Le plus compliqué fut d’obtenir des informations. Il y avait des files d’attente interminables pour décrocher le moindre renseignement. Quand à la gare Saint-Charles, après avoir patienté pendant trois heures, Joseph demanda deux billets pour Prague, un guichetier lassé lui expliqua que les trajets par l’Allemagne étaient suspendus. Aucun train en partance de Marseille. Fallait se renseigner à Paris. Au suivant.
Les journaux racontaient la résistance désespérée des troupes allemandes qui bloquaient sur chaque front l’avancée inexorable et la jonction des troupes américaines et soviétiques ; les commentaires des spécialistes étaient pessimistes, d’après eux la guerre pouvait durer encore plusieurs mois.
– Le mieux serait de passer par la Suisse et par l’Autriche, conclut Joseph. Mais les Américains ne sont toujours pas entrés dans Vienne. On aurait dû attendre la fin de la guerre à Alger.
– J’ai quelque chose à te demander, dit Christine. Puisqu’on est coincés, est-ce qu’on ne pourrait pas aller voir ma mère ?
– Vas-y, je t’attendrai.
– Non, je veux te la présenter, c’est important pour moi. Je vais lui envoyer un télégramme.
Le voyage pour Saint-Étienne dura une journée, avec trois changements. Une véritable expédition. À cause des valises, ils durent payer un supplément comme s’ils étaient quatre. Pour une raison inconnue, le train resta bloqué trois heures à la gare de Valence. Ils descendirent du wagon pour respirer. Joseph en profita pour acheter des cigarettes et de la bière. Assis sur le quai numéro 2, Christine lui raconta sa jeunesse, il ne l’interrompit pas une seule fois, ne posa aucune question. Elle ne s’était jamais confiée à personne, même pas à Maurice.
Son père était mort lors de la bataille de la Marne dans les premiers mois de la guerre, elle avait quatre ans, sa mère lui avait répété des dizaines et des dizaines de fois, sans jamais s’énerver, qu’il ne reviendrait pas, il était là-haut et les protégeait. Christine levait la tête, cherchait avec patience au milieu des nuages, scrutait le ciel pendant des heures en plissant les yeux, ne voyait rien d’autre que des formes bizarres et des oiseaux, elle ne comprenait pas bien pourquoi il ne descendait pas les rejoindre, elle souriait et demandait à nouveau : « Quand est-ce qu’il revient papa ? »
L’homme dans les nuages l’accompagnait partout. Elle avait grandi avec cette présence, gardait comme des reliques les trois photographies de son héros de père et sa croix de guerre posthume rouge et jaune. Quand elle eut dix ans, Christine fut horrifiée que sa mère imagine refaire sa vie et affirme éhontément que c’était pour son avenir. Elle détesta pour toujours cet industriel débonnaire, pas mort pour la France, qui avait osé lui dire : « Maintenant, ma chérie, tu peux m’appeler père. »
Pendant les huit ans où elle avait vécu sous son toit, jusqu’à sa fuite théâtrale, elle lui avait donné du monsieur, s’efforçant avec constance de lui rendre la vie pénible et aussi insupportable que la sienne.
Christine avait quitté brutalement le domicile familial à dix-huit ans, elle avait suivi un comédien lyonnais venu jouer Phèdre au théâtre Massenet, avait assisté, fascinée, pendant une semaine, à chaque représentation, et à la sixième scène de l’acte cinq, au récit par Théramène de la mort d’Hippolyte, au même endroit, au même moment, avait éclaté en pleurs sans pouvoir se retenir :
Elle voit Hippolyte, et le demande encore.
Mais, trop sûre à la fin qu’il est devant ses yeux,
Par un triste regard elle accuse les dieux ;
Et froide, gémissante, et presque inanimée,
Aux pieds de son amant elle tombe pâmée.
Et elle était tombée follement amoureuse (mon Dieu, qu’est-ce qu’il était beau) ou, plus probablement, comme ce méchant comédien le lui avait dit en la renvoyant chez ses parents : « Ce n’est pas moi que tu aimes, Christine, c’est Hippolyte. »
Mais Christine n’était pas retournée chez elle. Après avoir séché ses larmes, elle avait poursuivi sa route vers Paris, bien décidée à devenir comédienne, elle n’avait qu’un rêve, une obsession peut-être, jouer Phèdre. Sa mère aurait dû s’affoler et prévenir les gendarmes, les lancer à la recherche de sa fille mineure, elle n’en fit rien, soulagée d’être enfin débarrassée d’elle. Pendant six ans, Christine ne donna aucun signe de vie. En 34, elle avait donc vingt-quatre ans, une tournée la ramena à Saint-Étienne, elle invita sa mère à venir la voir jouer. Madeleine passa l’embrasser pendant la répétition, trouva sa fille bien belle puis, sous prétexte d’une course à faire, repartit sans assister au spectacle, ni lui demander son adresse ni ce qu’elle avait fait de sa vie. Christine en avait été mortifiée.
