IL GARA LA voiture à une centaine de mètres et fit le reste du chemin à pied. Dans le matin clair, la cité était tranquille. Il vit cependant qu’elle portait les stigmates de la nuit : abribus et mobilier urbain détruits, poubelles incendiées et deux carcasses de voitures calcinées.
En s’approchant des barres d’immeubles, Servaz se souvint des propos d’Émile Aillaud, l’architecte de la Grande Borne à Grigny et des tours Nuages à Nanterre. Dans une interview datant des années 80, celui-ci expliquait que la cité qu’il allait bâtir à Chanteloup-les-Vignes aurait une densité de population encore plus forte, avec soixante-dix logements à l’hectare. Et il s’en montrait satisfait. « Je suis pour les fortes concentrations urbaines », déclarait-il.
C’était effrayant, se dit Martin, la responsabilité de toute une génération d’architectes dans les maux actuels des villes.
En marchant, il songea qu’à l’époque des grandes cathédrales aussi on avait voulu que chaque édifice soit plus haut que le précédent : Chartres, Reims, Amiens, Metz, Beauvais. Beauvais voulait être plus haute qu’Amiens, mais sa voûte s’était effondrée par deux fois et elle était restée inachevée. Cet échec avait marqué en partie la fin du gothique. C’était toujours ainsi. Par idéologie, aveuglement ou hubris, on poussait jusqu’à l’absurde une civilisation au départ raisonnable.
Comme la fois précédente, la porte vitrée du hall était bloquée en position ouverte et, ce coup-ci, il n’attendit pas l’ascenseur.
Il regarda sa montre en appuyant sur la sonnette. 9 h 10. Un dimanche matin. Il espéra qu’elle était réveillée. Il avait dit à Katz de ne pas venir seul quand il l’avait envoyé poser les scellés chez Mme Sarr mais, après les émeutes de la nuit, n’importe quel arrivage de flics dans le quartier aurait provoqué une nouvelle explosion de violence, et il préférait la jouer discret.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda une femme derrière le battant.
— Madame Sarr, c’est le commandant Servaz, dit-il à voix haute mais pas trop. (Il ne tenait pas à être surpris par les voisins.) J’ai du nouveau concernant l’enquête sur la mort de Moussa.
Il entendit une chaîne qu’on défaisait, puis la clé qu’on tournait. La porte s’entrebâilla, elle le scruta d’un air méfiant. Mais elle dut se souvenir qu’il l’avait aidée, car elle finit par ouvrir en grand et le conduisit au salon.
— Vous voulez boire quelque chose ?
— Un café, merci.
Elle disparut dans la cuisine. L’appartement était silencieux, l’immeuble aussi. Elle déposa devant lui la tasse dans sa soucoupe et le pot de sucre. S’assit de l’autre côté de la table basse.
— Madame Sarr, attaqua-t-il d’emblée, nous avons la preuve que votre fils était innocent, qu’il n’a pas violé cette jeune fille.
Il vit son visage se flétrir.
— Bien sûr qu’il ne l’a pas violée. Moussa n’aurait jamais fait ça…
Il hocha la tête.
— Je tenais quand même à vous le dire, insista-t-il doucement.
— Merci, commandant, de vous être déplacé. (Elle le fixa.) Je n’ai pas confiance dans la police en général. Mais j’ai… j’ai l’impression que vous êtes quelqu’un à qui on peut se fier… et je voudrais savoir…
Elle le sonda de ses yeux noirs brûlants. Et il sut ce qu’elle allait lui demander.
— Vous savez qui a tué mon fils ?
Il hésita.
— Ce que je vais vous dire est strictement confidentiel, lâcha-t-il. Est-ce que je peux avoir votre parole que ça ne sortira pas d’ici ?
— Allez-y, commandant.
— Nous savons qui a fait ça. En tout cas, nous avons retrouvé un des hommes qui l’ont traqué. Et nous aurons bientôt les autres… Nous sommes tout proches. Laissez-nous encore un peu de temps.
Elle acquiesça, baissa les yeux, les releva.
— Est-ce que ce sont des policiers ?
Il déglutit.
— Madame Sarr, je vous dirai tout le moment venu, vous avez ma parole. Sans rien omettre. Mais l’enquête n’est pas encore terminée.
— Vous allez faire éclater la vérité, n’est-ce pas ? demanda-t-elle, quasi suppliante.
Il allait répondre quand une voix s’éleva dans son dos :
— Qu’est-ce qu’il fait ici ?
La question avait été posée sur un ton belliqueux. Servaz se retourna. Chérif Sarr se tenait à l’entrée du salon. Il était en caleçon. Martin vit qu’il devait s’entraîner avec assiduité, car il était très musclé, les abdos creusés et dessinés, les pectoraux saillants.
— Du calme, Chérif, dit sa mère, le commandant est venu nous dire qu’il arrêterait bientôt les coupables et qu’il savait que Moussa était innocent…
— Dis-lui de se barrer d’ici.
La voix était toujours aussi combative.
— Vous, enculés de keufs, vous êtes tous les mêmes, cracha Chérif. Des racistes, des assassins, des nazis. Vous allez foutre le camp d’ici… Vous n’avez rien à faire chez moi… Vous avez pris un putain de risque en venant : vous ne savez pas que ça chauffe en ce moment ?
— Chérif, le tança sa mère, c’est aussi chez moi ! C’est moi qui l’ai laissé entrer. Et je ne veux pas de ce langage ici !
— Je m’en vais, madame Sarr, dit Servaz. Merci pour le café.
Il marcha d’un pas plus léger en regagnant sa voiture. Cette nuit, la mère de Moussa dormirait peut-être un peu mieux. Peut-être… Mais ça ne lui ramènerait pas son fils… En se mettant au volant, il perçut l’adrénaline qui fusait dans ses veines.
Il était temps d’affronter l’ennemi.
À 9 H 30, ESTHER Kopelman se réveilla dans son fauteuil. Elle fit la grimace. Grogna. Rota. Elle avait une migraine de tous les diables, les tempes coincées dans un étau, un goût de viande avariée dans la bouche.
Sitôt qu’elle bougea, elle eut la sensation qu’un acupuncteur fou lui plantait des milliers d’aiguilles dans les membres, les fesses, le dos. La veille au soir, elle s’était endormie devant la télé, qui s’était éteinte automatiquement au moment précis où, sur l’écran, Donald Trump déclarait que, s’il perdait l’élection, cela signifierait que le camp d’en face avait triché.
Avant cela, elle avait descendu la moitié d’une bouteille de Jack Daniel’s Old no 7, fumé un paquet entier, dont les mégots remplissaient à présent le cendrier sur la table basse, tandis que des relents de tabac froid infectaient le séjour.
La journaliste se leva, s’avança jusqu’à la fenêtre mansardée et l’ouvrit en grand pour renouveler l’air de la pièce. Elle entendit, montant du fond de la cour par une fenêtre ouverte, une chanson, par-dessus laquelle quelqu’un chantait faux en remuant de la vaisselle.
Plissant les yeux dans la lumière matinale, elle repensa à la façon dont, avant de s’endormir, elle avait ruminé le mot « justice » avec l’impression familière qu’elle était vraiment toute proche d’une avancée importante. Le mot lui avait soudain évoqué un article qu’elle avait écrit des années auparavant. Mais sa mémoire défaillante ne lui avait pas permis de se rappeler lequel. Là-dessus, l’alcool aidant, elle s’était mise à pioncer jusqu’au matin.
Elle alluma la cafetière, mit un vinyle des Ronettes sur la platine, passa sous la douche, fuma sa première cigarette de la journée en se maquillant. Elle s’aspergea d’un nuage de La Petite Robe noire de Guerlain avant de ressortir de la salle de bains.
Quand elle émergea dans la rue, l’air du dehors lui fit du bien. La ville était étonnamment calme : un dimanche confiné à Toulouse. Il n’y avait que trois personnes présentes à la rédaction de La Garonne. Elle les salua et traça à travers la salle. Elle avait la pépie, et aussi l’impression que sa peau, devenue trop petite, tirait sur son visage et que la muqueuse de sa gorge était irritée et gonflée. Elle alla remplir un gobelet – qu’elle but d’un trait – au château d’eau, puis se servit un deuxième expresso au distributeur avec double ration de sucre avant de gagner son bureau.
Une fois l’ordinateur allumé, elle se connecta à la base de données du journal, entra le mot « justice » et obtint quelques centaines de réponses. Esther Kopelman laissa échapper un soupir. Il fallait qu’elle trouve un autre terme en rapport avec cet article sans quoi autant chercher une toute petite aiguille dans une gigantesque meule de foin…
Soudain, ça lui revint. Oui ! Elle se pencha sur le clavier, entra le nom. Attendit. Zéro résultat… Ça n’était pas possible. Elle se rappelait parfaitement le jour où elle l’avait interviewé, elle se souvenait qu’il avait prononcé le mot « justice » à plusieurs reprises. Ça l’avait frappée à l’époque. Elle sentit la parano monter : quelqu’un avait effacé son article de la base de données…
Levant les yeux par-dessus les cloisons, elle balaya l’open space du regard. L’un des journalistes l’observait. Ridicule, arrête ça, ma vieille… Puis elle comprit. L’interview en question était sans doute plus ancienne qu’elle ne le pensait. On n’avait commencé à numériser le journal qu’en 2013. Son article devait être antérieur à cette date. Il devait remonter à une époque où le papier était roi, où des centaines de milliers de lecteurs s’arrachaient journaux et magazines dans les kiosques, où les gens avaient encore faim d’articles de fond, de signatures, d’analyses substantielles, d’informations vérifiées et certifiées. Une époque où on ne se méfiait pas encore des journalistes comme on le faisait aujourd’hui. Elle se souvint d’une image qu’elle avait lue dans un roman : pendant que certains journalistes déterraient la vérité, d’autres remettaient de la terre par-dessus pour l’enterrer. C’était peut-être ça qui avait causé leur perte. Ou bien c’était à cause de ce fichu biais de confirmation : un nombre croissant de gens ne supportaient plus les informations qui n’allaient pas dans leur sens, fussent-elles vraies.
Esther regretta de n’avoir pas conservé les fichiers Word de ses articles les plus anciens. Elle réfléchit. Les archives du journal étaient au rez-de-chaussée de l’immeuble. On était dimanche. Elle savait cependant où trouver une clé : il y en avait une dans le bureau de Chaumette, s’il n’avait pas verrouillé le sien.
Elle y entra sous le regard soupçonneux des trois personnes présentes, fouilla dans les tiroirs jusqu’à dénicher le trousseau, ressortit.
— Tu fais quoi ? s’enquit l’un des trois – un journaliste dans la vingtaine, avec des lunettes et un air de fouine.
— Il paraît que c’est ce que tu demandes dix fois par jour à ta copine, celle qui s’envoie en l’air quand tu es au journal, rétorqua-t-elle.
ELLE REFERMA la porte à clé derrière elle.
La salle des archives était silencieuse, éclairée par quatre fenêtres en hauteur qui donnaient sur la rue des Lois. La poussière s’accumulait, la moquette luisait à force d’usure et la pièce sentait le papier imprimé. Des étagères métalliques où s’alignaient des piles de vieux journaux occupaient presque tout l’espace, à l’exception d’un coin où se trouvait une table en bois supportant deux gros lecteurs de microfiches antédiluviens.
Le verre dépoli des fenêtres ne laissant passer qu’une faible luminosité, elle alluma les néons. Puis s’avança jusqu’à l’un des appareils. Pressa le bouton marche/arrêt. Rien ne se passa. Se baissant pour regarder sous la table, elle constata que les appareils n’étaient même pas branchés. Elle dut s’accroupir pour enfoncer la prise dans le mur. En se relevant, elle se cogna le crâne et proféra un juron. Puis elle s’approcha des boîtes de microfiches rangées par années sur une étagère.
Elle tabla sur 2011 et 2012. Les deux dernières années avant la numérisation. Il fallait bien commencer quelque part. Si ça ne donnait rien, elle remonterait plus avant dans le temps.
Une heure plus tard, elle s’attaquait à 2010. Glissant la première microfiche de la boîte sous la plaque de verre, elle fit avancer et reculer le plateau sous la lentille, passant rapidement sur les articles et les photos qui défilaient à l’écran.
Elle transpirait. Toutes ces vues se ressemblaient. Elle avait de plus en plus de mal à se concentrer.
Tout à coup, elle arrêta la course du chariot, revint en arrière. Braquant son regard sur l’écran par-dessus ses lunettes, elle se figea. Là ! « Les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires, selon le général Thibault Donnadieu de Ribes. » C’était là ! L’interview de l’homme qui avait tout le temps le mot « justice » à la bouche.
Le général Thibault Donnadieu de Ribes…
AVEC LA DATE, elle retrouva le journal dans les piles sur les rayonnages. Elle le déplia, crissant, jauni et sec, sur la table en bois. Tout lui revenait à présent, dans les moindres détails. Elle revoyait le grand militaire, avec ses yeux bleus qui lui avaient donné l’impression d’être transpercée, et cette autorité intimidante, ce charisme qui se dégageaient du personnage. Elle l’avait interviewé dans le cadre d’une galerie de portraits qu’elle rédigeait alors pour le journal : des acteurs de la vie locale et régionale – artistes, politiques, chercheurs, personnalités…
— Général, vous avez déclaré qu’il est temps de faire appel à l’armée pour mettre un terme au règne des caïds dans les cités, ne sortez-vous pas ici de votre rôle ?
— Soyons clair. Seule la force fera reculer la violence. Il s’agit d’une guerre. Une guerre contre notre nation, contre notre civilisation. Il y a une alliance tacite entre les caïds et les islamistes. Tout le monde sait ça. Il faut arrêter d’être dans le déni. Ce n’est pas l’idéologie qui résoudra les problèmes, c’est le pragmatisme. La volonté. Il est temps d’agir. C’est une question de survie. Et c’est aussi une question de justice.
[…]
— Mais n’êtes-vous pas tenu par votre devoir de réserve ?
— Il arrive un moment où se taire n’est pas servir le pays, mais le trahir. Face à une justice laxiste, un pouvoir politique démissionnaire, des élus de terrain qui, pour certains, se compromettent avec les ennemis de la démocratie pour gagner les élections, il faut des hommes courageux. Sinon nous serons vaincus. Il faut agir avec courage, définir une stratégie claire et rétablir la justice.
[…]
— Mon général, vous parlez beaucoup de justice…
— Parce que tout commence là. Si la justice n’est pas véritablement rendue, si les criminels sont en liberté dans les rues, si ceux qui prêchent la haine et la violence ne sont pas inquiétés, si les crimes ne sont pas…
La suite était de la même veine. Elle compta. Treize fois. Le mot « justice » revenait treize fois au cours de l’interview.
Esther Kopelman remua sur sa chaise. Que lui avait dit son autre source ? La rumeur courait qu’il existait quelque part un groupe secret prétendant pallier les défaillances du système judiciaire en rendant lui-même la justice. Un groupe composé de policiers, de juges et de militaires…
C’est ce qu’il avait dit.
Est-ce qu’elle avait mis dans le mille ? Elle sentit au plus profond d’elle-même qu’elle était sur la bonne voie. Elle ne savait pas où ça la mènerait mais elle avait une piste. Dix minutes plus tard, elle éteignait la lumière, remontait à l’étage. Son palpitant galopait, comme chaque fois qu’elle tenait quelque chose. De retour à la rédaction, elle se débarrassa de ses chaussures et rouvrit la page Google. Entra « Thibault Donnadieu de Ribes » dans la barre de recherche en tapant beaucoup trop fort sur les touches de son clavier.
Sans s’attarder sur sa fiche Wikipédia, elle passa en revue les résultats suivants, parcourut les trois interviews qu’il avait données au cours des dix dernières années jusqu’à sa mise à la retraite. Dans chacune, le mot « justice » revenait.
Elle était de plus en plus perplexe. Que devait-elle faire de ça ? Il ne s’agissait pas seulement d’écrire un bon article – ça allait bien au-delà…
À cet instant, elle prit une décision : elle allait transmettre l’information à la police. Elle l’échangerait contre un bon scoop, mais quoi qu’il en soit ils devaient se pencher là-dessus. Avant qu’il n’y eût d’autres morts. Attrapant son téléphone, elle hésita. Si Raphaël refilait sa découverte à Servaz, il se démasquerait en tant que source et ce serait la fin de sa carrière.
Sauf s’il feignait d’avoir déniché lui-même l’information…
Elle lui envoya un message, lui demandant de la rappeler en urgence. Il mit cinq bonnes minutes à le faire.
— Qu’est-ce qu’il y a ? dit-il. J’ai rien de nouveau.
— Moi si.
— Intéressant ?
— Pas par téléphone…
Il soupira :
— Je suis occupé là, Kopelman. Tu peux pas m’en dire plus ?
— Je crois savoir qui est derrière tout ça…
Un long silence au bout du fil.
— Sérieux ?… Et tu veux pas me le dire au téléphone, c’est ça ?
— C’est ça.
— C’est un flic… ?
— Pas celui qui dirige… Plutôt un militaire, ajouta-t-elle.
Nouveau silence.
— Un gradé ?
— Arrête de poser des questions. Je t’en dirai plus ce soir. Faut que je fasse encore quelques recherches. Ça serait bien que tu trouves le moyen d’orienter l’enquête de ton groupe sur cette personne, d’une manière ou d’une autre. Je veux vous aider : ce qui se passe est beaucoup trop grave. Sinon, je peux toujours en parler directement à Servaz…
— Non, non, c’est bon, je m’en occupe. Où et quand ?
— Devant Sami Kebab, ce soir à 20 heures.
— J’aime pas les kebabs, c’est trop gras, dit-il. Mais j’y serai.
10 H 45 DU MATIN. Quinze degrés dans la voiture et dix de moins à l’extérieur. Pas de buée sur le pare-brise. Garé dans l’étroit chemin de l’autre côté de la route, entre les feuillages, il distinguait parfaitement la façade du château, au-delà de la herse rouillée.
Il perçut le stress qui montait. Tant mieux. Un niveau de stress approprié a un effet stimulant, augmente votre capacité de concentration, alors qu’un stress insuffisant provoque inertie et apathie et un stress trop important épuisement et désorganisation.
La vitre entrouverte, il allumait sa troisième cigarette quand il entendit un bruit de moteur sur la route.
