Il y avait eu de nombreux signes avant-coureurs. Des revendications d’indépendance, d’autonomie et de démocratie clamées haut et fort contre le Parti. En Pologne, en Hongrie et à présent en Allemagne de l’Est. Le pouvoir communiste ne réagissait plus. Comme ces cadavres qui continuent de tressaillir après la mort. En d’autres temps, cette agitation n’aurait pas duré cinq minutes. On aurait arrêté et condamné les meneurs, ça aurait calmé les autres. Jamais un Brejnev n’aurait toléré les rodomontades de Solidarność, il aurait envoyé les tanks à Gdańsk, ils auraient tiré sur les ouvriers du syndicat, ils en auraient tué jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus dans les rues. Le monde entier aurait protesté et, après, on n’en aurait plus entendu parler. Et voilà que le meilleur allié de l’Empire commençait à gronder, des dizaines de milliers d’Allemands défilaient dans les rues à jour fixe. Silencieusement. Pacifiquement. Sans que personne s’interpose. Comme s’il n’y avait plus de police ou d’armée dans ce pays.

Ce n’était pas l’envie qui avait manqué aux dirigeants polonais ou allemands, ils auraient sans états d’âme zigouillé des milliers de leurs compatriotes, mais, en face d’eux, l’Empereur avait décrété qu’on ne tirerait pas. Et ils n’imaginaient même pas pouvoir désobéir. Gorbatchev, cet apparatchik secrétaire général du Parti communiste d’Union soviétique, avait décidé qu’on n’utiliserait plus la force pour contraindre le peuple. La liberté ne se discute pas, elle ne se marchande pas et ne se divise pas. C’est tout ou rien.

Dans la stupéfaction et l’incrédulité générales, la contagion se répandit dans l’Empire. Les régimes vermoulus, à bout de souffle, d’idées et de légitimité, s’effondrèrent à une vitesse sidérante. Le 9 novembre 89, le mur de Berlin s’écroula et le monde communiste sombra avec lui.

Joseph regretta que le premier dirigeant soviétique à avoir voulu instaurer un socialisme à visage humain ait été le dernier.

– Dommage surtout qu’il ait été communiste, répondit Helena en allant rejoindre les centaines de milliers de manifestants de la place Venceslas.

Une semaine après la chute du Mur et en deux jours, les Tchèques se débarrassèrent de leur Parti communiste sans qu’une goutte de sang soit versée. On jeta aussitôt les drapeaux rouges et les symboles de l’oppression, on retira le mur de fer barbelé qui ceinturait le pays vers l’Allemagne de l’Ouest : on pouvait enfin sortir librement du pays.

On pouvait y entrer aussi.

Début décembre, un ciel d’étain recouvrait Prague, le grésil commençait à verglacer. Dans les rues en pente du Hradčany, les passants faisaient attention à ne pas glisser. Chaussé de ses après-ski, Joseph avançait en tenant un sac de provisions. Il croisa une femme avec un chien, bavarda deux minutes avec elle, caressa la tête de l’animal et reprit son chemin. Sur le trottoir, en face de l’Académie de musique, un homme massif qui s’appuyait sur une canne lui barra le passage. Il portait un pardessus à chevrons clairs ouvert sur un ventre proéminent, une abondante chevelure blanche lui couvrait les oreilles et formait une queue-de-cheval sur sa nuque. Joseph s’écarta et dépassait l’homme, quand ce dernier l’appela dans son dos :

– Joseph !

Joseph se retourna lentement, l’homme vint à sa rencontre. Ils se dévisagèrent quelques secondes.

– Pavel ? murmura Joseph.

Pavel acquiesça. Ils restèrent ainsi à se redécouvrir, puis Pavel écarta les bras, sa canne lui échappa, ils s’étreignirent et s’embrassèrent.

– Ça fait combien de temps ? demanda Joseph, ému.

Pavel chercha un peu.

– J’ai fui en 51. Ça fait… trente-huit ans ! C’est si loin maintenant… Je suis tellement heureux, tu ne peux pas savoir, vieux frère. Tu n’as pas changé, toi, toujours aussi beau, moi j’ai pris quarante kilos.

– Pavel, je suis désolé, Tereza est morte.

– Ah bon ?

– L’année dernière, une méchante pneumonie. On n’a rien pu faire.

– Bon sang ! J’aurais tellement voulu la revoir.

– On a vécu ensemble pendant presque trente ans.

– Je ne savais pas.

– On était très seuls tous les deux.

– Je ne t’en veux pas. On n’a pas choisi nos vies. Je suis sûr qu’elle a été heureuse avec toi.

– C’était longtemps après ton départ et bien après celui de Christine.

– C’est pour ça ! J’aurais dû m’en douter. Un jour, c’était en mai 68, je l’ai croisée à Paris. Rue Vavin. Je l’ai reconnue et elle aussi, j’en suis sûr, elle m’a dit que je me trompais, qu’elle ne s’appelait pas Christine, mais c’était elle. La même voix, la même allure. Toi, tu n’étais pas physionomiste, moi si.

Joseph resta songeur, il s’efforça de sourire.