La gare de Châteaucreux avait été bombardée un an auparavant et une partie était encore fermée au trafic. Christine et Joseph attendaient à la brasserie de la gare, leurs valises empilées formant un rempart autour d’eux. Christine restait silencieuse, plongée dans ses pensées, elle laissait ses cigarettes se consumer sans presque y toucher, en rallumait une machinalement, regardait sa montre, demandait l’heure toutes les cinq minutes.
– Elle ne viendra pas. On ferait mieux de s’en aller.
Madeleine arriva, les chercha en pivotant, ne les vit pas et dut penser qu’ils étaient repartis. Christine la désigna d’un mouvement du menton. C’était une femme mince, habillée avec distinction d’une robe jaune et d’un manteau beige comme si elle allait à l’Opéra, une mèche blonde tombait de sa voilette assortie qu’elle ramenait sans cesse sur son oreille. Christine se leva, sa mère l’aperçut, s’immobilisa. Elles allèrent l’une vers l’autre, elles ne faisaient pas mère et fille, elles s’embrassèrent sans effusion, échangèrent quelques paroles, Christine désigna Joseph de la main. Madeleine le détailla en levant le menton. Elles revinrent vers lui.
– Maman, je te présente Joseph.
– Bonjour, madame. Vous voulez boire quelque chose ? Un thé, un café ?
– Je n’ai pas beaucoup de temps, j’ai des courses à faire.
Elle s’assit sur le bord de la chaise.
– Vous vous connaissez depuis longtemps ?
– Depuis sept ou huit ans, répondit Christine à sa place, mais ça ne fait pas longtemps qu’on est ensemble. J’étais avec quelqu’un d’autre mais ça n’a pas marché. Joseph est médecin et on retourne chez lui en Tchécoslovaquie.
– Mais c’est encore la guerre là-bas !
– On doit attendre quelques semaines, ça va se terminer bientôt, on se disait qu’on pourrait rester un moment ici, se retrouver un peu. Vous pourriez faire connaissance et…
Madeleine se dressa comme un ressort. Christine et Joseph se levèrent aussi.
– Je suis désolée, ma fille, il n’en est pas question. Il ne faut pas m’en vouloir, mais Daniel ne veut plus te voir. Il m’a dit ce matin que si tu remettais les pieds à la maison, il s’en irait sur-le-champ, il faut comprendre, je n’ai plus que lui, toi tu es jeune, tu as ta vie, moi s’il s’en va, je suis perdue. Il faut reconnaître que depuis que tu es partie, tout va bien, c’est un vrai bonheur entre nous, c’est triste à dire, j’aurais préféré que ça se passe autrement mais il faut croire que ce n’était pas possible. Je t’aime beaucoup, je t’ai toujours aimée, même si tu crois le contraire. Tu resteras toujours ma fille mais je préfère que tu t’en ailles. Je te le dis franchement, si tu as besoin de quoi que ce soit, dis-le-moi, mais ne reviens plus, ce n’est pas la peine.
Elle sortit une épaisse enveloppe blanche de son sac et la posa sur le guéridon, s’approcha de Christine, se dressa sur la pointe des pieds et déposa un baiser sur sa joue, elle fit un signe de tête à Joseph.
– Je vous souhaite beaucoup de bonheur et… et…
Elle cherchait ses mots. Un instant ils crurent qu’elle allait changer d’avis, se jeter dans les bras de sa fille, lui dire de rester, elle soupira et tourna les talons. Ils la suivirent du regard, elle disparut au coin de la rue.
– Tu as vu comment elle est ! Je n’aurais pas cru. Elle ne changera jamais.
Ils se retrouvèrent tout bêtes dans la gare si triste de Saint-Étienne, Joseph serait bien allé visiter la région mais, au regard de Christine, il comprit que c’était une idée abominable et affirma que c’était une plaisanterie. Le premier train en partance allait à Grenoble.
– Allons là-bas, dit Christine, dépêchons-nous.
Elle se leva, laissant l’enveloppe sur la table. Joseph regarda à l’intérieur, il y avait une grosse liasse de billets de banque.
– Tu oublies quelque chose.
– Je n’en veux pas de son argent.
– Tu ne vas pas le laisser !