Servaz vit les grilles s’ouvrir et une BMW gris métallisé ralentir avant de pénétrer lentement dans le parc du château. Téléphone levé, il zooma sur l’immat, prit une photo, sortit son téléphone NEO et se connecta au système d’immatriculation des véhicules. Puis il appela Vincent, qui, à l’heure qu’il était, devait assister à l’autopsie de Kevin Debrandt.
— Du nouveau ? demanda-t-il.
— On commence tout juste. Pour le moment rien.
— Très bien. Quand tu auras fini, je veux que tu entres un nom dans la bécane. Lionel Meslif. Vérifie si c’est quelqu’un de chez nous… Tu veux que j’appelle Samira ?
— Non, c’est bon. Laisse-la souffler. Tu es où ?
— Devant le château…
Un silence.
— Bon Dieu, Martin, qu’est-ce que tu fous là-bas tout seul ?
— T’inquiète. Je suis juste en observation.
— Ouais… Bon dimanche à propos.
LA DEUXIÈME VOITURE – une Toyota Prius bleue – apparut cinq minutes après la BMW. Il renouvela l’opération. Même chose avec un SUV, puis deux tout-terrain un peu plus tard. Réunion au sommet, se dit-il. Ils devaient commencer à être à cran, s’il en croyait leurs réactions de la veille : Samira l’avait appelé. Elle lui avait parlé des hommes en planque toute la nuit en bas de son immeuble.
Ils étaient aux abois…
— LIONEL MESLIF est bien de la maison, dit Espérandieu au téléphone. Capitaine à la brigade anticriminalité de Toulouse. Idem pour Fabien Stohr, qui est major à la CSI-31. Pascal Champetier, lui, est substitut du procureur au parquet de Toulouse. Les deux autres sont des militaires : un officier du 8e RPIMA de Castres et un sous-officier de la 13e brigade de la Légion étrangère à La Cavalerie.
Cette fois, il avait au moins une partie du groupe. Et ses pires craintes se confirmaient. Des flics, des magistrats, des militaires. Ils auraient intérêt à présenter du solide quand ils les déféreraient, ça allait créer des remous jusqu’en haut lieu.
Il savait pertinemment que, pour l’instant, ce n’était pas le cas, qu’ils n’avaient rien de concret, que des éléments indirects : les coups de fil, le restau, le van de Lemarchand sur les vidéos de surveillance de la banque, la paille sous les pieds de Kevin Debrandt et « l’homme aux yeux bleus », selon le témoignage d’une gamine traumatisée qui ne l’avait pas vu elle-même mais qui avait entendu l’une des victimes en parler…
Trop léger. Insuffisant.
Deux autres véhicules firent leur apparition. Il les prit en photo. Le gars du département véhicules avait dit qu’il y avait deux berlines et un van dans la clairière la nuit où Moussa était mort, mais il avait été incapable d’en déterminer les marques. Là encore, ils manquaient de preuves directes…
Ils étaient tout près pourtant…
Pas assez cependant. Les types en face le savaient. C’est pourquoi ils avaient eu l’audace de chercher à les intimider. Il scruta les environs. Il était facilement repérable sur ce chemin, bien qu’il eût reculé dans l’ombre des feuillages qui griffaient les portières et les vitres. Il suffirait d’un reflet sur le pare-brise ou la carrosserie. Le soleil brillait trop fort. Il aurait préféré qu’il pleuve.
Soudain, son téléphone NEO retentit. C’était Katz.
— Ils m’ont contacté, dit celui-ci.
— Quand ?
— Hier soir.
— Qui ça ?
— L’un d’entre eux. Je ne sais pas son nom. Il ne s’est pas présenté. Quelqu’un de la maison, en tout cas.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
Raphaël lui rapporta les propos du flic au Perfecto. Sa voix était hachée. La connexion était mauvaise.
— Laisse-les revenir vers toi, dit Servaz. Ça ne devrait pas tarder. Ils vont vouloir savoir ce qu’on a… Ils vont remuer ciel et terre pour l’obtenir.
— Tu es où ? demanda le jeune lieutenant. Chez toi ? J’entends des oiseaux.
— Non. Devant le château…
— Et… ?
— Ça bouge. Je crois que j’ai identifié une partie du groupe.
Un silence.
— Tu veux que je vienne ?
— Merde ! s’écria soudain Servaz.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien, je viens de faire tomber de la cendre sur mon pantalon. Tu as de quoi noter ?
— Oui.
— File au commissariat et vois tout ce que tu peux trouver sur Lionel Meslif, M-E-S-L-I-F, un flic de la BAC de Toulouse, Fabien Stohr, ça s’écrit S-T-O-H-R, affecté à la CSI-31, et Pascal Champetier, substitut.
— OK. T’es sûr qu’ils ne t’ont pas repéré ? C’est pas un peu risqué d’être là-bas sans appui ?
Mais Servaz avait déjà coupé la communication.
IL RÉFLÉCHIT un moment. Au loin, l’orage grondait. Autour de lui, c’était le silence. Aucun signe de vie du côté du château, mais il apercevait toujours leurs voitures dans le parc. Il appela le divisionnaire.
— Il faut que je vous voie.
— Je vous avais dit à midi dans mon bureau, Servaz, répliqua Chabrillac. Vous êtes où, bon Dieu ?
— En Ariège.
— Hein ? Qu’est-ce que vous foutez là-bas ? Je vous ai dit que je voulais savoir ce qui se passe ! Vous vous prenez pour qui ? Et vous me prenez pour qui ?
Servaz laissa le divisionnaire se soulager.
— Je sais qui ils sont…, déclara-t-il en fixant la façade du château entre les feuillages.
— Quoi ?!
Il devina la stupeur du commissaire. Il le laissa mariner une seconde.
— Mais c’est un terrain miné, ajouta-t-il. Il faut qu’on parle.
— Comment ça, « un terrain miné » ?
— Pas au téléphone…
Il entendit distinctement Chabrillac soupirer.
— Très bien. Vous pouvez être ici dans combien de temps ?
— Un peu plus d’une heure.
— D’accord. Je vous attends.
Servaz raccrocha.
Il était 12 h 15, ce dimanche 1er novembre. Il mit le contact sans quitter des yeux la façade du château. Là-bas, il le savait, quelque chose se préparait. Quelque chose qui les concernait sûrement, lui et son groupe.
IL MIT WEST Ryder Pauper Lunatic Asylum de Kasabian très fort dans les enceintes. Ça, c’est du lourd, hein ? lança-t-il silencieusement à l’adresse de son voisin étudiant. Comme chaque fois qu’il était stressé, il sortit les pinces électriques du tiroir de la commode. Se déshabilla. Dès les premières décharges, il sentit la chaleur l’envahir, comme si on lui injectait de l’iode, ses muscles se contracter, la rigidité soudaine de son sexe, la sueur qui l’inondait. Il caressa sa chair gonflée, traversée par le courant. Il gémit longuement.
Quand il eut éjaculé dans une serviette de bain, il se doucha rapidement puis attrapa le téléphone fantôme planqué sous le linge et appela le numéro qu’on ne devait composer qu’en cas d’urgence.
— Raphaël ? dit la voix, surprise. Qu’est-ce qu’il y a ?
Il hésita.
— Mon général, dit-il en s’asseyant, nu, au bord du lit, je crois que vous devez savoir ce qui vient de se passer.
Raphaël lui rapporta les propos de la journaliste. Le général l’écouta en silence.
— Vous allez faire quoi ? osa demander le jeune flic quand il eut terminé.
— Ce n’est pas ton problème, répondit la voix. Moins tu en sais, mieux c’est. Tu es sûr que ton commandant ne soupçonne rien ?
— Certain. Depuis que l’un de vos hommes m’a approché, il croit au contraire que je suis en train de réussir à m’infiltrer dans votre groupe, répondit Katz.
Il eut l’impression que le général souriait à l’autre bout.
— Il est malin, dit ce dernier. Te demander de te faire remarquer en prononçant en public des phrases qui te font passer pour quelqu’un qui approuve notre action, c’était une idée plutôt astucieuse. Oui, je t’ai envoyé une personne qui ne sait pas que tu es déjà des nôtres…
Un silence.
— Mais toi, Raphaël, tu es la pièce maîtresse dans notre jeu, compléta le général, j’espère que tu en es conscient. Tu donnes à la presse les informations que nous voulons voir filtrer et tu es aussi notre cavalier : celui qui avance de biais et qui va mettre le roi noir en échec, avant que je lui fasse échec et mat. Beau travail. Ton père serait fier de toi…
Le général mit fin à la conversation. Katz reposa le téléphone, finit de s’essuyer – entre les cuisses, sous les aisselles, les bras, le torse. Un flamboiement dans sa mémoire. Son père et un officier supérieur aux yeux bleus devisant dans le parc de leur maison de campagne, perchée sur les collines du Tarn, là où celles-ci ressemblent à la Toscane. Son père disant, en ébouriffant les cheveux de Raphaël, à celui qui était alors le colonel Donnadieu de Ribes et aussi son parrain : « Raphaël veut entrer dans la police. » Un autre flamboiement : le général et lui au château, célébrant la fin de sa formation à l’école de police, le général plongeant ses yeux bleus dans les siens et déclarant : « Ton père était un grand flic, on lui a coupé les ailes. Des hommes comme lui, il y en a de moins en moins. Aujourd’hui, c’est le règne des hommes petits, des hommes faibles, à la cervelle pleine de fadaises, de songes creux. Tous leurs beaux discours débordant de bons sentiments ne servent qu’à masquer avec des mots leur faiblesse et leur inaptitude à l’action. Mais toi, Raphaël, tu es de la même trempe, du même acier que ton père… Il faut que je te parle de quelque chose. Mais avant, tu dois me donner ta parole d’honneur que cela restera entre nous. » C’était aussi le général qui l’avait incité à postuler pour la PJ de Toulouse, le général encore qui, quatre jours plus tôt, l’avait appelé en urgence pour lui demander d’entrer en contact avec cette journaliste qui avait écrit l’article sur Moussa. Comme toujours, en bon joueur d’échecs, le général avait un coup d’avance.
— BON DIEU ! s’exclama Chabrillac à l’hôtel de police. Si c’est vrai, c’est énorme. Ça va être un cataclysme…
Il regardait Servaz sombrement, allant et venant dans le grand bureau. Martin avait fait le chemin du retour comme il avait fait celui de l’aller : sans être soumis au moindre contrôle d’une éventuelle attestation, ni de ses papiers d’identité ou de police, en dépit du confinement.
— On ne peut pas continuer comme ça, décida le divisionnaire. Il y a trop de policiers impliqués. On doit passer le dossier à l’IGPN, informer la hiérarchie…
Servaz se raidit.
— Laissez-nous au moins quelques jours, patron. Pour l’instant, on n’a que des éléments indirects. Pas de preuves. Mais on est vraiment tout près… On a leurs noms, on sait qui ils sont, qui dirige… Ce n’est qu’une question de temps. On les tient.
Chabrillac émit un puissant soupir de contrariété.
— Vous êtes bien conscient qu’on nage en eaux troubles là ? Il me faut du concret, commandant. Vite. Sinon on va se faire laminer.
Il pointa un doigt boudiné sur Servaz.
— D’accord, allez-y. Mais vous ne sortez pas des clous. Vous restez irréprochable question procédure. Je veux que tout soit propre, carré, net, précis : pas de coups tordus, pas d’écoutes illégales, pas d’entourloupes, c’est compris ?
Servaz acquiesça d’un signe de tête, soulagé. Chabrillac se rassit dans son fauteuil.
— Je vais informer le juge moi-même, dit-il en décrochant son téléphone. Ça aura plus de poids. Beau travail, ajouta-t-il. Vous pouvez m’appeler à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Et surtout, tenez-moi au courant.
Il avait rêvé ou le divisionnaire venait de lui faire un compliment ?
— TU AS TROUVÉ quelque chose au sujet de Meslif, de Stohr et de Champetier ? demanda-t-il à Katz quand ils furent réunis.
Espérandieu était rentré de l’unité médico-judiciaire, Samira était encore en tenue de jogging, Katz avait une mine de déterré. Tous avaient des cernes sous les yeux.
— Pas grand-chose, répondit Raphaël. Sauf un truc… Il y a un peu plus d’un an, Fabien Stohr a eu des problèmes avec l’étudiante qui aidait ses gosses à faire leurs devoirs de maths. Elle l’a carrément accusé d’agression sexuelle…
— Et… ?
— Du jour au lendemain, elle a retiré sa plainte, elle a déclaré qu’elle avait tout inventé parce que Stohr refusait de l’augmenter.
— Tu crois qu’elle a subi des pressions, qu’elle s’est sentie menacée ?
— Possible…
— Rien d’autre ? Aucune connexion entre eux en dehors de leurs rendez-vous secrets ? Des activités communes le dimanche ? Des affectations dans le même service au cours de leurs carrières respectives ?
— Rien de rien. Si on ne les avait pas vus ensemble, je dirais qu’ils ne se connaissent même pas.
— Ils sont prudents, commenta Samira.
Servaz secoua la tête.
— Pas assez pourtant. L’idée de te faire venir dans ce restaurant était une erreur. Rentrez chez vous, conclut-il. Prenez un peu de repos. Oubliez tout ça. Demain, à la première heure, on se réunit et on définit une nouvelle stratégie. On est vraiment tout près.
Comme ils gardaient le silence, il ajouta :
— C’est maintenant qu’il faut pousser notre avantage. Avant qu’ils ne reprennent la main…
IL TROUVA LÉA en train de se maquiller. Se souvint qu’elle avait un roulement à effectuer à l’hôpital ce dimanche soir. Gustav était assis sur le tapis devant la table du salon, en pyjama, pieds nus et un stylo dans la bouche. En bas, Servaz avait salué les deux policiers ostensiblement garés devant la porte de leur immeuble en se demandant si leur présence était véritablement dissuasive.
— Tu rentres tard, dit-elle.
— Désolé.
— Je dois filer, je suis déjà à la bourre. Gustav a terminé ses devoirs de vacances, mais tu peux y jeter un coup d’œil si tu veux : ça lui fera plaisir de te montrer qu’il travaille bien.
Il rougit, saisissant l’allusion : il n’avait quasiment pas vu son fils de la semaine.
— Je m’en occupe, dit-il.
Elle déposa un baiser trop rapide sur ses lèvres. Il eut du mal à déchiffrer le regard qu’elle lui lança : scepticisme ou encouragement ?
DIMANCHE SOIR. Esther Kopelman continuait d’éplucher tout ce que les archives numérisées du journal et aussi Internet recelaient d’informations sur le général Thibault Donnadieu de Ribes. Il était 19 heures, ce 1er novembre. Un bloc ouvert sur son minuscule bureau encombré, au milieu de l’open space presque désert, elle prenait des notes. À l’ancienne.
Un événement en particulier avait retenu son attention. Plusieurs articles, ainsi qu’une vidéo de la télévision publique suédoise SVT, faisaient allusion à « l’incident » qui avait eu lieu en République démocratique du Congo, le 13 juillet 2003, sur la base franco-suédoise Chem-Chem. À l’époque, l’opération Artémis-Mamba, déployée par l’ONU et l’Eufor en RDC, avait pour mission de stopper les massacres interethniques perpétrés par les milices armées dans la province d’Ituri et de sécuriser la ville de Bunia, enjeu d’une lutte féroce et sanglante entre l’UPC, l’Union des patriotes congolais, d’ethnie Hema, et le FNI, le Front des nationalistes intégrationnistes, d’ethnie Lendu.
Selon les témoignages de militaires suédois présents, un Congolais d’une vingtaine d’années avait été arrêté par les soldats français et torturé dans la base, avant d’être relâché. Le jeune prisonnier avait été promené en public par l’aide de camp du commandant français. Puis il avait subi un interrogatoire. Selon plusieurs témoins, on pouvait entendre ses cris dans toute la base. Plus tard dans la soirée, il avait été conduit devant une tente de l’état-major où des officiers suédois venaient de se réunir et le commandant de l’opération lui avait braqué une arme sur la tempe. Vers minuit enfin, après des heures d’interrogatoire, le prisonnier avait quitté le camp, un capuchon sur la tête, à bord d’un véhicule.
Scandalisés, les militaires suédois s’étaient aussitôt plaints à leurs supérieurs, lesquels avaient informé jusqu’aux plus hauts échelons de la hiérarchie. Le chef des armées, Håkan Syrén, avait été à son tour averti et le porte-parole du ministère de la Défense de Suède, Roger Magneraad, avait publiquement accusé la France d’avoir « utilisé des méthodes s’apparentant à de la torture ». Les Français avaient répondu qu’une première enquête n’avait pas permis de corroborer ces allégations ; les Suédois avaient mené de leur côté leurs propres investigations et proposé de communiquer leurs conclusions à la France, si elle en faisait la demande – mais la France avait tardé à se manifester. En guise d’épilogue, l’officier qui commandait les forces spéciales suédoises en Ituri avait commenté : « Nous avons appris l’Afrique auprès des Français. »
Le commandant français qui avait braqué son arme sur la tête du prisonnier s’appelait Thibault Donnadieu de Ribes… Esther se souvenait à présent qu’elle avait déjà lu l’histoire du camp Chem-Chem quand elle l’avait interviewé, en 2010. Elle lui avait posé la question sur ce qui s’était passé. Il lui avait répondu avec un sourire énigmatique que les Suédois avaient beaucoup exagéré, mais aussi que « demander à la social-démocratie suédoise de produire de vrais soldats, c’était comme demander à des antilopes de se transformer en lions ».
Un article de Jeune Afrique soulignait quant à lui les dérives de certaines jeunes recrues de l’armée française dans cette même région dix ans plus tard, au cours d’une autre opération : Sangaris. « C’était un cauchemar, on ne savait plus où était le bien et le mal », témoignait l’une d’elles, engagée en Centrafrique en 2013. Pour ces nouveaux venus plongés dans l’enfer des haines interethniques, des massacres, des pillages, des viols et des meurtres de civils perpétrés par les bandes locales, c’était une version africaine de Voyage au bout de l’enfer et d’Apocalypse Now qui les attendait là-bas. Que certains y aient perdu leur âme n’avait rien d’étonnant… L’enfer a ses bourreaux, ses victimes aussi… Et parfois les deux se confondent…
En 2015, The Guardian avait également rapporté des viols d’enfants par des soldats français au cours de l’opération. Sur les trois enquêtes menées sur place, l’une n’avait débouché sur aucune mise en examen, l’autre avait été classée sans suite, tandis que la justice française avait de son côté prononcé un non-lieu, mais le haut responsable des Nations unies, un Suédois là encore, qui avait été le premier à alerter les autorités, avait donné sa démission pour protester contre l’impunité dont bénéficiaient les auteurs des viols.
