncidence. Lemarchand vous a dit ce qu’il faisait dans le coin ?
Servaz lui rapporta l’explication du flic. Chabrillac laissa échapper un soupir.
— Et, bien entendu, vous ne le croyez pas… Vous devez faire très attention, commandant. Si ça vient à se savoir, si ce truc-là sort, je vous en tiendrai pour personnellement responsable.
Servaz lui parla ensuite des traces de peinture sous le pont et de la tache de sang.
— Vous avez fait analyser l’échantillon de sang ?
— Quelqu’un l’a volé dans le laboratoire.
— Quoi ?
— Quelqu’un s’est introduit dans le laboratoire hier et a volé le scellé…
Servaz lui résuma ce qui s’était passé le matin précédent. Le divisionnaire l’observait avec l’air d’un pitbull qui a surpris un cambrioleur.
— Vous êtes sûr de ça ? demanda-t-il.
— C’est Catherine Larchet elle-même qui m’a annoncé la nouvelle.
Cette fois, le divisionnaire se leva. Penché en avant, bras tendus, il sembla prêt à sauter par-dessus son bureau. Ses traits prirent une expression sévère :
— Pourquoi n’ai-je pas été informé ?
— Vous l’êtes en ce moment même. En d’autres termes, l’échantillon de sang qu’on a prélevé sous ce pont et qui nous aurait permis, avec le visionnage des enregistrements de la banque, d’avoir la quasi-certitude que Kevin Debrandt a été enlevé à cet endroit précisément le jour où le brigadier-chef Lemarchand était dans les parages avec son van, eh bien, cet échantillon a été dérobé dans la salle des scellés, dans votre hôtel de police, très vraisemblablement par un flic ou quelqu’un connaissant bien les lieux.
En un éclair, l’expression de Chabrillac avait changé. Une sorte d’orage intérieur avait éclaté et, sous les yeux de Servaz, la foudre parut sortir de ses pupilles comme s’il était Zeus en personne.
Il émit un grognement.
— Venir dans mon commissariat voler un échantillon, une preuve…, gronda-t-il. Venir sous mon nez se livrer à l’acte le plus infâmant qui soit pour un policier… Oser me défier et bafouer mon autorité… S’en prendre à mes services…
Sa voix avait enflé comme une tempête en approche, les jointures de ses poings étaient blanches sur le bureau.
— Servaz, je veux que vous colliez au cul de ce connard et que vous me trouviez ses complices, rugit-il soudain. Je veux que vous lui pourrissiez la vie jusqu’à ce qu’il commette une erreur, je veux la peau de ce salopard, je veux qu’on les traîne tous par les couilles devant un tribunal !
— Et pour les fadettes de Lemarchand, on fait comment ?
— Appelez le juge.
— Il risque de refiler le bébé à l’IGPN, grimaça Martin.
Chabrillac réfléchit, le regarda d’un air songeur puis, étonnamment, esquissa un sourire.
— Pas si on lui dit qu’il y a peut-être un fonctionnaire de l’IGPN impliqué…
Servaz eut à son tour un sourire admiratif pour la rouerie de son chef.
— Mais ce n’est pas le cas, objecta-t-il pour la forme.
Pour la première fois, Chabrillac lui adressa un clin d’œil non dénué d’une certaine complicité :
— On n’aura qu’à dire que c’était une fausse piste et qu’on l’a écartée assez rapidement.
Pour un peu, il en serait presque venu à apprécier le divisionnaire.
SA BONNE HUMEUR cependant ne dura pas longtemps.
— Ne cherchez pas à me joindre samedi et dimanche, commandant, lui dit le juge Nogaret au téléphone quelques minutes plus tard, je ne répondrai pas. Je joue au golf le week-end.
Combien de fois déjà avait-il entendu cette phrase dans la bouche d’un juge : « Vous attendez lundi pour interpeller parce que le week-end je ne travaille pas » ? Ou bien : « Voyez avec la permanence pour la prolongation de garde à vue, j’ai fini ma semaine » ? Comme si les criminels, eux, faisaient relâche. Il soupira, résigné.
— Je plaisante, commandant, ajouta Nogaret aussitôt. Vous pouvez me joindre à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Il ne faut pas croire tout ce qu’on dit : il y a des magistrats qui font le job, qui ne comptent ni leurs heures ni leurs efforts. Tout comme vous. Tenez-moi au courant…
ESTHER KOPELMAN était confortablement assise dans une bergère, au troisième étage de l’hôtel de ville, attendant qu’on lui apporte une tasse de café. Qui, elle n’en doutait pas, serait autre chose que l’infâme breuvage qu’on lui proposait d’ordinaire dans les commissariats, les hôpitaux ou les administrations : elle paria pour un Nespresso ristretto servi dans une toute petite tasse en porcelaine plutôt que pour un Nescafé dans un gobelet en polystyrène. Elle regretta toutefois de ne pouvoir fumer avec son café, comme elle regrettait le temps où on pouvait boire de l’alcool au travail, appeler un chat un chat et mettre une minijupe dans la rue sans se faire traiter de salope, ou encore donner son opinion sans se faire rappeler à l’ordre par une multitude de censeurs qui guettaient le plus petit écart par rapport aux nouvelles normes en vigueur. Celles que certains groupes de pression tentaient de lui imposer, à elle et à ses collègues, à coups d’intimidations et de tweets rageurs. Et ça marchait. Ses confrères étaient de plus en plus nombreux à s’autocensurer. À force de refoulement, ils finissaient par dire presque le contraire de ce qu’ils pensaient.
Esther avait eu vingt ans en 1987. Cette année-là, les films à l’affiche s’appelaient RoboCop, Wall Street, Liaison fatale, Les Sorcières d’Eastwick. Elle imaginait sans peine l’accueil qui leur serait fait aujourd’hui.
Elle n’allait pas entonner le couplet du « c’était mieux avant », mais elle avait parfois l’impression que certains des journalistes trentenaires de La Garonne étaient en réalité des vieux dans des corps jeunes : ils avaient la même mentalité moralisatrice et pudibonde que ses parents.
L’adjoint au maire chargé de la prévention de la délinquance, qui était également médiateur avec les populations des quartiers, mit fin à sa réflexion en faisant son entrée. Un trentenaire là encore, qui affichait ce dynamisme factice qu’on voit dans les pubs pour des voitures, des montres ou des smartphones.
— Esther, dit-il comme s’ils étaient cul et chemise et qu’il était content de la voir, comme si, par le seul fait de prononcer son prénom, il espérait l’amadouer.
— Laurent, répondit-elle sur le même ton badin.
— Qu’est-ce que je peux pour vous ?
— J’ai quelques questions à vous poser sur ce qui est arrivé cette nuit.
L’adjoint au maire avait un petit air de gendre idéal et un costume neuf un peu trop brillant. Il se cala dans son fauteuil.
— Je peux espérer une couverture juste et équilibrée des événements cette fois ? dit-il. Parce que j’ai parfois l’impression que vous avez une dent contre nous… Comme vous vous en doutez, Esther, entre le reconfinement, le plan Vigipirate passé au niveau « Urgence attentats » et les événements de cette nuit du côté du Mirail et des Izards, on est passablement occupés, mais j’ai quand même trouvé le moyen de vous recevoir.
— Et je vous en remercie. Si être impartiale, sans passage de pommade ni cirage de pompes municipales, c’est avoir une dent contre la mairie, alors j’assume, rétorqua-t-elle.
Il gloussa.
— Toujours le mot pour rire, hein ? Bon, pour résumer, hier, nous avons eu environ cent cinquante jeunes qui s’en sont pris à du mobilier urbain dans plusieurs quartiers, aux forces de l’ordre et au commissariat du Mirail. Quatre-vingts voitures incendiées. Et une vingtaine de policiers blessés. Voilà…
— Cette brigadière grièvement brûlée, dit la journaliste, comment elle va ?
Il fit une demi-grimace.
— Elle est plongée dans un coma artificiel, c’est tout ce que je peux vous dire. Il faudra vous adresser au CHU…
Il croisa les doigts sous son menton.
— Par ailleurs, la plupart des jeunes impliqués étaient des mineurs. Ils ont donc été présentés à la justice des mineurs. Tout ça parce que des mots d’ordre ont circulé sur les réseaux sociaux et que la rumeur s’y est répandue que les assassins de ce jeune homme, Moussa Sarr, étaient des policiers. Il n’y a rien pour l’instant qui permette d’affirmer que ce soit le cas. La police mène son enquête, nous veillerons à ce que toutes ses conclusions soient transmises à la presse sans rien occulter.
— Je me suis laissé dire que la Sûreté avait reçu des instructions pour ne pas aller à l’affrontement avec ces jeunes. D’où sont venus les ordres : de la préfecture ? de la mairie ? du ministère de l’Intérieur ?
Il se ferma légèrement.
— Vous en savez plus que moi, Esther. Si de telles instructions ont été données, je n’en ai pas eu connaissance…
Habile façon de donner à entendre que ces instructions avaient peut-être bel et bien existé sans toutefois le confirmer.