– C’est son fric à lui. Je refuse d’y toucher. Tu n’as qu’à le prendre si tu veux.
Il mit l’enveloppe dans la poche intérieure de sa veste et appela un porteur pour les valises. Ils arrivèrent à Grenoble sous une pluie torrentielle. Ils ne savaient trop quoi faire. Attendre ou poursuivre vers la Suisse… Aller le plus loin possible. Soudain, en détaillant le panneau d’affichage, le visage de Joseph s’éclaira.
– Je sais où nous pouvons aller.
– Où ça ?
– À Chamonix. J’en rêve depuis des années.
Les hôtels étaient fermés ou réquisitionnés et accueillaient des réfugiés qui traînaient dans les rues ou prenaient le soleil couchés dans l’herbe. Joseph et Christine trouvèrent de la place à l’hôtel Splendid aux Praz-de-Chamonix, un hameau qui jouxtait la ville. Madame Moraz accepta avec plaisir de les héberger pour quelques jours, les installa dans la grande chambre du premier étage avec vue sur le Mont-Blanc et balcon. Elle ne s’attendait pas à avoir des clients avant l’été, elle s’ennuyait ferme et fit la conversation comme si elle n’avait pas parlé depuis des années. Grâce à sa famille, elle était épargnée par le rationnement. Ils dînèrent ensemble dans la cuisine, finirent sa soupe aux pommes de terre et aux saucisses fumées. Il y avait encore des combats au col du Saint-Bernard et au mont Cenis, les FTP et des troupes allemandes se battaient toujours pour le contrôle des crêtes. Il faisait un temps magnifique et ce grondement qui roulait parfois dans la vallée, ce n’était pas le tonnerre mais le crépitement des armes automatiques.
– Il ne faudra pas trop vous éloigner. Il y a pas mal de déserteurs allemands. À priori, ils vont plutôt vers la Suisse mais on ne sait jamais.
Comme ils étaient les premiers touristes à revenir depuis des années, elle leur fit d’office le tarif « jeunes mariés » avec petit-déjeuner compris. Elle était sûre que ça leur porterait bonheur et à elle aussi, elle en avait bien besoin.
Joseph ferma la porte à clef.
Jusqu’à cet instant, Joseph et Christine formaient un couple improbable. Depuis le départ d’Alger, ils ne s’étaient jamais retrouvés tous les deux dans une chambre à coucher. Il n’y aurait aucun imprévu, pas de tempête, de train en retard, de contretemps maternel, rien qu’eux et leur volonté. Peut-être leur avait-il fallu ce délai supplémentaire pour s’habituer à cette idée, il ne voulait pas la brusquer, elle ne voulait pas le rejeter, ils se retrouvèrent en tête à tête, dans cette maison au silence de cathédrale, ressemblant à ces enfants perdus dans la palpitation d’une nuit de noces d’un mariage arrangé par les familles, et même si c’étaient eux qui l’avaient organisé, ils se sentaient aussi gauches et empruntés, ils savaient l’un et l’autre que ce n’était plus une belle idée mais un corps inconnu avec qui ils étaient censés passer le reste de leur vie et se découvrir, se donner, faire le grand saut dans le vide, devenir intimes, dévoiler leurs secrets, en finir avec cette amitié bâtarde, plus proches désormais que de n’importe qui, avec la même appréhension, la même crainte, va-t-on s’entendre, va-t-on se trouver ? Avons-nous suffisamment envie l’un de l’autre, pas seulement pour cette nuit mais pour les milliers d’autres nuits et d’autres jours ? Peut-on se remettre d’avoir fait les choses à l’envers, dans un sens différent de l’ordre universel où on s’aime d’abord, où on s’aime tellement qu’on décide de rester ensemble pour la vie ? Avant cet instant redouté, ils avaient connu bien des aventures, mais elles ne leur étaient d’aucune utilité.
Assise nue sur le tabouret de la salle de bains, Christine redoutait de rejoindre Joseph, l’angoisse l’empêchait de respirer. Peut-être, en attendant, son cœur se calmerait-il ou bien allait-il finir par se briser et elle mourrait là sur ce carrelage blanc. Elle avait peur que la douleur revienne, cette douleur insoutenable comme un couteau brûlant qui lui parcourait les entrailles et lui déchirait le ventre, elle ne sentait plus aucun élancement, sa cicatrice ne la tiraillait plus. Deux mois à peine depuis ce soir sinistre et elle redoutait encore que cette souffrance inouïe l’assaille à nouveau et l’anéantisse. Quand elle se leva, ses jambes tremblaient, elle passa de l’eau froide sur son visage et découvrit dans le miroir une femme blême aux traits tirés. Elle éprouva alors ce sentiment oublié qui l’avait si longtemps habitée, elle avait fait tant d’efforts pour le dissimuler, l’étouffer, le détruire, mais elle le sentait poindre, la colère revenait, enfin, comme une fleur qui s’épanouit au soleil, cette bonne vieille colère qui la faisait réagir au quart de tour, défier le monde, hurler, crier, revendiquer et combattre sans craindre les coups et les échecs. Elle décida que Maurice ne lui gâcherait pas la vie une deuxième fois.
