NUIT. Forêt. Phares. La lune au-dessus. Des arbres dans les phares. Quantité d’arbres. Et fort peu de maisons. Plutôt, de loin en loin, une ferme. Isolée. Solitaire. Ils avaient été tirés de leur lit à 4 heures du matin.
— C’est vert ici, commenta Samira.
Il n’y eut pas d’autre commentaire. Servaz avait été arraché à un cauchemar dans lequel il dînait en compagnie de tous les morts qu’il avait croisés dans sa vie de flic, quand le téléphone avait vibré sur sa table de chevet. C’était Chabrillac, le nouveau patron de la police judiciaire. Le procureur de Foix avait appelé au beau milieu de la nuit le magistrat de permanence au parquet de Toulouse, lequel venait de saisir la PJ pour une mort suspecte intervenue sur les routes de l’Ariège. Un jeune homme renversé par une voiture vers 2 h 30 du matin. Apparemment, il avait surgi de la forêt devant le véhicule, le chauffeur n’avait rien pu faire.
— Un accident de la route ? avait dit Servaz, perplexe, encore dans les vapes, en regardant l’heure.
— Il portait une tête de cerf… il était blessé et on a toutes les raisons de croire que… hmm… qu’il fuyait quelque chose… ou plutôt quelqu’un…
Servaz s’était aussitôt senti parfaitement réveillé.
— Un accident de la route ? avait répété Samira, incrédule, quand il l’avait jointe cinq minutes plus tard.
— Un accident ? avait dit Vincent peu après, en murmurant pour ne pas réveiller Charlène.
Samira Cheung et Vincent Espérandieu : les deux meilleurs éléments de son groupe d’enquête. Il avait eu du mal à les faire accepter au début. Samira ressemblait à une gothique énervée et Vincent à un jeune homme un peu trop maniéré. À leur arrivée, Servaz avait assisté à une réaction en chaîne de sous-entendus, ragots, quolibets plus ou moins homophobes ou sexistes. Il y avait mis le holà. Il avait aussi confié de plus en plus de responsabilités à l’un comme à l’autre. Il savait reconnaître un bon enquêteur quand il en voyait un. Cela faisait douze ans à présent que Samira et Vincent avaient rejoint son groupe. De l’eau avait coulé sous les ponts. Il saisit le thermos de café que Samira, assise à l’arrière, lui tendait. Remplit son propre gobelet. Abaissa la vitre puis son masque, et but une gorgée, tandis que Vincent conduisait. Se penchant, il leva les yeux vers le ciel nocturne à travers le pare-brise. Une lune ronde et souriante les accompagnait.
Ils ralentirent en apercevant la lueur des gyrophares à une centaine de mètres, dégoulinant des grands arbres. Vincent freina. Servaz fut surpris par le nombre des véhicules. Il vit des silhouettes derrière les rubans jaunes. Des lumières très vives et une tente. Elle trouait la pénombre d’une note plus claire. Ils se rangèrent sur l’accotement herbeux.
— On n’est pas les premiers, constata Espérandieu, les mains sur le volant, c’est jour d’affluence chez les pandores, on dirait.
— Qu’est-ce qu’ils foutent ? demanda Samira en s’inclinant entre les sièges. Ils nous saisissent ou ils refilent l’affaire à la gendarmerie ?
— En tout cas, j’ai rarement vu autant de monde pour un simple accident de la route, dit Vincent.
Quand ils descendirent, la couverture nuageuse s’était reformée, la lune avait disparu. L’éclair des gyrophares les aveugla, tandis qu’ils se dirigeaient, une main en écran, vers le ruban antifranchissement. Servaz songea que la vie était comme ces gyrophares : une lueur entre deux éternités de nuit. Elle brille un court moment puis s’éteint. Et la seule chose qui demeure, c’est le souvenir de cette lueur. Qui finit par s’éteindre, lui aussi.
Il nota que les gendarmes, les premiers arrivés, avaient travaillé rapidement et sérieusement. Ils avaient divisé l’espace en trois zones dont les limites invisibles étaient cependant matérialisées par la présence dans chacune de professionnels différents : la zone no 1 était celle de l’accident proprement dit, avec la voiture encore examinée par les techniciens de scènes de crime en combinaisons blanches ; la zone no 2, dans les bois, celle par où, sans doute, le jeune homme était arrivé, et d’autres tenues de cosmonautes la passaient au peigne fin ; enfin, dans la zone no 3, se rassemblaient, à l’écart, le reste des effectifs et les magistrats.
Il se fit la réflexion que la zone no 1 avait dû être polluée par l’intervention des secours. En même temps, ce n’était pas à proprement parler une scène de crime. L’essentiel était ailleurs : dans les bois… Là où le jeune homme avait été poursuivi, traqué, si tel était bien le cas.
Quoi qu’il en soit, ils avaient mis le paquet, avec leur tente, leurs projecteurs, le nombre inhabituel de techniciens et de gradés… Il sentit l’adrénaline courir dans ses veines, sa curiosité croître encore : quelque chose se passait ici. On ne sortait pas autant de personnes de leur lit sans raison.
S’avançant vers le groupe des gendarmes et des magistrats, il reconnut, parmi les silhouettes que fouettait le brasier des gyrophares, le nouveau procureur de Toulouse, Guillaume Drecourt, précédemment en poste à Besançon. Il avait récemment déclaré à un journaliste local qu’il avait hésité dans sa jeunesse entre suivre des études de droit et devenir coach sportif. Et que donc il avait l’esprit d’équipe. Restait à voir si cet esprit d’équipe s’étendait à la police.
De son côté, le proc le regardait approcher avec un intérêt qu’il ne cherchait pas à dissimuler. Yeux gris. Perçants. Lunettes rondes au-dessus du masque.
— Commandant, dit-il.
— Monsieur le procureur.
— Monsieur le procureur, dit à son tour l’officier de gendarmerie présent à côté d’eux, on a déjà commencé les constats, on attend votre décision…
Le proc dévisagea l’officier puis Servaz.
— Commandant, dit-il, on m’a parlé de vous et de votre groupe.
— Voici le capitaine Espérandieu et le lieutenant Cheung, répondit l’intéressé. Est-ce qu’on peut avoir un topo ?
Ils se tournèrent vers l’officier de gendarmerie, qui montra l’accotement près de la voiture accidentée.
— Le garçon a surgi des bois, là-bas, dit-il à travers son masque. Le conducteur (l’officier de gendarmerie désignait un homme qui buvait un gobelet de café fumant, assis sur une chaise pliante, sous la tente qu’illuminaient les lanternes) n’a pas eu le temps de s’arrêter. Il l’a percuté et le corps a été projeté sur la route. Il portait une… tête de cerf, avec une fermeture éclair sur la nuque et une courroie sous le menton.
Servaz tressaillit.
— Une tête de cerf ? Où est-elle ? voulut-il savoir.
— Les urgentistes ont dû la lui enlever quand ils ont essayé de le ranimer. Ils l’ont sûrement contaminée par la même occasion. Elle a été placée sous scellés. Elle est encore là-bas, sous la tente. Les secours ont aussi abondamment piétiné la zone no 1.
Un vrai chantier, pensa Servaz en regardant autour de lui, une fois de plus surpris par le déploiement des forces de l’ordre. Ils avaient sans doute relevé les empreintes et l’ADN des ambulanciers pour les éliminer le moment venu des traces récoltées sur les zones 1 et 2.
— Quand le gamin a jailli dans ses phares, le conducteur a d’abord cru qu’il s’agissait d’un animal. Il est en état de choc, poursuivit l’officier.
— Qu’est-ce qu’il faisait sur la route à une heure pareille ?
— Il était de nuit à l’hôpital. Il est infirmier. Il rentrait chez lui…
— On m’a dit que le gosse était en train de fuir… On sait ce qu’il fuyait ?
— Vous verrez…, dit le gendarme. En tout cas, c’est une… hmm… affaire sensible.
— Ah bon ? Pourquoi ça ?
— Vous verrez…, répéta-t-il.
