Chez les Kaplan de Prague, on était médecin de père en fils depuis une dizaine de générations. Le grand-père de Joseph, le professeur Gustav Kaplan, avait tracé un arbre généalogique qui remontait au début du XVIIe siècle avant de laisser son nom dans l’histoire comme découvreur de la maladie de Kaplan, affection dermatologique qui défigurait une des nièces de François-Joseph.
Il avait passé plus de cinquante ans à sillonner l’Empire dans tous les sens pour glaner scrupuleusement les dates des naissances, mariages, alliances et décès à des époques où chaque femme faisait une flopée d’enfants, où l’état civil était aussi aléatoire que les frontières, et même s’il y avait des ratures, des points d’interrogation et quelques blancs sur son document, il avait à peu près reconstitué l’histoire de ces médecins qui se reproduisaient comme des lapins.
Joseph revoyait Édouard, son père qui exerçait dans un bel immeuble de la rue Kaprova, dérouler sur la table de la salle à manger le précieux parchemin d’un mètre cinquante de long après l’avoir extrait de son tube en cuir vert, pour lui expliquer les méandres d’une arborescence embrouillée, certaines lignes se chevauchant ou se croisant d’une façon inquiétante et ambiguë. Joseph en avait tiré des conclusions qu’il garda pour lui. Personne ne pouvait nier qu’il y avait eu plusieurs mariages arrangés entre cousins, oncles et nièces. En ces temps lointains, dans ces sociétés fermées, l’instinct de survie primait.
Peut-être pouvait-on trouver dans ces alliances répétées une explication au manque de discernement de cette population et à l’erreur fatale qui devait conduire à sa quasi-disparition. À force de se répéter qu’ils avaient une chance exceptionnelle de vivre sous le gouvernement des Habsbourg, les juifs avaient fini par croire que les Autrichiens et les Prussiens étaient des amis, et quand ils les virent arriver, si beaux dans leurs uniformes noirs, ils ne se méfièrent pas.
Souvent, Joseph s’était demandé s’il était responsable de ce silence ouaté qui s’était installé entre son père et lui ou peut-être l’un comme l’autre étaient-ils incapables de se parler, une forme de barrière affective (de ces mots qui n’arrivent pas à s’échapper, dissimulés derrière des sourires de connivence). On se dit, ces paroles vont blesser ou tout gâcher, on les enferme au fond de soi et, avec les années, on les empile jusqu’à dresser un mur infranchissable.
Joseph n’avait pas réalisé la gravité de la Première Guerre mondiale. À Prague elle semblait lointaine, une sorte de jeu d’adultes qui se termina, il avait alors huit ans, dans la satisfaction générale par la création de la République tchécoslovaque. Sa mère Teresa faisait son éducation, lui parlait indistinctement en français et en allemand, elle avait plus de facilités dans cette dernière langue et projetait d’apprendre le russe avec lui pour lire Pouchkine dans le texte. Elle adorait la valse, la musique du bonheur, Édouard était raide et mal à l’aise, il pensait que le ridicule tuait et refusait de se donner en spectacle. Aussi Teresa voulut-elle apprendre la valse à son fils, elle n’eut pas besoin de longues explications. À sa grande surprise, il savait déjà.
– Tu es beau, mon petit prince, tu danses comme un Viennois, disait-elle en tournant.
Ils dansaient dans le salon presque tous les jours (il dansait si bien qu’elle oubliait qu’il n’avait que huit ans).
La dévastation apparut deux ans plus tard, la grippe décima le pays, fit dix fois plus de morts que la guerre.
Pour le dixième anniversaire de son fils, et pour la première fois, Édouard fut absent. Teresa se sentit fatiguée et se mit à tousser. Elle lui offrit comme chaque année un de ces livres finement illustrés parus chez Hetzel. Joseph s’attendait à un autre Jules Verne qu’il adorait, il reçut l’Histoire d’un savant par un ignorant de René Vallery-Radot, où le gendre racontait la biographie de son beau-père Louis Pasteur. Joseph le feuilleta, déçu, n’en montra rien, dit qu’il était ravi et le découvrirait pendant les vacances.
Teresa n’arrivait plus à respirer, son souffle disparaissait dans un râle. La dernière fois que Joseph la vit, elle eut à peine la force de soulever sa main, elle était presque bleue, oui d’un bleu nuit, et refusa qu’il s’approche. Elle fut emportée en huit jours par une pneumonie.
Envolée, la clarté de l’enfance.
Joseph n’eut aucun chagrin, ne pleura pas. On trouva qu’il était sacrément fort pour son âge, il ne réalisait pas qu’il ne la reverrait plus. Édouard, qui était à Vienne pour l’épidémie de grippe, fut prévenu tardivement, arriva juste à temps pour l’enterrement. Il s’en voulut toujours de ne pas avoir été présent quand sa femme avait besoin de lui. Il ne disposait d’aucun remède pour enrayer la maladie mais ne pouvait s’empêcher de penser qu’il aurait réussi à la sauver, il lui aurait donné de sa force et, pour une fois, il aurait prié le Seigneur.
– Tu sais, mon fils, si j’avais été là, il y aurait peut-être eu un miracle. Tu comprends ?
Joseph fit oui de la tête. Ils n’en parlèrent plus jamais. Pourtant, il se demandait pourquoi les étrangers que son père était allé soigner étaient plus importants que sa mère. Ils allaient souvent se recueillir sur sa tombe, ils se prenaient la main. Édouard marmonnait une prière, ils s’embrassaient en se serrant fort.
Joseph ne lut jamais le beau livre de Vallery-Radot.
Il le rangea dans la bibliothèque de sa chambre à côté des autres et n’y pensa plus. Avec les années, Joseph oublia sa mère et son ressentiment, à quel point il l’avait aimée, combien elle lui avait manqué.
En 23, l’année de sa bar-mitsva, un mauvais souvenir, son père n’était pas religieux mais avait tenu à ce qu’il la fasse, ils partirent quinze jours à Karlovy Vary où Édouard prenait ces eaux qui faisaient un bien fou ; il y allait chaque année pour se reposer de sa vie agitée de Prague. À l’hôtel, il rencontra une femme élégante un peu forte qui s’appelait Katharina, une veuve autrichienne avec deux enfants. Ils partaient tous en calèche avec un panier de pain d’épices et des sucres d’orge multicolores, faisaient de longues promenades dans les environs, avaient l’impression délicieuse d’être ensemble seuls au monde et riaient beaucoup.