Ils passèrent deux semaines magnifiques, se découvrirent comme à tâtons, avec incrédulité, se demandant pourquoi ils avaient attendu si longtemps et risqué de passer à côté l’un de l’autre, sans deviner que la vie rêvée était là, tout près, à portée du regard, il suffisait d’ouvrir les yeux, de dire oui, et autant que cette entente révélée, leurs discussions les rapprochaient infiniment. Ils se parlaient pendant des heures comme s’ils s’étaient rencontrés la veille, se posaient mille questions, reconstituaient avec bonheur les pièces du puzzle mais ils restaient parfois aussi sans rien dire, côte à côte, à regarder la montagne.
Elle espérait apercevoir un chamois.
Ils arpentaient les chemins autour de Chamonix, chaque jour ils partaient pour une nouvelle balade, ce n’étaient pas de vrais montagnards, la matinée était bien entamée quand ils mettaient le nez dehors. Ceux qui les voyaient passer n’avaient aucun doute, ces deux-là étaient des amoureux, pareils à des adolescents ; une façon de marcher un peu en apesanteur, de se tenir la main, comme un cordon ombilical, ou de s’accompagner, de devancer le geste de l’autre ou de lui poser la main sur l’épaule sans y penser. Les Chamoniards les regardaient avec bienveillance, se disaient : ils en ont de la chance ou ça fait du bien de voir des gens comme eux.
Le lendemain de leur arrivée, les gens qui les croisaient leur disaient déjà : « Je crois qu’on va avoir une belle journée », ou : « Comment ils vont aujourd’hui ? » Joseph appliquait d’instinct la vieille méthode de maître Meyer, Christine était plus physionomiste, ils répondaient à chacun, saluaient, souriaient, s’arrêtaient pour bavarder un moment, on connaissait leurs prénoms, savait d’où ils venaient, et on aurait pu croire qu’ils étaient du pays.
Un sacré beau pays.
– On est drôlement bien ici, hein ?
– Si on s’y installait ?
– Oh oui.
– Écoute, on va à Prague et après on revient ici et j’ouvre mon cabinet.
– Et moi, je donnerai des cours de théâtre.
La mère Moraz leur préparait de grands casse-croûtes, elle leur indiquait la direction mais ils se trompaient à chaque bifurcation et demandaient leur route aux paysans ou aux bergers qui faisaient paître vaches et moutons dans les prés. Ils se rendirent compte que ces hommes adoraient décrire leur montagne et en parlaient comme d’êtres vivants. Ils évoquaient leur caractère, leur duplicité ou leur générosité, Joseph était attiré par les sommets, il aurait aimé rencontrer Frison-Roche, il avait adoré Premier de cordée découvert en feuilleton quand il était perdu au fond du bled. Certains affirmaient qu’il était militaire, d’autres dans la Résistance. Ils sympathisèrent avec Jacquard, un guide de leur âge cousin de madame Moraz qui s’ennuyait à cultiver son arpent (lui, il rêvait de l’Himalaya).
Pour une somme ridicule, il les emmena dans les impénétrables gorges de la Diosaz jusqu’à ses cascades vertigineuses où ils se seraient perdus sans lui. Deux jours plus tard, ils partirent à l’aube vers le lac Blanc, Jacquard leur avait fourni les chaussures et les provisions, ils avaient la montagne pour eux seuls, c’était, paraît-il une chance unique. Quand ils se trouvèrent au bas de la Flégère, ils furent effarés, c’était monumental, à pic, beaucoup trop haut pour eux, jamais ils n’y arriveraient, ils mourraient avant. Jacquard leur conseilla la technique des cent pas qui marchait très bien avec les Anglais. « Vous baissez la tête, vous avancez sans réfléchir, vous comptez jusqu’à cent, vous vous retournez et vous décidez si vous continuez », ils repérèrent le point d’où ils étaient partis, les vaches ressemblaient à des fourmis, l’unité c’était cent pas, ils montèrent pendant quatre heures, arrêtèrent de compter, la pente était raide et caillouteuse ou herbeuse et molle, ils faillirent renoncer chacun leur tour, leurs cuisses pesaient une tonne, leurs mollets étaient durs comme du fer, leurs poumons brûlaient mais, au moment d’abandonner, ils trouvaient un peu de force pour repartir. Jacquard les attendait, leur recommandait de trouver leur rythme, d’arrêter de fumer à chaque pause, il leur donnait à boire gorgée par gorgée.