Servaz imagina la scène. Nuit. Phares. Forêt. Une silhouette à tête de cerf bondit devant une voiture, telle une créature mythologique ; le conducteur n’a pas le temps de l’éviter. Il est surpris, mais aussi fasciné, tétanisé par cette apparition. Servaz frissonna. Il eut soudain envie d’en fumer une, sortit son paquet de la poche de son manteau, se souvint qu’il portait un masque. Époque de virus. Punitive, mortifère, purificatrice, qui avait trouvé son symbole : le masque. Posé comme un bâillon, comme le signe de reconnaissance d’une société muselée, hygiénisée, et aussi perdue et aux abois…
— Monsieur le procureur, qu’est-ce qu’on fait ? insista le représentant de la gendarmerie. L’heure tourne. Mon service est prêt à…
— Puisque vous étiez là les premiers et que vous avez déjà recueilli le témoignage du conducteur, je vous saisis de l’enquête sur l’accident de la route proprement dit, lui répondit le proc. En revanche, je charge officiellement le groupe du commandant Servaz d’enquêter sur tout ce qui relève des chefs éventuels d’enlèvement, de séquestration, d’actes de torture et de tentative de meurtre sur ce gosse une fois qu’il aura été identifié. Je vais ouvrir une information. Je compte sur vous pour travailler en bonne intelligence.
Servaz vit le regard de l’officier de gendarmerie se durcir.
— Vincent, dit-il, vois avec l’Identité judiciaire et assure-toi qu’ils prennent des photos de sécurité de tous les indices. Samira, c’est toi qui vas servir de procédurier. Tu récupères les scellés, tu constitues un album photo de la scène de crime, tu vérifieras que les PV sont inattaquables.
— Ils le seront, le rembarra l’officier de gendarmerie. Mes hommes n’ont pas pour habitude de foirer les constats, commandant.
— J’en suis sûr, répondit-il diplomatiquement.
Il fixa la voiture accidentée. Quelqu’un était accroupi devant, près du corps. Quelqu’un qu’il connaissait : le Dr Fatiha Djellali. Légiste à l’unité médico-judiciaire du CHU de Toulouse. Professionnelle jusqu’au bout des ongles. Compétente. Dévouée. Une bonne nouvelle…
Il remonta le col de son manteau. La température était tombée pas loin de zéro. Bientôt novembre. Mois des morts et des chrysanthèmes. Début des dépressions saisonnières.
Il se fit remettre une combinaison, des gants et des surchaussures avant d’entrer dans la zone no 1 et de marcher en direction de la légiste. Il plissa les yeux ; les phares de la voiture, toujours allumés, l’éblouissaient – mais il commençait à distinguer les détails. Le corps nu couché sur le côté, à même l’asphalte. Penchée sur lui, genoux pliés, le Dr Djellali était en train d’examiner son dos à l’aide de ce que Servaz savait être, pour avoir déjà vu la légiste à l’œuvre, une torche de plongeur. Étanche, ultrapuissante et d’une grande autonomie. Soudain, il comprit pourquoi le gendarme lui avait dit qu’il s’agissait d’une affaire sensible. Ce n’était pas seulement un jeu d’ombre et de lumière, non : le jeune homme avait la peau noire.
— SALUT, dit-il.
— Salut, Martin.
Elle ne leva même pas la tête, tout entière à sa tâche. Ils avaient failli sortir ensemble peu de temps avant qu’il ne rencontre Léa. Servaz avait hésité. Fatiha Djellali était une femme des plus attirantes et d’un abord très agréable. Mais c’était aussi, comme la surnommaient certains flics, la « Déesse des morts ». Comme lui, elle vivait dans leur commerce. Comme lui, elle ramenait à la maison des images. Il n’était pas sûr que partager le quotidien de cette femme aurait été la meilleure manière de lutter contre ses propres fantômes, de les tenir à distance. Et puis, Léa était entrée dans sa vie, avec sa gaieté, son énergie, son humanité, sa rectitude, et elle avait mis tout le monde d’accord[1].
— Tu en penses quoi ? demanda-t-il.
— Sans m’avancer, je dirais qu’il a été tué sur le coup en heurtant le sol. Mais il a d’abord été percuté par la voiture avant de retomber sur la chaussée : il y a du sang sur le capot et le pare-chocs. Et il a les pieds meurtris : il a dû courir un bon moment dans la forêt.
Il plissa les paupières en tournant son regard vers l’embrasement des phares. Reporta son attention sur les mains du garçon, autour desquelles la légiste avait passé des sachets transparents.
— Quelqu’un a pris ses empreintes digitales ?
Elle secoua la tête :
— Pas encore. Pas question d’effectuer un quelconque prélèvement ou la moindre opération susceptible de provoquer une contamination accidentelle tant que je n’aurai pas examiné la pulpe de ses doigts et curé ses ongles.
Il connaissait sa rigueur et son intransigeance en la matière.
— On aura sûrement besoin de ses empreintes pour l’identifier si on ne trouve ni vêtements ni papiers, objecta-t-il. On pourrait utiliser une technique « non destructive », comme des poudres qui n’affectent pas l’ADN. Ou même une simple photographie…
— Martin, en l’état actuel des choses, personne ne touche à ce corps à part moi, trancha-t-elle. On les relèvera juste avant l’autopsie. Mais personne ne touchera ces mains tant que je n’aurai pas examiné les doigts et les ongles, c’est compris ? Je ne me suis pas levée si tôt pour rien.
Du Fatiha Djellali tout craché. Elle avait son propre protocole et personne ne pouvait y déroger. Il avait connu des légistes moins scrupuleux. Il réprima un soupir. En général, il se réjouissait qu’elle fît preuve d’un tel professionnalisme mais, cette fois, il aurait bien aimé gagner du temps.
— Pleine lune, dit-elle soudain.
— Oui, j’ai remarqué, fit-il en levant les yeux vers le ciel nocturne.
— Lune des chasseurs…
Il tressaillit de nouveau.
— Quoi ?
— Notre pleine lune, cette nuit : elle s’appelle la lune des chasseurs, expliqua-t-elle. C’est comme ça qu’on appelle la pleine lune d’octobre parce que jadis elle facilitait la chasse de nuit aux oiseaux migrateurs. Traditionnellement, elle fait suite à la pleine lune des récoltes, en septembre. Sauf que 2020 est vraiment une année exceptionnelle à tous points de vue : nous avons treize pleines lunes au lieu de douze. Dont deux en octobre. Lune des chasseurs, répéta-t-elle.
Il se souvint que, dans la mythologie grecque, Artémis, déesse de la chasse, était aussi associée à la lune. Il fut parcouru d’un frisson.
— Tu crois que c’est une coïncidence ? demanda-t-il.
— Ça, c’est pas mon boulot de le dire. C’est le vôtre.
— D’après ce que j’ai entendu, il aurait fui quelque chose ou quelqu’un… Il aurait été en somme… chassé… Tu sais d’où vient cette hypothèse ?
Elle hocha la tête :
— Regarde.
Elle orienta le pinceau de la torche vers l’une des omoplates. Il avait une blessure à l’épaule gauche, en dessous de la clavicule : une pointe de métal en ressortait. Elle étincela dans le faisceau surpuissant. Servaz s’accroupit à son tour.
— C’est quoi ça ? Une flèche ?
— Plutôt un carreau d’arbalète…
Il sentit les poils sur sa nuque se hérisser.
— Pas banal, hein ? ajouta-t-elle. Et ce n’est pas tout…
Elle posa sa torche sur le sol, saisit le corps aux épaules.
— Aide-moi.
Il l’aida à le retourner, lentement, précautionneusement. Ils le couchèrent sur le dos, sur la bâche étalée à même les gravillons et le bitume.
Elle éclaira en premier lieu le visage, bien que les phares l’illuminassent déjà.
Servaz se figea. Des pupilles mortes. Des yeux qui avaient à peine eu le temps de voir la vie avant de la quitter : ce gamin n’avait pas plus de vingt ans. Fatiha Djellali fit glisser le faisceau de la torche le long du menton et de la gorge jusqu’à la cage thoracique, qui affleurait distinctement sous la peau, car le garçon était de constitution maigrelette.
Servaz prit un air surpris, et même carrément sidéré. Il essaya de ne pas penser, de ne pas échafauder d’hypothèses à ce stade, de ne pas tirer de conclusions prématurées.