Esther se souvenait de ces exactions qui auraient été commises pendant l’opération Sangaris. Il y avait eu quelques articles, vite remplacés par d’autres, dans la presse française. Jusqu’à ce jour, ces faits n’avaient été qu’une info lointaine, abstraite.
Sangaris… Thibault Donnadieu de Ribes avait été l’un des colonels présents en Centrafrique… Il avait été promu au grade de général peu après… En poursuivant ses lectures, la journaliste découvrit que ses hommes lui avaient attribué, longtemps auparavant, alors qu’il n’était encore que capitaine, un surnom : « le Lion ».
Dans le silence de la salle de rédaction, elle se demanda si Donnadieu de Ribes était un fauve et un prédateur, un psychopathe à qui sa longue carrière avait donné maintes fois l’occasion d’étancher sa soif de meurtre, ou bien un officier d’exception qui avait servi son pays avec bravoure mais qui pratiquait, à l’occasion, une justice expéditive.
Elle était elle-même fille d’officier. Et il y avait de nombreux militaires dans sa famille. Son père comme ses oncles avaient toujours été des modèles de probité et de discipline à ses yeux. Elle avait toujours été frappée par la façon dont ils avaient le sens de l’honneur et du devoir chevillé à l’âme.
C’était du reste contre cette discipline familiale trop rigide qu’elle s’était rebellée, adolescente. Elle gardait néanmoins le souvenir d’hommes plus tolérants qu’il n’y paraissait. Qui avaient accueilli sa révolte avec une certaine indulgence. Et à qui elle aurait confié sa vie sans hésiter. Les militaires de sa famille n’avaient rien à voir avec les brutes sanguinaires ou les racistes hors de contrôle qu’on décrivait ici, elle en était persuadée. Quand elle les surprenait à discuter entre eux de leurs missions, elle comprenait que c’étaient des individus responsables, sérieux, avec une éthique – prêts à risquer leur vie au nom de quelque chose de plus grand qu’eux, y compris pour des populations lointaines si on leur en donnait l’ordre. Comme cette anecdote qu’ils lui avaient racontée, quand ils avaient secouru des noyés dans une rivière en crue, quelque part en Afghanistan. Et elle les croyait. Parce qu’elle les connaissait par cœur. Elle les croyait bien plus que tous les donneurs de leçons qui ne se les appliquent jamais à eux-mêmes.
Elle s’étira, les bras en croix.
Qui es-tu, général ?
Elle pensa au colonel Kurtz. À cet officier interprété par Marlon Brando, qui prononçait par trois fois le même mot : « L’horreur… l’horreur… l’horreur… » Comme Kurtz, le général avait, semblait-il, une nature duelle. Entre honneur et cruauté. Entre génie et folie. Comme Kurtz, il incarnait l’ambiguïté morale de toute guerre.
Elle se rappela ce vieux film des années 30 : Les Chasses du comte Zaroff. « Le Lion » avait-il joué les comtes Zaroff en Afrique ? À l’abri des regards, loin de la France, protégé par son impunité ? Y avait-il pris goût, au sang et à la terreur absolue qu’il inspirait ? Rendait-il là-bas sa propre justice ?
Elle sursauta quand une porte se referma.
Tout à coup, elle fut parcourue d’un long frisson. Elle savait que c’était dû à ses propres frayeurs, à ses propres pensées sombres et vénéneuses : elle n’avait encore jamais travaillé sur un dossier aussi sinistre. Aussi empli de ténèbres. Elle avait affaire à des gens impitoyables. Et elle se demanda ce qui se passerait si elle s’approchait trop près…
Perdue dans ses pensées, elle n’avait pas vu la rédaction se vider. Il n’y avait plus personne dans l’open space illuminé par les rangées de néons. Rien d’autre que le silence.
Baissant les yeux vers son écran, elle réalisa que c’était presque l’heure de son rendez-vous. Elle jeta un dernier coup d’œil autour d’elle, éteignit sa lampe et se leva.
— IL VA FALLOIR régler le problème de ce commandant.
— On s’en occupe…
— Et la journaliste ?
— Ça aussi…
— Ils se rapprochent, mon général. Il faudrait peut-être envisager de ne plus se voir. Au moins pour un temps.
— Ne vous en faites pas, Meslif : tout est sous contrôle.
— Je n’en ai pas l’impression.
Une onde de stupeur parcourut l’assistance. Comment Meslif osait-il ? Tous se tendirent dans l’attente de la réaction. Il y eut un silence. À leur grande surprise, le général esquissa un sourire tout en se levant lentement de son siège.
— Qui commande ici ? dit l’homme aux yeux bleus, souriant, avec un calme qui n’annonçait rien de bon. C’est vous ou c’est moi, Meslif ?
Le général s’avança vers Meslif. Les lueurs du feu jouaient sur son visage émacié, creusé de profonds sillons. Ils s’affrontèrent du regard.
— Vous avez déjà entendu parler du crocodile du Nil, Meslif ? demanda-t-il doucement, mais chacun dans la salle comprit que cette douceur cachait une vraie menace.
— Quoi ?
— Le crocodile du Nil. C’est un des plus grands reptiles vivants. Environ quatre mètres, entre deux cents et cinq cents kilos. On le trouve sur presque tout le continent africain au sud du Sahara.
Meslif battit des paupières. Le général le fixait du haut de ses quasi deux mètres comme s’il voulait l’hypnotiser.
— Lorsqu’il chasse, le crocodile du Nil pratique l’affût. Comme la plupart des sauriens. Il attend le bon moment pour fondre sur sa proie. Immergé dans une rivière ou dans un lac, près de la berge, il passe inaperçu : seuls ses narines et ses yeux sortent de l’eau. Ses attaques sont si soudaines, si explosives qu’il ne laisse pratiquement aucune chance à sa proie.
Dans la lueur du feu, les pupilles noires du général avaient mangé presque tout le bleu des iris et, malgré lui, Meslif frissonna.
— Le plus grand spécimen connu s’appelait Gustave, c’était un crocodile géant qui hantait les rives du lac Tanganyika dans les années 1990 et 2000. On lui attribue – sans doute est-ce exagéré – plus de trois cents victimes. Sa réputation de mangeur d’hommes a fait de lui un mythe au Burundi. On a dans un premier temps cru que les disparitions causées par Gustave étaient dues au conflit entre Hutus et Tutsis. Gustave se déplaçait dans toute la province de Rumonge et il dévorait par dizaines les pêcheurs et les baigneurs qu’il trouvait sur les rives du lac. En 2004, un piège de dix mètres de long a même été tendu par un naturaliste français et une biologiste sud-africaine pour le capturer. La tentative a été filmée par la chaîne National Geographic. Elle a échoué. Gustave est aussi connu pour avoir dévoré un buffle. Il a cessé de faire parler de lui en 2014. Il est peut-être mort, car il devait déjà être très vieux pour avoir atteint une taille pareille. Un crocodile du Nil peut vivre jusqu’à cent ans.
Le général affichait toujours un large sourire. Mais son regard était de glace.
— Bref, imaginez une de ces bêtes, si vous le pouvez, Meslif. Imaginez que vous vous retrouviez un jour en face d’elle. Elles sont particulièrement nombreuses dans certains points d’eau du Tchad…
Lionel Meslif suait à grosses gouttes à présent. Il ne voyait pas où le général voulait en venir.
— En 83, au Tchad, continua ce dernier, il y avait ce chef du GUNT, une coalition de groupes armés, qui était l’un des principaux lieutenants de Goukouni Oueddei. Tous vantaient son incroyable courage au feu. Il était devenu une légende. Il nous défiait ouvertement. Et puis, un jour, nous l’avons capturé grâce à un traître dans leurs rangs…
Le général se rapprocha encore, si bien que les visages des deux hommes furent proches à se toucher. Meslif put sentir son souffle et son haleine. Il avala sa salive.
— Cet homme, il me fixait avec une lueur de défi chaque fois que je lui adressais la parole. Il était fier. Et je lisais dans ses yeux que c’était effectivement un homme courageux. Il n’avait pas peur de nous. Alors, j’ai fait venir une grande cage en métal pour les animaux sauvages, et on l’a enfermé dedans. Puis on a chargé la cage à l’arrière d’un pick-up et on a emprunté la piste jusqu’à une mare qu’on savait infestée de crocodiles. J’ai fait immerger la cage dans le petit lac jusqu’à ce qu’il ait de l’eau jusqu’au menton. Le soir tombait quand les crocodiles ont commencé à arriver et à tournicoter autour de la cage. Des dizaines de crocodiles… La surface du lac en était tout agitée, on aurait dit que ses eaux étaient en ébullition. C’était un spectacle grandiose, terrifiant. Je lui ai expliqué qu’on allait bientôt ouvrir la cage, sauf s’il acceptait de faire une déclaration où il reconnaîtrait notre victoire.
Il planta son regard dans celui du flic comme s’il voulait sonder le fond de son âme, et Meslif eut l’atroce sensation qu’il y parvenait.
— Vous avez déjà contemplé de près l’œil jaune et fendu d’un crocodile du Nil en train de vous fixer, Meslif ? Il y a peu de choses au monde plus effrayantes que celle-là, croyez-moi. Alors, imaginez des dizaines de ces créatures… J’ai vu que notre homme avait peur. Il était terrifié. Mais c’était aussi un homme vraiment valeureux. Il refusait d’abdiquer. Alors, j’ai fait amener son plus jeune fils au bord du lac…
Sa voix s’était refroidie de plusieurs degrés.
— Ne vous avisez plus jamais de remettre en cause mon autorité, Meslif. Si vous êtes ici, c’est parce que je l’ai voulu. Je sais que vous vous prenez pour un dur. Mais, croyez-moi, vous n’avez pas la moindre idée de ce qu’est le vrai courage… Et je connais vos états de service, ne l’oubliez pas. Vous êtes un gredin, mais un gredin utile. Rien de plus, Meslif. Rien de plus.
Meslif se tut. Il avait du mal à soutenir le regard bleu. Il transpirait. Le général se tourna vers Stohr, qui essayait de se faire oublier.
— Pareil pour vous, Stohr. Ne croyez pas que j’aie pour vous le moindre respect ou la moindre affection.
Kinshasa, Zaïre, juin 1997. Ils roulent à travers la jungle, dans la nuit chaude. Une nuit où chacun verra l’un des nombreux visages de l’enfer, mais ils ne le savent pas encore.
Minuit passé. La piste est déserte. Même à Kinshasa, qu’ils viennent de quitter, les rues et les avenues étaient vides. Pas de coups de klaxon, pas de deux-roues pétaradants, pas de semi-remorques rugissants en surrégime, pas de fourgons Volkswagen surchargés. À la place, le sourd grondement des tirs de mortiers, le staccato lointain des rafales d’armes automatiques et des fusils-mitrailleurs du côté de Brazzaville.
Mais ici, tout est nuit et bruits de la forêt, sur cette route en latérite où les nids-de-poule ont la taille de cratères et où l’alternance des pluies et de la sécheresse, ainsi que la noria des camions, a creusé une succession de vaguelettes qui donnent l’impression de rouler sur de la tôle ondulée.
Trempés de sueur, ils pointent leurs fusils Famas devant eux, baïonnette au canon pour le combat rapproché et chargeurs en place. C’est une nuit grouillante, vivante. Dangereuse. Mortelle.
Il lit dans les yeux exorbités de ses hommes secoués par les cahots la même fièvre qui doit être dans les siens. Ils ont tracé sur leurs visages des bandes à l’aide de bâtons de camouflage. En dessous, la peau luit, leurs pupilles sont noires et dilatées. C’est l’excitation de la chasse, mais aussi l’effet des amphètes.
Il fait nuit noire et les bruits de la forêt peuplent l’obscurité autour d’eux. Ils sont aux aguets. Dans cette région en proie à la folie meurtrière des milices baptisées « Ninjas », « Cobras », « Zoulous », et des enfants-soldats, le danger peut venir n’importe quand, de n’importe où. Là-bas, à Brazzaville, miliciens et soudards se livrent au pillage des maisons. Brutalisent, volent, violent et, le cas échéant, tuent.
En une semaine, des unités comme la sienne ont réussi à évacuer quelque 5 600 ressortissants étrangers de Brazzaville, dont 1 500 Français, menacés par des bandes de gamins souvent ivres et drogués. Mais surtout payés et nourris, dans un pays où seuls les enfants des coopérants étrangers et ceux de la caste au pouvoir mangent à leur faim. Pendant que les autres, sous-alimentés, peu ou pas éduqués, souffrent du palu, d’infections respiratoires aiguës, de diarrhées, de fièvres diverses, de tout un tas de maladies qu’ailleurs on guérit.
Il est peut-être un soldat mais il a lu Fanon et Césaire : « Et vous croyez que tout cela ne se paie pas ? »
Oui, se dit l’officier aux yeux bleus. Un jour, il faudra payer. Il est un soldat. Il sait que toutes les civilisations sont bâties sur la violence et la prédation. Et que toutes meurent un jour. La sienne ne fera pas exception. Mais il est un soldat. Il se battra aussi longtemps qu’il faudra.
Ces gosses en revanche… Pourquoi ne pas tuer pour vivre ? se disent-ils. D’ailleurs, ils ne se disent rien. Pour eux, c’est comme une évidence : tu tues ou tu meurs. La morale, c’est un truc de gens qui ont le ventre plein.
S’ils s’éloignent de la zone des combats, c’est que sa section a reçu l’ordre de récupérer deux coopérants isolés dans une exploitation d’hévéas à une trentaine de kilomètres de la capitale. En pleine forêt… Pas d’hélico disponible, il faut emprunter la piste. Ils pensent tous la même chose. Une heure aller, une heure retour. En pleine jungle. Risque d’embuscade élevé. Et ils sont moins de quarante hommes, répartis dans quatre véhicules.
Soudain, la plantation apparaît dans la lueur des phares, au cœur des ténèbres. Des barrières blanches, des prés au-delà, cernés par la forêt, des bâtiments en brique et tôle ondulée et une maison de style colonial, que les phares incendient.
Ils sautent à terre, courent vers la maison. La porte s’ouvre et le canon d’un fusil apparaît.
— Armée française ! lance-t-il. On vient vous chercher !
Le gros homme au tee-shirt trop petit s’encadre sur le seuil.
— Pas trop tôt, dit-il.
Ça pue dans la ferme : la sueur, la bière, la clope, la bouffe, le shit – et aussi autre chose qu’il n’arrive pas à identifier. Comme un évier plein de vaisselle sale qu’on n’aurait pas vidé depuis des lustres. Les deux types ont presque l’air de jumeaux : même peau crayeuse, même nez retroussé, mêmes petits yeux pâles et trop rapprochés, même bedaine proéminente, même calvitie.
Ou alors un père et un fils, car l’un a dans la cinquantaine, l’autre dans les trente ans.
— Vous êtes prêts ? demande-t-il. Vous avez rassemblé ce que vous voulez emporter ?
— À votre avis ? dit le plus âgé, celui qui leur a ouvert. Ça fait des plombes qu’on attend, putain. Qu’est-ce que vous foutiez ?
Il a dû prendre quelque chose, car ses pupilles sont dilatées. Il y a aussi dans son regard luisant une étincelle malveillante, agressive…
— Ça me fait mal de laisser la ferme à ces sauvages. On aurait dû la cramer, crache le gros homme. Ces enculés sont camés et ils bouffent de la chair humaine, vous le croyez, ça ? Putain de pays de merde !
Dans son talkie-walkie, ses hommes qui patrouillent à l’extérieur lui annoncent : « RAS. Tout est clair. »
Il va donner l’ordre de partir quand une silhouette apparaît, émergeant de la pièce voisine. Un enfant. Maigre. Chétif. En slip. Il a peut-être dix ans, ou douze, mais il en paraît huit. Il les observe de ses grands yeux tristes et inquiets. Le capitaine Donnadieu de Ribes tourne les siens vers les deux fermiers :
— C’est qui, lui ?
Le plus âgé des deux renifle, hausse les épaules.
— C’est rien… Il va retourner dans la forêt, avec les siens… Vous en faites pas.
Mais l’officier braque ses yeux bleus sur le gros homme.
— Qu’est-ce qu’il fait ici ?
— C’est rien, je vous dis… C’est pas vos oignons… Contentez-vous de faire votre boulot. Votre boulot, c’est de nous sortir de là. Point barre.
— Putain, ça craint ici, capitaine, commente l’un de ses hommes, un jeune sergent, derrière lui.
— Tu t’appelles comment ? demande Thibault Donnadieu de Ribes en anglais au gamin.
Mais le garçon ne répond pas. Peut-être qu’il ne comprend pas, tout simplement.
— Hé ! s’énerve le fermier. Qu’est-ce que vous faites ? Vous mêlez pas de ça ! C’est pas vos affaires, j’vous dis. C’est rien qu’un petit merdeux d’ici. Tout le monde s’en branle de lui.
— Fermez votre gueule, crache le capitaine aux yeux bleus.
Mais le gros homme n’en démord pas :
— J’aime pas trop le ton que vous employez, dit-il, de plus en plus furax.
Et le capitaine Thibault Donnadieu de Ribes se rend compte que le type a toujours son fusil à la main.
— Sergent, dit-il, prenez-lui son arme. Et vous, caporal, assurez-vous qu’il n’y a personne d’autre dans la maison…
Le fermier ricane.
— C’est ça, l’armée française ? Putain ! Bande de charlots. Vous savez ce qu’on leur fait à ces gamins, avec mon frangin ?
— Non, dites-moi…
Le ton de l’officier aux yeux bleus est de plus en plus froid. Le gros homme sourit à présent.
— On les chasse…
Un silence.
— Vous, quoi ?
— On les lâche dans la forêt et on les tire comme des lapins… On fait ça depuis que leurs sauvages de parents ont massacré les nôtres en 91, pendant les émeutes de Kinshasa.