— Le Mirail et les Izards ont depuis de nombreuses années un problème récurrent de trafic de drogue et subissent l’influence croissante des extrémistes, poursuivit-elle. Est-ce que la mairie et le département comptent s’attaquer véritablement au problème ou bien doit-on s’attendre à ce que la situation empire encore ?
— Nous le faisons déjà, protesta-t-il. Nous multiplions les actions en concertation avec les services de police, mais aussi avec les associations et les partenaires sociaux, car il ne s’agit pas uniquement de réprimer. Ce qu’il faut avant tout, c’est calmer les esprits, renouer le fil du dialogue… Il y a actuellement beaucoup d’effervescence dans le pays, pas seulement à Toulouse. Nous devons rester vigilants, rester fermes, sans oublier d’être à l’écoute. Dans les quartiers, la population est en plein désarroi, elle est aussi la cible de manipulations.
L’éternelle antienne, songea Esther.
— À ce sujet, dit-elle, vous savez comme moi qu’il y a des associations qui font un travail formidable pour ces jeunes, avec des bénévoles qui s’investissent, et d’autres qui ne sont que les faux nez des extrémistes pour approcher les jeunes, les séparer du reste de la société, les enrôler et leur laver le cerveau. Comptez-vous sanctionner ou dissoudre ces dernières associations ?
— C’est vrai que ces quartiers sont taraudés par l’extrémisme, reconnut-il. Ce n’est pas entièrement de notre ressort. Mais nous dialoguons avec le ministère à ce sujet… Nous réclamons plus d’effectifs policiers et aussi plus de moyens législatifs.
— Ces deux dernières années, les règlements de comptes liés au trafic de drogue ont explosé, trente-deux en deux ans… Vous envisagez quelles mesures à ce sujet ?
— D’ores et déjà, la police intensifie sa lutte contre les trafics. C’est aussi pour ça qu’il y a une telle fièvre dans les quartiers. Parce qu’on les dérange dans leur activité. Maintenant, il faut faire attention aux amalgames, ne pas mettre tout le monde dans le même sac.
— Bien sûr… D’ailleurs, considérez-vous que si on n’avait pas abandonné ces quartiers pendant des décennies, si on avait donné à cette jeunesse les moyens de s’intégrer et de progresser dans la société avec les mêmes chances que le reste de la population, si on ne les avait pas ghettoïsés, si on n’avait pas englouti des millions dans des politiques de la ville inefficaces, on n’en serait pas là ?
L’adjoint lui jeta un regard prudent. Terrain aussi glissant qu’une savonnette. Or, à l’heure des tribunaux en ligne, le dérapage médiatique était devenu la hantise du moindre communicant.
— Je crois que vous avez suffisamment d’éléments pour votre article, dit-il.
EN SORTANT, ESTHER tomba sur une nouvelle manif. Banderoles et slogans, un mégaphone, une petite centaine de personnes. « Justice pour Moussa ! Justice pour Moussa ! » scandait la foule. Malgré son masque, elle reconnut une députée qui s’exprimait devant une caméra de la télévision régionale. Au moment où Esther passait à sa hauteur, la jeune femme déclara au micro qu’on lui tendait :
— Les policiers de ce pays sont des barbares ! Ils ne sont pas là pour faire régner l’ordre, encore moins la justice ! Ils sont là pour protéger un pouvoir à bout de souffle, un pouvoir coupé des réalités, un pouvoir discrédité qui cherche à détourner l’attention de sa gestion désastreuse de la crise sanitaire et qui, à présent, l’utilise pour multiplier les lois liberticides et nous tendre un piège de plus en plus totalitaire ! Quant à la mairie, elle s’est servie de la peur pour gagner les dernières élections !
Pour l’avoir interviewée à plusieurs reprises, Esther connaissait bien cette élue. Malgré sa jeunesse, elle avait déjà pris les mauvaises habitudes des vieux routiers de la politique : elle attisait la moindre braise, surfait sans vergogne sur toutes les émotions, s’emparait du moindre incident. Les créait au besoin. Multipliait contrevérités et fake news sur sa chaîne YouTube comme sur les plateaux télé. Parfaitement consciente que, dans des quartiers où un électeur sur deux n’allait pas aux urnes, les élections se jouaient sur une petite frange de la population : la plus radicalisée.
Mais autre chose préoccupait la journaliste : si vraiment c’étaient des policiers qui avaient chassé ce gamin, alors cette ville et même le pays tout entier risquaient d’imploser.
SAMIRA FIT irruption dans son bureau en début d’après-midi.
— J’ai examiné les fadettes de Moussa Sarr et celles d’Ariane Hambrelot, dit-elle. Il y a un truc qui cloche.
Servaz leva les yeux de son écran, où il lisait le rapport de la gendarmerie sur l’accident. Il attendit la suite.
— Je suis remontée des mois en arrière…
— Et ?
— La gamine et Moussa se sont vus après qu’il a été libéré par la chambre de l’instruction.
— Comment ça ?
— Leurs téléphones ont borné au même endroit et à la même heure à deux kilomètres de la maison des Hambrelot quelques jours après…
— Elle nous a dit que la dernière fois qu’elle l’avait vu c’était… au tribunal, fit observer Martin, pensif.
— Exact.
— Pourquoi elle a menti ?
Il se leva.
— Appelle le père. Dis-lui qu’on a encore quelques questions à poser à sa fille mais qu’on ne va pas les déranger longtemps.
— C’EST VRAIMENT nécessaire ? voulut savoir Clovis Hambrelot.
— Nous ne serions pas là sinon, répondit Samira.
Le fondateur et P-DG de C2H Aviation hocha la tête d’un air contrarié mais compréhensif.
— Elle est en haut. Je lui ai demandé si elle se sentait la force de vous parler. Elle m’a dit que oui… Allez-y mollo, s’il vous plaît. Elle est encore très fragile.
La même phrase que la dernière fois.
— Nous ferons de notre mieux, monsieur Hambrelot, dit Samira.
Ils suivirent le grand escalier de marbre en hélice, leurs pas étouffés par l’épais tapis que retenaient des tringles de cuivre.
— Je suis là, fit une voix ténue quand ils parvinrent sur le palier.
Une porte entrouverte. Ils la franchirent. Un boudoir tendu de tissu mauve. Ariane Hambrelot était assise en robe de chambre rose dans un fauteuil près d’une des fenêtres. Sa main fine aux longs doigts nerveux souleva le lourd rideau de velours gris, elle contemplait le parc automnal et l’étang en contrebas. Elle tourna son visage vers eux.
Même pâleur diaphane, même cheveux réunis en un vague chignon, même grands yeux transparents que la dernière fois.
— Bonjour, Ariane, dit doucement Samira. On a encore quelques questions à te poser… Je peux m’asseoir ?
Ariane Hambrelot fit signe que oui. Samira tira le deuxième fauteuil devant la jeune fille ; elle laissa passer quelques secondes, sans cesser de la fixer.
— Comment tu te sens ?
— Ça va.
— Tu es prête à nous parler ? Tu t’en sens la force ?
— Oui…
— Bien. (Samira hocha la tête, marqua une pause.) Tu nous as menti, Ariane : on sait que tu as rencontré Moussa l’après-midi du 2 juin à deux kilomètres d’ici. Ça n’est pas grave. Mais on voudrait savoir ce que vous vous êtes dit…
Servaz était resté debout, en retrait, une nouvelle fois. Les pupilles d’Ariane s’étrécirent. Elle les regarda l’un après l’autre.
— Qui vous l’a dit ?
— Personne, répondit Samira. On le sait, c’est tout. On a la preuve que Moussa et toi vous vous êtes vus ce jour-là. On se trompe ?
— Non…
— Alors, pourquoi nous avoir menti ?
Un temps.
— Moussa ne m’a pas violée, dit soudain Ariane Hambrelot d’une voix ferme.
— Quoi ?
Samira évita de se retourner pour jeter un coup d’œil à Martin. Mais elle devina que, comme elle, il retenait son souffle.
— Moussa : ce n’est pas lui qui m’a violée.
Il laissa passer deux secondes.
— Et c’est qui ?
— Des garçons de son quartier… Je ne les connais pas.
— Alors, pour quelle raison tu l’as accusé ?
Ils virent des larmes monter dans ses beaux yeux, déborder de ses paupières, rouler en silence sur ses joues de porcelaine.
— C’est… compliqué. Il venait de m’annoncer qu’il me quittait, qu’il avait rencontré quelqu’un d’autre. Je l’ai haï pour ça. J’étais dans son quartier, j’allais rentrer chez moi, mais ces garçons m’ont encerclée. Ils ont commencé à se moquer de moi, à me demander ce que je faisais dans le coin… Et puis… ils m’ont… forcée à monter dans cette voiture et ils m’ont… emmenée ailleurs, où d’autres les ont rejoints…
Elle prit une inspiration, essuya ses larmes d’un revers de manche.
— Ils ont… fait ça à l’arrière de la voiture… L’un après l’autre… Ils étaient nombreux… Mais Moussa n’était pas avec eux…
Elle renifla.