Quelqu’un avait gravé sur la poitrine du jeune homme le mot :
JUSTICE
ILS PROGRESSAIENT difficilement. Entre taillis et arbres. Samira l’avait rejoint et ils suivaient le chemin qu’avaient délimité dans la forêt les techniciens de scènes de crime en tendant de tronc en tronc deux longs rubans jaunes et brillants vaguement parallèles. Ils se tenaient à l’extérieur des rubans. Là où ils ne risquaient pas de piétiner des indices. Entre les deux lignes jaunes, des projecteurs éclairaient des taches de sang et des branches cassées signalées par des cavaliers en plastique, jaunes eux aussi, numérotés. Tout était humide ; au bout de trente mètres, les jambières de son pantalon furent trempées. Un peu plus loin, on avait dû manquer de câble pour alimenter les projecteurs, car des ballons lumineux les remplacèrent. Ils avaient été montés au bout de mâts, reliés à des batteries au sol, trouant l’obscurité comme des lunes mortes.
Puis, au bout de cinq cents mètres environ, il n’y eut plus ni ballons ni rubans. À partir de là, les techniciens, à court de matériel, s’étaient contentés de déposer des cavaliers en plastique là où ils avaient repéré des traces. Les balises jaunes dessinaient ainsi un chemin plus clair à travers la forêt obscure tels les cailloux du Petit Poucet.
Ils atteignirent bientôt un ruisseau, qui coulait au bas d’une pente escarpée, et ils aperçurent entre les buissons deux techniciens qui éclairaient l’autre rive de leurs lampes. Servaz vit des traces de pas profondes dans la boue. De pieds nus, mais aussi de semelles. Les TIC les photographiaient et les mesuraient. L’un d’eux se releva et passa près d’eux. Peut-être retournait-il là-haut chercher un kit de moulage.
Servaz montra sa carte.
— Que des hommes adultes, déclara le second technicien en désignant les traces. Je dirais entre six et dix. Plus le garçon aux pieds nus…
Il portait une combinaison à capuche et un masque blancs, des surchaussures et une double épaisseur de gants de nitrile bleu, et il avait l’air là encore d’un explorateur perdu sur une planète hostile.
— Ça continue plus loin ? demanda Servaz en écartant une branche et en posant un pied prudent sur une pierre plate au milieu du courant.
L’eau chantait et dansait, scintillante dans le faisceau de la torche. Le ruisseau creusait un tunnel dans la végétation.
— Oui, il y en a environ pour un kilomètre…
Soudain, Servaz avisa sur un rocher voisin ce qui ressemblait à une grenouille morte. À plat ventre, ses grandes pattes postérieures formant deux angles droits, elle ne bougeait plus. Il fut étrangement fasciné, perturbé par le petit batracien. Fascination d’autant plus étonnante qu’il venait de voir un cadavre sur la route. Comme si l’insignifiante créature revendiquait sa place dans la grande chaîne de la vie et de la mort.
Ils reprirent leur progression. Le feuillage formait un plafond presque impénétrable au-dessus de leurs têtes mais, par moments, la lune parvenait à se glisser entre les feuilles. Ici, loin en contrebas de la route, il n’y avait aucun bruit. Il fut frappé par ce silence. Enfin, ils les virent. Les autres techniciens en combinaisons blanches, au centre de la clairière.
La lune la baignait.
Il régnait en ce lieu circulaire, ouvert sur le ciel nocturne, au cœur de la forêt, une horreur diffuse, et Servaz sentit une sourde angoisse le gagner.
— Qu’est-ce que vous avez ? demanda-t-il en dégainant encore une fois sa carte.
— Les traces s’arrêtent là, dit l’un des cosmonautes. C’est à partir d’ici qu’il a commencé à courir. Il a fui dans la direction d’où vous venez, ajouta-t-il en indiquant la forêt noire derrière eux.
Le technicien montra ensuite le paysage coloré en bleu, le décor fantastique, onirique de la clairière, l’herbe couchée en plusieurs endroits et l’allée obscure qui s’enfonçait dans les bois de l’autre côté.
— Plusieurs véhicules ont stationné ici. Ils sont arrivés par là. Ce chemin aboutit à une autre route. La victime devait se trouver à bord de l’un d’eux…
— Combien de véhicules ? voulut savoir Servaz.
Il avait abaissé son masque sous son menton et s’appliquait à rallumer une cigarette éteinte. Il avait arrêté de fumer deux ans plus tôt, avant les meurtres d’Aiguesvives, mais l’affaire – et cette cigarette que la psychiatre Gabriela Dragoman lui avait glissée dans la bouche – l’avait fait rechuter. Il n’avait plus essayé d’arrêter depuis.
— Je dirais trois…
— Il y a moyen de connaître les marques et les modèles ?
Servaz devina que, sous son masque, l’homme grimaçait.
— Sur l’herbe humide, l’exploitation des traces de pneus va être compliquée, dit ce dernier. On aura peut-être plus de chance avec l’allée là-bas : elle est gravillonnée, mais il y a de la boue à certains endroits. L’idéal serait qu’on trouve des débris d’optique ou une trace de peinture, mais faut pas rêver. De toute façon, on va envoyer tous les éléments exploitables au département véhicules et on verra bien.
Le cosmonaute pivota sur lui-même et désigna ses deux acolytes, qui évoluaient avec précaution, comme s’ils se trouvaient eux aussi sur une planète à l’atmosphère raréfiée. Servaz éprouva un léger vertige ; il y avait, dans le spectacle de cette clairière, quelque chose de profondément perturbant. Bien entendu, c’était peut-être tout simplement le fait de penser à ce qu’avait enduré le garçon.
— En tout cas, un grand nombre de personnes ont piétiné ici récemment, continua le technicien. On a quelques traces de semelles : rien que des pointures d’hommes adultes…
Servaz hocha la tête.
Les chasseurs… Il songea au gamin terrorisé qu’on avait sorti d’un des véhicules en pleine nuit. Au milieu de ces hommes qui s’apprêtaient, selon toute évidence, à le… chasser. À l’horreur qui avait dû être la sienne. Ses tempes battirent. Au cours de ses nombreuses années dans la police, il avait eu l’occasion d’observer toutes sortes de caractéristiques humaines mais, dans le cas présent, il se demanda quel genre d’individus était capable de changer un être humain en… gibier.
ILS RETOURNÈRENT en haut de la colline interroger le conducteur de la Volvo.
— Je… je… je ne roulais pas vite, je vous assure, dit l’homme sous la tente, assis sur son siège pliant. J’avais mis de la musique. Pour pas m’endormir… C’est toujours sur des routes qui nous sont familières que les accidents surviennent.
Sa main tremblait autour du gobelet fumant. Selon les gendarmes, son alcootest était négatif.
— Ce pauvre garçon, bafouilla l’homme, les paupières rougies. Qui a pu faire une chose pareille ?
— Quelle chose ? dit Samira.
— Eh bien… lui mettre cette tête d’animal… le traquer dans les bois…, répondit l’homme.
— Qu’est-ce qui vous fait croire qu’on le traquait ? lui demanda-t-elle.
L’homme leva vers elle un regard effarouché, parut déconcerté par son look gothique – elle était enveloppée dans une longue parka doublée en fausse peau de mouton, ses yeux rehaussés d’un trait épais d’eye-liner sous une longue mèche d’un noir aile de corbeau qui recouvrait presque tout son front et il y avait un crâne dessiné sur son masque en tissu. Il écarquilla les yeux, médusé :
— J’en sais rien… Il… il courait… dans les bois… à 3 heures du matin… Et il avait l’air… il avait l’air si terrorisé… dans les phares.
— Il a peut-être simplement eu peur d’être renversé par votre voiture, non ? objecta-t-elle. Vous êtes sûr que vous n’alliez pas un peu trop vite ?
L’homme secoua vigoureusement la tête :
— Non, non ! Je n’allais pas trop vite ! Avec la nuit et la fatigue, j’étais bien en dessous de la vitesse réglementaire. Je suppose que vous avez les moyens de vérifier ça, n’est-ce pas ?
Son ton était suppliant.