Quelques mois plus tard, Édouard, après le dîner, leva le nez de son journal.
– Il faut qu’on se parle, mon fils.
Il avait revu Katharina par hasard lors d’un voyage à Vienne, c’était une personne de grande qualité, de très bonne famille, ils éprouvaient l’un pour l’autre un sentiment profond et envisageaient d’unir leurs destinées, elle serait une bonne mère pour lui, elle l’aimait comme ses propres enfants, viendrait avec eux s’installer ici, il y avait suffisamment de chambres et il engagerait une personne en plus.
– Tu t’entends bien avec elle, avec ses fils ?
– Oui, ils sont très gentils.
– Avant de lui demander sa main, je veux savoir si tu es d’accord, si tu n’y vois pas d’inconvénient.
Joseph fixa son père. Il y eut un silence. Joseph n’avait pas d’objection majeure à formuler, Katharina était une femme gaie, attentionnée, lisait sans accent des poèmes de Gérard de Nerval, lui avait offert Sylvie : « En souvenir de nos si jolies promenades », avait-elle écrit sur la page de garde.
– Franchement, je ne préfère pas. On est bien ensemble.
Édouard se redressa, hocha la tête comme si son fils venait de formuler un postulat mathématique ou une évidence incontestable. Au lieu de reprendre la lecture de son journal, il alla se coucher. Joseph était persuadé que son père passerait outre mais il n’entendit plus parler de Katharina, il se dit qu’après tout, pour y renoncer aussi facilement, ce n’était peut-être pas aussi sérieux qu’il y paraissait. Ils n’évoquèrent plus jamais cette histoire. Une seule chose changea, ils cessèrent d’aller en cure à Karlovy Vary et passèrent leurs étés en Bavière.
Parfois quand son père levait les yeux de son journal, il restait les yeux perdus dans le vague et Joseph se demandait s’il pensait encore à elle.
Au cours de ses études, Joseph participa à la création du mouvement des Étudiants socialistes pragois et fut élu secrétaire puis président de la section des étudiants en médecine qui comportait de sept à douze membres suivant les années. Ses déclarations enflammées pour la gratuité de la médecine le firent détester de ses professeurs et du recteur. Ses affiches prônant la libéralisation de la contraception (y compris pour les mineures) et l’instauration de la méthode Ogino comme système idéal de régulation des naissances attirèrent sur lui la haine des bien-pensants. Il réussit le tour de force de réconcilier le cardinal et le grand rabbin de Prague qui protestèrent ensemble auprès du doyen de la faculté de médecine.
Édouard ne comprenait pas son fils, son agressivité, sa colère. Pourquoi devait-il batailler chaque jour contre sa propre chair ? Qu’avait-il raté dans son éducation pour le transformer en mécréant ? Il n’avait pas peur des ennuis qu’il finirait par lui attirer, il craignait que son fils finisse au ban de la société, que ses efforts pour en faire un homme soient réduits à néant. À quoi bon le rappeler à l’humilité et lui répéter qu’une personne de sa condition ne devait pas provoquer les autorités quand Joseph avait rangé son père dans la catégorie des fossiles que la révolution balayerait le moment venu et chantait à tue-tête la nuit venue dans les ruelles de Prague avec ses camarades, résidus de la pire populace : « Le vent heureux du socialisme souffle enfin et anéantira les bourgeois… »
Avec ses traits fins, sa cambrure fière, sa mèche au vent, Joseph ressemblait à un de ces jeunes seigneurs florentins au sourire limpide de Ghirlandaio. Il menait une vie dissolue, s’affichait avec des voyous surréalistes, des communistes joyeux, passait ses nuits au Chapeau rouge à se saouler des orchestres de jazz dixie venus des États-Unis. Il préférait le Lucerna ou le Gri-gri, deux dancings de folie où les valses succédaient sans temps morts aux javas et aux tangos jusqu’au petit matin, où les cavalières s’abandonnaient dans ses bras comme des amoureuses pour l’éternité. Il adorait tournoyer et se fondre avec sa partenaire dans cette musique qui les possédait. Elles disaient qu’il était le meilleur danseur de Prague et qu’il leur faisait perdre la tête, rien ne pouvait le flatter davantage.
La voix aérienne et fraternelle de Carlos Gardel le bouleversait.
Carlitos, comme il l’appelait affectueusement, était l’homme qui comptait le plus pour lui. Il possédait la collection complète de ses 78 tours importés à prix d’or d’Argentine, mais il découvrait souvent des titres inconnus. Un musicien mexicain lui traduisit quelques chansons magiques. Joseph, déçu de ces poèmes de midinette, les apprit par cœur, en espagnol c’était tellement plus beau. La mort brutale du chanteur en 35, le laissa comme orphelin. Il pleurait en l’écoutant des heures durant, sans trop savoir si c’était l’infinie tristesse de la musique ou sa disparition si injuste qui le tourmentait à ce point. Il se coiffait désormais comme Gardel, raie sur la droite et cheveux plaqués avec une pointe de gomina. Il abandonna la tenue débraillée de ses camarades pour adopter l’élégance de son idole disparue, avec un costume de bonne coupe, à peine cintré, une cravate rayée ou un nœud papillon et une pochette en soie assortie.
Il chantait Volver d’une voix grave et, même s’il ne comprenait pas les paroles, il arrivait parfois à trouver la larme dans la gorge qui rendait cette chanson si émouvante.
– Je veux devenir bandonéoniste, affirma-t-il, un peu ivre, à sa nouvelle conquête sur le pont Charles, quand le soleil apparut sur le fantomatique château.
Il se lança avec passion dans l’accordéon, arrêta les cours au bout de trois semaines, c’était un instrument horriblement compliqué.
Pour fêter son diplôme de médecin, Édouard lui offrit un costume en alpaga noir sur mesure et l’invita à l’Europa, un des plus beaux restaurants de Prague. Joseph remarqua que son père était bien connu du maître d’hôtel et de plusieurs serveurs qui le saluaient avec connivence, il les appelait par leur prénom, ceux-ci connaissaient ses plats préférés et son vin de prédilection.
– Un tokay bien frais, monsieur Kaplan ?
– Si vous en avez, Daniel, je prendrais volontiers un oremus 29.