— Quand la police m’a interrogée, j’en voulais toujours à Moussa. Je le détestais. Pour moi, tout était sa faute. Alors, je l’ai accusé de m’avoir violée avec les autres…
Nom de Dieu, pensa Servaz. Il sentit l’amertume monter dans sa gorge comme un reflux gastrique. Voilà pourquoi Moussa n’avait rien dit. Pourquoi il n’avait dénoncé personne. Parce qu’il n’était pas présent quand ça s’était passé.
Il réfléchit. Moussa avait été chassé par ces hommes dans la forêt pour un crime qu’il n’avait même pas commis. Ils avaient kidnappé par erreur et traqué un innocent en croyant rendre la justice, leur justice…
— Et maintenant Moussa est mort, conclut-il.
Elle éclata en sanglots. Des hoquets convulsifs, comme une libération. Ils la laissèrent se soulager. De l’autre côté de la fenêtre, entre deux sanglots d’Ariane, une tondeuse ronronnait.
— Vous vous êtes dit quoi cet après-midi où vous vous êtes parlé ? répéta Samira quand elle se fut calmée.
— Je lui ai demandé pardon pour le mal que je lui avais fait. Il m’a dit que c’était à lui de me demander pardon, que rien ne serait arrivé s’il ne m’avait pas laissée seule ce jour-là, qu’il ne se le pardonnerait jamais.
Elle secoua la tête.
— Il était inquiet aussi. Il m’a parlé de cet homme qui lui avait rendu visite.
Servaz et Samira se redressèrent. Entre les paupières fardées façon goth de cette dernière, les prunelles flambèrent.
— Quel homme ?
— « L’homme aux yeux bleus »… C’est comme ça qu’il l’a appelé. Il était venu trouver Moussa en bas de chez lui quelques jours plus tôt. Pour lui dire que quelqu’un allait bientôt le tuer… Moussa s’est moqué de lui. Il lui a répondu qu’il allait appeler ses potes et qu’ils allaient lui faire sa fête. Mais l’homme ne semblait pas impressionné. Il fixait Moussa de ses yeux bleus. Moussa m’a dit qu’il n’avait jamais vu un regard pareil. Il l’a insulté, menacé, mais il m’a avoué qu’il avait peur. Que cet homme, c’était le diable… C’est ce qu’il a dit.
Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre, comme si elle craignait que l’individu dont elle parlait fût en bas dans le parc, à les observer en ce moment même. Puis elle reporta son attention sur eux.
— Il n’osait en parler à personne, vous comprenez ? Il ne voulait pas qu’on se moque de lui. Avoir peur d’un vieil homme…
— C’est ce qu’il t’a dit ? Que l’homme était âgé ?
— Oui…
— Qu’est-ce qu’il t’a dit d’autre ?
Elle secoua la tête.
— C’est tout. Ah, non… Qu’il avait décidé de laisser tomber définitivement le trafic, d’être plus sérieux et plus assidu au lycée, qu’il voulait sortir de cette situation, faire les choses bien, aider les gens, que son frère Chérif lui avait présenté des personnes prêtes à le ramener dans le droit chemin… Que tout ça, c’était peut-être une… punition divine…
Servaz se souvint du coran aperçu dans la chambre de Moussa. Et des paroles de Mona Diallo, la prof : « Ces derniers temps, Moussa tenait un discours de plus en plus misogyne et identitaire. »
— Tu te rends compte que tu as fait une fausse déclaration ? C’est grave, tu pourrais être condamnée pour ça, murmura Samira.
— Je sais.
— On va te laisser tranquille maintenant…
La jeune fille soupira.
— Merci. Ça m’a fait du bien de parler avec vous. Et de dire la vérité. Moussa était innocent : il faut que vous le fassiez savoir à tout le monde…
— L’homme aux yeux bleus, répéta Samira quand ils ressortirent sur le perron.
En descendant les marches, Servaz contempla le parc doré par l’automne, les petites feuilles des peupliers, brillantes dans le crépuscule. À la manière dont Ariane l’avait fait : comme si l’homme se tenait là, à les observer. Silhouette sans forme, avait écrit T.S. Eliot dans un poème. C’était ainsi qu’il le voyait. L’appréhension au creux de son ventre le rongeait tel un ulcère.
— C’est lui qui est derrière tout ça, commenta-t-il, le visage incendié par le coucher du soleil. C’est lui qu’on cherche.
SAMIRA ET MARTIN montaient la garde dans une voiture, Katz et Espérandieu dans une deuxième. À moins de dix mètres du portail de Lemarchand. Lequel était rentré du commissariat du secteur Nord trente minutes plus tôt. À deux reprises déjà, les rideaux de la cuisine avaient bougé. Il les avait repérés.
Il n’y avait plus qu’à attendre. Ce n’était qu’une question de patience. Qui craquerait le premier ? À quatre contre un, Servaz en avait une petite idée. Le comportement hystérique du flic sur la route lui donnait bon espoir. Ce type était un sanguin, un colérique, un éruptif – tôt ou tard les gens comme lui commettaient des erreurs.
LEMARCHAND JURA. Consulta sa montre. 10 heures du soir. Il jeta un nouveau coup d’œil. Cela faisait maintenant cinq heures qu’ils étaient garés devant chez lui. Si ça les amusait de passer la nuit dans l’inconfort de leurs voitures de service, grand bien leur fasse. Lui allait dormir au fond de son lit, alors que ces connards se préparaient de belles courbatures pour le lendemain. Il n’y avait pas à dire : mieux valait être à sa place qu’à la leur, non ?
Alors pourquoi ne décolérait-il pas ? Pourquoi une braise de rage se rallumait-elle au creux de son ventre chaque fois qu’il regardait par la fenêtre ? Parce que c’était humiliant. Parce que tous ses voisins pouvaient les voir. Parce qu’ils l’insultaient en venant effectuer leur surveillance jusque sous ses fenêtres, comme s’il était une merde de trafiquant. D’accord, il était peut-être sorti des clous de temps en temps, mais le rabaisser au même niveau que ces vermines…
Salopard de Servaz.
Avec sa morale et ses principes à la con, son individualisme, son manque d’esprit de corps. Servaz était un électron libre, un élément incontrôlable, un fanatique de la pureté, tout le monde le savait. À plusieurs reprises, il avait failli se faire virer de la police mais, chaque fois, quelqu’un lui avait sauvé les miches. Il fallait que les vrais flics apprennent à ce connard qu’il n’avait pas tous les droits, il fallait que quelqu’un lui donne enfin une bonne leçon.
Lemarchand sortit du tiroir un téléphone fantôme. Il fit le numéro.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda la voix au bout du fil, d’un ton qui indiquait clairement que l’appel tombait mal.
— Ils sont garés sous mes fenêtres. Ils ne me lâchent pas ! C’est insupportable… Il faut faire quelque chose. Je ne veux pas que mes voisins voient ces voitures devant chez moi toute la nuit.
Un silence.
— Pour commencer, calme-toi, dit la voix. Ne fais rien qui pourrait leur laisser penser que leur stratégie est payante. Ils finiront par se fatiguer. Et tu emmerdes les voisins. Il faut apprendre à contrôler tes émotions, Serge.
La voix était calme mais autoritaire. Et l’homme qui parlait avait beau être l’un des rares qui inspiraient à Lemarchand un respect absolu, inconditionnel, ce dernier eut quand même envie de lui dire d’aller se faire foutre.
— Nous allons passer à l’action cette nuit, poursuivit la voix. Ce qui est arrivé à cette policière ne doit pas rester impuni. Le temps des agneaux est révolu. Celui de la guerre est venu. Les politiques ont abdiqué, c’est à nous de répondre maintenant, à nous de prendre les choses en main.
Lemarchand se demanda ce qu’il entendait par « nous allons passer à l’action cette nuit ».
— Toi, pendant ce temps, tu fais le mort. Tu vas au boulot comme si de rien n’était. On ne doit plus avoir de contacts jusqu’à nouvel ordre. Il ne faut pas qu’ils puissent remonter jusqu’à nous, tu m’entends ? De notre côté, on va s’occuper de cette fille et de ce Servaz.
— Et vous comptez faire quoi ?
— On y réfléchit. En attendant, tu devrais sortir de chez toi, respirer. Amuse-toi un peu avec eux. Ils cherchent à te déstabiliser. Montre-leur qu’ils perdent leur temps. Rends-leur la monnaie de leur pièce. Il y a un point faible dans le groupe, c’est là-dessus qu’il faut jouer.
Oui, pensa-t-il. Il avait besoin de prendre l’air. Amusons-nous un peu…
— Voilà ce que tu vas faire…, dit l’homme à l’autre bout.
— IL SORT, fit Samira.
Servaz ouvrit les yeux, s’ébroua. Lemarchand descendait les marches. Il franchit le portail et monta dans son van sans un regard pour eux, comme s’il ne les avait pas vus.
— Martin à tous. Lemarchand lève le camp. On le suit.
— Bien reçu, dit Vincent dans l’autre voiture.
Ils partirent à la queue leu leu, leur intention n’étant pas de passer inaperçus mais de faire en sorte au contraire que Lemarchand ne les oublie pas une seconde. Ils le suivirent tandis qu’il descendait jusqu’au périph. Qu’il emprunta à la hauteur de Balma, et Samira crut un instant qu’il allait de nouveau se diriger vers l’Ariège, mais quand on eut dépassé la sortie de l’A61, puis celle de l’A64, et que, du périphérique est, on fut passé au sud puis à l’ouest, ils commencèrent à soupçonner ce qui se tramait.
