PLEINE LUNE. Comme dans ces films de série Z qu’il affectionnait. Des histoires avec des zombies ou des vampires. Pas de vampires ici. Ni de zombies. Mais bien pire. C’était derrière lui : pas loin. Quelque part dans la forêt.
Il respirait mal sous ce truc en peau.
Il avait eu le temps d’entrevoir leurs visages, après qu’on l’eut sorti du coffre de la voiture, clignant des yeux, aveuglé par l’incendie des torches et des phares. Une fraction de seconde, pas plus. Suffisamment pour lui permettre de comprendre. Une lueur dans leurs regards lui avait dit que ce n’était pas un jeu. Ou que, si c’en était un, c’était un jeu… mortel.
Ils l’avaient laissé prendre un peu d’avance. L’obscurité peuplait la forêt. Il s’était dit qu’il avait une chance. Tu parles.
Où il se trouvait, il n’en avait pas la moindre idée. On l’avait gardé prisonnier dans un endroit qui puait le crottin, les bêtes, le cuir, où tintaient des objets métalliques derrière une porte, où il entendait les hennissements des chevaux et le choc mat des sabots frappant le sol. Il ne connaissait ce bruit que par la télé. Il n’avait jamais vu un cheval de sa vie.
Puis on l’avait enfermé dans le coffre d’une voiture grand modèle, qui sentait le neuf. Et on avait roulé, peut-être une heure, peut-être deux. Avant de le libérer au milieu de la forêt. La forêt recouvrait les collines, la nuit recouvrait la forêt, la peur recouvrait ses pensées. Sa peur avait un son – celui de sa propre respiration terrorisée et de son cœur qui battait –, elle avait une odeur – celle de sa transpiration et de cette chose puante sur sa tête –, elle avait une couleur : noir, noir de la forêt, noir de l’âme de ces hommes, noir de sa propre peau.
Courir… Sauter, grimper, tomber, repartir…
À bout de souffle, accrochant des branches au passage, franchissant des ruisseaux qui murmuraient sous les feuilles, trébuchant dans l’obscurité sur une racine ou un rocher. Il ne s’était pas encore tordu une cheville, mais ça n’allait pas tarder. Le truc qu’on lui avait mis sur la tête l’asphyxiait et il n’était pas parvenu à le retirer à cause de la courroie serrée sous son menton. Il n’y avait même pas d’orifice pour la bouche. Et ça chlinguait le fauve, le vomi, là-dessous. Il clignait des yeux à cause des gouttes de sueur qui lui brûlaient la cornée. Il avait les jambes de plus en plus lourdes et un point de côté : une douleur qui lui comprimait les organes juste sous les côtes. Il n’était pas habitué à courir. Encore moins en pleine forêt. Lui qui ne connaissait que sa cité, ses cages d’escalier, ses coursives et ses points de deal. Il suait comme un porc. Pourtant, il était nu. Ses testicules ballottaient entre ses cuisses pendant qu’il courait de plus en plus maladroitement, ses pieds et ses genoux meurtris par les cailloux. Il aurait dû avoir froid, par cette nuit glaciale de la fin octobre. Mais la course et la trouille lui faisaient bouillir le sang, tandis que des panaches de buée s’élevaient autour du machin passé sur sa tête, dans la clarté cendrée de la lune.
Soudain, il découvrit au-dessus de lui, par les trous de la chose en peau, entre deux murailles d’arbres hautes et noires, une grande lueur éblouissante, une sphère de lumière vaporeuse qui éclatait dans le ciel nocturne, tel un puissant projecteur. Un halo iridescent pour le guider. Il reprit espoir. Un espoir insensé. Il y avait quelqu’un, une maison… du secours…
Il entendit de nouveau les voix d’hommes derrière lui, en bas de la pente, dans les ténèbres d’où il venait. La terreur ressurgit. Il en eut presque la nausée. Il accéléra, mais l’acide lactique accumulé dans ses quadriceps le ralentissait. Il pria pour ne pas avoir de crampe – pas maintenant ! Son sang se ruait dans ses artères. Hémoglobine, leucocytes, lymphocytes. Le sang, c’était la vie.
Et il voulait vivre. Il adorait la vie.