Ils attendirent en silence qu’on les ait servis. Joseph admirait les volutes exubérantes de la voûte Art déco. Édouard dégusta le vin doré avec un cérémonial de connaisseur, ferma les yeux, expira profondément.
– Divin.
– Je ne savais pas que tu fréquentais cet endroit.
– Il y a beaucoup de choses que tu ne sais pas.
Édouard avait élaboré de grands projets, il envisageait de louer l’autre appartement sur le palier, madame Marchova, sa vieille propriétaire qui l’adorait, était d’accord, il la soignait pour son éternel mal de dos, elle était ravie que Joseph, qu’elle n’avait pas vu depuis une éternité, s’installe dans son immeuble où elle ne louait qu’à des médecins et des dentistes.
Un jour, pas tout de suite bien sûr, mais il y pensait avec plaisir, Édouard laisserait à son fils sa clientèle. Joseph coupa court à ses rêves. Il ne voulait pas exercer de façon traditionnelle et avait l’intention de poursuivre ses études.
– Qu’est-ce que tu as envie de faire, mon fils ?
– De la recherche, papa.
« Mon Dieu ! pensa Édouard, consterné, mais en lui souriant comme s’il trouvait cette idée merveilleuse, pourquoi les enfants sont-ils si compliqués ? »
Joseph refusait de rencontrer des jeunes filles juives d’excellente éducation pour fonder une famille. Elles étaient tellement ennuyeuses et prévisibles avec leur timidité fabriquée, elles ressemblaient déjà à leurs mères en modèle réduit et, quand son père en invitait à la maison, il s’amusait à proférer des insanités pour les choquer.
Il apostrophait ses professeurs en leur disant qu’ils seraient fusillés lors de la révolution (il y veillerait personnellement), manifestait contre le gouvernement pourtant tolérant et distribuait des tracts à la sortie de la Grande Synagogue pour réclamer la légalisation de l’avortement. Une plainte fut déposée.
Dans ce temps-là, on ne rigolait pas avec les bonnes mœurs. En désespoir de cause, Édouard décida que Joseph devait quitter le pays et, sous prétexte de lui faire faire une spécialisation en biologie dans la meilleure université du monde, il l’envoya à Paris.
Joseph partit sans prévenir personne et oublia Tereza, sa petite amie du moment. Deux jours de train et il débarqua sur une autre planète. Prague lui parut soudain une ville de province tristounette engoncée dans sa naphtaline. À Paris, il se promenait au bord du volcan. Les noubas arrosées succédaient aux meetings incantatoires, les promesses de changer le monde et de mourir plutôt que de renoncer ne l’empêchaient ni de travailler, ni de danser jusqu’à l’aube, ni de se faire une multitude d’amis pour la vie.
Il se trouva une chambre de bonne rue Médicis, avec vue sur le jardin du Luxembourg. Un matin plein d’espoir, il offrit l’hospitalité à Marcelin, un étudiant en droit sans le sou, anarchiste et bon vivant, qui rêvait de défendre les opprimés, gagnait sa vie en faisant le deuxième accordéoniste dans les dancings de Robinson ou les guinguettes de Joinville, jurait que la java était la plus belle danse au monde, jouait admirablement les tangos de Gardel et avait rompu avec sa famille, des bourgeois de Calais.
Ses copines se demandaient quand Joseph dormait.
– Je n’ai pas le temps, lançait-il en se précipitant à l’hôpital Bichat où il était externe dans le service de pathologie infectieuse.
Son patron l’incita à s’inscrire au grand cours de microbiologie de l’Institut Pasteur, Édouard accepta de payer les frais de scolarité.
– Avec plaisir, mon fils.
Une énorme charge de travail supplémentaire, mais ça valait la peine de se donner du mal pour pénétrer dans le saint des saints. Tous les après-midi de novembre à mars, il se rendit au célèbre laboratoire au premier étage de l’aile sud, au-dessus du service de la rage aménagé par Roux en personne.
L’enseignement semblait avoir été conçu pour lui plaire : peu théorique, avec beaucoup de travaux pratiques : préparation des milieux de culture, ensemencement, examen au microscope, coloration microbienne, inoculation, autopsie d’animaux infectés, isolement de germes. Le docteur Duclaux, ami de Pasteur, et un des inventeurs de la chimie biologique, affirmait que la bactériologie commençait par le travail des mains qui était supérieur à celui du cerveau. Joseph se faisait remarquer par son pragmatisme, son efficacité dans les manipulations, et obtenait les meilleures notes.
Cinq mois à courir, à en oublier les heures et les jours, sans trouver le temps de déjeuner ou de dîner, mangeant un gâteau dans le bus ou le métro, s’endormant jusqu’au terminus. Joseph était heureux et avait la conviction d’avoir découvert ce qu’il aimait vraiment.
Dès le mois d’avril quand le Grand Cours s’arrêta, il eut l’impression d’être en vacances et se trouva un stage de laborantin dans le service de Legroux, qui travaillait sur le dangereux bacille de la morve du cheval.
Un matin, en rentrant, il trouva une de ses conquêtes dans les bras de son pote Marcelin et, passé le premier moment d’inquiétude, ils furent surpris de son éclat de rire.
Joseph méprisait la jalousie comme toute forme de possession.
Sa véhémence à avoir raison, sa maîtrise de la dialectique, sa mauvaise foi et son accent roulant de Bohême lui valurent une flopée d’insultes et de bagarres.
– Tu sais ce qu’il te dit le métèque ? hurlait-il en se précipitant sur son interlocuteur et en visant le nez.
Il recevait autant de coups qu’il en donnait, passait pas mal de nuits dans les salles de dégrisement des postes de police, mais les commissaires avaient bien d’autres soucis pour ne pas s’embarrasser de querelles d’étudiants.
En quelques mois, Joseph eut la confirmation que les rêves pouvaient devenir réalité. Le gouvernement du Front populaire accéda au pouvoir. Mais la bourgeoisie refusait de se laisser dépouiller et s’apprêtait à résister.
Pour tous, c’était une question de principe, pas seulement d’argent. Il s’agissait de savoir qui commandait et imposerait sa loi à l’autre. La rue grondait, les manifestants étaient innombrables, des milliers d’usines étaient occupées. Les unes après les autres, toutes les professions cessèrent de travailler. Le pays s’arrêta. Début juin, la grève était générale.