À midi, ils arrivèrent au lac Blanc, c’était bien plus qu’une récompense, jamais ils n’auraient pu imaginer une pareille féerie : à perte de vue face à eux, la mer de Glace et le mont Blanc, les Drus, les Grandes Jorasses et l’aiguille Verte, si près qu’ils auraient pu les toucher. C’était si merveilleux qu’ils voulaient rester encore, convaincus d’être arrivés au paradis.
Enfin, enfin, le monde était beau.
Il fallut que Jacquard insiste pour qu’ils redescendent. Ce fut beaucoup plus difficile qu’ils ne l’auraient cru.
– C’est que vous n’êtes pas bien équipés.
Jacquard avait un cousin qui leur vendit des chaussures de marche, de vrais godillots, et des après-ski insubmersibles en fourrure à un prix d’avant-guerre. On n’en ferait plus jamais des comme ça. Ils hésitèrent, ça ferait un gros sac de plus.
Sa main la cherchait dans le lit, Joseph ouvrit un œil. Christine n’était plus à côté de lui. Il tendit l’oreille, elle n’était pas dans la salle de bains. Il alluma la lampe de chevet, 6 heures à peine, les vêtements de Christine avaient disparu de la chaise en osier. Il se leva et découvrit l’enveloppe posée sur la table à son intention. Il n’eut pas besoin de l’ouvrir pour savoir ce qu’il y avait à l’intérieur. Il s’habilla rapidement et descendit. Elle finissait son café au lait dans la cuisine. Elle avait les traits tirés et son regard de côté des mauvais jours. Il remarqua une valise près de la porte. Il posa la lettre sur la toile cirée.
– Je prends le car dans une demi-heure.
– Ah !
– Ce n’est pas ce que tu crois. Il faut que je retrouve ma mère, elle me pourrit l’existence depuis toujours, je ne pourrai pas partir en faisant comme s’il ne s’était rien passé, on doit s’expliquer toutes les deux, mettre nos histoires sur la table, je ne la laisserai pas se défiler encore une fois. Si elle a quelque chose à me reprocher, elle devra me le dire franchement et moi aussi je lui dirai ce que j’ai sur le cœur, il faut vider l’abcès. J’y vais et je reviens, ce ne sera pas long. J’ai besoin de quelques jours, Joseph, je vais revenir, crois-moi.
– Je ne veux pas te décourager, mais d’après ce que j’ai vu, cela ne servira à rien. Il vaut peut-être mieux attendre, vous écrire, par courrier c’est souvent mieux. Quand il y a un vrai problème, c’est impossible de le résoudre en discutant, on est trop à vif. Et puis, on ne va pas au bout du monde, tu pourras retourner la voir quand tu veux.
– Non, il faut que j’y aille.
Elle prit le car de 6 h 45 pour Annecy avec une correspondance pour Grenoble. Joseph attendit sans se faire de bile, il se mit à relire They Shoot Horses, Don’t They ? Il fut à nouveau submergé par cette histoire désespérée et commença à la traduire en tchèque. Il se souvint de ce que Mathé lui avait dit un soir à Alger : « C’est le point d’interrogation le plus important. »
Christine fut de retour trois jours plus tard, elle souriait et s’ingéniait à parler de la pluie et du temps pourri qu’elle avait eu.
– Raconte.
– Il n’y a rien à en dire. C’est une pauvre femme. Tu avais raison, on s’écrira.
On a tous un talon d’Achille. Même les plus forts ou ceux qui ne l’ont pas encore trouvé. Quelqu’un laissé sur le côté, négligé ou blessé, à qui on n’a pas su parler et, comme une vague, revient avec le mot de trop ou le geste maladroit ; le talon de Christine, c’était sa mère, elle ne pouvait pas vivre avec, pas vivre sans non plus, elles étaient faites pour ne pas se comprendre, on aurait pu croire qu’avec l’âge, cette épine la ferait moins souffrir mais c’était une plaie lancinante et, si elle n’en parlait jamais, elle y pensait chaque jour, c’était, comme disait Nelly, son point d’Archimède, qui la soulevait, lui tordait le ventre, la réveillait la nuit, auquel elle ne pouvait résister et le pire, Christine était convaincue qu’il y avait une solution, qu’un jour cela s’arrangerait, elle en aurait fini avec cette mauvaise conscience, elle ne savait pas encore que les vieilles blessures sont des sables mouvants ; quand on fait un pas solide, le suivant nous entraîne vers le fond.