— Il nous balade, dit Samira.
— Mmm.
Moins d’une heure plus tard, ils avaient fait le tour complet de l’agglomération et en amorçaient un deuxième quand Vincent appela de la seconde voiture.
— Il se fout de notre gueule, dit-il. Qu’est-ce qu’on fait ?
— On suit. Il se fatiguera avant nous…
La nuit s’était encore obscurcie.
À cette heure et à cause du confinement, il n’y avait presque plus de circulation sur le périphérique, qui évoquait à présent ce que les villes ont de plus inhumain, de plus antinaturel : béton, bitume, solitude, lueurs, errance…
Soudain, Lemarchand accéléra.
Pleins gaz. Ils accélérèrent aussi. Ils virent le compteur s’affoler. Cent vingt… cent cinquante… cent soixante-dix…
— Putain, qu’est-ce qu’il fout ? s’exclama Samira.
Cent quatre-vingts…
— Il est dingue, ajouta-t-elle.
Le van glissait d’une voie sur l’autre à toute vitesse, gauche, milieu, droite, gauche de nouveau… glissait comme un palet sur la glace, doublant les rares véhicules d’un côté comme de l’autre, lancé tel un bolide dans la nuit.
— À quoi il joue, bordel ?
Tout à coup, Lemarchand ralentit. Il quitta le périph à la hauteur des Ponts-Jumeaux, longea le port de l’Embouchure, puis le canal du Midi par le boulevard de la Marquette, conduisant toujours bien au-dessus de la vitesse autorisée. Devant eux, ils le virent à travers la lunette arrière mettre en route le gyrophare sur le tableau de bord, et soudain la nuit se peupla d’éclairs bleus qui fouettèrent les platanes le long du canal.
— Il joue avec nos nerfs, commenta Servaz.
— Et ça marche ? demanda Samira.
— Moi ça va… Et toi ?
— Je lui coincerais volontiers les couilles dans sa portière mais, à part ça, ça va.
— Bien, dit Martin calmement. N’entrons pas dans son jeu.
Il tourna à gauche beaucoup trop vite au carrefour suivant, traversa le canal sur le pont à hauteur de la rue du Béarnais, puis vira à droite sur l’autre rive dans le boulevard de l’Embouchure, longeant de nouveau le canal vers le centre. Est-ce qu’il allait à l’hôtel de police ? Le commissariat central se dressait quelques centaines de mètres plus loin. Servaz aperçut les silhouettes des prostituées qui traînaient dans les contre-allées, en minijupe malgré le froid.
Soudain, alors qu’ils étaient presque parvenus devant le commissariat central, Lemarchand pila sur la voie de droite, warnings et gyrophares en action, descendit.
— Putain, il fait quoi ?
— Arrête-toi !
Elle obtempéra, imitée par Vincent derrière elle, à la manière d’une réaction en chaîne. À travers le pare-brise, ils virent le flic ripou enjamber les massifs entre les platanes, franchir l’allée pour les joggeurs en direction du canal, défaire sa braguette et se mettre à pisser dans l’eau noire.
— Quelqu’un veut aller faire un concours ? plaisanta Espérandieu dans la radio.
Mais Martin ne souriait pas. Il la sentait : la tension qui montait. Il avait un sixième sens pour flairer les emmerdes. Et toutes ses alarmes sonnaient en même temps. Samira et lui restèrent silencieux. Il avait les yeux grands ouverts et il contemplait la silhouette sombre, immobile, de dos au bord du canal, entre les arbres. Lemarchand ne bougeait plus. Il semblait attendre quelque chose.
Puis le brigadier-chef se retourna en remontant sa braguette. Il souriait. Servaz cru apercevoir une lueur démente dans ses prunelles. Il sentit son malaise grandir. Lemarchand revint tranquillement vers les véhicules, enjambant la petite haie, mais, au lieu de se diriger vers son van, il marcha droit sur la voiture de Vincent et de Raphaël. Cogna à la vitre côté passager. Katz l’abaissa.
— Alors, c’est toi le nouveau ? dit le flic ripou.
Lemarchand souriait, mais c’était un sourire dangereux, une sorte d’entaille sinistre au milieu du visage, d’où ressortaient surtout les pupilles d’un noir d’encre, étonnamment luisantes.
Raphaël lui rendit son regard sans rien dire.
— Tu sais que ton équipier est pédé ? continua le flic appuyé à la portière. Il a la plus belle femme du monde et il préfère se taper des mecs[6]. Eh ouais… maintenant, n’importe qui peut entrer dans la police…
— Ça te défrise ça, hein, Lemarchand ? intervint Espérandieu sur un ton de sarcasme. Ça doit drôlement te faire chier, pas vrai ? Je parie que t’en dors plus la nuit… C’est pour ça que ta femme t’a quitté ? Parce que tu étais aigri ?
— Je te cause pas, l’enculé, répliqua Lemarchand, je cause au blondinet…
Il se redressa, jeta un coup d’œil par-dessus le toit de la voiture avant de replonger son regard à l’intérieur, sur Katz.
— Mais toi, le blond, t’es rien de tout ça, pas vrai ? Toi, t’es un bon petit soldat. Le fils de ton père. Sacré flic, ton papa. Putain, ouais, sacrés états de service qu’il avait… Un grand flic…
Ces derniers mots glacèrent Espérandieu. Il venait de comprendre où le ripou allait les amener.
— Ne réponds pas, glissa-t-il à son voisin.
— Dommage qu’il se soit suicidé, poursuivit Lemarchand, se référant à une histoire que tout le monde connaissait au sein de l’hôtel de police. T’avais quel âge quand papa a sucé son calibre ? Quinze ? Seize ?
Malgré la pénombre de l’habitacle, Vincent vit que Katz avait blêmi.
— Ta gueule, Lemarchand, gronda-t-il en se penchant. Je te jure que je vais faire un rapport…
Appuyé à la portière, Lemarchand ne lui accorda pas un regard. Il fixait Raphaël.
— Ça t’a fait quoi de savoir que papa avait bouffé une de ses dragées ? Qu’il s’était cramé la cervelle… T’as chialé ? T’as hurlé ? T’as eu envie de tuer quelqu’un ? C’est pour ça que t’es entré dans la police : pour le venger ?
Katz regardait droit devant lui, à travers le pare-brise. L’œil noir. Il était pâle comme un mort.
— Tu t’es dit que t’allais montrer à papa qui est là-haut que tu es le digne fils de ton père, c’est ça ?
— Espèce de fils de pute, gronda Espérandieu.
— Ton père, je l’ai croisé plusieurs fois, poursuivit Lemarchand en se penchant encore plus près, c’était juste un trou du cul qui se la pétait… Y a que les lâches qui se suicident : les faibles, les ratés…
Tout à coup, Katz ouvrit sa portière. Lemarchand recula.
— Raphaël ! lança Vincent.
Trop tard. Le jeune flic était déjà dehors.
— On est fâché, blondinet ? lança Lemarchand en souriant. C’est pas vrai ce que je dis au sujet de ton père ?
Samira et Servaz jaillirent en même temps de l’autre voiture.
— Raphaël ! aboya Samira.
Mais déjà Katz frappait Lemarchand, qui ne chercha pas à se défendre. Un coup, deux… La lèvre inférieure du flic explosa, elle vomit un flot de sang sur son menton ; le deuxième coup fendit la pommette, juste en dessous de l’œil.
— Merde ! rugit-il en se pliant en deux. Vas-y, cogne, petit !
Katz frappa une troisième fois. Un crochet au foie. Il avait la technique, et Lemarchand tourna sur lui-même comme une toupie, s’effondra sur la haie basse en gémissant.
— Putain, qu’est-ce que tu fous ? s’écria Servaz en se plaçant derrière le lieutenant et en lui attrapant les deux bras.
Katz se laissa faire. Il était à la fois soulagé et furieux de son manque de sang-froid. Allongé dans la haie, Lemarchand toussota, cracha, puis partit d’un grand rire provocant.
— Lemarchand, on va pas te louper, dit Servaz. On va plus te lâcher, crois-moi.
— La vache, ça fait mal, putain ! s’exclama celui-ci. T’y es pas, Servaz, t’y es pas du tout : c’est moi qui vais faire un rapport sur ce petit connard. Il va pas y couper. Agresser un collègue devant témoins avec incapacité de travail à la clé, ta carrière commence mal, gamin !
— Vous avez vu quelque chose, vous ? dit Samira aux autres. Moi, j’ai rien vu… Je parie que personne n’a rien vu… D’ailleurs, on était même pas là…
— Toi, la pute, ta gueule, dit Lemarchand en se relevant.
Il cracha par terre un glaviot plein de sang, se redressa, pointa du doigt la caméra de surveillance à cinq mètres de là.
— Vous irez expliquer ça aux bœuf-carottes quand ils auront visionné l’enregistrement. Vous croyez que j’ai choisi cet endroit par hasard, bande de nazes ?