Le capitaine Donnadieu de Ribes fixe le fermier.
— C’est vrai ?
L’homme éclate de rire – un rire arrogant, méprisant, supérieur.
— Bien sûr que non ! Si c’était vrai, vous croyez que je vous le dirais ? Y en a marre… Allons-y, maintenant. Ou bien vous voulez attendre que les autres débarquent à trois cents, camés jusqu’aux cheveux et armés jusqu’aux dents ? Vous ferez pas le poids longtemps.
Mais le capitaine n’est pas décidé à les laisser s’en tirer comme ça. Il sait que tous les groupes armés de la région utilisent le viol comme arme de guerre : les rebelles hutus, les insurgés rwandais, les groupes armés Maï-Maï, les forces congolaises… Il sait que, quand on introduit des baïonnettes et d’autres objets coupants dans les organes génitaux des femmes, ou de l’essence à laquelle on met le feu, quand on viole les bébés et les grands-mères, quand des villages entiers sont violés collectivement par des groupes de combattants, ce n’est pas pour le plaisir, c’est pour détruire. Qu’il ne s’agit ni plus ni moins que de terroriser les populations.
Un soupçon énorme l’envahit, en même temps qu’une colère incontrôlable.
— Ce gosse, qu’est-ce qu’il fait ici ? demande-t-il.
Le gros homme le fixe avec une lueur de défi.
— À votre avis ?
Ce n’est pas de la bravade, cette fois. Le capitaine Donnadieu de Ribes sent monter la nausée et un liquide glacé couler dans ses veines, tandis qu’il promène son regard bleu sur les deux planteurs. C’est une nuit de tristesse, une nuit de péché, une nuit infernale.
— Sergent, dit-il soudain, vous aimez la chasse, vous ?
Le gros planteur fronce les sourcils, perplexe.
— J’adore ça, répond le jeune sergent derrière son capitaine.
— Quel genre de gibier vous chassez ? demande celui-ci sans se retourner, le regard toujours posé sur les deux hommes qui ne pipent mot.
— Tous les genres, répond le sous-officier dans son dos.
— Vous croyez qu’on a le temps de chasser ? dit le capitaine d’un ton léger, bien que son cœur soit lourd comme une pierre en cet instant.
Il voit que les deux planteurs sont inquiets à présent.
— Ça doit pouvoir se faire, répond le sergent. Mais faudra pas trop traîner quand même, capitaine…
— Et quel genre de gibier vous avez envie de chasser, là, tout de suite, sergent ?
Un silence.
— Deux gros porcs, ça m’irait bien… On pourrait les lâcher dans la forêt… Qu’est-ce que vous en pensez, capitaine ?
RAPHAËL N’ÉTAIT pas encore arrivé. Presque 20 heures. Esther s’approcha du guichet de Sami Kebab.
— Kopelman, dit Sami. Salam aleikoum. Un dürüm avec du ras el-hanout maison et sans sauce aigre ?
— Comment ça se passe, Sami, le confinement ?
Elle le vit faire la grimace, penché derrière son comptoir.
— À ton avis, Kopelman ? Tu crois que c’est la joie ? Tu me prends un dürüm ou pas ?
— Prépare-moi ça, s’il te plaît.
— Tout de suite.
Elle regarda la rue du Taur. Pas de Katz en vue. La rue était déserte, hormis un type qui approchait, visage masqué.
— C’est vous, Esther Kopelman ? dit-il quand il fut à moins de deux mètres.
— Qui veut le savoir ?
L’homme s’inclina et jeta un coup d’œil par le guichet de vente à emporter, mais Sami était déjà reparti en cuisine.
— C’est Raphaël qui m’envoie. Il a eu une urgence. Il m’a dit que vous aviez un nom et des infos à lui donner. Je suis chargé de les lui transmettre.
La journaliste tiqua. Elle n’aimait pas trop ça. En même temps, l’homme connaissait l’heure et le lieu du rendez-vous. Et elle se fit fugitivement la réflexion que c’était le genre de spécimen masculin qui lui plaisait bien : la cinquantaine, pas beau, non, mais avec un je-ne-sais-quoi de solide qui le rendait attirant. Un blouson de motard au cuir râpé, des épaules larges, les tempes grisonnantes. Un regard chaleureux, qui ne cillait pas.
— Ça vous dérange pas si je vérifie ? dit-elle.
L’homme hocha la tête.
— Bien sûr que non.
Katz répondit dès la deuxième sonnerie.
— C’est Esther. Il y a un type qui prétend venir de ta part…
— Oui, c’est exact, mais là je suis occupé, je vous rappelle plus tard, dit le lieutenant comme s’il s’adressait à quelqu’un d’autre.
Elle comprit. Raphaël n’était pas seul. Elle raccrocha.
— D’accord, dit-elle à l’inconnu. Mais pas ici.
— J’ai ma voiture un peu plus loin, répondit-il.
Soudain, comme elle se penchait pour demander à Sami de s’activer, l’inconnu grommela un juron derrière elle puis dit, suffisamment fort pour être entendu :
— Ne vous retournez pas, ne me regardez pas. Il y a un type là-bas… Je le connais, c’est un flic… Parlez en direction du comptoir, faites semblant de commander votre kebab…
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda-t-elle comme si, en effet, elle s’adressait à Sami.
— Vous avez un endroit où on pourrait aller ? dit-il.
Elle vit dans le reflet de la vitrine qu’il feignait de parler dans son téléphone.
— Un endroit à l’abri des oreilles indiscrètes, ajouta-t-il, le téléphone toujours collé à l’oreille.
Elle hésita.
— Chez moi, répondit-elle finalement. J’habite au-dessus.
— Allez-y, dit l’homme. Tout de suite. Et gardez la porte en bas ouverte. Je fais le tour du pâté de maisons et je vous rejoins.
IL S’APPELAIT Henri Loeven. Major à la Sûreté départementale. Plus la soirée avançait, plus Esther Kopelman le trouvait à son goût. Et, chose qui ne lui était pas arrivée depuis longtemps, elle avait la très nette impression que lui aussi la trouvait à son goût.
Elle en était à son troisième bourbon.
Il avait d’abord répondu qu’il était en service, puis il s’était finalement laissé convaincre, décidant que son service se terminait à cet instant précis. Ils avaient ri. Bu. Flirté. Elle lui avait fait part de ses soupçons, il était redevenu sérieux :
— Le général Thibault Donnadieu de Ribes ? avait-il dit. Connais pas. Qu’est-ce qui vous fait croire qu’il pourrait être derrière ces meurtres ?
— Je ne le crois pas, j’en suis sûre, avait-elle rétorqué.
Elle lui avait exposé ses arguments.
— En gros, c’est uniquement parce qu’il a prononcé plusieurs fois le mot « justice » dans des interviews, avait-il résumé, dubitatif.
— Oui, je sais que, vu comme ça, ça a l’air plutôt léger, mais mon instinct me trompe rarement et, selon une de mes sources, il y a des militaires dans le coup. Je vais fouiller de ce côté-là et, croyez-moi, j’aurai bientôt d’autres éléments mais, de votre côté, vous devriez vous intéresser à lui sans attendre…
Puis il était passé à autre chose et avait déclaré après un deuxième verre :
— Raphaël ne m’avait pas dit que vous étiez aussi… sympa.
Elle avait ri.
— Ce n’est pas le mot qui vient généralement à l’esprit de ceux qui me connaissent.
— Et quel est le mot qui leur vient à l’esprit : mystérieuse ?
— Irascible.
— Piquante ?
— Soupe au lait.
— Troublante ?
— Grossière, têtue… Vous me draguez, major ?
— C’est l’impression que ça donne ? avait-il demandé en la regardant droit dans les yeux.
Elle avait senti ses jambes flageoler… Depuis combien de temps un homme ne l’avait pas draguée ? Elle avait du mal à comprendre ce qu’il lui trouvait. S’il y avait un domaine dans lequel Esther Kopelman manquait d’assurance, c’était celui-là. Après approximativement trois ans d’abstinence – à part quelques moments d’égarement en compagnie de piliers de bar qui n’auraient jamais passé avec succès les épreuves de sélection si elle avait été à jeun –, elle n’était plus du tout sûre d’être encore dans la course.
— J’ai besoin d’une douche, dit-elle soudain. Vous n’allez pas en profiter pour déguerpir ?
— Pas avant d’avoir fini cette bouteille, la rassura-t-il en montrant le bourbon.
À 20 H 20, alors qu’aux urgences pédiatriques elle examinait un enfant de huit ans atteint d’intoxication alimentaire avec altération de l’état général, Léa vit un vigile de l’hôpital venir à elle.
— Il y a un policier dehors, dit-il. Il veut vous parler. Il dit que c’est urgent.
Elle fixa le vigile, perplexe.
— Il s’appelle Vincent Espérandieu, ajouta-t-il. Il vous attend devant l’entrée des urgences adultes.
Léa sentit le froid lui couler dans les veines. Vincent… Il était arrivé quelque chose à Martin… Paradoxalement, une bouffée de chaleur lui monta au visage.
— D’accord, j’arrive, répondit-elle aussi calmement que possible.
SAMI LORGNAIT, AGACÉ, l’horloge sur le mur carrelé. Il avait vu Kopelman parler avec cet homme dans la rue, devant le guichet. Puis elle avait disparu en oubliant son dürüm avec ras el-hanout maison. Il le lui avait gardé au chaud, mais elle n’était jamais revenue le chercher. Ça l’énervait de devoir le jeter. Ce n’était pas comme si les clients se bousculaient. Il songea à l’avenir sombre qui l’attendait. Malgré les 10 000 euros par mois promis par l’État, malgré l’aide forfaitaire supplémentaire de 1 500 euros qu’il était censé percevoir entre fin novembre et début décembre, malgré le report de remboursement des prêts, il était au bord du précipice. Il avait investi toutes ses économies dans ce restaurant, il s’était endetté, il n’avait pas ménagé ses efforts, mais il avait dû faire face à deux cygnes noirs, deux événements totalement imprévus, coup sur coup : d’abord, un an de manifestations en centre-ville tous les samedis, et puis ça… Et le proprio refusait de baisser le loyer ; les assurances, elles, parlaient carrément d’augmenter leurs tarifs. Ben voyons. Ce qu’il redoutait plus que tout, c’était d’avoir à annoncer à sa famille qu’il mettait la clé sous la porte. Et qu’ils devraient partir… À force de chercher des solutions, il n’en dormait plus la nuit.
Il regarda encore une fois l’horloge. Toujours pas de Kopelman. Il avait vaguement entendu ce que l’homme lui disait. Il n’avait pas tout compris, mais ça lui avait paru passablement louche. Et il n’avait pas non plus aimé l’allure du gars. Sami s’y entendait en sales types.
Et puis, ce n’était pas le genre d’Esther de partir avec un inconnu. Encore moins de le planter là avec son dürüm. Il se souvint qu’elle lui avait donné son numéro de téléphone une fois. Il se mit à chercher partout son appareil. Où est-ce qu’il l’avait mis ?
LÉA SURGIT devant l’entrée des urgences adultes, où l’un des derniers tramways de la soirée repartait lentement après avoir marqué l’arrêt devant l’hôpital, et où deux personnes fumaient en silence.
Elle se souvint que la voiture de ses « gardes du corps », qui l’avaient suivie jusqu’ici, était garée à plusieurs dizaines de mètres de là, sur le parking réservé aux médecins des services d’urgence et de réanimation, et que, par conséquent, elle était hors de vue.
— Docteur Delambre ? dit une voix sur sa droite.
Elle se tourna vers l’origine de la voix, découvrit un grand type en blouson de cuir.
— Qu’est-ce qui se passe ? Où est Vincent ? demanda-t-elle.
Le grand gaillard lui montra le petit parking à quelques mètres de là.
— Il vous attend dans la voiture.
Elle fronça les sourcils. Quelque chose clochait. Pourquoi n’était-ce pas Vincent qui était là à l’attendre ? Elle se tendit comme la corde d’un arc.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle. Et où est Vincent ?
— Je vous l’ai dit, il…
— Je n’irai pas plus loin, déclara-t-elle fermement. Je vais appeler la sécurité…
— Pas si vous tenez à Gustav, souffla une voix dans son dos.
Au moment où elle allait faire volte-face, elle sentit qu’on appuyait quelque chose contre ses reins. Elle avait vu assez de séries télé pour savoir qu’il s’agissait du canon d’une arme à feu.
— Nous avons Gustav, dit l’homme derrière elle. Et ce que vous sentez, c’est bien un flingue…
LA FUMÉE de cigarette flottait comme un brouillard dans tout l’appartement ; elle dérivait des lumières tamisées du living vers l’entrée et la porte, où les verrous étaient tirés ; elle se mêlait à la vapeur savonneuse qui envahissait la minuscule salle de bains, où Esther Kopelman venait de prendre sa douche.
Assise sur la cuvette des W-C, son verre de bourbon posé sur le lavabo à côté d’elle, la journaliste urina. Puis elle passa dans la chambre s’habiller avant de franchir le seuil de la pièce.
Il était en train d’examiner les livres de sa bibliothèque. La rangée des Franck Thilliez. Le Syndrome E. Gataca. Pandemia. Le Manuscrit inachevé. Il était deux fois.
— Je vois qu’on a les mêmes saines lectures, dit-il d’un ton monocorde. J’adore cet auteur.
Elle sourit, reprit sa clope dans le cendrier. Mais, quand il pivota dans sa direction, elle fut soudain frappée par son brutal changement d’expression.
Esther se figea. Sentit le blast de l’inquiétude dans sa poitrine. Elle eut cette pensée saugrenue que ce regard nouveau, ce regard vide et en même temps d’une noirceur glaçante, évoquait davantage les lectures qu’il venait de citer qu’un rendez-vous galant. Elle se trouva ridicule, tout à coup, d’avoir cru qu’il la draguait. Quelle conne elle avait été… Des larmes se formèrent au bord de ses paupières, mais elles ne coulèrent pas. Et elle comprit la nature de cet horrible changement. Comprit pourquoi il était là…
PERPLEXE, SAMI coupa l’appel. Elle ne répondait pas. Pourquoi elle ne répondait pas ? Qu’est-ce qu’ils fabriquaient ? Il avait entendu le type lui dire de laisser la porte d’en bas ouverte. Il n’aimait pas ça…
Bon sang, qu’est-ce qu’elle fichait ? Un doute lui vint. Est-ce qu’elle était en train de baiser avec ce type ? Sami devait bien admettre qu’Esther Kopelman n’était pas du genre à perdre son temps. Elle était toujours pressée. Elle lui mettait chaque fois la pression, comme si elle avait le monde à sauver et qu’elle n’avait même pas le loisir de manger.
Mais là, c’était trop bizarre. Carrément, même. D’abord parce que l’échange qu’il avait surpris entre eux ne ressemblait guère à une parade nuptiale. Et maintenant, elle ne répondait pas au téléphone. Mon vieux Sami, ça craint, si tu veux mon avis…
Il considéra l’étroite salle déserte, la rue du Taur tout aussi vide de l’autre côté de la vitrine, retira son tablier et l’accrocha à une patère. Ça ne lui coûtait rien d’aller frapper à sa porte et de s’assurer que ce type n’était pas en train de la détrousser. Ou pire. Dans cette ville, on vous surinait pour un téléphone ou un regard de travers, et il y avait des bêtes sauvages qui violaient même les grands-mères.
Sami secoua la tête. Il ne comprendrait jamais comment il pouvait exister des hommes capables de faire ça. C’était comme quand son fils Cetin, qui étudiait la physique à l’université Paul-Sabatier, lui avait un jour expliqué qu’avant le big bang il n’y avait rien et que, tout d’un coup, il y avait eu tout. « Comment peut-on fabriquer quelque chose à partir de rien ? s’était-il insurgé. C’est absurde, ton histoire ! Même un çörek ne peut pas être fabriqué sans farine et sans sucre, alors l’univers entier… C’est ça qu’on vous apprend à l’université ? » Son fils avait souri d’un air supérieur qui l’avait mis hors de lui. Il y avait un certain nombre de choses que son intellect n’arrivait tout simplement pas à appréhender. Que certains êtres soient dépourvus de tout sens moral et se comportent comme des animaux en faisait partie.
Il sortit de son échoppe, composa le code de la porte cochère voisine. Il habitait dans l’immeuble, juste au-dessus du magasin. Kopelman, elle, créchait tout en haut, un appartement sous les toits deux fois plus petit que le sien – qui n’était déjà pas grand.
Il grimpa les marches en hélice, qui gémirent sous son poids, la rampe en laiton vibrant sous sa main à chacun de ses pas. Reprenant son souffle sur le dernier palier, il tendit l’oreille. Pas un bruit. Elle était peut-être ailleurs. Chez ce type, par exemple. Non. Il avait entendu l’inconnu lui dire de laisser la porte d’en bas ouverte.
Il cogna.
Pas de réponse.
— Kopelman, tu es là ? lança-t-il. Kopelman, c’est Sami !
Il cogna de nouveau, au risque d’alerter les voisins. À l’étage en dessous, il y avait un vieux couple qui les regardait de travers, lui et sa famille, depuis le premier jour où ils avaient loué le fonds de commerce et s’étaient installés dans l’immeuble. La vieille bique ne manquait pas une occasion de lui faire des remontrances : sa télé faisait trop de bruit, il descendait les poubelles trop tard le soir ou ses enfants étaient mal élevés. Ce n’était pas vrai : ses enfants n’étaient pas plus mal élevés que les autres enfants de l’immeuble.
— Kopelman, c’est moi, Sami ! répéta-t-il en tournant la poignée, mais la porte était verrouillée.
Puis il sortit son téléphone. Lorsqu’il entendit celui de la journaliste sonner de l’autre côté, il comprit que quelque chose de grave était arrivé.
Il aurait pu défoncer la porte, le battant était mince, mais il n’avait pas envie d’avoir des ennuis : il fit le 17.
ELLE AVAIT L’IMPRESSION d’étouffer. Que son cœur allait exploser. Couchée sur le canapé, sous l’homme qui pesait de tout son poids sur elle et qui bâillonnait sa bouche de sa grande main, elle sentait les doigts crispés près de ses narines. Une odeur de savon et de cigarette qu’elle aurait pu trouver agréable en d’autres circonstances, mais qui la terrifiait en cet instant – tout comme la terrifiait l’atroce obscurité qui s’était déposée, tel un précipité dans une expérience de chimie, au fond de ses prunelles. Et le métal de sa chevalière la blessait au menton. Elle saignait à coup sûr.