— En effet, répondit Samira. C’est ce que nous allons faire. Vous avez déclaré aux gendarmes que vous rentriez de l’hôpital.
— Oui…
— On vient d’appeler l’hôpital : il y a un trou de deux heures trente dans votre emploi du temps.
L’homme se décomposa.
— J’ai fait un petit somme dans la voiture avant de prendre la route. J’étais… euh… fatigué…
— Vous êtes à vingt minutes de chez vous, dit Samira. Vous auriez pu le faire dans votre lit. Vous êtes marié, je vois, ajouta-t-elle en pointant du doigt son alliance.
— C’est… exact.
Sa voix tremblait à présent.
— Il y a un long cheveu, là, sur votre épaule…
L’homme sursauta :
— Hein ? Quoi ?
Paniqué, il baissa les yeux sur son manteau en louchant. Il ne vit rien car il n’y avait rien.
— Vous étiez où pendant ce trou de deux heures ?
Samira avait parlé d’une voix claire et froide, l’homme lui jeta un regard désespéré.
— Avec une amie… Je vous en prie : n’en parlez pas à ma femme…
— Votre… amie… elle pourra confirmer ?
Il hocha la tête, renifla.
— Oui… oui… Je suis désolé… Je risque quoi pour avoir menti ?
— C’est ce qu’on verra, les interrompit l’officier de gendarmerie qui s’était approché. Il est 5 h 38 et vous êtes placé en garde à vue à compter de ce jour, 26 octobre, ajouta-t-il à l’intention du conducteur.
— Quoi ? glapit celui-ci.
— Ne vous bilez pas, lui dit Samira, c’est la procédure.
— Si vous avez d’autres questions à lui poser, faites-les-nous passer, leur déclara l’officier.
Bonjour la collaboration entre services…
— Commissaire…, dit l’homme en direction de Servaz, comme s’il allait de soi que c’était lui le plus gradé de tous.
— Commandant, rectifia Servaz. Oui… ?
— Ses yeux… Je les ai vus dans les phares… Quand il a tourné la tête, je veux dire… quand il a été surpris par la voiture… Il avait déjà peur à ce moment-là… pas de la voiture : d’autre chose… Une peur comme je n’en avais encore jamais vu.
Servaz se figea. Il laissa les paroles de l’homme entrer en lui. Cela faisait un moment que ça ne lui était pas arrivé. De sentir ce picotement familier le long de l’échine. Des individus qui chassaient non pas seuls mais en meute, comme des loups… Un jeune homme nu, coiffé d’une tête d’animal…
Il repensa soudain à cette lugubre tête de cerf enveloppée dans une housse en plastique transparent, posée sur une table sous la tente, qu’il avait contemplée un peu plus tôt. Aux bois qui ornaient son front, ramifiés et terminés par des andouillers qu’il avait caressés à travers le plastique. Aux oreilles dardées et pointues. Au poil soyeux, d’un fauve brillant tirant sur le roux. La tête ne comportait ni mufle ni naseaux. À leur place, un simple capuchon de peau avec des orifices pour les yeux et le nez. Et il avait imaginé en la regardant la bête fabuleuse vivant et respirant avant de devenir cette chose. Comme il avait imaginé le garçon vivant, imaginé ce qu’il avait dû éprouver avec ce truc lourd passé sur sa tête, tandis qu’il courait pour échapper à ses poursuivants.
Il avait dû s’étouffer, être au bord de l’asphyxie, car les trous pour les narines étaient petits et il n’y en avait pas pour la bouche.
Servaz frémit. C’était le Mal dans son expression la plus pure qui était à l’œuvre ici. Il en reconnaissait chaque signe.
Il était 5 heures passées de quarante-trois minutes, ce matin du lundi 26 octobre.
ILS FURENT DE RETOUR au commissariat à 8 heures précises. Il régnait une effervescence inhabituelle au deuxième étage. Et Servaz fut surpris par l’affluence matinale.
Il vit par les portes ouvertes un paquet de monde en audition. Il y avait, comme d’habitude, de la tension dans l’air, de l’agressivité, des gardés à vue qui crachaient leur morgue à la face des flics pendant que des avocats exigeaient en retour qu’on respectât leurs clients.
— C’est quoi, toute cette agitation ? demandèrent-ils à un collègue de la division des affaires criminelles, qui passait un coup de fil dans le couloir.
Le flic rangea son téléphone.
— Vous n’êtes pas au courant ? Le week-end a été chaud. Sept agressions au couteau sans lien entre elles rien qu’entre vendredi et dimanche : du côté du quartier de Bellefontaine, la nuit dernière, un homme qui sortait du métro a été agressé par un groupe d’individus alcoolisés. Frappé dans le dos, hospitalisé en urgence. Samedi, derrière la médiathèque, en plein après-midi, un autre a reçu deux coups de couteau. Vendredi, un mineur a blessé deux hommes place Arnaud-Bernard. Dans le même temps, avenue des Minimes, un type a été grièvement blessé à la gorge et au thorax.
Il comptait sur les doigts des deux mains.
— Encore le même soir, deux types se sont mutuellement poignardés au cours d’une rixe rue de l’Ukraine. Deux garçons ont aussi été agressés quai de la Daurade, tôt samedi matin : apparemment, on en voulait à leurs téléphones portables.
Il fit courir son regard de ses doigts à Servaz.
— Et, pour finir, dans la nuit de samedi à dimanche, rue Georges-Brassens, une altercation entre voisins s’est terminée par un coup de couteau dans la poitrine… On a un record, là, je crois bien. La plupart des enquêtes ont été refilées à la Sûreté urbaine, les autres ont atterri chez nous.
Les records sont faits pour être battus, pensa Servaz. Partout dans le pays, c’était la même rage désinhibée, le même effondrement de l’autorité. Une vraie guerre, qui avait lieu tous les jours dans la rue. Une guerre perdue d’avance tant que les flics seraient livrés à eux-mêmes, méprisés ou abandonnés à leur sort par les juges, sous-équipés, et honnis par certains de ceux qu’ils étaient censés protéger…
— J’ai aussi deux viols et trois agressions sexuelles, intervint une collègue des mœurs en sortant de son bureau. Comment je fais avec les dizaines de dossiers que j’ai déjà en souffrance ? Les victimes m’appellent tous les jours pour savoir si ça avance. Je leur dis quoi ?
— On devrait inviter les politiciens et certains donneurs de leçons à venir passer quelques jours ici, conclut Samira.
Tous la fixèrent. Elle avait retiré sa parka fourrée et en plein jour sa tenue ne passait pas inaperçue : le mot HELL s’étalait en lettres brillantes sur son pull noir, son pantalon de cuir était renforcé de genouillères et de molletières pleines de zips, d’œillets et de boucles, et elle était perchée sur des Dr. Martens à semelles outrageusement surcompensées, un ensemble qui la faisait ressembler à une adepte du BDSM.
Servaz pénétra dans son bureau, suivi de ses deux adjoints, leur donna ses consignes pour entrer la procédure dans le LRPPN – le logiciel de rédaction de la procédure de la police nationale, dont la troisième version était à peine moins bancale que les deux précédentes. Au fil des ans, la procédure pénale n’avait cessé de s’alourdir, la paperasse de manger leur temps de travail, au détriment de l’enquête, du terrain.
Il commençait à se demander s’il était encore fait pour ce métier. Il était entré dans la police par vocation. Pendant près de trente ans, il n’avait pas hésité à passer des nuits entières dans sa voiture, à sacrifier sa vie personnelle, toujours en poursuivant le même but : mettre hors d’état de nuire les individus les plus dangereux et les plus nuisibles pour la société. Mais aujourd’hui les règles avaient changé : on attendait d’eux qu’ils fassent la même chose depuis un bureau, avec des interrogatoires impossibles à mener à force de garde-fous, des exigences intenables et souvent contradictoires. Une enquête criminelle, c’était le job le plus complexe et le plus exigeant qui soit ; un avocat rusé ou un magistrat indélicat pouvaient ruiner en un clin d’œil des mois d’efforts et, comme si ça ne suffisait pas, on multipliait les obstacles, les empêchements. Résultat, les statistiques étaient sans ambiguïté : les trafics explosaient, le taux d’homicides était le plus élevé d’Europe, deux fois supérieur à ceux de l’Espagne, de l’Allemagne et même de l’Italie voisines, n’en déplaise à Gomorra.