Lorsqu’ils faisaient l’amour, elle ressentait parfois une douleur soudaine comme une piqûre au fond du ventre qui lui arrachait un cri, mais pas question qu’il l’examine, il n’était pas son médecin.
– Il vaut mieux peut-être qu’on arrête d’avoir des relations le temps que la cicatrisation soit totale.
– Combien de temps ?
– Quelques semaines, deux, trois mois.
– Tu es fou ! Il faut que tu sois doux, c’est tout.
Il fut d’une infinie douceur, toujours.
Christine avait le sommeil envahissant, elle se collait à Joseph, attrapait son épaule, emmitouflait sa jambe avec la sienne, il n’avait plus beaucoup de place mais c’était si agréable de l’avoir contre lui, de l’entendre respirer, de sentir les battements de son cœur, ou peut-être était-ce le sien, il ne savait plus.
Elle fut réveillée la première par le vacarme de la sirène, la lumière du jour traversait le volet et les plis du rideau, Joseph dormait contre elle, tenait son bras, l’empêchait de bouger, elle ne voulut pas le réveiller, il avait l’air si heureux. Elle lui caressa le visage, l’embrassa sur le front. Il ouvrit un œil, l’aperçut, lui sourit.
– Il y a le feu ? murmura-t-il.
– Les Allemands n’ont plus d’aviation. Ce sont les Américains qui nous bombardent !
– On ferait mieux de se mettre à l’abri.
Soudain, les cloches de l’église Saint-Michel se mirent à carillonner. Ils étaient en train de s’habiller quand des coups retentirent à la porte.
– Réveillez-vous ! criait madame Moraz.
Christine lui ouvrit, la propriétaire avait les larmes aux yeux.
– La guerre est finie !
– Vous êtes sûre ?
– Les Allemands ont capitulé ! C’est signé ! C’est le plus beau jour de ma vie.
Christine secouait la tête d’incrédulité, elle tomba dans les bras de Joseph, il la serra de toutes ses forces, longtemps.
– Enfin !
Dans les rues, les gens se félicitaient, s’embrassaient, agitaient des drapeaux tricolores.
– On s’en va tout de suite, dit Joseph. Maintenant, on peut passer. Par l’Allemagne, ce sera difficile, mais par la Suisse et l’Autriche, ça devrait être possible. Il faudrait aller à Zurich au consulat tchèque, c’est le plus proche, ils nous diront quelle est la bonne route.
Il demanda à madame Moraz comment ils pouvaient rejoindre Zurich. Ils devaient trouver un chauffeur qui accepte de partir immédiatement. Un de ses cousins qui faisait le taxi refusa, à cause des déserteurs allemands qui infestaient la zone frontière, personne d’autre n’accepta. Finalement, elle décida de les accompagner elle-même. Elle espérait trouver de l’essence en Suisse pour revenir.
Ils montèrent dans leur chambre préparer leurs bagages. Christine suivait du regard Joseph qui ne savait plus comment tout ranger. Elle avait l’air tendue et gênée, s’approcha de lui, hésita, fit demi-tour. Joseph appréhendait qu’elle ait changé d’avis. Il la rejoignit près de la fenêtre.
– Il faut que je te dise quelque chose de très important, Joseph. J’aurais dû t’en parler avant et tu dois le savoir avant qu’on parte ensemble. Et si tu veux, pour nous, tu pourras changer d’avis et je ne t’en voudrai pas.
Il la fixait d’un air inquiet. Elle restait silencieuse, tête baissée, elle cherchait ses mots :
– Je ne veux rien te cacher. Si on doit vivre ensemble, ce sera dans la franchise et la transparence… je ne pourrai jamais avoir d’enfant. À Alger, le docteur Rodier m’a dit que ce serait impossible.
– Ne t’inquiète pas, je le savais, si on ne peut pas en avoir, ce n’est pas grave, on en adoptera, les orphelins, il doit y en avoir beaucoup.
– Tu es vraiment sûr ?
– Ce seront nos enfants, ce sera notre famille, on va se marier et on sera heureux, crois-moi.
– Pour se marier, il vaut mieux attendre un peu, il faut qu’on soit vraiment sûrs l’un de l’autre, non ?
– Quand tu voudras, mais tu ne devrais pas trop attendre, il faut battre le fer quand il est chaud, peut-être qu’après je n’aurai plus envie de toi.