IL ÉTAIT 23 HEURES passées de dix-huit minutes quand Raphaël poussa la porte de son deux-pièces sous les toits, boulevard de Strasbourg, qui n’était pas sans ressembler à celui d’Esther Kopelman.
Il tremblait en retirant la clé ; la fureur ne l’avait pas quitté. Les phalanges de sa main droite l’élançaient. Il ne prit pas la peine de verrouiller derrière lui.
Il resta à fixer le minuscule living. Il avait eu envie de tuer quand il était descendu de la voiture. Pas une envie virtuelle, métaphorique, le genre d’envie qu’ont les bourgeois qui ne feraient pas de mal à une mouche. Non : une véritable envie de meurtre, de carnage.
Il avait perdu son sang-froid.
Il avait failli. À son serment d’abord, à ses principes ensuite. À tout ce que lui avait inculqué son père dès son plus jeune âge. Les coups qu’il avait portés n’étaient pas une démonstration de force mais de faiblesse, il le savait. L’espace d’un instant, il fut heureux que son père ne fût plus de ce monde. Comment aurait-il réagi ? Il pensa aussi à ce que Servaz lui avait dit, quand il l’avait pris à part, après l’incident : il lui offrait une chance de se racheter, de montrer sa valeur, à lui de la saisir…
Les basses d’une chaîne hi-fi traversaient les murs. L’étudiant qui occupait le studio voisin devait travailler chez lui avec le nouveau confinement… Les logements sous les toits étaient presque tous occupés par des étudiants. Les loyers étaient modiques, les logements merdiques, les cloisons minces comme du carton. Raphaël avait croisé à plusieurs reprises son voisin. Celui-ci lui avait souri la première fois, et avait paru vouloir sympathiser, jusqu’au moment où Raphaël lui avait dit son métier. Depuis, son voisin l’évitait. Quand ils tombaient l’un sur l’autre dans l’escalier (il n’y avait pas d’ascenseur à cet étage) ou sur le palier, le jeune homme le saluait d’un furtif signe de tête, l’air gêné, comme si ce simple geste signifiait déjà, à ses yeux, pactiser avec l’ennemi. Il devait se dire qu’il avait de la chance de faire des études de sciences politiques, de sociologie ou d’ingénieur, d’appartenir à l’élite éduquée, d’être le sel de la terre, croyait-il – même si l’angoisse du lendemain et les perspectives désastreuses qui s’offraient à sa génération devaient le torturer –, et pas dans la peau du pauvre type qui vivait à côté et qui, à l’âge où d’autres suivent encore des études, était déjà flic.
Raphaël sortit du frigo un sachet plastique. À l’intérieur, des boîtes de médocs. Il dégoupilla une canette de Red Bull, prit un cachet : Prozac. Puis il s’avança jusqu’au buffet derrière le sofa en sirotant la canette froide.
Une photo dans un cadre était posée sur le meuble. Un policier en tenue d’apparat, au garde-à-vous. Les médailles étincelaient sur sa poitrine. Son père : le commissaire divisionnaire Michel Katz.
Il s’était suicidé dix jours après que cette photo eut été prise, de retour chez lui, un soir de décembre 2011. Après qu’au tribunal on eut demandé à son encontre quatre ans d’emprisonnement pour corruption et une interdiction définitive d’exercer.
Son père n’avait pas attendu la fin du délibéré. Fidèle à son habitude, il avait réglé l’affaire lui-même.
Eût-il été japonais qu’il se serait fait seppuku. D’ailleurs, homme de haute culture, fin lecteur, passionné de civilisation japonaise, son père admirait Mishima, l’auteur du Pavillon d’Or, d’Une soif d’amour et du Japon moderne et l’éthique samouraï. Sans doute se reconnaissait-il dans les contradictions du grand écrivain nippon, songea Raphaël.
Emportant la photo encadrée, Katz passa dans la petite chambre, où il n’y avait de place que pour un lit, une table de chevet et une commode Ikea. Il la posa sur la commode, se déshabilla lentement. Une fois entièrement nu, le jeune flic blond au corps de saint Sébastien – le saint préféré de Mishima – ouvrit le tiroir supérieur, en sortit une batterie à laquelle étaient branchés plusieurs fils terminés par des pinces crocodiles gainées de silicone, qu’il referma autour de ses mamelons.
— Je t’ai déçu, père, je le sais, chuchota-t-il en fixant la photo. Une fois de plus…
Il brancha la batterie. Les décharges électriques traversèrent doucement ses mamelons, sa poitrine, ses nerfs. Le traversèrent. Il frissonna, se raidit.
— Je sais ce que tu penses, père : que je ne vaux rien. C’est ce que tu m’as toujours dit.
Il tourna le rhéostat. Les décharges augmentèrent. Intensité maximale. Chocs électriques, tremblements, douleur, châtiment, plaisir…
— Mais maintenant que tu es mort, espèce de fils de pute, tu ne peux plus rien dire !
Il cracha sur la photo, sentit l’érection venir, ferma les yeux.
LE GARDIEN DE LA PAIX avala une gorgée du café qui fumait dans son gobelet en regardant la jolie infirmière sortir de la chambre. Jolie s’il en croyait ses beaux iris améthyste, délicatement soulignés d’un fard à paupières brun et d’un trait noir au ras des cils, car le reste du visage était masqué. Il avait déjà remarqué combien le port du masque mettait les regards en valeur.
Il la salua, mais c’est à peine si elle fit attention à lui. Elle s’éloigna le long du couloir. Elle marchait dans ce couloir comme si l’hôpital lui appartenait. Il la suivit des yeux après avoir vérifié qu’il n’y avait personne autour pour le voir faire.
Mais il était près de minuit, et cette partie de l’hôpital était aussi déserte que silencieuse.
Il avait surpris une conversation entre elle et une autre infirmière un peu plus tôt. Elles parlaient du tsunami de « patients Covid » qui menaçait de submerger le CHU d’un jour à l’autre, se plaignaient à la fois de l’imprévoyance des autorités, des faux prophètes qui avaient clamé tout l’été que l’épidémie était terminée et qu’il n’y aurait pas de deuxième vague, et de ceux qui les avaient écoutés et qui avaient jeté les gestes barrières par-dessus les moulins en se plaignant de la privation de liberté.
— Ils n’ont qu’à atterrir ici, avait dit sa collègue, ils verront ce que c’est que d’être vraiment privé de ses libertés : sa liberté de se lever, sa liberté de respirer sans une machine, sa liberté de marcher, sa liberté de vivre…
— On devrait leur imposer un stage de six mois en réa, avait renchéri la jolie infirmière, rouge de colère par-dessus son masque, avant de s’éloigner.
Il avait trouvé que la colère lui seyait. Revenant au présent, il fixa la porte fermée.
Ce n’était pas le Covid-19 qui avait conduit la jeune femme derrière cette porte dans un lit médicalisé sous respirateur artificiel. Brûlures au deuxième et troisième degré. Le gardien de la paix sentit à son tour la colère le submerger. Il ne savait pas comment il aurait réagi s’il avait eu en face de lui, sans témoins, l’ordure qui avait lancé ce cocktail Molotov.
Il avait aperçu les pleurs des parents lorsqu’ils étaient venus voir leur fille ; il avait entendu les paroles du médecin :
— Pour l’instant, il n’est pas question de la sortir du coma.
Il était seul. Il attrapa son téléphone, chercha le numéro qu’on n’était censé appeler que quand c’était important.
— Oui ? dit la voix.
— Elle est toujours dans le coma, dit-il. Le médecin a déclaré aux parents qu’il n’était pas question de l’en sortir pour le moment.
— Merci.
L’HOMME DE HAUTE stature reposa le téléphone. Assis à la grande table, il essuya ses lèvres et leva ses yeux d’un bleu polaire vers l’individu à l’allure de soldat, bien que simplement vêtu d’un chandail vert et d’un pantalon de velours marron, qui attendait patiemment à un mètre de là.
— Vous pouvez débarrasser, Kievert. Dites à Marie que c’était délicieux. Et enlevez-moi ce masque ridicule.
— C’est pour votre bien, mon général, se justifia Kievert.
L’homme de haute stature haussa les épaules.
— Très bien. Comme vous voudrez. Allez vous coucher quand vous aurez terminé. Bonne nuit, Kievert.
— Bonne nuit, mon général. Je ferai part de votre satisfaction à Marie.
Marie était l’épouse de Kievert, et Kievert l’aide de camp, le majordome, le chauffeur, l’homme à tout faire du général.
Il emporta l’assiette en faïence, le verre à pied et les couverts.
Resté seul dans la grande salle à manger silencieuse, l’homme de haute stature parut entrer en lui-même, plonger dans ses pensées. À soixante-trois ans, le général à la retraite Thibault Donnadieu de Ribes savait qu’il menait sans doute son dernier combat, lui qui avait défendu l’honneur et les intérêts de la France sur trois continents pendant plus de quarante ans. Né dans une vieille famille implantée entre Rouergue et Gévaudan, premier d’une fratrie de huit enfants, passé par le Prytanée national militaire et par Saint-Cyr, il avait d’abord choisi l’infanterie avant de rejoindre, après deux années comme chef de section sur char AMX, le 2e régiment étranger de parachutistes à Calvi. Celui qui avait sauté sur Kolwezi. Au cours des deux décennies suivantes, il avait été de tous les théâtres d’opérations : Liban en 1982, République centrafricaine en 83, Tchad en 84 lors de l’opération Manta.