— Du calme, murmura-t-il dans son oreille d’une voix monotone et apaisante. Ton sauveur a déguerpi, on dirait.
Elle n’émit pas un son, elle ferma juste les yeux pour ne plus avoir à affronter les ténèbres dans ces pupilles, mais la voix monocorde n’en continua pas moins de chuchoter, lui arrachant un frisson de terreur pure :
— Tu vas gentiment faire tout ce que je te dis, la journaliste. Tu ne vas surtout pas jouer les héroïnes : ce genre de truc ne marche que dans les films. En parlant de ça, ne trouves-tu pas frappant que les brebis peureuses qui composent l’immense majorité de la population de ce pays adorent les films de superhéros ?
Soudain, il passa une langue chaude sur les gouttes de sueur qui humectaient le front d’Esther, puis sa langue descendit lécher le coin rose de son œil, et elle serra les paupières de toutes ses forces, grimaçante, croyant pendant une seconde qu’elle allait se faire pipi dessus. Heureusement qu’elle était sortie des toilettes quelques minutes plus tôt.
— Ils rêvent sans doute que des superhéros costumés viennent à leur secours chaque fois qu’ils sont en fâcheuse posture, ajouta-t-il. Qu’est-ce que tu en penses ? Le problème, c’est que les superhéros n’existent pas. J’ai jamais compris comment on peut aimer des films aussi débiles.
Elle avait entendu Sami redescendre les marches de l’autre côté de la porte. Et appeler la police. Combien de temps mettrait-elle à venir ? Et que faisait Sami à présent : attendait-il en bas ou allait-il remonter ?
— Il y a une autre sortie ? demanda l’homme dans son oreille.
Si elle parvenait à le convaincre de sortir par-devant, Sami le verrait peut-être.
— Mmm.
Elle avait bougé la tête négativement.
— Ouvre les yeux, chuchota-t-il.
Elle le fit. Tressaillit quand le regard noir plongea dans le sien, en quête de vérité ou de mensonge.
— Tu mens, grinça-t-il.
Elle eut l’impression que son cœur se décrochait. Ce type-là en savait plus sur l’âme humaine que n’importe quel psychanalyste formé à l’école freudienne ou lacanienne. Elle devina qu’il cherchait quelque chose dans ses poches et, avant qu’elle ait pu comprendre de quoi il s’agissait, il y eut la flamme jaune d’un briquet devant ses yeux, si proche qu’elle en sentit la chaleur sur sa cornée.
— Il y a une autre sortie ?
Elle acquiesça, la cornée larmoyante.
— Très bien, je vais enlever ma main, on va redescendre en silence et sortir par-derrière. Si tu tentes quoi que ce soit, je te fume. Ne crois pas que j’hésiterai une seconde. Tu as pigé ?
Il retira sa main. Elle retrouva aussitôt un peu de son mordant.
— Allez vous faire foutre, répondit Esther Kopelman en reprenant sa respiration tandis qu’un semblant de couleur revenait sur ses joues. Je vous suis. Je ne tiens pas à mettre en danger qui que ce soit.
Il lui décocha un sourire.
— Mince ! Une véritable héroïne. Ça alors, ça existe encore…
NOIR. COMBIEN de temps ? Une heure ? Deux ? La peur lui fouettait les sangs. Ils retirèrent le capuchon de toile. Elle cligna des yeux quand l’étoile très brillante, en face d’elle, l’aveugla. Elle mit sa main en écran entre la torche électrique et elle. Sentit, dans l’obscurité tout autour, l’odeur acide, fermentée, du crottin et des chevaux.
— Pas la peine de crier, personne ne t’entendra, dit la voix derrière l’étoile.
— J’ai besoin d’aller aux toilettes.
— On va t’apporter un seau et une bouteille d’eau…
La torche se déplaça. Un interrupteur dut être actionné, car une ampoule anémique creusa soudain un puits de lumière dans la pénombre de la pièce. Avant qu’on ne referme la porte et qu’on ne la verrouille.
Se tournant de tous côtés, Léa scruta les murs sans fenêtres, le sol de terre battue recouvert de paille, le plafond bas. Sentit de nouveau l’odeur azotée : il y avait une écurie pas loin.
Elle avait le vertige et la nausée après être restée allongée pendant un temps indéterminé sur le plancher vibrant de la camionnette, respirant un fumet de diesel et d’huile de moteur à travers le capuchon de toile.
Elle s’efforça de respirer calmement. Cinq secondes d’inspiration, respiration bloquée, expiration… Elle entendait par instants de l’eau couler dans des canalisations, derrière les murs épais. Mais c’était le seul bruit et – en dehors de la peur violente qui l’étreignait – elle fut saisie par un poignant sentiment de solitude et d’abandon.
LE GÉNÉRAL PRIT SON TÉLÉPHONE. Il pensa aux mots de Dostoïevski : « On compare parfois la cruauté de l’homme à celle des fauves, c’est faire injure à ces derniers. » Il se demanda s’il était lui-même devenu un fauve à force d’en côtoyer. Avait-il seulement gardé une part suffisante d’humanité ?
Puis une autre phrase du génie russe lui vint à l’esprit : « Imagine-toi que les destinées de l’humanité sont entre tes mains, et que pour rendre définitivement les gens heureux, pour leur procurer enfin la paix et le repos, il soit indispensable de mettre à la torture ne fût-ce qu’un seul être. »
Il fit le numéro.
— Oui ? dit une voix inquiète à l’autre bout.
— Commandant, fit Thibault Donnadieu de Ribes.
Un silence.
— Général…
Le militaire sourit. Cet homme-là était intelligent. Un seul mot prononcé par lui avait suffi à le démontrer.
— Où est Léa ? demanda Servaz.
Bien que le policier ne pût le voir, le général aux yeux bleus hocha la tête : l’hôpital avait dû donner l’alerte. Cela faisait deux bonnes heures à présent que Léa Delambre avait quitté son service.
— En lieu sûr, dit-il. Ne vous inquiétez pas : elle va bien. On ne lui a rien fait.
L’homme de haute stature s’attendait à des menaces, à des insultes, mais ce policier-là était trop rusé pour perdre son temps avec des enfantillages.
— Qu’est-ce que vous attendez de moi ? demanda-t-il.
— Je me réjouis de voir que vous êtes quelqu’un de raisonnable, commandant. Donc, gardez en tête que votre compagne est ici, avec moi, et qu’il ne lui arrivera rien tant que vous jouerez le jeu. Mais ne vous y trompez pas : je suis comme le lion ou le crocodile, je ne connais pas la pitié. Et j’ai la redoutable faculté de deviner les faiblesses de mes adversaires. Je connais les vôtres, n’en doutez pas une seconde.
Un silence.
— Comprenez bien que je n’ai rien contre vous, commandant. Mais notre cause est juste, nous nous battons pour la justice, l’honneur de ce pays, et pour sauver notre civilisation. Nous ne permettrons à personne de se mettre en travers de notre chemin.
Martin le laissa s’épancher avant de dire :
— Accouchez, général. Je n’ai pas de temps à perdre.
— Moi non plus. Voici ce que vous allez faire…
SERVAZ RACCROCHA. Les dernières paroles du général Donnadieu de Ribes l’avaient glacé. Il venait de comprendre à quel point cet homme était fou. Mais sa folie le rendait d’autant plus dangereux. Et il avait Léa… L’angoisse qui lui dévorait l’estomac était comme une chose vivante, remuante.
Ne vous avisez pas de prévenir qui que ce soit, venez seul…
Il regarda Gustav en train de jouer sur le canapé, inconscient de ce qui se passait et du danger que courait sa « maman ». Se leva. Alla sonner chez Radomil. Le violon s’interrompit. En dépit de la confusion qui régnait dans ses pensées, il avait reconnu le morceau : Schubert, La Jeune Fille et la Mort, premier mouvement. Des mesures qui collaient assez bien avec son état d’esprit.
— Martin ? Qu’est-ce qui se passe ? dit le musicien chevelu et barbu en le voyant. Tu as une mine à faire peur…
— Est-ce qu’Anastasia est là ? Est-ce que tu pourrais garder Gustav chez toi ? Tout de suite ?
Le Bulgare à l’allure de Christ tsigane le sonda de ses yeux sagaces.
— Oui… oui… bien sûr, si c’est urgent… Mais tu as l’air bouleversé : tu ne veux pas me dire ce qui se passe ?
— Plus tard, Radomil, dit-il en appelant l’ascenseur. Gustav joue dans le salon… Ne laisse pas Anastasia seule avec lui. Prends-le avec vous ! Je t’expliquerai… Merci.
— Ne t’inquiète pas, on veillera sur lui, lança le musicien alors que, déjà, la cabine se hissait en grinçant jusqu’à l’étage. « Celui qui demande si tu en as besoin ne donne pas de bon cœur » : proverbe bulgare !
— VOILÀ, C’EST ICI, dit Sami aux policiers.
Les deux gardiens de la paix en uniforme considérèrent la porte fermée, sous le toit en pente. L’un d’eux cogna.
Une fois. Deux fois.
— Il n’y a personne, dit-il en regardant Sami.
Celui-ci fit une grimace.
— Elle est là, j’en suis sûr. Et elle est en danger. Elle attendait devant mon restaurant, et puis elle a disparu. Elle a laissé son dürüm… Et il y avait cet homme…
— Son dürüm ?
— Oui. Elle ne ferait jamais ça.
Les deux gardiens de la paix échangèrent un regard.
— Elle a peut-être changé d’avis, elle est peut-être allée ailleurs, dit l’un d’eux.
Sami tourna de nouveau la poignée. À sa grande surprise, la porte n’était plus verrouillée.
— Vous voyez ! dit-il. Tout à l’heure, c’était fermé !
Il entra.
— Hé ! Qu’est-ce que vous faites ? s’exclama l’autre policier. Vous n’avez pas le droit d’entrer !
Mais Sami était déjà à l’intérieur. La fumée de cigarette lui piqua les yeux. Il toussa. Avisa la bouteille de bourbon à moitié vide, le cendrier plein et les deux verres sur la table basse, dont l’un portait une trace de rouge à lèvres.
— Vous voyez, dit l’un des gardiens de la paix derrière lui. Elle n’est pas là… Vous devez sortir maintenant, monsieur. Vous n’avez pas le droit d’être ici…
— Elle est en danger, je vous dis…
— Monsieur, sortez, s’il vous plaît… TOUT DE SUITE.
— Pas tant que je ne saurai pas ce qui lui est arrivé…
— Monsieur, on ne vous le répétera pas : Il FAUT QUE VOUS SORTIEZ…
— Je ne bougerai pas d’ici tant que… Hé ! Ne me touchez pas ! Je vous interdis de me toucher ! C’est la France ici, le pays des droits de l’homme : vous ne pouvez pas… Aïe ! Vous me faites mal ! Vous me tordez le bras, merde ! Lâchez-moi !
— Monsieur… !
LA PLUIE.
Des trombes d’eau sur l’autoroute. Un rideau liquide qui ne s’ouvrait qu’à contrecœur et qui scintillait en gerbes d’étincelles dans le pinceau des phares. La nuit n’était que lueurs, reflets, zébrures, ténèbres.
Cerné par l’averse, plongé dans ce milieu semi-aquatique, il avait l’impression d’avancer à bord d’un sous-marin. Il n’avait pas allumé la radio et il roulait dans un silence peuplé par le martèlement de la pluie sur le toit, le va-et-vient des essuie-glaces et le chuintement des grandes corolles d’eau sale soulevées chaque fois qu’il passait dans un creux.
Il roulait aussi vite que le lui permettait la pluie battante malgré le risque d’aquaplaning. Mais son cerveau ne cessait pas de raisonner. Ce serait stupide d’avoir un accident maintenant… Il leva le pied.
Une image prenait forme dans son esprit. Celle de l’homme aux yeux bleus. L’adversaire. Le roi noir. Qui avait maintenant un coup d’avance depuis qu’il lui avait pris sa dame blanche.
Il avait été frappé par les mots que le général avait employés : « cause juste », « justice », « honneur », « civilisation »… Cet homme se croyait investi d’une mission. Il faisait de son parcours sanglant un combat. Servaz savait d’expérience que, quand le Mal se déguise en Bien, quand le Mal se prend pour le Bien, c’est là qu’il est le plus dangereux. Aucun criminel ne fait montre de plus de cruauté que celui qui se croit d’avance absous de ses crimes par une cause qu’il pense juste. Le XXe siècle en avait été le plus sinistre exemple : les mêmes qui avaient dénoncé à juste titre les crimes commis au nom du libre-échange, la montée du fascisme et la misère ouvrière avaient aussi embrassé joyeusement des causes en fermant les yeux sur les massacres, les tortures, les camps, les grandes purges, les famines, les déportations en masse, les millions de Chinois victimes de la Révolution culturelle, les millions de zeks gelés dans l’enfer soviétique de la Kolyma – toutes ces monstruosités que leurs « nobles » causes avaient rendues possibles.
Parce que la cause était juste, disaient-ils. Combien s’étaient repentis ? Combien avaient demandé pardon aux victimes pour leur irrémissible aveuglement ?
Il se passa une main sur le visage. Il était épuisé. Et cette nuit déchirée de lueurs et d’averses, ajoutée au manque de visibilité, lui fatiguait les yeux. Il était sans arrêt en train de se frotter les paupières.
Quittant la N20 à la hauteur de Foix, il traversa la petite cité médiévale vers l’ouest, emprunta une route qui grimpa aussitôt dans les collines. Bientôt, il n’y eut plus une seule maison en vue. Rien que des bois noirs et des virages. La pluie avait cessé et la lune apparaissait par intermittence entre les déchirures des nuages, au-dessus des arbres. Il se souvint d’une nuit semblable : celle où avec son équipe ils avaient découvert le corps de Moussa Sarr, la tête de cerf dans un sac transparent.
Allait-il être chassé à son tour ? Non, ils avaient pour lui d’autres projets, il en était sûr.
Cinq minutes plus tard, il entra dans un village qu’il traversa en remontant la rue principale, passant devant une gendarmerie et une église, ressortit par une longue ligne droite sous une voûte de platanes. Il était tout près… Trois kilomètres, selon son GPS.
Suivant les instructions que lui avait données le général au téléphone, il avait éteint le sien, afin qu’on ne puisse pas le géolocaliser. Il grimpa les derniers virages, émergea sur le plateau couvert de lande et le vit, sous la lune. Le château. Il reconnut le mur d’enceinte. La grille était ouverte. Son pouls s’accéléra lorsqu’il ralentit pour tourner et pénétrer dans le parc, roulant sur le gravier, franchissant les flaques, scrutant à travers le pare-brise la façade qui approchait en un lent travelling avant. De fait, il se sentait curieusement étranger à la scène qui était en train de se jouer. Comme si une partie de lui-même se détachait pour observer les événements avec recul, évaluer, calculer.
Il freina brutalement devant le perron. Descendit. Claqua la portière sans cesser de regarder la façade qui se dressait dans la nuit comme une montagne, mais il ne vit personne. Aucune lueur derrière les rangées de fenêtres éteintes. Plusieurs voitures étaient cependant garées sur le gravier. Le silence qui s’abattit fut seulement troublé par les gouttes lourdes qui, après l’averse, tombaient des branches et, quand une rafale de vent agita ces dernières, en un frémissement bruissant et mouillé, il eut l’impression que les arbres du parc partageaient son inquiétude.
IL MONTA LES marches du perron sous la lune, qui ressemblait à une hostie dans son ciboire de nuit. Comme il s’y attendait, la grande porte n’était pas verrouillée.
Poussant l’un des lourds battants, il pénétra dans un couloir obscur aussi large et haut que long, au bout duquel une clarté jaune filtrait par une porte entrouverte et étirait un mince chemin de lumière sur le sol.
Ses pas résonnant sur le dallage eurent en cet instant quelque chose de théâtral, d’encore une fois un tout petit peu trop cinématographique, comme si – là aussi – son esprit observait tout avec ce détachement qu’on prête aux gens à l’article de la mort.
Il tira le battant. Un grand salon faiblement éclairé. Un feu dans la cheminée. Des trophées de gibiers empaillés et des tapisseries sur les murs, des tentures et des tableaux de maîtres dans l’ombre. Il sursauta en découvrant les hommes à têtes d’animaux en demi-cercle. Chimpanzé, renard, loup, ours, guépard, taureau…
— Bienvenue, commandant, dit le grand coq à crête rouge et à l’œil bleu vif qui se tenait au centre.
IL A BEAU SAVOIR que c’est une mise en scène, il n’en sent pas moins les poils de ses avant-bras se dresser. Les grands masques d’animaux sont tous tournés vers lui et, dans les trous, des yeux luisants l’observent.
Un silence pesant, perturbant, s’est installé, que personne ne cherche à briser.
Comme ils gardent le silence, il parcourt du regard la pièce pleine d’ombres fantastiques puis revient sur les faces animales et, malgré lui, cette vision le fait une fois de plus frissonner.
Il écoute – en quête d’autres sons, d’une présence, d’un signe que Léa est là, pas loin –, mais n’entend rien d’autre que les craquements du feu dans la cheminée et le bruit de son propre sang battant à ses tempes.
Non. Il entend autre chose… De la musique… Lointaine. Étouffée. Elle doit provenir de la pièce derrière la porte qu’il aperçoit sur sa gauche. Beethoven. Symphonie no 7. L’allegretto, qui lui a toujours paru funèbre. Sinistre. Il tressaille. Est-ce un indice sur ce qui le guette ? Et Léa… ?
— Libérez-la maintenant, dit-il au grand coq à crête rouge.
— Quand nous aurons fini. Vous avez ma parole, commandant.
Il regarde l’homme de haute stature retirer son masque et c’est comme si, tout à coup, il n’y avait plus que lui dans la pièce. Son attention est aussitôt happée par le bleu perçant, hivernal, des iris. Le général Thibault Donnadieu de Ribes s’avance lentement vers lui dans la lueur du feu.