– Et puis Ludvik et Helena sont mariés, ils ont trois enfants.

Quand Ludvik ouvrit la porte, il découvrit un homme corpulent aux cheveux blancs en bataille dans l’encadrement de la porte et Joseph en retrait. Son regard alla de cet homme à Joseph, retourna à l’homme qui le dévisageait avec un sourire inquiet. Et puis, il comprit. Il resta pétrifié, des larmes se mirent à couler sans qu’il fasse rien pour les retenir. Il hoquetait, sa mâchoire tremblait, mais il n’arrivait pas à bouger. Ses pleurs attirèrent Helena.

– Qu’est-ce qu’il y a, Ludvik ?

Son mari pleurait dans les bras d’un homme âgé qui lui tapotait l’épaule. À son tour, elle découvrit Pavel. Elle lui sauta au cou, l’embrassa avec fébrilité et cria :

– Antonin, les filles, venez, votre grand-père est de retour !

Pavel était venu pour retrouver sa famille et l’atmosphère du pays (le brouillard lui manquait), pourtant il ne pensait pas rester longtemps. Une semaine au plus.

Ludvik dut insister, le menacer de ne plus jamais le revoir s’il repartait si vite. Pavel accepta (presque à regret) de s’installer chez lui. Il affirma que les revenants ne devaient jamais emmerder les vivants, sinon c’était un film d’horreur. Mais il se montra intraitable et refusa de passer les fêtes avec les siens. En arrivant, il ignorait ce qu’il allait trouver, qui était vivant ou mort. Il s’était préparé au pire depuis toujours et n’attendait rien de précis. Il y avait un trou de trente-huit années. Une vie entière. Il s’était organisé avec sa solitude, il avait besoin de temps pour s’habituer à l’idée d’avoir à nouveau une famille et se rappeler à quoi elle servait.

Il raconta la bonté et le courage d’un patron pêcheur turc, sa fuite dans la cale de son bateau, son arrivée au port de Kihikoy et sa vie difficile de réfugié politique à Paris, les amis qu’il s’était trouvés dans un club d’échecs. Comment il avait cru mourir de chagrin, s’était laissé aller à trop boire et trop manger, et puis comment la blessure avait fini par s’étioler et cicatriser. Comment il avait rangé Tereza et Ludvik dans un coin de sa mémoire, un beau souvenir qui ne le faisait plus souffrir.

– Une fois qu’on a réussi à faire son deuil, on n’a plus envie de retourner au cimetière.

Il découvrit ses petits-enfants. Antonin était en troisième année de médecine, parlait peu et écoutait attentivement, Anna voulait devenir journaliste dans la presse féminine et Klara, encore au lycée, n’avait envie de rien. Ce grand-père ressuscité, avec son catogan et sa vie mystérieuse, les fascinait, elles lui posèrent cent questions auxquelles Pavel ne sut pas répondre. Ses petites-filles l’interrogèrent sur les tendances de la mode parisienne. Pavel essaya de les secouer (mentalement). Cela le désolait de constater que la jeune génération ne pensait qu’à s’acheter des vêtements hors de prix, à regarder des séries américaines et à faire la fête.

– On s’est battus pour que vous ne soyez plus victimes de l’exploitation, pas pour que vous deveniez de gentils consommateurs.

– On pourra venir te voir à Paris ? demandaient Anna et Klara.

Antonin était le seul à s’intéresser vaguement à la politique. Pour les vacances, il préparait un grand périple à moto avec son meilleur copain (ils passaient leur temps libre à réparer une vieille Norton fatiguée) pour visiter l’Europe, découvrir les gens et comment ils vivaient. Après, quand il aurait son diplôme, il avait décidé de travailler quelque part en Afrique.

En Tanzanie, peut-être.

Ludvik demanda un congé exceptionnel, mais avec les événements, il y avait tellement de travail que ce ne fut pas possible. Il réussit à grappiller quelques heures chaque jour pour passer du temps avec son père. Il n’arrivait pas à comprendre que Pavel veuille rester en France et ne revienne pas s’installer définitivement dans son pays.

– J’ai fait tellement d’efforts pour m’adapter qu’aujourd’hui je suis devenu français. Sans le vouloir. Mes copains sont comme moi, allemands ou russes, hongrois ou roumains, on en a parlé entre nous, aucun ne retournera en arrière. On a tourné la page. On viendra en vacances mais on rentrera chez nous, en France. C’est là qu’est notre vie aujourd’hui.

Pavel passait le plus clair de son temps avec Joseph. Ils se retrouvaient dans un café près de l’hôtel de ville puis se baladaient bras dessus, bras dessous. Malgré son opération du genou, Pavel avait toujours du mal à marcher. Il aurait fallu qu’il maigrisse mais il avait bon appétit et ses efforts s’avéraient inutiles. Cela l’énervait de voir Joseph aussi svelte qu’avant.

– Dis-moi, on va avoir quatre-vingts ans tous les deux, mais toi, on t’en donne soixante. Comment tu fais, Joseph ?

– C’est de famille.