De 1989 à 1991, il avait été affecté à l’état-major du 2e corps d’armée des Forces françaises en Allemagne, à Baden-Baden, puis, en 1994, détaché en ex-Yougoslavie.
Il était commandeur de la Légion d’honneur et de l’ordre national du Mérite, titulaire de la croix de la Valeur militaire, médaille de bronze de la Défense nationale, médaille de la Reconnaissance de la nation, titulaire de la croix du Combattant, et également grand officier de l’ordre du Nil égyptien, commandeur de l’ordre national de Côte d’Ivoire, grand-croix de l’ordre équestre du Saint-Sépulcre de Jérusalem, commandeur de l’ordre national du Lion sénégalais, commandeur de l’ordre belge de Léopold, commandeur de l’ordre espagnol d’Isabelle la Catholique, commandeur de l’ordre de l’Empire britannique et détenteur d’un certain nombre d’autres breloques qui prenaient la poussière au fond d’un coffre-fort.
Il n’était pas le seul officier français de haut rang à avoir été ainsi distingué par d’autres nations que la sienne, en particulier sur le continent africain : pendant des décennies, la France avait fait et défait les régimes dans ces pays qu’elle considérait comme son pré carré. Sans vraiment se soucier de savoir ce que les populations locales en pensaient. Ni si ses « amis » au pouvoir se préoccupaient de l’emploi, de l’éducation, de la santé et de l’alimentation ou si, plus vraisemblablement, ils se livraient à la prédation et à la dépossession de leurs propres peuples, comme pas mal de dirigeants qu’il avait côtoyés. Résultat, bon nombre de jeunes Africains étaient prêts à risquer leur vie pour rejoindre l’Europe plutôt que de se morfondre sur un continent où, bien souvent, ils n’avaient ni espoir ni avenir.
Il n’était pas dupe, mais il n’en avait pas moins servi son pays partout où on le lui avait demandé. Parce qu’il croyait malgré tout, indépendamment des hommes, des politiques, des coups tordus, à sa grandeur. Aujourd’hui, estimait-il, il ne restait plus rien de cette grandeur ; le drapeau national était à terre, en lambeaux.
Le général Donnadieu de Ribes était persuadé que ce qu’il baptisait la « nation française » était condamné. L’Europe était condamnée. L’Occident était condamné. Car, en face, ils étaient prêts au sacrifice. À mourir jusqu’au dernier. En face, ils avaient le couteau entre les dents et ils ne s’arrêteraient pas – pas avant d’avoir gagné la guerre. Car c’en était une. À ses yeux, le pacifisme n’était que l’autre nom de la lâcheté.
Selon le général, toutes les grandes civilisations étaient mortes de la même façon. L’Égypte des pharaons avait régné pendant mille trois cents ans avant que des rustres dépenaillés, sans éducation ni culture, mais excellents cavaliers et adorant se battre, les Hyksos, ne viennent à bout de la puissante armée égyptienne. Les Babyloniens avaient bâti l’une des plus brillantes civilisations de l’histoire ; ils avaient inventé les premiers textes juridiques et la moindre de leurs transactions commerciales était couchée par écrit quand le reste du monde était encore analphabète ou peu s’en fallait. En outre, leur appareil militaire était une merveille. Mais, alors qu’ils s’inquiétaient du danger que représentaient les Mèdes et les Assyriens, les deux superpuissances rivales, ils avaient vu à leur grande surprise une tribu de barbares venue de Zagros, les Perses, abattre les deux superpuissances en question. Les Perses étaient illettrés, mais épris de violence. Ironie du sort, les Perses eux-mêmes, passés du statut de va-nu-pieds sanguinaires à celui de riches citadins cultivés, suffisants, aimant le confort, les articles de luxe, et entourés par une bureaucratie pléthorique, avaient été à leur tour vaincus par plus petits qu’eux : les Grecs.
Même chose pour les Chinois qui, pendant des milliers d’années, avaient su bâtir un empire d’une stabilité et d’une longévité incomparables, jusqu’à ce que des tribus qu’ils méprisaient, les Huns, et qui rôdaient aux marges de l’Empire comme des hyènes affamées, entrent dans la capitale et fassent prisonnier l’empereur. Il faut dire que, trop confiants, les Chinois avaient fait l’erreur de réduire à l’excès leur budget militaire. Et que les Huns, contrairement à leurs ennemis, adoraient tuer.
Le général aimait l’histoire…
C’était là qu’on trouvait les enseignements les plus utiles. Celui qu’on prodiguait aujourd’hui aux nouvelles générations était à ses yeux le plus absurde mélange d’idéologie aveugle et d’ignorance qu’on pût concevoir. Pas étonnant que les individus qu’il produisait fussent aussi facilement manipulables. D’autant que trop de profs les préparaient à détester d’emblée toute idée de nation et toute contrainte au nom de leur sacro-sainte liberté vide de sens.
Il se leva, s’approcha de la cheminée où un homme aurait presque pu se tenir debout.
Grand, sec, il ne fumait pas, faisait une demi-heure de gym et deux heures de marche quotidiennes, dans les collines de l’Ariège autour du château. Et il montait à cheval, chaque jour que Dieu fait. Non pas qu’il ambitionnât de vivre jusqu’à cent ans. L’époque à laquelle il appartenait était morte. Il ne se reconnaissait plus dans celle d’aujourd’hui. Mais il avait encore une mission à accomplir.
Le général songeait aussi à l’honneur. Quand les Américains avaient envahi l’île d’Okinawa, en 1945, des dizaines de milliers de Japonais s’étaient suicidés (il omettait de se souvenir qu’une bonne partie de ces suicides collectifs avaient été forcés par l’armée japonaise elle-même). S’il devait mettre fin à ses jours, il emporterait un certain nombre d’ennemis avec lui.
Il repensa à cette policière brûlée. Ils n’allaient pas laisser cette lâche agression impunie. Plus maintenant. Dès demain, ses auteurs sauraient que, désormais, ils avaient face à eux un nouvel adversaire, invisible mais redoutable.
Il attrapa son téléphone et passa quelques coups de fil.
Avril 2014. Centrafrique. Elle se réveille un peu avant l’aube. Elle a fait un cauchemar dans lequel un autre de ses garçons mourait. Elle en a trois. Le cadet est parti deux ans plus tôt, emporté par le palu, l’aîné dort à l’arrière de la tente – tout comme le benjamin, un enfant chétif, qui affronte à son tour une attaque de paludisme.
Dans son rêve, elle se réveillait comme elle vient de le faire, elle s’approchait de son enfant dans l’obscurité pour tâter son corps, constatait que la température avait enfin baissé, qu’il n’était plus fiévreux. Elle allait s’en réjouir quand elle comprenait soudain qu’il était mort, comme son frère, que ce froid, ce n’était rien d’autre que celui de la mort…
Tout à coup, elle a peur. Il pleut dehors, sur le camp de toile et ses allées pleines de fange. La pluie crible durement les bâches tendues. Chaude et drue. Elle sent l’humidité qui monte du sol. Elle se précipite à l’arrière, la poitrine oppressée, le cœur battant, vers les nattes où sont étendus ses deux fils.
Elle s’est à peine assoupie pour reprendre des forces. Elle est épuisée.
Sur la natte où il dort, le benjamin, comme son frère avant lui, se débat contre la mort. Elle prend l’enfant tremblant et brûlant dans ses bras. Elle le presse contre elle, contre son sein. Elle se demande pourquoi le sort s’acharne sur elle, sur ses enfants, sur son peuple, sur l’Afrique. Pourquoi elle n’est pas née ailleurs, là où on soigne les enfants, là où il y a de vraies écoles et de vrais hôpitaux.
Quand les tours jumelles sont tombées treize ans plus tôt à New York, le monde entier s’en est ému. Mais qui s’intéresse au sort des déshérités ? Faut-il être riche, blanc et bien portant pour susciter la compassion ? Elle est institutrice, elle connaît l’étymologie latine de ce mot : com-passio. « Partager la souffrance »… Mais qui partage la leur ? Certaines vies valent-elles plus que d’autres ? se demande-t-elle. Celles de New York, de Madrid, de Rome ou de Paris plus que celles de Bangui, de Tombouctou ou de Tripoli ?
En Afrique, des milliers de femmes enterrent chaque jour des enfants qui meurent de faim ou de maladies qu’ailleurs on guérit. Les femmes elles-mêmes meurent en couches par centaines. Dans ce pays ravagé par la guerre civile, par les violences interreligieuses entre rebelles musulmans de la Séléka et milices chrétiennes anti-balakas, les mêmes hommes qui disent se battre au nom de Dieu ou d’Allah violent adolescentes et enfants par milliers et elle ne connaît pas une seule fille de treize ans qui n’ait vu son intimité souillée par ces soudards ou par les membres de sa propre communauté. Et que font les soldats français pendant ce temps ? Ils violent eux aussi. Certes pas aussi massivement que ceux de la Séléka et les anti-balakas – mais l’un d’eux au moins s’en est pris à… son aîné.