— Avant toute chose, comprenez-nous bien, commandant : ce que nous faisons ici est éminemment politique. Aristote disait que la politique est la science maîtresse. Il avait raison. Nous faisons ça pour vous, pour vos enfants, pour les citoyens de ce pays. C’est pour eux que nous nous battons. Contre les dictatures invisibles qui étendent un peu plus chaque jour leur emprise sur lui : l’emprise du crime organisé qui veut faire de lui un narco-État à l’image du Mexique ou de la Colombie, l’emprise des juges qui se placent au-dessus de la République et appliquent les lois comme bon leur semble, l’emprise des minorités qui veulent imposer par l’intimidation, la force ou le chaos leurs diktats à la majorité, l’emprise des géants d’Internet qui veulent modeler nos vies comme ils l’entendent. Nous nous battons pour l’honneur, la patrie, la justice, la liberté, commandant : la vôtre, celle des générations futures, celle de tous ceux qui n’ont pas la force ou les moyens de se défendre. Pas pour nous-mêmes…
La voix est grave, pleine de conviction et de promesses, une voix capable d’entraîner l’adhésion.
— Vous et moi, commandant, continue-t-il, nous sommes des gens respectables. Ni saints ni héros. Mais respectables, honorables…
— Nous n’avons rien en commun, réplique Servaz.
Le général plisse un instant ses yeux bleus. Un instant seulement.
— Et pourtant, on voudrait nous faire passer pour des coupables, poursuit-il, ignorant l’interruption. Coupables de défendre notre pays, coupables d’user de la violence légale et légitime pour protéger ses honnêtes citoyens, coupables d’être nés sur ce continent, coupables de vouloir préserver notre civilisation, coupables d’aimer notre façon de vivre, coupables de manger de la viande, de fumer, de boire de l’alcool… Comme chez Kafka, on doit expier on ne sait quelle faute qu’on ignorait avoir commise. Comme chez Nietzsche, toutes les valeurs sont inversées : la victime devient coupable et le coupable victime.
— « La violence légale et légitime », c’est comme ça que vous appelez le fait de chasser des êtres humains ?
Le général évacue la question d’un geste.
— Ceux que nous avons chassés étaient des criminels ayant échappé à un châtiment qui aurait dû être proportionné à la souffrance de leurs victimes, répond à sa place l’énorme tête de taureau noire et luisante. Les juges de ce pays n’appliquent pas le Code pénal : je n’ai jamais vu quelqu’un écoper de la peine prévue par la loi, la réponse judiciaire n’est jamais à la hauteur du préjudice subi par les victimes. Jamais… C’est une justice factice qui est rendue dans nos tribunaux, commandant, comme vous le savez : une fausse justice qui produit de l’injustice à la pelle…
Un juge, songe immédiatement Servaz. C’est un magistrat qui se cache sous ce masque-là. Champetier. Le substitut. Le grand mufle de taureau a quelque chose de véritablement intimidant.
— Sauf que, indépendamment du fait que tuer ne me paraît pas non plus un châtiment si proportionné que ça, répond-il, Moussa Sarr était innocent…
— Que ce soit vrai ou pas, dans toute guerre il y a des dommages collatéraux, rétorque le général aux yeux bleus.
— Parce que c’est une guerre… ?
— Bien entendu. C’est une guerre de civilisation, c’est une guerre pour la préservation de notre mode de vie, c’est une guerre pour sauver ce pays du chaos et de la barbarie qui le guettent. Tant qu’il est encore temps…
22 H 52. Ils sonnèrent au grand portail peint en noir et hérissé de pointes, dans un des quartiers les plus rupins de Toulouse. Deux piliers blancs l’encadraient – dont l’un supportait une caméra et un interphone.
— Oui ? dit une voix d’homme âgé et haut perchée.
— Désolée de vous déranger, monsieur : je sais qu’on est dimanche et qu’il est tard, mais nous avons besoin de parler à Mme la préfète de toute urgence. Dites-lui que c’est le lieutenant Samira Cheung de la police judiciaire de Toulouse.
— Qui ça ?
— Lieutenant Cheung ! PJ de Toulouse ! C’est important et urgent !
— Ne bougez pas.
Comme s’ils allaient filer… Samira, Vincent et le lieutenant de l’IGPN qui les accompagnait attendirent trois bonnes minutes. Puis un bourdonnement électrique s’éleva, suivi d’un déclic, et le portail métallique s’entrouvrit très légèrement. Samira le poussa. Mazette… Le petit jardin japonais qu’abritait le haut mur blanc, tout de quiétude, évoquait un tableau intemporel. Ils remontèrent l’allée dallée et sinueuse entre des lampes disposées au ras du sol, des buis taillés en forme de boules, des pins frémissant sous l’averse et de grands bonsaïs d’un mètre de haut. Un bassin chantait quelque part dans l’obscurité. Un bouddha souriant les accueillit au bout de l’allée, éclairé par un spot.
Pourtant, la maîtresse de maison qui les attendait sur le perron était tout sauf zen et elle ne souriait pas.
— J’espère que c’est important, leur lança d’emblée la préfète d’un ton qui disait que, si ça ne l’était pas, mieux valait repartir sur-le-champ.
Elle était vêtue d’un pull à col roulé qui moulait sa poitrine et d’un pantalon de jogging informe mais sans doute confortable, des mules de velours aux pieds. Samira se fit la réflexion que, même ainsi, elle dégageait une aura d’autorité et une assurance irréfutables. Mais elle avait d’autres soucis que la préfète et elle n’avait pas l’intention non plus de faire preuve d’obséquiosité.
— Lieutenant Samira Cheung, du groupe d’enquête du commandant Servaz, dit-elle. Et voici le capitaine Espérandieu et le lieutenant Frémont, de l’IGPN. Désolés de vous déranger un dimanche soir, mais il s’agit d’une extrême urgence, et nous n’avons pas réussi à joindre le commissaire divisionnaire Chabrillac.
Michèle Saint-Hamon la fusilla du regard :
— Puisque c’est tellement urgent, je vous conseille d’être aussi concise et claire que possible, si c’est dans vos cordes, lieutenant.
— ÇA FAIT UN MOMENT déjà que ce pays est au bord du gouffre, dit le général, qu’autorité, ordre et lois y sont piétinés. L’universalisme et l’humanisme, qui étaient le ciment de notre société, sont combattus par des gens qui veulent imposer par la force et contre la volonté majoritaire leurs idéologies mortifères en profitant de la faiblesse de nos gouvernements, pendant que, dans l’ombre, des oligarchies dont la cupidité paraît sans limites accaparent toujours plus de privilèges et de richesses.
Il plongea son regard bleu dans celui de Servaz.
— Le résultat, c’est que la menace est devenue multiforme : elle prend aussi bien le visage du terroriste que celui des trafiquants, des braqueurs que de tous ceux qui s’attaquent aux symboles de l’État. Le résultat, c’est que les narcos font la loi dans les quartiers, que les armes y circulent librement, que l’économie criminelle gangrène le pays, que les caïds qui tiennent les trafics de drogue, d’armes et d’êtres humains financent l’intégrisme, lequel étend chaque jour un peu plus son influence. Le résultat, c’est que les criminels, les ordures de tous poils n’ont plus peur de la police, que même les centres-villes se transforment en champs de bataille, qu’on tue des enfants, des profs à la sortie des écoles, des prêtres dans leurs églises, des policiers et des gendarmes… Combien de victimes vous faudra-t-il encore pour réagir ?… Pour sortir la tête du sable ?… Le résultat, c’est que ce pays est au bord de la guerre civile – et que les politiques ne font rien.
Sa voix était froide, contrôlée, ses yeux plus bleus que jamais. Son ton faisait vibrer le plexus de Servaz.
— La vie est une lutte, commandant. Nous l’avons oublié. Aveuglés par nos idéologies, par les idées folles de nos sciences humaines et par notre vision occidentale dégoulinante de bons sentiments, nous avons oublié que le monde est dur, nous avons renoncé à nous défendre, au juste châtiment, à la rétribution des crimes, et ce faisant nous avons laissé les monstres croître et se multiplier sur notre sol.
De nouveau, il riva son regard à celui de Servaz :
— Il faut en finir avec cette lâcheté, il faut arrêter de se voiler la face… Il faut regarder la réalité telle qu’elle est et non telle qu’on voudrait qu’elle fût : nous sommes en guerre…
Les lueurs du feu dansaient dans les yeux bleus. Le général dominait la pièce telle la statue du Commandeur.
— Et la seule solution que vous avez trouvée pour la gagner, c’est de chasser comme du gibier des petits délinquants sans envergure ? dit le flic d’un ton provocant.
— Vous n’y êtes pas, commandant. Ce n’est qu’un début… Un entraînement… Un signal envoyé… Une manière de faire savoir qu’on est là, qu’on reprend le contrôle, qu’on viendra les chercher quand on aura décidé de le faire. Une fois que les quartiers se seront enflammés, que l’anarchie se sera installée, nous passerons à la phase 2. Il y a des gens dans l’armée, dans la police, prêts à chasser de leurs palais les lâches qui nous gouvernent. Nous ne sommes pas seuls. D’autres viendront. Ils sont déjà recrutés, un peu partout. Et puis, nous avions besoin d’argent pour financer le mouvement.
Le général se tut. Et, tout à coup, Servaz comprit.
— On vous a payés, dit-il. Pour pouvoir chasser ce… gibier. Bien sûr. À quoi servirait la chasse, sinon… Combien ? Vous avez vendu très cher ce privilège, je parie.
— Suffisamment.
Hambrelot, Lantenais, d’autres sans doute : des parents de victimes riches… des nantis qui avaient soif de vengeance, qui étaient déçus par la justice, prêts à payer le prix fort pour qu’elle soit rendue… œil pour œil… L’Ancien Testament plutôt que le Nouveau… Plus question de tendre l’autre joue.
Combien avaient-ils versé pour participer à la chasse ? Combien d’autres avaient payé ? Combien de délinquants au total disparus sans laisser de trace – et, putain, qui, à part leurs familles, s’en souciait ? Depuis combien de temps cela durait ?
Et, chaque fois, les caisses du mouvement qui se remplissaient. Sans cet accident stupide, cela aurait pu durer encore longtemps… Tout était clair à présent.
UNE CLÉ DANS la serrure. On la tourna. La porte s’ouvrit en grinçant et Léa fut de nouveau aveuglée par l’étoile de la torche électrique, mais elle eut néanmoins le temps de voir qu’on poussait quelqu’un dans la pièce. Une femme. La porte se referma aussitôt et la femme se redressa, posa sur Léa un regard dur.
— Où est-ce qu’on est ? demanda-t-elle d’une voix recouverte d’un voile rauque. Et vous êtes qui… ?
La cinquantaine, grosse fumeuse, fut la première réflexion que se fit Léa. Mauvaise hygiène de vie, candidate aux maladies cardiovasculaires, neurologiques, au cancer, à la perte de cheveux, de mémoire, à l’hypertension artérielle, fut la deuxième. Un caractère de cochon, la troisième. Mais Léa préférait ça à la solitude de sa captivité.
— Je m’appelle Léa Delambre, dit-elle doucement au cas où quelqu’un, derrière la porte, aurait écouté. Je suis médecin. J’ignore où on est : on m’a mis une cagoule sur la tête et on m’a emmenée ici.
— Alors, on est dans la même galère… Je m’appelle Esther Kopelman, répondit la nouvelle venue beaucoup trop fort, comme si elle se moquait d’être entendue. Je suis journaliste. Pourquoi vous êtes là ?
— Vous d’abord, dit Léa, soudain méfiante.
Esther hésita.
— J’enquête sur une série de crimes, sur ceux qui les ont commis et sur leurs motivations, et il semble que je me sois… un peu trop approchée de la vérité… et que ces gens-là n’aient pas envie qu’elle sorte.
— Quels crimes ?
La soudaine curiosité de Léa n’échappa pas à la journaliste.
— Le gamin trouvé sur le pont, entre autres… Celui qui avait le mot JUSTICE sur la poitrine. Pourquoi ? Vous avez un rapport avec ça ?
— C’est mon compagnon qui enquête sur cette affaire.
Esther Kopelman se raidit.
— Il s’appelle comment ?
— Servaz. Le commandant Servaz…
22 H 20. Les deux hélicoptères EC-145 de la Sécurité civile transportant les hommes de l’antenne toulousaine du RAID filaient au ras des collines – beaucoup trop proches au goût de Samira et de Vincent assis à côté d’eux. Les appareils étaient parmi les plus silencieux de leur catégorie, mais il faudrait quand même se poser à distance. Les membres de l’unité avaient été bipés et mobilisés en moins de vingt minutes, conformément au cahier des charges. Il n’y avait aucune femme parmi eux, nota Samira.
Sur le ruban de l’autoroute, en bas à gauche, une kyrielle de gyrophares peuplaient la nuit d’éclairs bleus : les fourgons sérigraphiés transportant le matériel d’appoint, les renforts de la brigade de recherche et d’intervention et le commissaire à la tête de la Sûreté départementale, tous fonçant bien au-dessus de la vitesse autorisée.
Samira nota que la nuit s’était encore obscurcie. Sans doute parce que la lune s’était de nouveau cachée derrière les nuages. Au moins, il ne pleuvait plus.
Elle observa les hommes lourdement armés et casqués à côté d’elle. Le briefing avait été réduit à sa plus simple expression. Le temps pressait. Des ordres brefs. Chacun savait ce qu’il avait à faire. Ces hommes étaient des professionnels aguerris, ultra-entraînés.
Mais ils allaient faire face à des policiers et à des militaires presque aussi expérimentés qu’eux. Elle avait vu les visages se fermer quand on leur avait annoncé la nouvelle. Ils ne connaissaient ni la disposition des lieux ni le nombre exact des ennemis. Ça s’annonçait coton. Et Martin est au milieu d’eux… À cette idée, elle éprouva une sensation de picotement dans la nuque et de sécheresse dans la bouche.
Mauvaise mayonnaise, se dit-elle, en sentant les vibrations de l’appareil sous ses fesses et en prenant le thermos de café qu’on lui tendait.
— ALLONS-Y, dit le général.
Il se dirigea vers la porte sur la gauche. Poussa en grand, bras tendus, les deux battants et lui fit signe d’approcher. La musique avait cessé. Servaz découvrit une chaise solitaire au milieu d’une grande pièce haute de plafond aux murs ornés de tapisseries, comme celle dont il venait. La chaise était éclairée par un projecteur puissant. Elle faisait face à une caméra posée sur un trépied.
Il y avait un drap blanc tendu derrière, de sorte qu’on ne pût rien voir de la pièce hormis la chaise dans le champ de la caméra.
— Asseyez-vous, commandant.
Il obéit, les têtes d’animaux en demi-cercle devant lui. Leurs silhouettes ridicules se découpaient en ombres chinoises sur la lueur aveuglante du projecteur qui était derrière elles.
— Regardez la caméra, dit le général, ses yeux bleus réduits à deux fentes, il y a un prompteur, vous allez lire le texte qui va défiler. Soyez naturel, parlez lentement. On fera autant de prises que nécessaire.
Il tourna son regard vers les premières lignes du texte qui s’affichaient. Tressaillit. Un liquide glacé coula dans ses veines.
« Par cette vidéo / je veux rétablir la vérité / je suis… »
Il déglutit, la sueur jaillissant de chaque pore de son front.
— Personne ne va croire ça, dit-il. C’est grotesque…
Le général secoua la tête, l’air faussement contrarié.
— Pensez à Léa, s’il vous plaît, commandant. Et à Gustav… C’est pour eux que vous le faites… Vous voulez qu’ils vivent, non ?… Les gens le croiront parce que nous avons laissé des choses dans votre bureau qui viendront confirmer que vous étiez dépressif, au bout du rouleau, suicidaire…
Servaz fronça les sourcils :
— Comment ça ? Quelles choses ?
— Deux tubes d’antidépresseurs vides, une photo de ta chérie déchirée, le mot « justice » gribouillé des dizaines de fois dans un carnet : je les ai déposés dans ton tiroir fermé à clé il y a quelques heures, dit Raphaël Katz en retirant sa tête d’ours rigolard. Tu devrais faire ce qu’on te dit, Martin. Pour le bien et la sécurité de Gustav et de Léa…
Il fixa le jeune lieutenant blond, sentit la fureur monter.
— Espèce de salopard…, cracha-t-il.
— C’est vraiment dommage, commandant, dit le général. Il me faudrait plus d’hommes comme vous.
— Je veux la voir, déclara-t-il. Léa…
— L’enregistrement d’abord. Vous avez ma parole d’honneur que vous la verrez et qu’elle sera libérée, commandant. Ma parole d’officier…
LEMARCHAND SOUPIRA. Il leva la tête. Regarda les trois policiers. Il l’éprouvait de nouveau. L’humiliation. La trahison… La potion amère qu’il avait avalée durant toute sa jeunesse. À l’âge où ces choses-là vous marquent pour le restant de votre vie, telle l’infamante fleur de lys de l’Ancien Régime : ça faisait un bail qu’il n’avait pas eu son goût doux-amer sur le bout de la langue.
Mais ce soir, face à ces trois-là, il redevenait cet ado complexé qu’il croyait avoir laissé derrière lui, enfoui dans un passé à jamais disparu. Cet ado qu’il croyait avoir cessé d’être. Seulement voilà, l’enfance est une maladie dont on guérit rarement, elle n’attend qu’un moment de faiblesse pour ressurgir : il le comprenait à présent, tandis qu’assis sur la chaise il appuyait le canon du Smith & Wesson.357 Magnum sur sa tempe en imaginant les dégâts que pareil calibre allait bientôt faire dans sa boîte crânienne.
Il s’était rendu une fois sur une scène de crime où un collègue avait mis fin à ses jours avec une arme semblable. D’un côté du crâne, il y avait un bel orifice rond, net, au niveau de la tempe ; de l’autre il n’y avait plus rien : sous la puissance des gaz de combustion de la cartouche, la moitié opposée du crâne avait explosé, celui-ci avait été entièrement vidé de sa substance, l’encéphale vaporisé, littéralement – et on avait une vue directe sur l’orifice d’entrée de la balle, mais de l’intérieur.