– Ne te moque pas de moi, Joseph. Pas avec ça. Comment on va à Prague ?
– Il n’y a pas de chemin direct pour aller à Prague, c’est toujours loin.
Madame Moraz était de bonne volonté mais son coupé Simca 8 d’avant-guerre avec sa maigre banquette arrière et son coffre anémique ne pouvait contenir que deux valises. Il fallut se résoudre à des sacrifices douloureux, ils laissèrent la quasi-totalité de leurs affaires en dépôt à l’hôtel.
– Ça nous donnera une bonne raison de revenir les chercher, affirma Joseph.
Il emporta les deux paires d’après-ski en fourrure, ses diplômes, travaux et attestations de Pasteur, pour les montrer à son père, et les disques de Gardel parce que c’était la seule chose sur terre qui lui soit indispensable. Christine l’obligea à prendre aussi deux chemises et un pull.
Contrairement à ce qu’ils craignaient, le voyage se passa sans incident, ils ne virent pas l’ombre d’un déserteur mais partout des villages en liesse et des fêtes improvisées.
Grâce à un douanier, cousin de madame Moraz, ils passèrent sans encombre le poste-frontière très encombré de Vallorcine et, à 16 h 15, le 8 mai 45, madame Moraz les déposa devant l’immeuble du consulat tchécoslovaque de Zurich.
Au deuxième étage, un homme était en train de punaiser une affichette manuscrite assez mal écrite sur la porte. Il expliqua en allemand à Joseph que le consulat était désormais fermé pour une durée indéterminée. Cela faisait une dizaine d’années que Joseph n’avait pas parlé allemand et il chercha ses mots. L’homme essaya en tchèque, devint chaleureux, et ils discutèrent deux minutes. Joseph était bien embêté et traduisit à Christine :
– Monsieur est le consul, on doit s’adresser à l’ambassade à Berne.
– Je suis désolé de ne pas pouvoir vous aider, poursuivit le consul qui parlait aussi le français.
– Vous savez comment on peut aller à Prague ?
– C’est actuellement impossible. Aucun train ne traverse l’Allemagne, les lignes sont coupées, l’armée Rouge occupe le nord, et même si vous trouviez un véhicule, il faudrait un tas de laissez-passer, il est préférable d’attendre la réouverture de la ligne ferroviaire, ce ne sera plus très long, deux ou trois semaines tout au plus.
– On ne va pas rester coincés ici ! s’exclama Christine. Ou on retourne à Chamonix.
– Allons à la gare, on se renseignera là-bas, proposa Joseph.
Le consul le dévisageait en plissant les yeux.
– Excusez-moi, dit-il au bout d’un moment, vous ne seriez pas Joseph Kaplan ?
– Si.
– Je suis Pavel… Pavel Cibulka.
– Pavel ?
– Tu ne me reconnais pas ? Pavel ! On a fait notre bar-mitsva ensemble, c’était en 23, tu ne te souviens pas ? On s’est croisés plus tard au Lucerna en avril 34 si ma mémoire est bonne, tu faisais des études de médecine, déjà tu ne m’avais pas reconnu, tu avais des problèmes avec le doyen pour agitation socialiste.
– Pavel, je suis navré, j’ai un vague souvenir, tu lisais très bien l’hébreu, je crois ?
– J’étais déjà doué pour les langues.
– J’ai un problème avec les visages, je ne suis pas du tout physionomiste.
– Tu es médecin, alors ?
– Oui, et j’aimerais bien retourner au pays.
Avec ses bonnes manières, son phrasé distingué, son sourire de cardinal, Pavel Cibulka n’avait nul besoin de justifier de sa fonction. Mince, les cheveux clairs ondulés, il incarnait le parfait diplomate jusque dans ses vêtements anglais et aurait pu aussi envisager une carrière de jeune premier s’il n’avait été convaincu que la diplomatie était la seule voie digne d’accueillir son talent. À la fin de ses études de droit, il avait intégré le ministère des Affaires étrangères et, après différents postes aux quatre coins du monde, dont celui, prestigieux, de premier secrétaire de l’ambassade de Moscou, il avait été nommé à Berne avant-guerre. Il y avait passé plusieurs années à ne rien faire, représentant du gouvernement provisoire en exil à Londres. Il s’apprêtait à présent à abandonner son poste zurichois pour regagner Prague et participer à la révolution qui s’annonçait.