— Il va mourir ? demande du fond de l’ombre une voix qui couvre le tambourinement de la pluie sur la bâche.
Son aîné s’est réveillé.
— Maman, mon petit frère, il va mourir aussi ?
Soudain, elle entend un bruit de pas qui approchent, des bottes piétinent la boue du camp, et, avant qu’ils aient compris ce qui se passe, elle voit que les Sankaris – les militaires français – sont dans la tente. Ils sont trois, debout, à l’entrée. Celui qui attire son regard, c’est l’homme aux yeux bleus.
Elle n’a jamais vu des yeux aussi bleus. Elle est terrifiée.
— C’est toi, Sublime ? demande-t-il à son aîné.
Elle a envie de répondre à sa place que non, que ce n’est pas lui, que ce n’est pas son fils. Elle a tellement peur. Mais son aîné a déjà répondu :
— Oui, c’est moi.
Elle sait pourquoi ils sont là. Ils vont punir son fils pour ce qu’il a raconté aux gens de l’ONG française.
— Ce que tu as dit aux personnes de Première urgence internationale, c’est vrai ?
— Oui, c’est vrai.
Sublime porte bien son nom. À treize ans, il défie les soldats français du regard. Et il parle d’une voix ferme, effrontée. Malgré ce que lui a fait l’un d’entre eux.
— Tu as des preuves ? demande l’homme. Tu pourrais le décrire ? Me dire quelque chose qui m’aiderait à l’identifier ?
Sublime sait à peine lire. Il n’a pu déchiffrer ce qu’il y avait d’écrit sur l’uniforme avant que le soldat ne se déshabille. Il pense à l’argent que le soldat lui a donné pour qu’il se taise. Il n’éprouve pour lui que le plus profond mépris. Mais le soldat aux yeux bleus est différent.
— Il avait un piercing, répond-il.
— Où ça ?
Il montre son téton gauche.
— Et c’est tout ?
Sublime est intelligent, il comprend la déception du soldat au regard bleu : ça ne prouve rien, il a pu voir l’homme torse nu.
— Et un tatouage… Là, dit-il en montrant son pubis. Un serpent. Dans son slip. Et aussi une cicatrice là, ajoute-t-il en montrant un endroit bas sur la hanche.
Cette fois, les yeux bleus se plissent et l’homme le fixe si sévèrement que, pendant un instant, Sublime a peur.
— Très bien, dit-il. Merci.
L’instant d’après, ils ont disparu.
EN ÉMERGEANT de l’ascenseur, Servaz entendit le violon. Une mélodie qu’il ne reconnut pas, mais qu’il accueillit néanmoins comme on accueille une trêve au milieu d’une bataille. Tant que Radomil jouait, cela signifiait que le monde tournait sur son axe.
Il avait la migraine. Il était fatigué. La filature de Lemarchand à 180 kilomètres/heure sur le périphérique, son altercation avec Raphaël, le confinement et le plan Vigipirate qui venait de passer au niveau le plus élevé, tout cela les épuisait nerveusement, ses collègues et lui.
Il n’aspirait qu’à la paix – mais il redoutait qu’une autre confrontation l’attendît si Léa avait pris sa décision.
Il n’avait pas eu le temps d’y penser dans la journée, mais à présent l’angoisse revenait. Allait-il se retrouver seul avec Gustav comme avant ? Quelle serait la réaction de son fils si tel était le cas ?
— Tu as dîné ? demanda-t-elle quand, débarrassé de son manteau, il fut entré dans le living.
Elle était assise sur le canapé, courbée sur sa tablette, et il retint son souffle. Eut l’impression, en se penchant pour l’embrasser, qu’une dalle de granite pesait sur son estomac.
— Non, pas eu le temps, dit-il.
— Il y a du ramen dans le frigo.
Il passa dans la cuisine, sortit le plat du réfrigérateur, le glissa dans le four à micro-ondes.
— Il faut qu’on parle, lança-t-elle du séjour au bout d’une minute.
Ça y est, le moment est arrivé, se dit-il. Il n’avait plus faim, tout à coup. Il posa le plat fumant sur la table de la cuisine, repassa dans le living.
— Tu as pris ta décision ?
— Oui.
— Et… ?
Avant même qu’elle eût ouvert la bouche, il sut ce qu’elle allait dire.
— Je vais accepter.
Oh, bon sang, Léa. Malgré lui, il sentit qu’il était furieux. Qu’il lui en voulait. À ses yeux son altruisme n’était en réalité que de l’égoïsme. C’était injuste, il le savait ; il n’en éprouvait pas moins un sentiment de trahison.
— Ça ne se fera pas dans l’immédiat, ajouta-t-elle. Pas tant qu’il y a ce virus qui circule. On a quelques enfants atteints du Covid qui sont hospitalisés, dont un en réa, même si ce sont des cas rares. De toute façon, les conditions sont loin d’être réunies pour que je parte maintenant. Compte tenu de la situation, ça ne se fera pas avant plusieurs mois.
— Maintenant, plus tard… Quelle différence ça fait ?
— Tu veux qu’on en parle ? dit-elle en le regardant droit dans les yeux.
Il détourna les siens. Il ne voulait pas qu’elle voie à quel point il était en colère.
— Non, je suis épuisé, la journée a été éprouvante. Je vais prendre une douche, fumer une cigarette sur le balcon et me coucher.
Il regretta la froideur de son ton, mais c’était plus fort que lui. Elle hocha la tête sans rien ajouter, lèvres pincées, visage fermé. Il sentit qu’un gouffre venait de s’ouvrir entre eux.
IL SE LEVA – et tous les hommes présents baissèrent prudemment le regard. Il était le mâle alpha, le chef de meute. Aucun d’entre eux n’aurait songé, ne serait-ce qu’une seconde, à lui contester ce rang.
Les yeux dont le bleu était presque aussi pur et dur que l’azur au-dessus des nuages vu par le hublot d’un avion embrassèrent la petite assistance.
— Nous allons agir cette nuit. Nous allons montrer à ces chiens qui rend la justice ici.
Il leur exposa son plan en allant et venant devant eux. Les flammes dans la cheminée jetaient des lueurs vers le haut plafond, sur les tapisseries et les lourdes tentures.
— Ça va trop loin, dit celui qui s’appelait Meslif quand le général eut terminé. Tant que personne ne pouvait faire le lien entre ces disparitions, j’étais OK… Mais ça : en plein centre-ville et à la vue de tous, c’est une déclaration de guerre – non seulement aux dealers et aux criminels, mais à nos propres services.
— Je suis d’accord, intervint Stohr. Si nous faisons ça, nous aurons tous les services de police sur le dos : ils ne vont plus nous lâcher…
Le capitaine Lionel Meslif – le petit homme compact aux sourcils noirs et à l’air perpétuellement courroucé – était affecté à une brigade anticriminalité de Toulouse. Fabien Stohr, le grand au visage de lévrier afghan encadré d’une barbe clairsemée, était major à la CSI-31, la compagnie de sécurisation et d’intervention chargée du maintien de l’ordre en Haute-Garonne. Quatre autres individus se trouvaient ce soir-là dans la grande salle : Pascal Champetier, l’homme râblé, ventripotent et laid, le seul en costume-cravate, était substitut du procureur près le parquet de Toulouse. Les trois derniers étaient des militaires à la retraite qui avaient servi sous les ordres du général et qui en avaient gardé pour lui une loyauté indéfectible aussi bien qu’un amour quasi filial ou fraternel, selon l’âge.
Ces trois-là n’auraient pas hésité à se faire trouer la peau pour le général Thibault Donnadieu de Ribes, lequel, allant et venant les mains nouées dans le dos, posa sur les deux policiers ayant osé défier son autorité un regard à la dureté de silex.
— Il n’y a que des flics pour montrer si peu de courage, assena-t-il. Est-ce que par hasard vous auriez peur pour vos petites personnes ? Comme l’a dit Ernst Jünger : « Maudit soit le temps qui méprise le courage et les hommes courageux. »
Les militaires, tout comme le substitut, fixèrent les deux policiers récalcitrants, qui rentrèrent la tête dans les épaules.
— Vous croyez donc que nous ne sommes qu’une poignée ? Vous croyez que nous sommes à ce point isolés ? Cela fait des années que je tâte le terrain. Le pays est prêt. Notre vision politique et morale est partagée par le plus grand nombre. Pas par ces minorités qui accaparent les médias. Mais par le peuple silencieux. Et jusque dans nos propres rangs. Nous avons des dizaines de sympathisants dans l’armée, la police, la gendarmerie, prêts à nous suivre le moment venu. Ils n’attendent qu’un signe. Dès que nous nous mettrons en mouvement, ils seront des centaines, des milliers… Le gouvernement des juges a assez duré. Il faut maintenant passer à l’étape suivante.
Il s’arrêta de marcher, se tourna vers eux.