On était au bord de la guerre civile.
In extremis, le patronat finit par céder. Augmentations de salaire, quarante heures, semaine des deux dimanches, mensualisation, conventions collectives, congés payés, et surtout le plaisir trouble et indécent d’avoir fait plier les patrons, de les avoir obligés à avaler leur chapeau et leur morgue, cette jouissance sans pareille d’avoir enfin gagné. Et cette découverte, inouïe pour beaucoup : on n’était pas obligé d’attendre une vie meilleure dans l’au-delà, on pouvait l’obtenir sur cette terre et, pour une fois, ce n’était pas toujours les mêmes qui étaient condamnés à se serrer la ceinture et broyer du noir.
À la fin de sa première année d’études à Paris, Joseph aurait dû retourner à Prague, fêter son succès avec son père, parler de l’avenir, passer du temps avec lui comme il le faisait dans sa jeunesse, mais il y avait eu un contretemps affectif. C’est-à-dire qu’à l’amour de son père s’était superposé un sentiment qui l’avait réduit à néant. Non, pas celui d’un engagement politique ou d’une passion amoureuse qui justifie toutes les bassesses. En vérité, il avait abandonné son père pour son seul bon plaisir.
Il n’en avait tout simplement pas eu assez envie.
Il avait agi à vingt-six ans comme un adolescent égoïste. Il en arriva à la conclusion que l’amour n’avait rien d’absolu, c’était une donnée quantifiable dont on pouvait mesurer le poids ou l’intensité, par exemple de 1 à 10, comme avec un curseur. Quel repli de notre cœur fournissait les efforts quand notre réservoir d’amour n’était pas suffisant ?
Édouard n’avait fait aucune remarque désobligeante quand il lui avait annoncé son intention de faire un voyage en Écosse avec des amis de la faculté. Au contraire, il avait répondu sans la moindre acrimonie :
– Bon voyage, mon fils, amuse-toi bien.
Et il avait adressé un mandat télégraphique substantiel.
Marcelin devint vraiment son ami lorsqu’il lui présenta Ernest, qui avait été le chauffeur de Carlos Gardel lors de ses séjours à Paris, jusqu’à la dernière fois, en 34. Ernest parlait volontiers, il suffisait de lui payer une ou deux chopines et il racontait la douceur infinie de Gardel, comment il enchantait le plateau du studio de Joinville où il tournait (le metteur en scène était tellement sous le charme qu’il oubliait de dire : « Coupez »). Les tournages étaient interminables, à la fin de la chanson, le réalisateur, pour le seul plaisir de l’entendre à nouveau, disait : « On refait une autre prise pour la lumière. » Carlos savait bien que c’était pour l’écouter à nouveau, il recommençait avec joie, et c’était encore et toujours meilleur. C’est là qu’était née la légende : à chaque chanson, il chantait mieux.
Depuis la mort de Carlos dans ce maudit accident d’avion, Ernest n’arrêtait pas de pleurer et s’était mis à boire.
– Je te jure, Joseph. Inconsolable.
Ernest avait aussi le titre envié de confident. Il jurait que Gardel était bel et bien français, qu’il était né à Toulouse et avait émigré à l’âge de deux ans, il lui avait avoué un soir de grande mélancolie que s’il affirmait être argentin, c’était à cause de sa mère : elle tremblait qu’il soit mobilisé pendant la guerre, et lui, bon garçon, ne voulait pas lui faire de peine.
– C’est la vraie vérité, Joseph. Paye-moi encore un coup et je te raconterai comment Carlos a inventé le tango.
En application du principe qui veut que le jour ait été créé pour travailler et la nuit pour s’amuser, Joseph sortait même quand la pluie ou le froid vidait les rues des bourgeois et des manifestants ou quand il n’avait plus un rond à la fin du mois. Il comptait sur les doigts de la main les fois, veilles d’examen essentiellement, où il s’était couché avant trois ou quatre heures et il se levait sans fatigue à sept pour aller à l’université. Il avait été adopté par les Étoiles filantes, une bande de fêtards, potards et carabins mêlés à des fils de famille reniés pour leurs débauches, des rescapés un peu cabossés du Grand Jeu, des dandys, des artistes qui cherchaient leur voie, d’éternels étudiants qui avaient oublié dans quelle faculté ils s’étaient inscrits et dont l’objectif commun sur cette terre était d’en profiter au maximum avant que le monde n’explose.
Ils s’étaient juré, tu restes libre ou tu meurs, de ne jamais se faire attraper par les croqueuses et les enjôleuses avec leurs sourires divins qui ne rêvaient que de se trouver un mari et de les ligoter pour la vie.
Ils ne commettraient pas la même erreur que leurs pères.
Chaque fois que l’un d’entre eux se faisait avoir, parce qu’on finit toujours par tomber sur une fille maligne (un jour ou l’autre on se fait tous prendre), ils refusaient de participer à la noce et renouvelaient leur engagement de rester des hommes libres.
Joseph, ce beau garçon élégant et fin aux cheveux brillants, à l’accent charmant, et au rire enjôleur, séduisait les filles qui s’ennuyaient à mourir sur les banquettes pendant que les hommes discutaient sans fin des problèmes du Front populaire, des drames de la guerre d’Espagne et de la montée des fascismes dont ces dames se contrefichaient comme de leur deuxième amoureux. Ce n’est pas qu’elles n’y accordaient aucune attention mais c’était casse-pied à la fin de ne parler que de politique. Lui, il dansait. Il dansait comme s’il avait inventé la danse. Elles laissaient de côté les conventions, le qu’en-dira-t-on, et venaient le solliciter.
La première fois, il fut surpris. Ça ne se faisait pas qu’une femme demande une danse à un homme qu’elle ne connaissait pas (ou c’était une mauvaise fille).
Mais au fond, cela ne lui déplaisait pas de voir une belle traverser la piste, hésiter, quelquefois passer sans s’arrêter, faire un demi-tour innocent et s’immobiliser devant sa table. Les conversations s’interrompaient devant cette inconnue debout. Il se levait et sans un mot l’emportait dans les tourbillons d’une valse ou d’un tango. Les professionnelles, les marlous et les gigolos s’écartaient quand il montait sur la piste. Les musiciens de l’orchestre multipliaient les BIS pour le seul plaisir de voir leur musique s’incarner sous leurs yeux. Entre ses bras, une danseuse pataude ou raide devenait aérienne, il collectionnait les bonnes fortunes, ce qui lui valait une réputation de don juan et le respect de ses amis.