2 H 30 DU MATIN. Il roule sur la petite route de plus en plus étroite à mesure qu’elle grimpe et descend les collines de l’Ariège, loin au sud de l’agglomération toulousaine. S’enfonçant dans la forêt. En ressortant pour longer des prairies et des fermes isolées. Avant de s’y enfoncer de nouveau.
Il faisait nuit noire. Le jour ne se lèverait pas avant plusieurs heures.
Il avait terminé son service à l’hôpital et il rentrait chez lui. Quand il arriverait, sa femme et ses gosses dormiraient et, quand ils se lèveraient, c’est lui qui dormirait du sommeil du juste. Du juste ? Ça restait à voir. Les mains sur le volant, il renifla le col de sa chemise. Il lui avait offert le même parfum qu’à sa femme, mais elle en mettait trop.
La nuit et les bois défilaient, noirs comme le péché, tandis qu’il enfilait les virages. Il était seul sur la route. Le spectacle de la forêt et des tournants s’enchaînant dans la lueur des phares avait quelque chose de dangereusement hypnotique.
Il avait hâte d’être rentré. Ses yeux commençaient à ciller. Dans moins de quinze minutes, tu seras dans ton lit. Il les ouvrit grand, secoua la tête, remua la mâchoire et monta le volume. Seulement vingt bornes séparaient la maison de Christine de la sienne, mais il avait mis de la musique pour lutter contre l’endormissement. Des vieux morceaux comme les Traveling Wilburys, Dylan, Harrison, Tom Petty, Roy Orbison et Jeff Lynne : le bon son, quand il n’était pas encore saturé d’électronique et bousillé par des DJ à peine pubères.
Ç’avait été une longue nuit à l’hôpital, mais les deux dernières heures dans les bras de Christine lui avaient fourni une récréation bienheureuse et exténuante.
Il l’avait connue sur Tinder. Une appli qui lui avait permis à plusieurs reprises de faire des rencontres, mais qui l’emplissait en contrepartie d’un sentiment de culpabilité et de salissure. À quoi ça rimait ? Quel était le sens de tous ces « swiper » et ces « matchs » ? Il hébergeait une petite voix critique qui lui disait qu’entre le porno et les sites de rencontre, les relations amoureuses – les siennes en tout cas – ressemblaient de plus en plus à une foire aux bestiaux.
Nous ne sommes plus seulement ceux qui consomment, nous sommes les produits consommés, pensa-t-il. Consommables et jetables…
Il savait ce que ce genre de réflexion, de même que celle sur la musique, signifiait : qu’il se faisait vieux. Qu’il n’avait que quarante ans mais pensait déjà comme un vieux, comme ses parents – paix à leur âme – avaient pensé avant lui. C’est ce que sa femme et ses enfants ne cessaient de lui répéter. Seule Christine flattait son ego en lui disant qu’il avait un sacré corps pour un mec de…
Merde !… Quelque chose venait de surgir des bois, bondissant sur la route droit devant lui.
Un cerf ! Un putain de cerf ! Il jura. Vit trop tard les grands bois majestueux de l’animal qui se jetait devant ses phares pour traverser la chaussée. Il écrasa la pédale de frein, les fesses décollées du siège, mais ne put éviter le choc. À l’ultime instant, avant d’être heurté par la voiture, le cerf tourna son regard vers lui, et il entrevit deux yeux pleins de frayeur, deux yeux presque humains, dans l’incendie des phares.
La collision fut terrible.
Elle secoua la voiture tout entière au moment où il parvenait enfin à piler, dans le hurlement des pneus et la gomme abandonnée sur l’asphalte – et le corps du grand animal fut dans un premier temps précipité sur le capot avant de retomber devant le pare-chocs, sur la route.
Déjà il ouvrait la portière, il descendait. Il marchait vers l’avant du véhicule. Portant son regard au-delà du capot enfoncé, il vit la forme allongée sur le bitume, dans le flot de lumière qui étirait une ombre immense et noire de l’autre côté du corps.
Il ouvrit la bouche, en manque d’oxygène. Ses pupilles se dilatèrent. Il était sûr qu’il n’oublierait jamais cette image.
Car ce n’était pas un animal qui gisait sur la route : c’était un homme.