— Mais tout le monde ici comprend bien que précipiter les choses serait une erreur. L’idée, la possibilité d’un coup d’État fait doucement son chemin. En attendant, nous allons marquer les esprits avec une action d’éclat. Que l’opinion publique comprenne que quelqu’un a enfin décidé de prendre le taureau par les cornes.
Il s’interrompit. Une froideur d’acier brilla dans ses yeux bleus.
— Je me permets d’insister, s’obstina l’ombrageux Meslif, l’air sombre. (Il n’avait pas aimé se faire rembarrer.) Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée de provoquer la police et la préfète. On va les avoir sur le dos. Vous nous l’avez souvent dit : la discrétion et la clandestinité sont les meilleures armes en attendant que le pouvoir tombe comme un fruit mûr.
Le général le foudroya du regard.
— C’est maintenant qu’il faut une action d’éclat pour réveiller les consciences, répéta-t-il fermement. Il est temps… Une action qui sera suivie de beaucoup d’autres. Et, petit à petit, le peuple comprendra qu’une force nouvelle se lève et que cette force est avec lui, qu’elle est là pour lui.
Il se redressa, le menton haut, comme quand, en Afrique ou en ex-Yougoslavie, il donnait ses ordres à ses commandants en second.
— Nous allons montrer à cette engeance qu’il existe encore des hommes courageux dans ce pays. S’il y a un couard ici, le moment est venu pour lui de se retirer.
Ils passèrent leurs masques, même Meslif, que le sermon du général avait rendu blême de honte et de colère.
Le général enfila celui du grand coq à crête rouge, le symbole de la nation, apparu dès l’Antiquité sur les monnaies gauloises. Ses yeux bleus étincelaient de fureur à travers les trous du masque.
ILS ÉMERGÈRENT dans la nuit glaciale. Un guépard, un chimpanzé, un taureau, un loup, un renard et un hibou suivaient le coq dans le clair de lune. La sinistre ménagerie traversa le parc, sous les branches basses des chênes. Des lambeaux de brume flottaient autour d’elle.
Le général ouvrit la porte des écuries, tourna le commutateur. Une lumière vive jaillit, en même temps que l’odeur acide de purin et de crottin, si compacte qu’elle en paraissait solide.
Ils remontèrent l’allée centrale, piétinant la paille, provoquant une certaine agitation parmi les chevaux, dont ils apercevaient les croupes puissantes et musculeuses dans les box.
Il y avait une porte basse au bout de l’allée centrale. Donnadieu de Ribes l’atteignit. Il tourna la clé dans la serrure, poussa le battant qui résista légèrement, s’inclina pour entrer.
Une petite pièce aveugle derrière la porte, encombrée de matériel pour l’équitation : selles, mors, étriers, brides et bridons. Harnachements d’attelage, balais, fourches. Ils s’arrêtèrent en voyant la forme sur leur droite, recroquevillée en position fœtale dans ce qui ressemblait à une grande mangeoire d’angle. Le garçon était nu sous la lumière blafarde de l’ampoule, mais il régnait dans les écuries une température assez élevée. Il avait les poignets et les chevilles attachés avec des colliers de serrage en plastique, un bâillon-boule dans la bouche. Il ouvrit de grands yeux effrayés.
Kevin Debrandt contempla, terrifié, les têtes d’animaux qui se penchaient au-dessus de lui.
Avril 2014. Centrafrique. La nuit est tombée sur le camp. Sous une tente, le soldat joue aux cartes avec deux autres militaires français. Tandis que la pluie chaude et drue continue de crépiter sur les bâches de camouflage et les piles de sacs de sable dehors. Ils n’ont ni moustiquaires ni couchages. Ils dorment à même les cartons de rations. Ils manquent de munitions. D’eau potable. De tout.
C’est ça, l’armée française en Centrafrique : une armée fauchée, sous-équipée, qui se démerde avec les moyens du bord. Alors qu’à Paris le ministre de la Défense explique que l’opération Sangaris est un succès.
— Dassonville, dehors, dit une voix qu’il reconnaît à l’extérieur de la tente.
Il soupire. Pose les cartes sur le carton qui sert de table à jouer, se lève et sort. Il sursaute en voyant les trois hommes qui ont revêtu gilets pare-éclats et tenues de camouflage et qui l’attendent sous la pluie, visages peinturlurés.
— Mon colonel ? dit-il, surpris, en regardant celui qui a les yeux bleus.
— Suis-nous.
Ils s’enfoncent dans la forêt, aux abords du camp. Ils marchent un moment, se frayant un passage parmi les arbres et les taillis denses, dans la pénombre humide. On le conduit jusqu’à un petit ru boueux qui coule entre les arbres. La pluie a triplé son débit, mais ce n’est guère plus qu’une grosse rigole pleine d’eau sale. Soudain, il est empoigné, soulevé de terre et plaqué contre un gros arbre, de l’autre côté du ruisseau. Il sent qu’on attache ses bras autour du tronc.
— Qu’est-ce que vous faites ? dit-il, sans opposer de résistance : ce sont ses frères d’armes et son officier supérieur, après tout.
Il commence toutefois à paniquer quand on défait son ceinturon, qu’on baisse son pantalon et son slip sur ses genoux et qu’on déboutonne et ouvre sa chemise. Dans l’échancrure, le tatouage en forme de serpent apparaît, tout comme la cicatrice sur sa hanche.
— Hé ! Qu’est-ce que vous foutez ?
Il a crié d’une voix un peu trop aiguë, qui trahit sa peur maintenant.
— Tu te souviens de ce gamin que t’as violé ? demande le colonel aux yeux bleus.
Il a du mal à soutenir le regard incandescent.
— Je l’ai pas violé… il avait faim… je lui ai donné à manger…
Il tremble à présent. La pluie battante trempe ses cuisses et ruisselle au bout de son pénis.
— Il y a des milliers de viols et de meurtres qui sont perpétrés chaque mois dans cette région, dit l’homme aux yeux bleus, flegmatique. Mais tu sais de quoi ils se souviendront dans dix ans, dans vingt ans ? Ils auront oublié toutes les saloperies commises par les leurs. C’est de toi et de tes potes qu’ils se souviendront…
Le colonel crache avec dégoût sur le sol boueux.
— En commettant cet acte, tu as bousillé tout le boulot fait par mes gars qui risquent leur peau, sale petit merdeux. Sans parler de ce pauvre gosse et de sa mère… Tu savais qu’un de ses frères était mort du palu et que l’autre l’a chopé ?
— Je suis désolé… je suis désolé…
Le soldat tatoué sanglote à présent.
— Ta gueule, dit l’homme aux yeux bleus. Montre que tu es un homme, bordel. Arrête de chialer comme un enfant. Boris…, ajoute-t-il.
À côté de lui, ledit Boris plonge la main dans un sac en toile de jute qui gigote depuis un moment. La terreur agrandit les pupilles du soldat attaché quand il découvre le serpent.
— Putain, non ! Pas ça !
Le serpent ne mesure pas plus de quarante centimètres de long. Son corps cylindrique est couleur vert feuille, avec de petites écailles et un ventre plus pâle, tirant sur le jaune, des taches noires sur les côtés qui forment deux bandes transversales.
Il s’agite dans le poing serré de Boris.
Son œil est petit et vif, fendu par une pupille noire et verticale, sur une tête triangulaire. Boris serre la gorge du reptile et le maxillaire s’ouvre grand, révélant un seul crochet.
— Il est encore jeune, dit l’officier, mais sa morsure est déjà potentiellement mortelle. Les effets les plus spectaculaires concernent la coagulation sanguine, l’envenimation entraîne des nécroses et des gangrènes qui peuvent être dévastatrices. À vrai dire, j’ignore les effets d’une telle morsure au niveau du pénis, mais on va pas tarder à le savoir, pas vrai ?
— Non ! Je vous en supplie, non ! hurle le soldat. Ne faites pas ça ! Je jure que ça n’arrivera plus ! Putain, vous pouvez pas me faire ça, mon colonel !
Le soldat fixe le serpent, le regard exorbité.
— Ne t’inquiète pas : on t’emmènera en urgence à l’hosto. Il te faudra sans doute jusqu’à 100 ml d’immunoglobines et des doses massives d’analgésiques car, au cours des premières quarante-huit heures, tu vas sacrément déguster, crois-moi. Il faudra aussi opérer et cureter la plaie sur ton pénis, dans un deuxième temps…
— Tu vas avoir un putain d’œdème sur la bite, tu l’auras jamais eue aussi grosse ! rigole le dénommé Boris.
La gueule grande ouverte sur son unique crochet, le serpent semble impatient de mordre. Le soldat tatoué pleure, supplie.
— Si tu t’avises un jour de rapporter ce qui s’est passé ici à qui que ce soit, ou de vouloir nous faire un procès, mes gars et moi nous témoignerons contre toi dans cette histoire de viol, et on fera en sorte que tes parents, ta sœur, tes amis, toute ta famille soient au courant de ce que tu as fait à ce gosse… Vas-y, Boris.
D’un seul pas, Boris a franchi le petit ruisseau. Il approche lentement la tête du serpent de sa cible. Le hurlement inhumain fait s’envoler tous les oiseaux de la forêt.