Servaz trouva un cachet de paracétamol et de codéine dans un tiroir. Il avait la migraine. Heureusement qu’il avait fait un stock avant que le médicament ne soit plus disponible que sur ordonnance. Alors que l’impunité régnait chez les délinquants, à force d’interdictions et d’injonctions on infantilisait le reste de la société.
— Un gamin noir, à qui on a mis une tête d’animal, et qu’on a de toute évidence chassé la nuit dans les bois comme du gibier : vous imaginez si la presse s’empare de ça ? lança soudain une voix depuis la porte. On a intérêt à faire de cette enquête une priorité si ce satané merdier se confirme…
Il leva la tête. Chabrillac, leur nouveau patron, un homme dans la cinquantaine, vêtu d’un costume trop étroit pour ses larges épaules et sa carrure de rugbyman. Sa bedaine évoquait cependant davantage le rugby tel qu’on le pratiquait au siècle dernier. Des sourcils noirs et épais, des pupilles en têtes d’épingles et un air perpétuellement chagrin. Il avait remplacé Stehlin, parti finir sa carrière sous le climat plus doux mais pas moins criminogène de la Côte d’Azur.
Servaz aimait bien Stehlin, qui n’avait pas hésité à prendre des décisions risquées quand le besoin s’en était fait sentir.
Il n’avait pas encore jaugé le nouveau divisionnaire. Selon certains, il se montrait grossier avec ses subordonnés, selon d’autres, c’était un pur produit de la bureaucratie, tatillon et prompt à ouvrir le parapluie. Les collègues l’avaient déjà affublé d’un sobriquet : « Hulk ». De son côté, Servaz attendait de voir.
— J’ai demandé que l’autopsie soit effectuée le plus vite possible, annonça « Hulk ».
Il jeta un coup d’œil soupçonneux à la tenue de Samira. Après avoir haussé un sourcil, il reporta son attention sur Servaz.
— Commandant, vous avez bien conscience qu’il s’agit d’une affaire extrêmement sensible. À partir de maintenant, toutes vos autres tâches sont secondaires.
IL LES REGARDA tous les trois, un par un – Samira, Vincent et Martin –, puis se tourna solennellement vers la porte.
— Lieutenant ! Vous pouvez venir ?
Ils virent apparaître un jeune homme. Cheveux blonds et yeux bleus. Bronzage de surfeur.
— Je vous présente votre nouveau collègue : le lieutenant Raphaël Katz, dit Chabrillac. Le lieutenant nous arrive tout droit de Cannes-Écluse, d’où il est sorti deuxième de sa promo.
Il marqua une pause, histoire de leur laisser le temps d’assimiler l’information.
— Comme vous le savez, cette année la sortie de promotion a été retardée par la crise sanitaire. Vu son classement, le lieutenant avait le choix d’affectations plus… hmm… prestigieuses, mais il a choisi Toulouse. Je compte sur vous pour lui faire le meilleur accueil. (Il se tourna vers le jeune policier.) Vous serez placé sous les ordres du commandant Servaz, lieutenant, comme vous en avez émis le souhait.
Chabrillac sortit. Servaz fixait le nouveau venu, perplexe. Depuis quand un élève de l’école de police, même avec d’excellentes notes, élisait son groupe d’enquête ? Le jeune lieutenant blond les salua d’un signe de tête, à défaut de poignée de main.
— J’ai beaucoup entendu parler de vous, commandant, dit-il. À l’école, on avait un prof un peu anticonformiste – le seul qui s’autorisait à sortir des clous –, il aimait à citer vos enquêtes en exemple une fois le cours terminé et en petit comité…
— Pas pour leur côté académique, j’imagine.
Katz dut sourire derrière son masque. En tout cas, ses yeux riaient.
— Non, en effet. Mais c’est précisément leur côté iconoclaste, votre regard neuf sur les choses, votre… anticonformisme radical, pour le citer, qui l’intéressait. À travers vous, il nous apprenait à remettre en question les vieux schémas, à aller plus loin que les évidences. Mais, bien entendu, il le faisait discrètement.
— Mm-mm, fit Servaz qui connaissait le côté déconnecté de la réalité des cours enseignés à l’école de police.
Il jeta un coup d’œil à Samira – qui couvait le nouveau venu d’un regard à la fois indécis et évaluateur. Servaz devina que, pour ce qui était du physique, elle lui avait déjà attribué une bonne note. Athlétique, le lieutenant Katz portait beau pour ce qu’ils en voyaient. Servaz était sûr qu’il y avait une belle gueule sous ce masque.
— J’ai demandé à être affecté à Toulouse parce que j’ai grandi dans la région, expliqua-t-il, mais j’avais aussi le… secret espoir de travailler avec vous…
Servaz prit un air étonné :
— Qui veut encore être policier en 2020 ? demanda-t-il. Et parmi ceux qui le veulent, qui veut encore bosser en PJ ? Trop de travail, une procédure pénale trop pesante, trop d’heures sup pour trop peu de résultats, être disponible H24, sacrifier sa vie personnelle, se taper des tonnes de paperasse : ça n’attire plus les jeunes à la sortie de l’école aujourd’hui…
Il dévisagea Katz :
— Et vous pourtant, avec vos notes, vous demandez la PJ…
— Comme je l’ai dit, commandant, à l’école de police vous êtes une véritable légende. Travailler avec vous, c’est comme un rêve qui se réalise. Je sens mon taux de sérotonine qui grimpe en flèche, là, ajouta-t-il.
Servaz haussa un sourcil.
— Votre quoi… ?
— Mon taux de sérotonine… Vous savez que chez les homards la chimie du cerveau diffère considérablement entre un homard vaincu et un homard vainqueur ? En cas de victoire, le taux de sérotonine augmente fortement, alors que le taux d’octopamine diminue. En cas de défaite, c’est exactement l’inverse. Un fort taux d’octopamine produit des homards déprimés et peureux – alors qu’un fort taux de sérotonine produit des homards sûrs d’eux, détendus et fougueux.
— Putain, murmura Samira dans le dos du nouveau venu, assez fort pour être entendue.
Katz se retourna. Il détailla Samira de haut en bas avec cette nuance de perplexité que l’allure de la Franco-Sino-Marocaine provoquait toujours la première fois. La plupart des gens la dissimulaient. Pas lui. Katz était un homard sûr de lui, bourré de sérotonine…
— Je vais chercher mes affaires ! dit-il, enthousiaste, en se dirigeant vers la porte.
Dès que le blond fut sorti, elle considéra Servaz puis Vincent :
— Des… homards ?… Sans déconner ? Putain, on a hérité d’un premier de la classe. Et en plus, il ressemble à un nazi…
Servaz fronça les sourcils.
— Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ? J’ai dit qu’il ressemblait à un nazi, pas qu’il en était un…
SOUS LES RAYONS du scialytique, le corps était dépourvu d’ombres portées, chaque détail de son anatomie, chaque pore de sa peau, chaque pli aussi net et visible qu’un cratère lunaire sous la lumière du soleil. Il était 17 h 30. Ils avaient passé la journée à se répartir les tâches et à expédier les affaires courantes en attendant l’appel de la légiste.
Soudain, dans les haut-parleurs, retentirent les premières notes d’une musique sauvage, grandiloquente, avec des chœurs et une voix de femme en arrière-plan. Raphaël Katz et l’officier de gendarmerie se figèrent.
— Bordel ! dit le jeune lieutenant.
Il retint son souffle.
— Eclipse, Pink Floyd, dit-il encore. La version de Hans Zimmer pour le film Dune… C’est… dingue !
Dans la seconde suivante, son beau visage encadré d’une chevelure d’un noir de jais, Fatiha Djellali fit une entrée aussi solennelle qu’une vestale romaine portant le feu sacré. Elle s’avança dans la vive clarté et la musique, et même Servaz ne put s’empêcher d’avoir la chair de poule. Il leva les yeux vers Katz, celui-ci était très pâle.