Après de longues années de réflexion, il en était arrivé à la conclusion qu’il n’y avait rien, absolument rien à espérer du système politique et économique qui avait conduit à cette guerre monstrueuse, engendrée par les démocraties impuissantes et complaisantes. Comme il eut le temps de l’expliquer à Joseph et à Christine au cours des deux journées du voyage, il fallait détruire ce monde capitaliste et sanguinaire, éliminer les tenants de l’ordre ancien, en finir avec l’exploitation et reconstruire une véritable démocratie pour le peuple. Cet espoir avait un nom, c’était le Parti communiste tchécoslovaque, qu’il rejoignait pour le combat le plus important que le pays avait à livrer. Il voulait que son vieil ami l’accompagne dans cette lutte, lui qui avait, dès la faculté, bataillé pour les idées socialistes. Finis les bavardages stériles et les discussions de café, le moment était venu de passer à l’action.
Joseph ne pouvait pas vraiment discuter avec Pavel, il avait des réponses imparables à toutes ses objections :
– Ne t’inquiète pas, Joseph, nous résoudrons tous les problèmes.
Christine, surtout, était emballée. Elle qui s’était battue pendant des années pour les idées pacifistes trouvait le programme de Pavel d’une justesse lumineuse et c’était comme une nouvelle foi qui lui était donnée.
Bénéficiant d’informations confidentielles grâce aux télégrammes diplomatiques, Pavel avait organisé son retour en passant par l’Autriche, dont l’ouest et le nord étaient sous contrôle américain, et il envisageait de rejoindre la Tchécoslovaquie par Innsbruck, Salzbourg et Linz.
Sa Fiat 508 Balilla n’était ni très grande ni très rapide mais elle avalait les kilomètres. Quand Pavel était fatigué, Joseph prenait le relais. Ils roulèrent toute la nuit et s’ils ralentissaient ce n’était pas à cause des barrages américains mais des cohortes interminables de réfugiés autrichiens qui fuyaient l’Armée Rouge et encombraient les routes. Ils dormaient tour à tour, perdaient des heures à trouver de la nourriture, Pavel s’énervait de ce temps perdu. Des soldats d’infanterie du 12e corps d’armée américain leur donnèrent des boîtes de conserve, de l’essence aussi, épatés que Pavel parle l’argot de Brooklyn, appris lors de son stage aux Nations unies.
Deux jours après avoir quitté la Suisse, ils arrivèrent en vue de la Tchécoslovaquie. Malgré le passeport diplomatique de Pavel, ils mirent trois heures pour passer la frontière à Dolní Dvǒriště et furent obligés de s’arrêter plus loin. La route était bloquée. Une nouvelle frontière coupait le sud du pays et plus personne ne passait, les Américains respectaient la ligne de démarcation décidée à Yalta. Au-delà, la 2e armée ukrainienne empêchait tout passage. Pavel se présenta à un officier russe, on l’emmena. Il revint deux heures plus tard, on les autorisa à franchir le barrage.
Le jeudi 10 mai, à 18 h 30, ils entrèrent enfin dans Prague.
Dix ans que Joseph avait quitté sa ville natale, il était persuadé qu’il allait se sentir perdu mais il ignorait que l’on n’est jamais étranger chez soi. On croit avoir oublié parce qu’on n’y pense plus mais rien ne s’efface jamais des lieux de la jeunesse, ni les images, ni les couleurs. Les souvenirs revenaient, sans surprise, comme s’il était parti la veille, chaque chose était désespérément à sa place, plus petite que dans sa mémoire, capitale décatie avec son soleil voilé, ses murs noirs, son château incongru, le barnum des voitures sur les pavés disjoints et cette sensation désagréable que rien n’avait changé, hormis trois immeubles éventrés et les magasins fermés. La guerre était passée sans laisser de traces.
Pavel roulait doucement, Christine s’émerveillait de ce décor de théâtre, il partageait les mêmes sentiments, avec le regret aussi de ne pas être plus désorienté. Ce fut lui qui leur fit remarquer le seul véritable changement : à chaque carrefour, il y avait des soldats russes en armes, c’était normal après tout, l’Armée Rouge avait libéré le pays.
Pavel parlait de ce peuple ami à la résistance hors du commun qui avait perdu des millions d’habitants dans cette guerre barbare et capitaliste, de son armée héroïque qui avait abattu le nazisme quasiment sans autre aide que son courage, de son chef lumineux qui voulait construire un monde meilleur. Pavel parlait mais seule Christine l’écoutait, Joseph reprenait possession de son territoire, se disait que Prague était vraiment la plus belle ville du monde.
Oui, Joseph était de retour et jamais de toute sa vie il ne se sentit autant pragois qu’en ce drôle de mois de mai.