Pourtant, c’était une méprise, Joseph n’était pas un séducteur. S’il avait voulu aborder une femme, il est probable qu’il n’aurait pas su comment s’y prendre, mais la danse chassait sa timidité naturelle. À la sortie du bal, il invitait ses conquêtes dans sa chambre de bonne, et ça marchait presque toujours. Avec Marcelin, il avait été convenu que le premier arrivé laissait la place à l’autre, qui allait faire un tour et revenait au bout d’une heure, avec une baguette de pain frais.
Pas assez de place pour trois.
Lorsque l’accordéon s’évanouissait, Joseph redevenait un homme comme les autres (une vraie anguille). Aucune fille n’arrivait à établir avec lui de relation durable. Quand elles envisageaient d’une voix pleine d’espoir l’hypothèse qu’ils puissent se revoir, faire du canot au bois de Boulogne ou aller au cinéma, il répondait qu’on l’attendait à l’hôpital, et avec sa thèse à terminer, son stage à Pasteur, la montagne de repiquages de cultures en retard, non vraiment, ce n’était pas de la mauvaise volonté, mais c’était impossible, et la nuit venue, il changeait de dancing.
La mode était à l’émancipation féminine, à l’exigence du droit de vote pour les femmes, au bannissement de la java. Joseph prit conscience qu’il ne s’agissait pas seulement de revendications politiques, peut-être le mal était-il plus profond. Comme une cassure irrémédiable.
Ses conquêtes acceptaient de moins en moins son bon vouloir.
Alice lui lança sa bottine et l’aurait éborgné s’il n’avait anticipé sa réaction avec sa vivacité habituelle. Désormais, il se faisait insulter un soir sur trois (en moyenne). Odette le traita de salopard, Germaine de cruel, Suzanne d’être méprisable, Nicole de faux-jeton, Lucie d’ignoble et d’hypocrite, Claudette d’homme le plus dégoûtant qu’elle ait jamais rencontré et apparemment elle s’y connaissait, Jeanne de danseur infect et rebutant, Rose de noms d’oiseaux, d’autres encore de noms de rongeurs ou d’insectes nuisibles, et Jacqueline, une étudiante en philosophie de la Sorbonne tellement mignonne avec sa coupe à la Louise Brooks, de Sardanapale au petit pied. D’autres affichaient leur mépris, elles en furent pour leurs frais.
À vous dégoûter d’inviter une femme à danser.
– Qu’est-ce qu’elles ont toutes, hein ? Tu peux me le dire ? demanda Joseph à Marcelin, après qu’Yvonne lui eut lancé avec haine que des comme lui, elle n’en avait encore jamais vu, jamais jamais, et qu’il n’était qu’un petit trou-du-cul.
Certaines hurlaient, criaient, pleuraient, le giflaient, l’attendaient devant sa porte, faisaient du scandale dans l’immeuble, prenaient la concierge à témoin de son inconduite mais elle s’en fichait royalement. La plupart ne disaient rien, haussaient les épaules, dépitées, et disparaissaient dans leur solitude. Il arrivait qu’il les croise à nouveau dans une soirée ou un night-club, sans qu’il puisse se rappeler s’il les connaissait ou pas, s’il les avait aperçues à la faculté ou ailleurs, qu’il danse avec l’une sans se souvenir de leur aventure commune et quand, dans sa chambre, elle lui demandait s’il l’avait reconnue, il répondait non, se faisait traiter de mufle, de goujat, de pignouf et de paltoquet.
En vérité, Joseph était affligé d’un handicap qui le gênait énormément, il n’était pas physionomiste.
Un vrai talon d’Achille.
Lui qui mémorisait sans difficulté d’épais et indigestes traités de médecine oubliait vite celles dont il avait partagé l’intimité. Au bout de quelques semaines, leurs traits s’évanouissaient dans un magma de figures floues et anonymes.
– Tu n’es qu’un macho ! lui lança Margarita, une réfugiée andalouse qui dansait le tango comme une reine, refusait de lui adresser la parole mais le convoquait d’un regard lorsqu’elle l’apercevait au Moulin de la Galette (il était le seul homme de Paris à danser comme un Argentin).
Joseph ne savait pas ce que voulait dire ce vocable espagnol. C’était la première fois qu’il l’entendait. Pas la dernière. Elle dut lui en expliquer le sens et insista : non, ce n’était pas un terme exclusivement réservé à ses compatriotes, il s’appliquait aussi aux Français, aux Tchèques et aux autres. En ce temps-là, les hommes étaient machos, c’était dans l’ordre des choses et ça ne leur posait pas de problème.
Joseph se dit que ces femmes ne pouvaient pas avoir toutes tort et entreprit d’extirper cette maladie masculine à coups d’efforts et d’attentions répétés. Il supplia Margarita de l’aider, elle se mit à rire (l’homme idéal n’est qu’un phantasme pervers). Changer et devenir meilleur était son obsession. Il se surveilla, contrôla le moindre de ses gestes, paroles, regards et attitudes.
Ses tentatives se révélèrent inutiles, renforcèrent sa réputation de pire des salauds assortie d’une ombre de vice, peut-être d’une pointe de sadisme, mais quel danseur. Tu as vu comment il glisse sa jambe gauche ? Quand il les invitait à prendre un café au lait, il ne savait jamais quoi leur dire ; quand il donnait un rendez-vous pour dîner, il l’oubliait ; quand il s’en souvenait, il disait à Gwladys : « Bonsoir Simone, comment vas-tu ? », et Valentine était tout aussi susceptible qu’Irène ou Julie quand elle le voyait, on a du mal à le croire, entrer dans une brasserie un bouquet d’anémones à la main et s’asseoir à une autre table regardant sa montre avec une moue d’impatience.
Cela le confortait dans l’idée que les femmes, en dehors de la danse et du sexe, sont des êtres compliqués, difficiles à satisfaire et pleins d’arrière-pensées.