— Première autopsie ? demanda-t-elle au jeune enquêteur en coupant la musique.
Katz hocha la tête. Le Dr Djellali regarda Servaz :
— Martin, si je ne te connaissais pas, je dirais que ça ressemble à un bizutage.
Et comment, que c’en est un, songea-t-il. Il savait que la musique ferait son petit effet. C’était la seule bizarrerie du Dr Djellali, cette mise en scène de mauvais goût. Sans doute sa façon à elle de se préparer, de se concentrer, comme un boxeur avant de monter sur le ring. Il savait aussi que Katz avait déjà assisté à une autopsie à l’école de police, mais dans un amphithéâtre, c’est-à-dire loin du corps, et sans les odeurs.
— Les empreintes…, dit-il.
— Ça vient, répondit-elle.
Le Dr Djellali retira les sachets transparents autour des mains. À l’aide d’une brosse, elle procéda en douceur au curage des ongles, puis au prélèvement de l’ADN sur la pulpe des doigts, aussitôt mis sous scellés, avant de relever les empreintes digitales. Une fois les relevés effectués, elle tendit les fiches décadactylaires à son assistant, un grand type barbu et mutique, qui se dirigea sans un mot vers un ordinateur posé sur une paillasse.
Elle mit en route l’enregistreur.
— Nous commençons l’examen externe du corps. Il mesure un mètre quatre-vingt-deux, pèse soixante-neuf kilos, très mince, peau sombre à très sombre, absence de tatouages et de malformations, mais on constate… oui… de nombreuses blessures et coupures à hauteur des jambes, des bras et du torse…
Elle les décrivit une par une, les mesura, attendit que le photographe de l’Identité judiciaire présent les eût mitraillées sous tous les angles.
— Ces blessures ont sans doute été provoquées par des branches ou des pierres pendant qu’il courait dans la forêt. On effectuera des prélèvements qui devraient nous le confirmer.
Elle s’approcha de la tête de la jeune victime, la prit entre ses mains gantées et la remua doucement pour éprouver la rigidité du cou. La peau du visage était arrachée côté gauche, laissant la chair à vif, le blanc des yeux injecté.
— Cheveux bruns, courts, frisés, énonça-t-elle. Barbe de trois à quatre jours. Épiderme arraché, abrasions et érosions multiples au niveau du temporal, du malaire et du maxillaire inférieur gauches…
Servaz jeta un coup d’œil à Raphaël. Celui-ci suivait les évolutions du Dr Djellali autour de la table sans moufter, mais ses iris étaient devenus bleu-noir.
— Aucune de ces blessures n’a été mortelle, continua Fatiha Djellali en s’écartant. La mort est survenue, de toute évidence, lors du choc avec le sol… ou peut-être avec la voiture…, ajouta-t-elle en fixant cette fois l’officier de gendarmerie.
Elle souleva de nouveau la tête de ses mains gantées, avec un soin extrême, tâta les cervicales à l’arrière.
— L’examen de la boîte crânienne, de l’encéphale et des cervicales nous le confirmera.
Armée d’un stylo-lampe, elle se pencha ensuite sur les yeux jaunes, la bouche, les dents, les fosses nasales et les oreilles, palpa le cou, se tourna vers la poitrine. Servaz la vit se redresser, marquer une pause. Il fallait la connaître comme il la connaissait pour deviner l’imperceptible émotion présente dans sa voix lorsqu’elle exhala un soupir et dit :
— Je parierais que ce truc a été fait avec un fer chauffé… comme pour le bétail…
— Quoi ?
Il se pencha à son tour sur les petits bourrelets de chair racornie qui formaient les lettres du mot JUSTICE.
Elle le regarda.
— Ça demande confirmation, mais ça y ressemble fort. En tout cas, ça a été fait ante mortem… Ce pauvre garçon a été marqué au fer comme du bétail…
Elle relâcha l’air de ses poumons. Au cours de sa carrière, elle avait assisté à d’innombrables témoignages de la stupidité, de la cruauté et de l’égoïsme de l’espèce humaine. Mais elle ne s’habituait toujours pas à ses démonstrations les plus extrêmes. Se retournant vers une table roulante pleine d’instruments coupants qui brillaient dans la lumière du scialytique, elle les manipula, les tria nerveusement, et Servaz entendit le métal tinter sur du métal.
Immobile, il retenait son souffle, méditant en silence cette révélation. Il songea à ce qu’elle impliquait. Sa crainte, sa conviction de plus en plus fortes qu’ils étaient devant un crime hors normes. Il eut soudain envie d’être ailleurs. Il savait combien ce genre d’affaire pouvait laisser des traces.
— Docteur…, bafouilla l’officier de gendarmerie derrière eux.
Dans leur dos, sa voix tremblait légèrement :
— Docteur, commandant…, gémit-il tandis qu’ils se retournaient. Le mort : il s’est réveillé !
SERVAZ TOURNA SON regard vers la table d’autopsie. Il fut saisi d’un vertige, eut la sensation que ses poumons se vidaient d’un coup, expulsaient tout l’air qu’ils contenaient. L’officier disait vrai : non seulement le mort semblait les contempler, mais il s’était… oui… réveillé.
Le Dr Fatiha Djellali s’était retournée elle aussi. Elle écarquillait les yeux par-dessus son masque.
— Putain de merde !
Ce fut tout ce qu’elle trouva à dire. Comme dans un épisode de The Walking Dead, le mort était revenu à la vie ! Il se tortillait sur la table, ses pupilles affolées roulaient en tous sens.
Il essayait de dire quelque chose, mais n’y arrivait pas.
Fatiha se rua sur le corps, dont une jambe tressautait convulsivement, tandis que les doigts du mort-vivant tapotaient sur le métal de la table comme s’ils cherchaient un rythme. Un long gémissement lui échappa. Quelques mots se glissèrent hors de ses lèvres.
Servaz crut comprendre : « le coq… ».
C’était absurde, ça n’avait aucun sens : le coq ? Il devait vouloir dire autre chose. Mais quoi ? Ou bien était-ce un nom, un patronyme : Lecoq ?
Servaz demeurait pétrifié devant ce stupéfiant spectacle. Il n’avait jamais rien vu de pareil. Comment était-ce possible ? Il avait l’impression d’être plongé dans une version contemporaine d’Herbert West, réanimateur. Il avait assisté à des dizaines d’autopsies : c’était la première fois qu’il voyait un mort ressusciter !
Mais, déjà, le mort-vivant était retombé sur la table et, les deux mains croisées sur la poitrine du garçon, Fatiha Djellali pompait désespérément pour le ramener à la vie.
— Bon sang ! souffla Katz à côté de Martin d’une voix ténue comme un fil.
Servaz vit qu’il était blême.
— Appelle la réa ! lança-t-elle à son assistant. Dis-leur d’envoyer une équipe en salle d’autopsie, immédiatement !
Le barbu courut vers le téléphone. Fatiha pompait vigoureusement sur le torse du ressuscité. Puis elle retira son masque, se pencha pour effectuer un bouche-à-bouche, recommença, encore et encore, jusqu’à ce qu’une équipe d’urgentistes fasse irruption dans le sous-sol et prenne le relais. Un laps de temps irréel, durant lequel Servaz eut l’impression d’être en apesanteur.
Fatiha Djellali s’écarta. Elle le regarda, dévastée.
— Trop tard, dit-elle. Ils ne le ramèneront pas, cette fois.
Martin la contemplait sans bouger. Incapable du moindre geste.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il d’une voix blanche.
Elle hésita.
— C’est très rare, mais c’est déjà arrivé. La victime est déclarée morte, car son métabolisme mime la mort : son corps est froid, il ne réagit plus aux stimuli, le souffle et le pouls sont inexistants. Le décès est constaté.
Elle était d’une pâleur de craie.
— Il se peut qu’il ait été en hypothermie… ou en état de catalepsie… Il y a des cas de personnes qui se sont réveillées à la morgue plusieurs heures après, comme ici. Ça figure dans la littérature médicale.
— Mais il est mort, cette fois ?
À côté d’eux, les urgentistes étaient en train de choquer la dépouille avec les défibrillateurs, qui émettaient leurs bruits caractéristiques de charge et de chocs électriques.