Il croyait pourtant l’avoir tué depuis longtemps, cet ado dont le trait de caractère le plus navrant était la gentillesse. Il était devenu ce policier dur, violent, corrompu. Un salopard. Une ordure. Un vrai mâle… Dont on se méfiait et qu’on craignait. Oui, putain… Pas ce loser pathétique qui, à quinze ans, était amoureux de Marie-Élisabeth Di Antonio. La plus jolie fille du bahut. Et l’une des plus sympas. Il était follement amoureux d’elle, mais il savait qu’avec son physique il n’avait aucune chance. Contrairement à Luc, ce petit con prétentieux et frimeur qui venait d’arriver dans le lycée et qui n’avait qu’à se baisser. C’était écrit sur sa figure qu’avec sa gueule d’ange c’était un connard, et que le seul amour dont il serait jamais capable serait pour sa propre personne. Et le jeune Serge Lemarchand avait enragé que la douce, d’ordinaire si futée Marie-Élisabeth fût pour une fois à ce point aveugle.
Alors, quand il l’avait récupérée en larmes après que ce salaud eut couché avec elle et l’eut aussitôt larguée en disant que les filles vierges l’ennuyaient, il l’avait consolée comme il avait pu, pas comme il aurait voulu, non, mais comme le bon copain, le meilleur ami qu’il était : celui sur qui on pouvait toujours compter, celui qui serait toujours là.
Et il avait passé de sacrés bons moments, à vrai dire, à la serrer dans ses bras, à sentir l’odeur de shampoing à la pomme de ses cheveux, le parfum de fraise de son haleine, à prendre sa main douce dans la sienne, à l’emmener au cinéma voir les films qui passaient cette année-là : Excalibur, Les Aventuriers de l’Arche perdue et Mad Max 2. Ou dans de longues balades à vélo à travers la campagne, où ils refaisaient le monde et où elle lui faisait jurer qu’ils seraient amis pour la vie. Bon Dieu, comme il y croyait alors, quel imbécile il avait fait… Heureusement, c’était Marie-Élisabeth elle-même qui s’était chargée de lui déciller les yeux.
— Pourquoi moi ? demanda-t-il aux trois faux jetons qui lui faisaient face.
— Parce que t’as un cancer, Lemarchand… Parce que tu vas bientôt crever de toute façon. Et parce que tout le monde sait que tu es dépressif… Le général a besoin que tu le fasses : que tu te sacrifies pour la cause…
— Et pourquoi il vient pas me le dire lui-même ?
Merde, comment étaient-ils au courant pour le crabe ? Il n’en avait parlé à personne. Et pour en revenir à Marie-Élisabeth, dont il était étonné qu’en ces ultimes instants elle occupât à ce point ses pensées, elle avait été incontestablement le grand amour de sa vie. Amour… Rien que le mot lui flanquait la nausée. Un jour, n’y tenant plus, s’étant persuadé, à divers petits signes qu’il interprétait d’une manière – il l’avait compris par la suite – horriblement erronée, que ce sentiment était réciproque, il avait pris son courage à deux mains et tout avoué à Marie-Élisabeth. Laquelle avait aussitôt regardé avec une grimace de dégoût cet amour si pur qu’il lui offrait, l’avait soudain regardé lui comme quelque chose d’absolument répugnant. Une limace, un insecte. Et la jeune fille qui lui avait fait jurer une amitié éternelle s’était empressée d’aller partager ce dégoût avec ses meilleures amies. Trahison… Un mot qu’il comprenait parfaitement, celui-là.
— Bande d’enculés, dit-il sans pour autant écarter de sa tempe le canon de l’arme.
Le gentil et attentionné Lemarchand de quinze ans, celui qui avait arraché une grimace de dégoût à la merveilleuse Marie-Élisabeth Di Antonio, était mort ce jour-là. Pour laisser la place au Lemarchand bagarreur, coriace, méchant, qu’on n’aimait pas mais qu’au moins on respectait. Plus tard, il était entré dans la police pour canaliser cette violence, en faire une violence d’État, une saloperie légale.
— Réfléchis, il te reste six mois à vivre tout au plus. Si tu ne le fais pas toi-même, c’est nous qui le ferons.
Il les examina. Ils avaient leurs trois armes pointées vers le sol, bras le long du corps, et bien sûr il n’y avait qu’une seule munition dans la sienne. Et puis, ils avaient raison : le psy lui avait diagnostiqué une dépression à tendance suicidaire. Il ne tenait pas tant que ça à la vie de toute façon. Il n’avait jamais été vraiment dans la course. Il n’avait jamais vraiment eu l’occasion de vivre une vie qui vaille le coup. À la loterie du bonheur, il n’avait tiré que des lots de consolation.
Et, du reste, le flic coriace, le salopard qu’il était devenu s’était fait avoir une deuxième fois, lorsqu’il avait rencontré son ex-femme… Elle avait trente ans, lui quarante-trois. Elle était brune, jolie, solide, intelligente, drôle. Mariée aussi – mais le coup de foudre avait été immédiat et, cette fois, réciproque. Quand ils étaient ensemble, elle oubliait tous ceux qui se trouvaient autour, elle n’avait d’yeux que pour lui, elle le faisait se sentir important. Il adorait ça, ce sentiment. Pour elle, l’enfoiré qu’il était avait baissé la garde. Il l’avait convaincue de divorcer. Les premiers temps avaient été idylliques. Et puis, petit à petit, il avait compris que ce qu’elle avait fait avec lui, elle pouvait le faire avec d’autres. Y compris devant lui. Quand il y avait un homme qui lui plaisait dans la pièce, elle changeait du tout au tout et, quand elle était en grande conversation avec cet homme, Lemarchand devenait invisible, il cessait d’exister. Il redevenait l’adolescent humilié… Elle l’oubliait complètement pour concentrer toute son attention et ses regards sur le nouveau venu, fût-il accompagné, ça ne l’arrêtait pas… Ça semblait pour elle une question de vie ou de mort. Combien de fois avait-il vécu cette scène ? Avec combien d’hommes l’avait-elle humilié ainsi ? Trahison. Humiliation… Comme une malédiction qui revenait, encore et encore…
Et, bien sûr, il avait découvert qu’elle couchait. Pas une fois, mais dès que l’occasion se présentait. Ils avaient eu de violentes disputes à ce sujet. Il lui reprochait ses infidélités, elle ne tolérait pas sa jalousie. Il avait utilisé son métier comme exutoire à sa rage. Et puis, elle l’avait quitté. Et il était devenu de plus en plus enragé à mesure que les années passaient.
À la dérive était le terme. Cela faisait une décennie qu’il l’était. Et aussi alcoolique, névrosé, dépressif. Pour finir, le cancer était venu récompenser tous ces efforts pour descendre toujours plus bas. Comme une conclusion logique. Trahison. Humiliation. Et voilà qu’il était trahi, humilié par les siens. Même s’ils le présentaient autrement, bien entendu. Même si l’ordre venait du général lui-même, c’était encore et toujours lui qu’on sacrifiait… C’était écrit depuis l’enfance.
— Fais-le pour le général, fais-le pour toi, fais-le pour la cause, dit l’un des trois hommes.
Il les sentit, les larmes chaudes et salées qui roulaient sur ses joues. Ces larmes qui disaient que la vie l’avait baisé une dernière fois. Les joues mouillées, il afficha un grand sourire, un sourire à cette chienne de vie. Un sourire à tous ces cons. Un sourire à la mort… Le sourire béat du pauvre couillon qu’il n’avait jamais cessé d’être.
— Tu ne voudrais quand même pas que ces salopards gagnent la guerre, pas vrai, Lemarchand ?
Non, ça, pas question. Sa pomme d’Adam monta et descendit une dernière fois. Il pressa la détente. Un grand blanc dans sa tête. La première lumière depuis bien longtemps…
— ALLEZ-Y, commandant, lisez le prompteur…
[Par cette vidéo]
[Je veux rétablir la vérité]
[Je suis l’assassin de Kevin Debrandt]
[Et la personne qui a poursuivi]
[Moussa Sarr dans les bois]
[Mon complice s’appelle]
[Serge Lemarchand]
[Maintenant que justice est faite]
[Je peux partir en paix]
[Je veux dire à ceux que j’aime]
[Que…
— PERSONNE ne gobera ça.
— Pourquoi pas ? dit Raphaël Katz. Tu crois qu’une fois qu’ils auront deux coupables, une vidéo où tu confesses tes crimes et qu’ils apprendront que Léa voulait te quitter pour partir en Afrique, ils iront chercher ailleurs ? Tu devrais savoir comment ça fonctionne pourtant.
Merde, ils avaient sonorisé l’appartement.
— Deux coupables ?
— Serge Lemarchand, il vient de mettre fin à ses jours.
Bon Dieu…
Une goutte de pluie tomba sur son crâne, pendant qu’ils marchaient à travers le parc. Puis une autre. Grosse et froide. Il se remettait à pleuvoir. Les arbres s’agitèrent, des nuages plus clairs que la nuit voguaient au-dessus des branches. On aurait dit des vaisseaux fantômes sur une mer d’encre.
— Mon groupe ne se contentera pas de cette version. Il y a d’autres personnes qui ont participé à la chasse.
— Qui ne seront jamais retrouvées, vu que les deux seules qui auraient pu parler seront mortes… Quant à ton groupe, il sera dessaisi. Tu es le coupable, je te rappelle.
Il dévisagea Katz dans la nuit pluvieuse.
— Pourquoi ? dit-il. Pourquoi tu fais ça ?
— Parce que c’est la chose à faire…
C’était donc ainsi que ça allait finir. Un suicide… Ses collègues, ses amis penseraient qu’il avait fini par craquer. Que la pression était trop forte. Tout le monde savait que l’état psychologique de la police était affreux. Que des policiers se suicidaient toutes les semaines. Alors, pourquoi pas lui ?
Soudain, le général, qui marchait en tête, s’arrêta. Servaz le vit s’immobiliser. Il leva le nez et renifla l’air humide comme un chien d’arrêt qui, vent de face, a senti une émanation. Il se retourna.
— Continuez, dit-il, j’ai oublié quelque chose. Je vous rejoins…
— BORDEL ! murmura Samira.
Elle fusilla du regard le membre de la BRI qui venait de s’allonger à ses côtés.
— Vous auriez pas pu mettre une eau de toilette un peu plus discrète ?
Samira jeta un coup d’œil entre les haies. Vit Martin au milieu du cortège qui avançait vers les trois dépendances disposées en U. Une haute silhouette à la tête coiffée d’un masque de coq ou de poule se détacha du groupe et repartit en sens inverse, retournant vers le manoir. Il y avait quelque chose de surréaliste dans cette vision, quelque chose dans cette scène, dans ces énormes et ridicules têtes d’animaux, dans leur façon d’avancer à la queue leu leu – comme dans ce célèbre plan du Septième Sceau –, qui lui arracha un frisson. Mauvaise mayonnaise…, se répéta-t-elle. Une soudaine rafale agita la haie derrière laquelle ils se tenaient, les aspergeant d’une douche glacée de gouttelettes.
Elle s’essuya les yeux, s’empara des jumelles, les braqua vers le château : là-bas, le premier groupe des hommes du RAID avançait lentement, longeant l’aile gauche de l’édifice en file indienne. Puis elle déplaça le binoculaire vers les dépendances, à l’opposé, à cent cinquante mètres de là, où le deuxième groupe progressait de la même manière, le long de la dépendance la plus proche du mur d’enceinte.
Elle sentit sa gorge s’assécher encore plus : si jamais ça se mettait à canarder, Martin serait aux premières loges pour ramasser une balle perdue. Puis elle dirigea les jumelles vers le grand coq qui avait atteint la façade du château.
Où va-t-il, celui-là ?
Elle se redressa et, sous le couvert des haies et des arbustes, penchée en avant, elle décrivit un large arc de cercle, progressant vers les dépendances, où les hommes du RAID étaient en train de pénétrer dans l’un des bâtiments après avoir enfoncé la porte latérale à l’aide d’un vérin hydraulique. Le groupe disparut à l’intérieur, tandis qu’un membre de l’unité lourdement armé montait la garde dehors. Samira courut, tête baissée, dans sa direction.
23 H 50. La tête de renard tourna le commutateur et le grand hangar s’illumina dans le clignotement des néons accrochés aux entretoises de la charpente métallique, révélant les boxes vides. Cette partie des écuries n’était plus occupée depuis que le général avait vendu la moitié de ses chevaux pour faire face aux dépenses courantes, celles que générait l’entretien du domaine et celles que son projet occasionnait.
Il avait aussi vendu, pour les mêmes raisons, sa résidence secondaire en Bretagne, une très jolie maison du XIXe nichée parmi les pins de la pointe de la Malouine à Dinard, ainsi que sa collection de voitures anciennes. Mais désormais les contributions commençaient à affluer de partout. Ils n’étaient plus seuls…
— Va la chercher, dit le Renard à Katz en lui tendant une clé et un capuchon noir. N’oublie pas qu’elle ne doit absolument rien voir.
En captant ces mots, Martin eut l’impression qu’on lui ôtait un énorme poids de la poitrine : cela signifiait tout bonnement que le général avait vraiment l’intention de tenir sa promesse : libérer Léa.
Katz remit son masque, attrapa le capuchon de toile noire et se dirigea vers la porte du fond, piétinant la paille qui subsistait sur le sol de ciment. Il déverrouilla la porte basse, la poussa, jeta un coup d’œil à l’intérieur. Fit volte-face. Ôtant son masque, Raphaël se tourna vers le reste du groupe, en proie à une immense perplexité.
— Il n’y a personne…
— Quoi ?
Un silence. Puis, soudain, un objet lancé de l’un des boxes rebondit sur le ciment de l’allée centrale avec un tintement métallique. L’univers explosa. Une énorme déflagration fit trembler les murs, accompagnée d’un nuage de fumée corrosif. Servaz eut l’impression que sa tête éclatait. Ses tympans sifflèrent. On cria des ordres – des voix dures, gutturales – et des silhouettes surgirent des boxes, les entourant, casquées, armes pointées. Les cris redoublèrent :
— Police ! Police !
— Montrez vos mains ! Montrez vos mains !
— Levez les mains ! C’est bon ! Interpellé !
— C’est bon ici aussi !
— Interpellé !
— Lève les mains ! Lève les mains ! C’est bon : interpellé !
Les cris se turent brusquement. Martin avait levé les mains comme les autres. Il toussait à cause de la fumée qui lui piquait la gorge, il était pris d’un vertige. Il se laissa passer les pinces.
— Pas celui-là, dit une voix dans son dos, alors que des pas résonnaient sur le ciment.
Une voix familière… Il se retourna, découvrit Espérandieu et Samira qui s’avançaient dans l’allée centrale, sous les néons.
— Léa est en lieu sûr, lui annonça-t-elle d’emblée.
Il respira. Bon Dieu, Léa était vivante, libre… Ses oreilles bourdonnaient comme s’il avait un essaim dans chaque pavillon. Il avait mal au crâne. Il contempla Raphaël et, tout à coup, la colère revint. Une fureur incontrôlée. Il fit un pas vers le jeune lieutenant, mais Samira le retint par le bras.
— C’est grâce à lui qu’on est ici, dit-elle. C’est Katz qui nous a prévenus…
— Il semble qu’au dernier moment il ait été pris de remords…, dit Vincent. Ou alors il a soudain eu peur des conséquences…
Samira lorgna Katz d’un air accusateur.
— Il n’était pas infiltré dans le groupe, dit-elle. Il en faisait partie… C’est chez nous qu’il était infiltré…
Servaz vrilla un regard sévère dans les yeux du policier blond. Il lut une note de tristesse, mais aussi de défi, dans celui que Raphaël Katz, silhouette affaissée, poignets menottés, lui renvoya.
— Non, dit ce dernier, c’était un coup de bol. Le général est mon parrain. C’est lui qui souhaitait que j’intègre les rangs de la police de Toulouse, comme mon père l’avait fait avant moi. Et, comme je l’ai dit, j’avais entendu parler de vous à l’école de police, commandant. Ensuite, hasard ou chance, on nous a confié cette enquête, et j’ai découvert qui était derrière cet accident quand le général m’a contacté. J’ai fait ça pour lui… Parce que c’est d’hommes comme lui qu’on a besoin aujourd’hui. Parce qu’il n’y a plus de justice, et qu’il faut bien que quelqu’un fasse le boulot. Parce qu’on ne peut plus laisser les salauds gagner tout le temps, le chaos s’installer, l’iniquité régner… Mais cette histoire de chantage et de suicide, commandant, ça non, je n’étais pas d’accord…
Sa voix s’éteignit. Servaz étudia le visage de son enquêteur, incertain sur ce qu’il pensait vraiment de Raphaël Katz.
— Le juge tiendra sans doute compte de son revirement de dernière minute, commenta Vincent en haussant les épaules, mais ça n’effacera pas tout ce qui précède…
— OK, on leur retire ces trucs grotesques ! lança Samira à la ronde. Enlevez-moi tous ces masques ! Déplumez-moi cette basse-cour !
Un par un, des visages hagards, pathétiques, livides, défaits, apparurent. Ceux d’hommes vaincus… Servaz se souvint de la leçon de Katz sur les homards, la première fois qu’il était entré dans son bureau : « Chez les homards, la chimie du cerveau diffère considérablement entre un homard vaincu et un homard vainqueur. C’est la même chose chez les humains… »
Il semblait bien que Raphaël Katz avait eu raison sur ce coup-là…
Un des membres du RAID retira le dernier masque. C’est alors qu’Espérandieu, Samira et Martin se figèrent.
LE GÉNÉRAL s’immobilisa. Une déflagration. Comme un gros pétard le 14-Juillet. Faisant vaciller la nuit. Du côté des dépendances. Il savait ce que c’était : grenade incapacitante. Ils étaient entrés en action. Il ne lui restait plus beaucoup de temps : dans quelques secondes, ils pénétreraient dans le château.
Mais c’était une chose d’investir un pavillon de banlieue tenu par un forcené, c’en était une autre de s’orienter dans le dédale d’un bâtiment comme celui-là.
Il ne s’était pas trompé quand il avait humé cette eau de toilette trop masculine portée par le vent qui n’appartenait à aucun des hommes qui l’accompagnaient. Tel le fauve qu’il était, tout au long de sa carrière il avait développé ses cinq sens sur les théâtres d’opération. Dans la forêt congolaise comme dans les montagnes d’Afghanistan, dans les rues de Beyrouth comme dans la nuit de Côte d’Ivoire.
— Il faut y aller, dit Kievert.