Au bal de La Coupole, certains de ses amis disaient que son problème était psychologique (donc pas facile à soigner). Deux d’entre eux pensaient qu’il était atteint de prosopagnosie, ce qu’il contesta avec véhémence. Deux autres penchaient pour du narcissisme et se disputaient pour déterminer le degré de gravité, un dernier optait pour de la misogynie primaire, ce qui était un diagnostic banal, mais ce dernier spécialiste n’était qu’en première année de médecine. Ce syndrome du valseur fut l’objet d’interminables discussions. En effet, dans aucune des œuvres fondatrices de la psychologie, il n’avait été évoqué qu’Œdipe eût dansé la valse ou le tango.
Maître Meyer, un avocat retors et sympathique, chez qui Marcelin faisait son stage, avait donné à Joseph, c’est-à-dire gratuitement, la recette qu’il pratiquait au Palais de Justice où il croisait chaque jour des centaines de personnes à en avoir le tournis sans plus savoir si c’étaient des juges, des greffiers, des huissiers ou des confrères.
En vérité, il l’avait échangée contre une leçon de tango. Joseph lui avait expliqué comment ne jamais écraser les pieds de ses partenaires, cette maladresse étant la source probable de ses échecs sentimentaux. Désormais, grâce aux conseils avisés de Meyer, quand un visage féminin excitait une infime vibration mémorielle, Joseph se précipitait sur l’heureuse élue avec un sourire de satisfaction, franc et naturel, presque amical, et lançait un joyeux : « Comment allez-vous depuis tout ce temps ? Que devenez-vous ? »
« N’hésitez pas à écarter les lèvres et à montrer vos dents, avait insisté maître Meyer. La spontanéité et la sincérité doivent transpirer de vos paroles. »
Il lui avait fait une démonstration sur-le-champ et Joseph avait eu l’impression d’être son meilleur ami. Si cette ruse méphistophélique marcha à quelques reprises, à d’autres il se fit sèchement recevoir :
« Mais on ne se connaît pas ! Pour qui me prenez-vous ? »
Ou bien : « La dernière fois, tu me tutoyais, mon cochon. »
Ce n’était bien sûr qu’un pis-aller mais ô combien préférable à des insultes en public. Les copines de ses camarades lui remontaient le moral jurant que, comparé à eux, il était un ange. Si leurs amis se souvenaient de leur visage et de leur prénom, elles n’en étaient guère plus avancées.
Quand Viviane pénétra dans la salle enfumée du Balajo, Joseph faisait tournoyer Olga dans une valse anglaise qu’il appréciait peu à cause des mouvements compassés et guindés. Il ne se rendit pas compte que tous les hommes dévisageaient cette nouvelle venue la bouche ouverte et les yeux concupiscents. Viviane avait des jambes fines, une jupe moulante en serge grise, une taille d’amazone, un corsage au col en corolle et une chevelure bouclée.
Marcelin, sur l’estrade, jouait de l’accordéon, il l’avait tout de suite repérée. En l’apercevant, il s’était dit :
« Oh là là là là là là. »
Derrière la balustrade, Viviane suivait les zigzags du couple, son regard s’éclaira. À la fin du morceau, Joseph remercia Olga et regagna sa table. L’orchestre enchaîna avec une valse musette, les danseurs envahirent la piste. Viviane déclina trois invitations d’un imperceptible mouvement du menton, se dressa sur la pointe des pieds pour repérer Joseph, se dirigea lentement vers lui. Il leva les yeux, la découvrit, silhouette instable à peine dessinée par son corsage scintillant, pensa :
« Qu’est-ce qu’elle a de beaux cheveux, on dirait… »
Il ne put la comparer à personne. Il n’aurait jamais pensé qu’elle puisse le regarder. Aucun homme ne peut être assez arrogant pour se croire choisi par une fille comme elle.
Elle restait immobile. Il ne pouvait pas y avoir de hasard à ce point. Elle lui tendit une main potelée et tiède. Un bracelet serpent doré de style égyptien tardif était enroulé sur son avant-bras. Joseph trembla quand il l’emmena vers la piste. On s’écarta devant eux. Joseph dissimulait sa fierté mais elle jaillissait malgré lui. Viviane ne savait pas bien danser, elle lui marchait sur les pieds avec ses talons pointus. C’était un détail auquel Joseph ne prêta aucune attention. Seules les femmes remarquèrent ses pas hésitants et échangèrent des sourires narquois.
Ils s’arrêtaient seulement quand l’orchestre faisait une pause tous les trois quarts d’heure. Il l’invita au bar pour boire une coupe. Ils ne se dirent pas des choses très importantes. Seulement des : Qu’est-ce qu’il fait chaud aujourd’hui, et : Il y a un monde fou ce soir, et : Vous venez souvent ? ou d’autres considérations de dancing bondé où il faut crier dans le vacarme. Ils se fixaient sans se parler. Elle épongea son front. Joseph pensa : « Celle-là, ça m’étonnerait que je l’oublie. »
L’orchestre reprit avec Les Roses blanches. Ma chanson préférée, dit-elle. Joseph s’écarta pour la laisser passer, quand elle l’effleura, il perçut son parfum : un souffle de mimosa ou de jasmin, il ne savait plus très bien, une odeur de Méditerranée, d’un pays de soleil. Elle chantonnait les paroles. Elle avait une façon particulière de le tenir. Les autres femmes posaient à peine leurs mains sur son bras ou son épaule. Viviane s’accrochait, se rapprochait à le frôler sans cesse. Il sentait par moments la pointe de ses seins, sa chair un peu molle sous la soie, sa moiteur inconnue, son déhanchement implacable, sa cuisse qui se frottait contre la sienne, son essoufflement maladroit, ses cheveux qui lui fouettaient le visage, son regard voilé qui l’enveloppait. Il lui demanda son prénom. J’adore ce prénom.
Ils n’attendirent pas la fermeture pour s’en aller. Joseph glissa quelques mots à l’oreille de Marcelin :
– Cette nuit, ça serait mieux, si tu ne rentrais pas.
– Pas de problème, répondit-il, aigrelet.