— Oui, j’en ai peur… De toute façon, on en aura la confirmation dans quelques minutes… La plupart des cas ne survivent pas à cette… résurrection. Le sang a cessé d’irriguer les tissus trop longtemps, les organes ont subi des dommages trop importants. Lorsque le sang se remet à circuler, il se crée une réaction inflammatoire en chaîne d’un organe à l’autre. Une réaction fatale le plus souvent. C’est ce qui vient d’arriver à ce pauvre garçon. C’est affreux…
Il la vit s’appuyer, chancelante, à une paillasse. Il la soutint en lui prenant le bras. Il se fit la réflexion que Fatiha Djellali avait l’habitude de frayer avec les morts, de leur ouvrir le ventre, de plonger ses mains dans leurs viscères – pas de les voir mourir devant elle.
— Putain, je crois que je vais sortir prendre l’air, souffla Raphaël, qui avait viré au vert, se rappelant à leur bon souvenir.
Sans attendre de réponse, il quitta précipitamment la salle. Fatiha le regarda s’éloigner, puis posa les yeux sur Martin.
— Pour une première, il est servi…, dit-elle.
Servaz opina silencieusement, lui prit la main. La serra. Elle répondit à ce geste en étreignant la sienne en retour. C’était une drôle de sensation que ce toucher mutuel à travers du latex et la main de la légiste était froide d’avoir été en contact avec le corps. Leurs regards restèrent rivés l’un à l’autre l’espace d’une seconde.
Le téléphone de Martin vibra dans sa poche. Il le sortit. Chabrillac.
— Oui ? dit-il.
— Vous en êtes où de l’autopsie ? demanda le divisionnaire.
— On a eu… un contretemps, répondit-il.
Un silence.
— Dès que vous aurez fini, rentrez fissa. On vous attend pour une réunion en urgence.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Le gamin, ses empreintes viennent d’être identifiées : on a un problème.
IL ÉTAIT 23 HEURES et des poussières quand le groupe d’enquête s’enferma dans la salle de réunion du deuxième étage. Raclements de chaises. Toux. Papiers froissés. Mauvais café. Étaient également présents le directeur de la police technique et scientifique, ainsi que deux autres flics : l’un des Stups, l’autre de la brigade des mineurs.
Deux minutes après tout le monde, Chabrillac fit son entrée, veste sur l’épaule, dénouant sa cravate en un geste que Servaz jugea être celui d’un acteur médiocre. Il se plaça sans s’asseoir à une extrémité de la table, les mains sur les hanches. Comportement territorial. Affirmation de son autorité. Posture classique. Il embrassa ensuite l’assistance du regard.
— Bon, le gosse a été identifié. Il s’agit de Moussa Sarr, dix-huit ans. (Il marqua une pause.) Ce gamin a un pedigree digne d’un beagle pure race : trafic de stupéfiants, agressions, soupçonné d’au moins quarante cambriolages, trois séjours au centre spécialisé de Lavaur…
On aurait dit un éleveur de chevaux à Deauville exposant les qualités de son yearling. Servaz se frotta les paupières. L’autopsie interrompue avait repris une heure après, le temps que deux autres médecins constatent le décès. Elle avait duré trois heures de plus. Le Dr Fatiha Djellali avait diagnostiqué une mort par traumatisme crânien, réaction inflammatoire post-traumatique et arrêt cardiaque. En sortant de l’unité médico-judiciaire, au deuxième sous-sol de l’hôpital, Martin avait passé un coup de fil à Léa pour lui annoncer qu’il ne savait pas quand il rentrerait.
— Très bien, avait-elle dit d’une voix nerveuse.
Elle avait dû deviner à la sienne qu’il était tendu et, depuis l’affaire d’Aiguesvives deux ans plus tôt[2], elle craignait toujours que ses enquêtes n’eussent des répercussions sur leur vie personnelle.
— Je suis fatiguée, avait-elle ajouté. La journée a été longue. J’ai couché Gustav. Je comptais te parler de quelque chose d’important ce soir, mais ça attendra demain…
Il avait perçu un certain embarras.
— Important… c’est-à-dire ?
— Oui, important pour tous les trois. Mais on en parlera demain, Martin. Il n’y a pas le feu. Si je dors, tu trouveras ton dîner dans le frigo.
Pas sûr que j’aie très faim, avait-il songé. Qu’avait-elle voulu lui dire par « important pour tous les trois » ? Tout à coup, il s’était senti en alerte. Il y avait quelque chose de nouveau dans la voix de Léa.
— Puis, un jour, finis les cambriolages, poursuivit le divisionnaire à la cantonade, Moussa se lance dans le trafic de stupéfiants. En janvier 2019, lors d’une descente de police, il est arrêté dans un local-nourrice du quartier des Mazades, où la BAC saisit plus de quatre mille euros en liquide, dix kilos de cannabis, de la résine, des ecstas, des cagoules et des munitions. Son avocat fait valoir que le local n’est pas à son nom et qu’il était juste là pour… humm… jouer à la console. (Chabrillac leva les yeux de ses papiers, constata qu’il avait réussi à leur arracher quelques sourires sous les masques.) Ben, croyez-le ou non, ça a marché : il a été relâché « faute de charges suffisantes », dixit le juge.
Un murmure parcourut la petite assemblée.
— Deux mois plus tard, rebelote : il se trouve mêlé à une très sale affaire. Cette fois, c’est du sérieux. Et c’est là que ça se corse : à la fois pour lui et pour nous…
Il observa une nouvelle pause théâtrale. Servaz devait bien admettre qu’avec ses manières de bateleur il avait réussi à capter leur attention.
— Alors que Moussa Sarr est retourné au lycée, une jeune fille l’accuse de viol en réunion…
Le divisionnaire retroussa ses manches sur ses avant-bras poilus.
— Les faits sont graves : la fille est mineure, elle a été déshabillée et violée par une vingtaine de types au bas mot à l’arrière d’une voiture. Il est le seul qu’elle a reconnu : elle était sortie avec lui peu de temps avant. Elle explique qu’il lui avait filé un rencard ce jour-là et qu’elle est tombée dans un piège. Le gamin crie son innocence. Cette fois, il est mis en examen et placé sous mandat de dépôt. Au tribunal, ses avocats font tout pour décrédibiliser le témoignage de la fille, salissent sa réputation, expliquant que c’est une gamine aux mœurs légères, qu’elle était consentante et aussi qu’elle était stone. Qu’elle a juste eu des remords après coup. Mais les marques sur le corps, les blessures vaginales et anales faites par un objet qui n’a jamais été identifié et constatées par un médecin ne plaident pas en faveur de cette version. Moussa Sarr, le seul agresseur qu’elle ait reconnu, continue de clamer son innocence et refuse de donner ses complices. Il écope de huit ans ferme, le tarif moyen pour un viol. Avec le jeu des remises de peine, il peut espérer sortir dans quatre ans. Quatre ans de zonzon à son âge, c’est pas un cadeau… Mais notre jeune Moussa a une putain de chance, oh oui…
Chabrillac savait ménager ses effets. Tous autour de la table étaient maintenant suspendus à ses lèvres. Et, visiblement, le divisionnaire adorait ça.
— Presque immédiatement après son incarcération, il est remis en liberté sur décision de la présidente de la chambre de l’instruction après que ses avocats ont déposé un référé-liberté…
Nouveau murmure autour de la table. Servaz se souvenait de cette histoire : au printemps dernier, peu de temps après le confinement, la présidence de la chambre de la cour d’appel chargée de superviser le travail des juges d’instruction toulousains avait changé de tête. Et la nouvelle présidente avait d’emblée frappé les esprits en libérant coup sur coup, dès son arrivée, plusieurs individus mis en examen pour des faits graves.
Le pool des avocats de Toulouse – qui se plaignaient jusqu’alors de la sévérité des juges de la liberté et de la détention – s’était réjoui de cette soudaine et inattendue libéralité judiciaire. Les flics, eux, s’étaient dit que les voyous devaient être en train de sabler le champagne et que cette arrivée laissait augurer des lendemains difficiles pour les services d’investigation de la ville.