Son fidèle Kievert…
Il regarda une dernière fois la pièce. Les globes terrestres qu’il collectionnait, les livres anciens dont les reliures luisaient sourdement à la clarté des lampes. Plutarque voisinait avec Homère, Chateaubriand avec Montherlant, Kessel avec Malaparte, Gramsci avec Weber. Il dirigea son regard vers le bas de la bibliothèque. Délicatement, il effleura le bois, appuya sur une étagère en dessous d’une vieille édition de Technique du coup d’État. Une lumière verte pas plus grosse qu’une tête d’épingle s’alluma et s’éteignit, un déclic se fit entendre. Thibault Donnadieu de Ribes fit pivoter le pan de bibliothèque libéré. Des marches apparurent, s’enfonçant dans le sol. Un escalier faiblement éclairé. Il s’y engagea, suivi de Kievert, qui referma derrière lui et bloqua le passage secret.
— Ils mettront du temps avant de le trouver, mon général, dit ce dernier.
Les pupilles du général s’étrécirent en sondant le bas des marches et le tunnel qui s’enfonçait sous le parc.
— Ils ont sûrement fermé toutes les routes, dit-il. Le seul moyen de fuir, c’est par les collines. À cheval…
Il promena sa main sur sa hanche, passant le doigt sur la lame du « poignard Légion » – en réalité une baïonnette de fusil US 17 transformée en poignard – qui le suivait depuis les années 80. Il était en tenue de combat camouflée, les pieds dans des chaussures de brousse. Son bon vieux Glock 17 à la ceinture.
Il consulta sa montre. 0 h 12. Ses pas se répercutaient dans le long tunnel humide. Kievert devait presque trottiner pour le suivre. Il observait la haute silhouette qui marchait devant lui en se disant que cet homme appartenait à une autre époque, à une autre espèce. Comme il l’admirait. De loin en loin, une lampe dans son logement grillagé jetait un halo vaporeux sur le couloir. Des gouttes tombaient du plafond.
Ils atteignirent un deuxième escalier qui remontait vers la surface. Le général pressa un interrupteur. Un rai de lumière horizontal apparut sous une porte, là-haut, dans la pénombre. Il grimpa les marches. Fit signe à Kievert d’attendre. Prêta l’oreille. Rien. Il tira le battant. Le passage donnait sur les écuries. Une forte odeur de chevaux, de crottin et de détergent les assaillit. Kievert transpirait. Ses yeux le brûlaient. Il faisait chaud là-dedans. Il était presque sûr que le général n’avait pas une goutte de sueur sur le front. Il se mit en marche derrière lui. De chaque côté de l’allée, dans les boxes, les puissantes croupes des chevaux formaient comme une haie d’honneur, leurs longues queues soyeuses s’agitant doucement. Kievert entendit un hélicoptère quelque part. Et des sirènes en approche. Le général avançait dans l’allée, ouvrait les boxes les uns après les autres. Les portillons rebondissaient, les chevaux commençaient à s’agiter. Le général émettait des sifflements et des claquements de langue en avançant. Des hennissements lui répondirent. Des sabots frappèrent le sol. Kievert le vit atteindre la double porte à l’entrée des écuries, repousser les battants qui s’ouvrirent en grand sur la nuit pluvieuse. Kievert se figea. Des cris à l’extérieur. Des appels. Mais assez lointains. Ils devaient le croire dans le château. Revenant en arrière, le général entra dans les boxes, en chassa les animaux un par un en faisant claquer sa langue comme un berger. Les chevaux se mirent à hennir de plus belle, nerveusement. Rendus fous d’excitation et de peur, ils se précipitaient hors des stalles. Kievert avait le cœur qui battait à l’unisson de celui des chevaux ; la peur des animaux le contaminait, entrait en lui. Il étouffa un juron quand l’une des grandes et nobles bêtes le frôla. Il faillit perdre l’équilibre, s’écarta brusquement. Il avait la tête qui tournait. Toutes ces bêtes affolées qui se ruaient vers la sortie, se poussaient les unes les autres dans une mêlée furieuse, un grondement de sabots trépidant, un concert de hennissements énervés, et lui au milieu. Il se plaqua contre la paroi de bois pour éviter d’être renversé, piétiné. Vit le général marcher derrière la horde. Ses yeux bleus étincelaient. Il semblait en transe, en proie à une fureur démente. Kievert ne l’avait jamais vu ainsi.
— Rendez-vous à la police, Kievert, dit le général d’une voix impérieuse en passant devant lui. Vous n’avez pas assisté aux réunions, vous n’avez jamais participé à la chasse, vous n’étiez pas au courant… Les autres témoigneront, les petits juges vous rendront votre liberté… Merci, Kievert ! Allez rejoindre votre épouse. Elle doit être morte de peur. Vous avez été le plus fidèle, le plus loyal de mes soldats, je ne l’oublierai jamais… Vous êtes un homme d’honneur.
Kievert sentit les larmes monter. Alors c’était ici que ça s’arrêtait ? Toutes ces années. Tous ces combats partagés. La camaraderie, l’esprit, les valeurs. Tout ça pour ça ? Où étaient les valeurs aujourd’hui ? Dans quel monde vivaient-ils ? Le général était celui qui lui avait rendu cette époque supportable. Il était seul maintenant. Si seul… Qu’allait-il devenir ? Son cerveau refusait de l’admettre. Il essaya de réfléchir, mais sa tête était vide.
Les larmes aux yeux, il vit le général empoigner la crinière du dernier cheval et se hisser dessus d’un bond, avec une souplesse sidérante pour son âge.
SAMIRA, VINCENT et Martin regardaient celui qui leur faisait face. La bande du général avait à l’évidence infiltré jusqu’aux plus hauts échelons de la hiérarchie policière. Combien d’autres flics, officiers, gardiens de la paix, gendarmes, militaires étaient dans le coup ? se demanda Servaz.
Le colérique commissaire divisionnaire Chabrillac avait perdu de sa superbe. Il était pâle et défait dans la lueur des néons.
— Patron, lui dit Samira avec un timbre cruel, est-ce qu’on s’est assez démenés à votre goût, cette fois ?
Le divisionnaire eut l’air de vouloir l’étrangler de ses propres mains.
— Vous voulez toujours qu’on passe le dossier à l’IGPN ? lui demanda Vincent sur le même ton.
— Vous ne comprenez pas, gronda le divisionnaire, tout ça vous dépasse… Vous êtes tous si naïfs ! Vous croyez que vous travaillez pour le bien public en nous arrêtant ? Regardez autour de vous ! Les béances de la loi et les failles de nos démocraties sont devenues les boulevards dans lesquels s’engouffrent nos ennemis, tous ceux qui veulent nous détruire de l’intérieur ! Seuls des hommes comme le général peuvent encore nous sauver. Il n’y a pas d’autre choix dans une société que la résistance à ce qui veut la détruire ! Vous devriez nous rejoindre… Vous devriez…
— Où est Léa ? demanda Servaz à Samira. Je veux la voir…
Soudain, des cris et des hennissements s’élevèrent à l’extérieur et ils se ruèrent vers la sortie, abandonnant Chabrillac et les autres aux hommes du RAID. Servaz jaillit sous la pluie. Des chevaux couraient dans tous les sens, le poil luisant d’humidité, le regard fou, les crinières au vent, et les membres de la BRI et ceux de la Division des affaires criminelles essayaient en vain de les arrêter, de les maîtriser. La nuit résonnait de cris, de hennissements, de cavalcades, dans le chaos le plus total. Les chevaux galopaient, s’arrêtaient, repartaient en sens inverse, se heurtaient les uns aux autres. Servaz vit un des hommes être jeté dans la boue par une bête, rouler sur lui-même pour éviter ses sabots et être heurté par ceux d’une deuxième. Le policier, toujours à terre, poussa un cri de douleur.
— Bon Dieu ! s’exclama Samira.
— Où est le général ? demanda-t-il.
La pluie lui martelait le crâne, coulait dans son col et sa nuque. Il essuya l’eau dans ses yeux.
— Les types du RAID sont là-bas. On dirait qu’ils ne l’ont pas trouvé…
Il comprit que les chevaux faisaient diversion. Balaya la propriété du regard. L’aperçut. Le cavalier. Il dévalait la colline sur leur droite. Il était déjà à plusieurs centaines de mètres. Il s’approchait d’une haie vive et d’arbres clôturant la prairie en contrebas ; des silhouettes couraient à sa poursuite dans la pente.
— File-moi ton arme ! lança-t-il à Vincent.
Espérandieu hésita, la lui tendit.
— Martin, le RAID doit être entré en action ! s’exclama Samira. C’est dangereux !
LE GÉNÉRAL sauta à bas de sa monture, la calma d’une tape. Il courut jusqu’au portail de bois dans la haie, entre deux acacias, souleva la clenche, tira le loquet. Puis il remonta sur son cheval, franchit le portail et s’élança dans la pente au-delà. La pluie lui coulait sur le visage, et il plissa ses yeux bleus tout en serrant ses genoux autour des flancs de sa monture. L’herbe détrempée et glissante et la terre spongieuse sous les sabots de Baron Nishi, son cheval préféré, l’inquiétaient davantage que les flics derrière lui, qui étaient à pied et qui n’oseraient pas tirer, sauf en cas de légitime défense. À moins que l’un d’eux n’ait assez de tripes. Il essuya son visage, agrippant la crinière du cheval de l’autre main. Soudain, une paire de phares apparut sur sa droite. Merde ! Un de leurs Toyota Land Cruiser roulait en cahotant le long du petit sentier qui débouchait sur la prairie en pente ; la pluie zébrait d’étincelles le tunnel tressautant de ses phares. La trajectoire du tout-terrain était perpendiculaire à la sienne.
Il encouragea Baron Nishi, dépassant le Land Cruiser, le laissant derrière lui, mais nul doute que celui-ci allait incurver sa trajectoire pour le suivre sur la pente. Il étreignit plus fort les flancs du cheval, sur lesquels l’averse ruisselait. Sa tenue de combat était trempée mais il n’y prêtait pas attention. Il avait connu tellement de situations semblables au cours de sa carrière.
Le Toyota Land Cruiser était juste derrière eux. Il le savait au faisceau lumineux bondissant qui, par moments, projetait l’ombre du cheval devant lui et faisait briller à la fois l’herbe mouillée et la pluie. Ils approchaient du bas de la colline – là où se trouvait le principal obstacle. Une clôture de fil de fer barbelé qui longeait un ruisseau. Il n’avait plus le temps de chercher une autre issue. Pas avec ce foutu Land Cruiser collé à ses basques. Il n’y avait qu’un moyen de le semer… Baron Nishi en était capable. Il donna à sa monture une dernière impulsion. Le cheval fonçait vers la clôture. Il soupçonna que le Land Cruiser avait ralenti. C’était maintenant… Il avait lui-même choisi cette ronce de barbelé. Il savait à quel point elle était coupante.
Vas-y, mon beau, saute…
Le cheval se rua sur les barbelés. Le général cria. Son cœur se mit à battre au même rythme fébrile que celui de l’animal. Baron Nishi allait s’élancer quand, soudain, au dernier moment, l’animal refusa l’obstacle et freina des quatre fers. Passant par-dessus la nuque et les oreilles du cheval en vol plané, Thibault Donnadieu de Ribes fut projeté dans les airs. Il sentit les pointes traverser le tissu et pénétrer dans sa chair quand il atterrit dans la clôture.
Il eut l’impression qu’une créature vicieuse et dentue refermait ses tentacules sur lui. Puis il ne bougea plus. Le cul dans la boue du ruisseau, les joues et le front sanguinolents, il était captif d’une prison d’acier galvanisé.
Il ne crie pas. La bouche ouverte, il respire calmement. La pluie tombe sur lui ; elle coule dans ses yeux, sur sa nuque, le long de son dos, sous la tenue de combat. Il sent les mille petites coupures dues aux pointes acérées qui entrent dans sa chair, la déchirent millimètre par millimètre. Il a le cou, les joues, les bras et le torse emprisonnés dans le fil de fer barbelé. Son pouls bat tout contre une des pointes, qui appuie à son tour sur sa carotide. Le lacis des pointes en acier galvanisé forme une prison redoutable.
Sans bouger, il les regarde descendre la colline. Marcher vers lui. C’est étonnant à quel point on peut avoir les idées claires dans ces moments-là. Comme quand, en Afghanistan ou dans la forêt congolaise, avec ses hommes il était cerné par des ennemis plus nombreux, drogués et prêts à mourir. Ceux qui s’approchent ne sont pas drogués, ni prêts à mourir, c’est leur civilisation qui se meurt. Celle qu’il a défendue toute sa vie. Il est du mauvais côté de l’Histoire, il le sait, mais ça n’a plus aucune espèce d’importance à présent. Il a son destin en main – c’est le cas de le dire : il sent les pointes s’enfonçant dans ses paumes, le sang qui goutte. Il lui suffira de tirer d’un coup sec et tout sera fini. À quoi pense-t-il en cet instant ? Il pense que cette époque n’était plus la sienne, de toute façon…
IL DESCENDIT en courant la colline, dérapa sur l’herbe aussi glissante que la glace d’une patinoire, récupéra son arme, se releva, repartit. Quand Servaz parvint à la hauteur des autres, ils s’écartèrent et il put voir. Il fixa la forme illuminée par les phares du Land Cruiser, prise dans l’inextricable écheveau des spires d’acier et des pointes acérées. Les joues du général saignaient. Ses yeux bleus les ignoraient, braqués droit devant.
— Général, dit Servaz. Nous allons vous sortir de là.
Dans la lumière violente et striée de pluie, les yeux très bleus bougèrent lentement, comme ceux d’une poupée, pour venir se poser sur lui.
— Je ne vous le conseille pas…
— Quoi ?
— Vous voyez ces deux pointes contre mon cou, commandant ? Elles appuient très exactement à hauteur de ma carotide. Croyez-moi, je sais de quoi je parle. Il suffit que je tire d’un coup sec sur ce fil. Le temps qu’il vous faudra pour me dégager, je me serai vidé de mon sang.
Servaz regardait le général, qui le fixait en retour.
— Qu’est-ce qu’on fait alors ? demanda-t-il.
— Vous rien, commandant, répondit le général en cillant à cause de la pluie mais aussi à cause du sang qui coulait de son front ouvert comme d’une couronne d’épines. Si ce n’est m’écouter…
Servaz devina qu’un des hommes repartait chercher du secours – sans doute une ambulance et une civière. Il doutait qu’il revînt à temps.
— Vous avez déjà été à Hong Kong, commandant ? demanda doucement Thibault Donnadieu de Ribes. Vous avez déjà vu les merveilles du pays dogon ? La nuit tomber sur Le Cap ? Vous connaissez le parc de Namib-Naukluft ? Et la mosquée bleue de Mazâr-e Charîf ? La grande migration des gnous au Serengeti ? Il y a tant de choses à voir dans ce monde, commandant. Mais figurez-vous que c’est ici que je suis né et c’est sur ce sol que je veux mourir.
— Vous n’allez pas mourir, général… Vous allez être jugé pour avoir causé la mort d’un gosse innocent et assassiné Kevin Debrandt – en attendant d’autres inculpations.
— Ce n’étaient pas des gosses, et ils n’étaient pas si innocents que ça… Pas de sentimentalisme, commandant. S’il vous plaît, j’en ai assez d’entendre gémir toutes ces belles âmes. Vous croyez que notre ennemi a ce genre de scrupules ?
— De quel ennemi parlez-vous, général ?
Il vit une écharde de fureur s’allumer fugitivement dans le regard bleu. De nouveaux nuages crevèrent et la pluie redoubla. Le visage ruisselant, Thibault Donnadieu de Ribes le dévisagea.
— Adieu, commandant…
— Général !
Servaz bondit. Trop tard. Le visage de son vis-à-vis était calme, empreint d’une sorte de paix intérieure, quand il tira d’un coup sec sur le fil de fer barbelé qu’il empoignait. Servaz vit les pointes entrer dans le cou, percer le gonflement cylindrique et pulsatile de la carotide. Pendant une fraction de seconde, il crut qu’il n’allait rien se passer. Qu’on allait en rester là. Pas d’hémorragie. Pas de geyser de sang. Rien de spectaculaire ni de trop théâtral. Puis, d’un coup, le sang jaillit, tel le pétrole d’un puits au temps de la ruée vers l’or noir, un jet puissant et sombre. Qui éclaboussa le métal, la boue, l’herbe, leurs mains qui se démenaient sous la pluie battante pour entrouvrir la prison d’acier. Servaz sentait les pointes mordre ses paumes, les déchirer, mais il n’en continuait pas moins de secouer furieusement les spires, à genoux dans la boue, comme les autres.
LE CŒUR DU GÉNÉRAL continua de pomper quand lui-même, indifférent aux efforts de ces hommes pour le libérer, contemplait déjà la mort qui approchait. Et cela arriva : il revint au manoir de son enfance. Aux grands chênes du parc et au verger inondé par le soleil de juin. Un dimanche à la campagne. Son père en uniforme de capitaine d’infanterie plein de boutons qui brillent dans la lumière et son grand-père – qui a connu l’affaire Dreyfus et la Grande Guerre –, assis sur une chaise sous le tilleul, un chapeau de paille mêlant son ombre à celle des feuillages. Le vrombissement des insectes, la chaleur estivale, les cygnes sur l’étang, le parfum de glycine et la douce odeur de maman en robe d’été à volants. Il a dix ans. À la radio, dont l’écho lointain leur parvient de l’intérieur de la maison, Sheila chante L’Heure de la sortie et Polnareff La Poupée qui fait non. Pendant qu’un garçon en culottes courtes – qui a toute la vie devant lui – court à travers le parc, un bâton en forme de fusil dans les mains, et crie : « Pan ! Pan ! »
Progressivement, ses yeux lavés par la pluie, ses yeux qui regardaient l’enfance, qui regardaient le passé, qui savaient que le seul combat qu’on ne gagne pas est celui-là, se firent opaques. Fixes et mats comme des billes bleues.
ILS MIRENT un temps fou à couper les liens d’acier à l’aide de cisailles et à l’extirper de sa prison. Sa tenue de combat gorgée d’eau de pluie avait été aspergée de son sang. Ils l’ouvrirent avec une paire de ciseaux, l’allongèrent sur l’herbe. Mais il avait déjà cessé de respirer.