En les voyant s’éloigner, lui qui était profondément athée se dit pourtant :
« Mon Dieu, protégez-nous des femmes au nez retroussé qui ont un petit cul tout rond, perchées sur des talons hauts et maquillées comme des actrices de cinéma. »
Viviane, c’était le genre de femme qu’on n’oublie pas. Elle traînait une réputation délicieusement sulfureuse de briseuse d’hommes, des on-dit de jalouses qui faisaient banquette, rien de prouvé. On susurrait aussi qu’elle avait une pierre à la place du cœur, une dévergondée qui ne comptait plus les malheureux qui s’étaient jetés à ses pieds, la suppliant de ne pas les abandonner. On parlait du suicide raté d’un marchand de chaussures de Nevers ou de la folie d’un notaire de Rouen. Cette rumeur était née après qu’elle eut affirmé à Mady qu’autrefois elle avait été une sentimentale, une vraie, mais certains en avaient trop profité. Un soir, elle lui avait recommandé de se méfier comme de la peste des lieutenants de vaisseau, tout ce qu’ils juraient ou écrivaient, c’étaient des bobards, rien d’autre, maintenant, il n’y avait plus d’eau dans la fontaine, elle n’avait plus de pitié pour aucun homme, tous des cloches, des mous, même s’ils étaient riches et mettaient leur fortune dans la balance.
Quand elle se réveilla, Joseph, pour la première fois, prit l’initiative de lui demander s’ils allaient se revoir. À sa grande surprise, elle accepta avec une joie d’enfant de chœur puis s’en fut en lui souhaitant une belle journée.
Ils se retrouvèrent le soir dans une brasserie de la place Clichy. Elle était gourmande, adorait le chocolat viennois. Il l’écoutait avec délectation. Sa conversation n’était pourtant pas particulièrement passionnante, elle avait la voix pointue. Joseph saisissait les regards des autres hommes et ressentait le bonheur, inepte certes, de la vanité (mais c’était tellement agréable).
Viviane travaillait comme fonctionnaire deuxième échelon au ministère de la Marine, elle supervisait la comptabilisation des stocks des arsenaux d’outre-mer, plus particulièrement de Cochinchine, une tâche stratégique quand on connaissait la situation là-bas, Joseph l’ignorait. Viviane lui apprit tout ce qu’elle savait ou presque sur les colonies, même si elle n’y était jamais allée. Ses descriptions étaient d’une précision militaire lorsqu’elle lui parlait des cuirassés ou des torpilleurs, du Béarn, du Fougueux, du Frondeur, du Jean Bart, et quand la conversation languissait, Joseph demandait où on en était avec le vaisseau amiral Lorraine et pour quelle raison ses monstrueux canons de 340 tiraient six degrés à droite ou à gauche, était-il arrivé à bon port malgré ses avaries répétées. Elle lui expliqua sous le sceau du secret le plus absolu (« Tu promets, hein ? ») qu’ils avaient de gros problèmes avec la maintenance à Saigon pour les deux dynamos qui frisaient les soixante-dix degrés (en haut lieu on s’inquiétait beaucoup).
Si Joseph buvait ses paroles, c’est que les Tchèques sont d’une nature rêveuse, qu’ils n’ont pas de mer, adorent les histoires de bateaux et tout ce qui est mystérieux.
La deuxième année de son séjour parisien, Joseph se trouva confronté à un cas de conscience majeur. L’Espagne était à feu et à sang. Le général Franco, dans son entreprise de reconquête, bousculait le gouvernement républicain empêtré dans ses dissensions internes et gagnait inexorablement du terrain. L’Allemagne nazie et l’Italie fasciste le soutenaient, en face les démocraties pinaillaient et s’esquivaient. Le gouvernement de Front populaire de Léon Blum, confronté à une opinion majoritairement pacifiste et à bien d’autres problèmes, se défila et se réfugia dans une peu glorieuse non-intervention qui laissa le champ libre aux fascistes.
Du monde entier, plus de cinquante mille volontaires s’enrôlèrent dans les Brigades internationales et apportèrent leur soutien au gouvernement républicain. Il en fallait du courage pour partir dans un pays inconnu et affronter la mort quand la plupart n’avaient jamais touché à une arme. Il régnait une effervescence, presque une émulation, pour savoir qui partirait et comment. Chacun avait sa filière et ses contacts. Ses amis pensaient que Joseph serait un des premiers à s’engager. Lui se demandait s’il pourrait intégrer une des brigades françaises ou devrait rejoindre le bataillon Dombrowski composé de Tchèques, de Hongrois et de Polonais.
Probablement Viviane eut-elle une mauvaise influence. Quand il lui fit part de sa décision de partir combattre, elle lui demanda pourquoi. Il déclara que la guerre civile en Espagne dépassait la simple lutte entre frères ennemis, c’étaient deux conceptions du monde qui s’affrontaient à mort. Nos libertés fondamentales en dépendaient. Elle insista :
– Qu’est-ce que tu en as à foutre toi, de ce qui se passe dans un pays où tu n’as jamais mis les pieds ?
Il reformula sa démonstration :
– Il y a d’un côté les fascistes, de l’autre les démocrates. Si on perd, on est foutu. L’Église et le capitalisme triompheront.
Viviane ne comprenait rien à la politique.
– Tu crois que les Espagnols viendront se battre pour vous si un jour les Russes attaquent les Tchèques ?
Joseph décida d’attendre la fin de l’année universitaire en expliquant que son absence ne déterminerait pas l’issue de la guerre. Avec son diplôme de biologiste, affirmait-il avec conviction, il serait d’autant plus efficace pour la cause et ne laisserait personne douter de sa détermination. Accaparé par ses recherches, sa deuxième année au Grand Cours de Pasteur et Viviane, il n’avait plus le temps de participer aux réunions ni aux manifestations et il émettait des jugements sceptiques sur l’enthousiasme écervelé de ses compagnons qui prenaient leurs désirs pour des réalités.
Les seules conversations pour lesquelles il se passionnait concernaient les agents pathogènes, l’identification prochaine du virus de la variole, l’utilisation de la pénicilline dans le traitement des infections bactériennes et les recherches pour découvrir un antibiotique contre la tuberculose.
Et sa thèse, bien sûr, un monument en devenir. Sur les sipunculides.
Certains le regardaient avec méfiance, d’autres ne lui parlèrent plus quand ils apprirent qu’il passait ses nuits à danser avec Viviane dans les bals de la Bastille. Ses explications alambiquées selon lesquelles on peut être socialiste et adorer la valse (ce n’était pas incompatible, au contraire) ne convainquirent personne.
Ses camarades partirent sans lui.
Ernest s’était engagé. Mais lui, il était dépressif.