— Sarr n’est pas libéré parce que les charges sont trop légères, ou parce que sa culpabilité n’est pas prouvée. Non, non…
Cette fois, Servaz sentit que l’impatience et l’exaspération commençaient à les gagner.
— Non, il l’est à cause d’un vice de procédure : le magistrat instructeur a oublié de prévenir le curateur de Moussa – en l’occurrence son frère aîné – lors de la mise en examen…
Fin et explosion de la salle. Exclamations. Chahut. Servaz hocha la tête. La curatelle était une mesure de protection juridique, sorte de tutelle allégée, dans laquelle le curateur conseillait et contrôlait la personne protégée – considérée comme incapable de se prendre en charge – dans ses actes les plus lourds de conséquences, par exemple passer devant un juge, tout en la laissant libre de ses mouvements dans les autres actes de la vie quotidienne.
— Et maintenant, on le retrouve mort après avoir été chassé comme du gibier dans les forêts de l’Ariège, avec le mot JUSTICE sur la poitrine, lança le divisionnaire. Vous voyez où je veux en venir ?
Les deux poings serrés sur la table, bras tendus, il se pencha vers eux :
— Comme si quelqu’un avait rendu la justice à laquelle il a échappé… Et qui, si nous ne trouvons pas le coupable rapidement, sera accusé d’avoir fait ça ?
— Les parents de la victime ? suggéra quelqu’un.
— Exact. Et qui d’autre, d’après vous ? N’oublions pas non plus que si les chaînes d’info et les réseaux sociaux s’emparent du truc, cette histoire va enfler comme la grenouille qui veut se faire plus grosse que le bœuf. Vous voyez le merdier ?
— Oui, on voit, confirma sobrement Samira.
— Commandant, dit le commissaire, satisfait de son petit numéro, en se tournant vers Servaz, si vous partagiez avec nous les résultats de l’autopsie ?
— Lune des chasseurs, dit Martin.
— Quoi ?
— C’est la première chose que le Dr Djellali a dite : c’est la lune des chasseurs…
Il vit la mine ahurie de Chabrillac. Leur résuma la soirée. Il n’eut pas besoin d’en faire des caisses pour que leurs mirettes s’agrandissent quand il leur décrivit l’épisode du mort qui se réveille. Encore une fois exclamations et stupeur. N’eut pas à en faire des tonnes non plus quand il leur expliqua que le mot JUSTICE avait sans doute été tatoué sur la poitrine du jeune homme avec un de ces fers chauffés au rouge comme on en voit dans les films de cow-boys. Il sentit que cette conviction qu’il avait eue, dès l’examen du corps sur la route, que le Mal dans son expression la plus pure était à l’œuvre ici, ils la partageaient à présent avec lui.
— Le gamin avait aussi un carreau d’arbalète planté dans l’épaule, continua-t-il. Il a l’air de fabrication standard. Il a été envoyé au labo pour déterminer sa provenance et surtout l’endroit où il a été acheté.
Dans la salle, on aurait pu entendre une mouche voler.
— Une arbalète ? répéta Chabrillac.
— Il y a eu un cas à Clichy en 2018, intervint Vincent Espérandieu qui avait cherché sur Internet et dans le SALVAC, le système d’analyse des liens de la violence associée aux crimes. Un homme a tiré un carreau dans la tête de son demi-frère avec une arbalète qu’il venait d’acheter. Il avait aussi acheté une tronçonneuse pour découper le corps, un congélateur de six cents litres pour le mettre dedans et du bromazépam pour endormir la victime avant de la tuer. Il y a eu aussi un cas en Allemagne en 2019, dans une charmante auberge de Passau, continua-t-il. Un homme et une femme allongés sur un lit, vêtus de noir, se tenant par la main, tous deux criblés de carreaux d’arbalète. Sur le sol de la même chambre, une autre femme, morte elle aussi, avec une flèche dans le cou. Et à six cents kilomètres de là, dans l’appartement de cette troisième victime, les corps sans vie de deux autres femmes. Un vrai polar. Et on a un dernier cas qui remonte à mai 2009 en Normandie : un crime conjugal.
— Ça confirme l’hypothèse de la chasse, avança Samira. C’était un gibier pour eux…
Servaz éprouva un picotement dans la nuque. Sentit les battements de son cœur s’accélérer. Il songea avec un frémissement à ceux qui se cachaient derrière tout ça, repensa à ce que lui avait dit le technicien dans la clairière : des hommes adultes. Et trois véhicules. Plus le gosse courant nu dans la forêt. En pleine nuit. Il eut un nouveau frisson.
— Ils n’ont pas eu de chance, dit-il soudain en élevant la voix. La probabilité qu’une voiture passe sur cette route à cette heure-là était extrêmement faible.
Il marqua une pause.
— Qu’auraient-ils fait si cette voiture n’avait pas heurté Moussa Sarr ? Si aucune voiture n’était passée ? Selon le conducteur, Moussa Sarr avait peur avant même de découvrir le véhicule… Une peur comme le chauffeur « n’en avait encore jamais vu », ce sont ses mots. On peut certes mettre ce témoignage sur le compte de l’émotion. Mais il y a fort à parier que, sans cette voiture, ses poursuivants auraient rattrapé Moussa, qu’ils l’auraient tué et qu’ils auraient fait disparaître son corps. Et on n’en aurait plus jamais entendu parler.
— Où voulez-vous en venir, commandant ? demanda Chabrillac d’une voix prudente, comme s’il redoutait la suite.
— Ils étaient très organisés… Ils avaient repéré cette clairière au milieu de nulle part et difficile d’accès pour les voitures… Ils avaient peut-être même des guetteurs : selon les TIC, ils étaient au moins une demi-douzaine, et au moins trois voitures. Et il y a cette tête de cerf… Rien dans cette histoire n’est banal ni fortuit.
— Et alors ?
— Alors, s’ils n’en étaient pas à leur coup d’essai ? Si ce n’était pas la première fois qu’ils… chassaient ?
De nouveau, pendant une poignée de secondes, il n’y eut plus aucun bruit dans la salle. D’autres personnes chassées comme du gibier… L’image fit courir un vent d’effroi à travers l’assistance. Servaz pensa au gamin se réveillant sur la table d’autopsie, les yeux fous, et son estomac se serra.
— Bordel…, fit quelqu’un d’une voix sinistre.
— Dans ce cas, il faut voir si, parmi les disparitions dans la région, il n’y en a pas qui ont le même profil que ce gosse, suggéra Espérandieu.
Servaz se rendit compte que la tension était à son comble.
— Du calme, tempéra Chabrillac en levant ses grandes mains. Du calme… Rien pour le moment ne vient étayer cette hypothèse.
— Mais elle ne peut être totalement écartée, répliqua Samira, qui avait posé ses bottines à semelles surcompensées sur la table et s’était renversée sur sa chaise.
Balayant l’objection de la jeune femme d’un geste agacé, le divisionnaire consulta sa montre :
— Il est tard et nous avons suffisamment de pain sur la planche comme ça. Il nous reste une poignée d’heures pour tout mettre au clair avant d’annoncer la mort à la famille. Évidemment, cette histoire de « mort qui se réveille » à la morgue ne doit pas sortir d’ici. Le service médico-judiciaire ne balance jamais d’infos à la presse ? La légiste est fiable ? demanda-t-il en s’adressant à Servaz.
— Une vraie tombe. Aussi discrète que ses morts.
Il devina quelques sourires derrière les masques, mais la tension ne retomba pas. L’appréhension leur ôtait toute envie de plaisanter, comme c’était le cas d’ordinaire : tous avaient conscience que les prochaines heures et les prochains jours allaient être agités.
— Bien, commandant, je vous laisse répartir les tâches. À la première heure demain matin, vous irez trouver la famille.
Il marqua une pause, fit du regard le tour de la table, s’arrêtant sur chacun, avant de reprendre :
— Vérifiez tout deux fois. Rédigez des rapports impeccables. Passez-y la nuit s’il le faut. Parce que cette affaire, croyez-moi, ça va faire un boucan de tous les diables. Oh oui. C’est un cyclone qui se prépare.
Plutôt une tempête de merde, pensèrent-ils.