Joseph refusait d’admettre qu’il était contaminé par le fatalisme et la résignation qui gagnaient la population. Chaque jour, une mauvaise nouvelle confirmait que les jours de la république étaient comptés. Il perdit son ami Marcelin quand il lui déclara qu’il était né pour soigner, pas pour tuer, il vit sur son visage une moue de mépris inouï. Marcelin s’en alla sans lui dire adieu ni lui serrer la main. Joseph apprit qu’il avait rejoint un bataillon anarchiste à Barcelone. Ça chauffait là-bas, on ne pouvait pas imaginer.
Et puis, un soir, il oublia Viviane. Incroyable, non ?
Comme un coup de gomme.
Peut-être que l’affection est soluble en totalité puisqu’il n’en reste aucune trace ni séquelle. Si ça se trouve, elle n’existe que dans notre imagination.
Leurs dîners, leurs soirées à Nogent, leurs nuits amoureuses, effacés, évidés. Il s’en souvint alors qu’il dansait un tango, forcément langoureux, à l’Élysée-Montmartre avec une Bretonne de Lorient, tout en nerfs et en rire. Il hésita à passer chez Viviane pour s’excuser, se dit que le mieux était d’attendre que sa colère passe. Il échafauda plusieurs excuses de premier ordre, décida après réflexion qu’il affirmerait avoir été retenu par une terrible opération à l’hôpital. Il patienta un jour, deux jours, le samedi, le dimanche, pas de Viviane. Ni le lundi. Elle ne vint pas aux nouvelles. Il fut vexé, se demanda si elle n’avait pas eu un accident, un drame dans sa famille ou peut-être avait-elle été comme lui victime d’une panne de mémoire. Il n’entendit plus jamais parler d’elle et ne la revit dans aucun des endroits qu’ils fréquentaient ensemble.
Une drôle de façon de se séparer. Mais y en a-t-il de meilleure ? Un abandon mutuel sans vainqueur ni vaincu.
Nous, ce n’était rien du tout ?
Peu de temps après avoir passé sa thèse, grâce à ses excellents résultats au Grand Cours, on lui fit une proposition particulièrement intéressante : un poste était à pourvoir à l’Institut Pasteur d’Alger.
Une telle offre, aussi prestigieuse, ne se renouvellerait pas.
Joseph ne se rappelait plus quel philosophe avait démontré que la chance ne passait jamais deux fois à votre portée. Si on ne la saisissait pas, un autre en profitait. Ses derniers amis observèrent qu’en fin de compte il était comme eux, il renonçait à ses convictions pour une belle carrière. Il répondit que la république espagnole était foutue, la victoire de Franco inéluctable, il ne servirait à rien de participer au baroud d’honneur, plein de grandeur et d’héroïsme mais inutile et suicidaire. Il continuerait la lutte, à sa manière, en Algérie.
C’était une époque agitée. Après avoir avalé l’Autriche, Hitler décida la réunification de l’Allemagne avec la région des Sudètes qui appartenait à la Tchécoslovaquie depuis le traité de Versailles. Comme la France et la Grande-Bretagne avaient signé un traité d’alliance avec la Tchécoslovaquie, une nouvelle guerre mondiale s’annonçait. Chaque pays mobilisa ses troupes. À Munich, dans une conférence de la dernière chance, le Premier ministre du Royaume-Uni et le président du Conseil français sauvèrent la paix en abandonnant ce pays au Führer. Le soulagement d’avoir évité la guerre l’emportait sur le respect de la parole donnée et sur la stratégie, les foules reconnaissantes acclamèrent leurs dirigeants qui avaient honte de cet accord.
Joseph téléphona à son père pour prendre de ses nouvelles et lui demander conseil au sujet de son contrat. Ce n’était pas bien payé et, avec ces évènements menaçants, il préférait revenir au pays. Édouard l’en dissuada, affirmant que sa présence ne changerait rien au cours de l’histoire, il devait saisir cette chance exceptionnelle. Que son fils ait été choisi par le plus grand laboratoire du monde était pour lui un bonheur et un honneur qui justifiaient tous les sacrifices, il lui fit jurer de partir pour Alger.
Quatre jours plus tard, Joseph devait prendre le bateau à Marseille. Vingt-six heures de voyage.
La nuit précédant son embarquement, il fit un cauchemar qui le réveilla, tremblant et en sueur. Il errait dans un abattoir bondé de cadavres d’hommes égorgés, de femmes éventrées, poursuivi par un boucher aux yeux crevés. Il entendait le souffle de la masse qui frôlait son crâne. Et puis le monstre lui sauta dessus et disparut comme par enchantement. Un silence terrifiant. Il pleuvait du sang du plafond. Il en était poisseux. Il s’enfonçait dans un sable mouvant rougi, tentait avec des gestes désespérés de surnager et de ne pas se laisser aspirer.
Le matin, il se précipita au grand bureau de poste de l’avenue Saint-Antoine, dut attendre trois heures son appel téléphonique, redoutant de rater le départ de son bateau. Il réussit à avoir la communication, son père s’apprêtait à quitter son cabinet. Il l’exhorta à fuir pendant qu’il était encore temps. Édouard ne voulut rien entendre. Dix fois au moins, Joseph lui répéta qu’il devait partir mais son père était déterminé à rester. Même si des dizaines de milliers de Tchèques faisaient leurs valises, il refusait de quitter son pays. Il ne se sentait pas menacé. À Prague, une majorité de gens sensés pensaient qu’Hitler n’était pas assez idiot pour s’attaquer aux Alliés, que tôt ou tard à la recherche de son espace vital, il s’en prendrait à la Russie, son ennemi naturel. La seule chose qui l’intéressait, c’était de faire main basse sur l’industrie d’armement tchèque, il n’y avait donc rien à craindre.
La nuit de la traversée, avec le bruit des moteurs et le tangage, Joseph ne put trouver le sommeil, il passa son temps accoudé au bastingage, à suivre les circonvolutions de trois mouettes qui s’amusaient à survoler l’étrave du bateau. Une lumière bleutée se leva avant le soleil. Les mouettes disparurent. Il les chercha dans l’immensité et, dans la direction du continent, aperçut au loin, sur sa gauche, une côte informe.
« Ce n’est pas possible que ce soit l’Espagne ! se dit-il avec raison, il n’y a aucune terre à cet endroit. »
Mais, perdue dans l’horizon naissant, déchiquetée sous les nuages tamisés, une ligne sinueuse courait en le narguant entre la mer et le ciel.
« Si j’avais cédé à mon impulsion, à cette heure je serais mort. »