– Tu te rappelles le voyage de Zurich à Prague ? On a pas mal changé, hein ?

– C’est vrai, mais au moins on est toujours là.

– Au fait, est-ce que par hasard, tu connaîtrais des éditeurs ici ? C’est pour mon livre.

Ils évitaient de trop parler du passé, ils n’en avaient pas plus envie l’un que l’autre mais parfois, c’était plus fort qu’eux. Ils étaient les seuls à pouvoir vraiment se comprendre. Il y avait un point sur lequel Pavel n’avait pas changé, qui le faisait se disputer avec tout le monde. Ludvik et Helena préféraient éviter la question et Joseph, lui, souriait et le laissait discourir. Pavel était resté communiste. Pur jus de la clandestinité et de la résistance. Et il ne se gênait pas pour hausser le ton ni pour apostropher ceux qui doutaient de la pertinence de sa conviction.

– Je suis toujours communiste. Et je n’ai pas l’intention de changer.

– Après ce qu’ils t’ont fait subir, tu n’es pas rancunier, objecta Ludvik.

– Vous n’avez rien compris. Ce ne sont pas les communistes qui m’ont fait des misères. Ceux-là, c’étaient des salauds et des traîtres à la cause. Nous les communistes, les vrais, on s’est toujours battus pour l’égalité, la justice, et contre l’arbitraire. J’y ai cru toute ma vie, ce n’est pas aujourd’hui que je vais retourner ma veste et hurler avec les loups.

– Des comme toi, on n’en fait plus beaucoup, papa.

– Vous allez voir, bande de cons, maintenant qu’il n’y a plus de communisme pour vous défendre, ce que vous allez prendre avec le capitalisme triomphant.

Pavel repartit au bout de douze jours. Il avait hâte de retrouver Paris, ses amis et ses parties d’échecs. Au moins, en France, il y avait encore des communistes. Plein. Il promit de revenir l’année suivante et à Joseph de s’occuper de lui. Pavel n’en démordait pas, il voulait faire des recherches.

– Je n’y tiens pas, dit Joseph. Je suis trop vieux. On ne pourra rien changer.

Cinq mois plus tard, en mai 90, Joseph reçut de Pavel une carte postale de la tour Eiffel. C’était la première fois que Pavel se manifestait. Au dos, il avait écrit : « Je les ai retrouvés. Les nouvelles ne sont pas bonnes. Ce n’est pas utile que tu viennes. »

Joseph hésita une minute, il aurait pu téléphoner à Pavel et demander des précisions, il attrapa une valise et y mit quelques affaires. Il décida de ne pas en parler à Helena. Puis, dans la salle d’attente de la gare, il pensa qu’il ne pouvait pas ne rien lui dire. D’une cabine téléphonique, il l’appela à son travail. Comme toujours, Helena était débordée et entre deux réunions. Joseph n’eut pas le temps de terminer sa phrase. À peine eut-il annoncé qu’il avait reçu une carte de Pavel et partait quelques jours ou plus à Paris qu’elle raccrocha.


***

Paris n’avait pas changé. Ou à peine. Quand il en était parti pour prendre son poste à Alger, jamais il n’aurait imaginé que cinquante-deux années passeraient avant qu’il n’y revienne. Et, si la veille, on l’avait interrogé, il aurait répondu d’un ton sans réplique qu’il n’y retournerait jamais. Et, dans le taxi qui l’amenait chez Pavel, Joseph était vraiment content de revoir cette ville mais il n’avait qu’une envie, en repartir le plus vite possible.

Pavel aurait voulu qu’ils aillent déjeuner dans un restaurant qui servait un cassoulet divin, prendre le temps de se retrouver et d’aller faire une partie d’échecs au jardin du Luxembourg. Il lui aurait présenté ses vieux potes, des Russes et des Hongrois, certains étaient de véritables champions, mais Joseph ne voulut rien entendre, il n’était pas venu pour se balader. Il refusa aussi que Pavel fasse appel à un nommé Igor, un chauffeur de taxi à la retraite, qui aurait pu les trimbaler gratis. Le jour même, ils prirent le train pour Meaux.

La Résidence des Châtaigniers était une maison de retraite cossue entourée d’un haut mur. Pavel et Joseph traversèrent le parc. Des femmes et des hommes âgés (mais beaucoup devaient être plus jeunes qu’eux) profitaient de la douceur de la journée, se promenaient, lisaient, bavardaient ou restaient assis à ne rien faire. Des infirmières aidaient certains à marcher. La directrice accueillit Joseph. Elle avait reçu la visite de Pavel la semaine précédente. Elle lui posa quelques questions sur ses liens avec Christine, évoqua l’irréversible dégradation de la mémoire de sa patiente, puis le pria de la suivre. Dans le hall et les pièces attenantes, beaucoup de femmes âgées impotentes attendaient on ne sait quoi.

– Je veux y aller seul, dit Joseph à Pavel, qui s’assit dans un fauteuil.

Au bout d’un couloir, la directrice frappa à une porte et, sans attendre la réponse, ouvrit. Joseph pénétra dans une chambre spartiate au papier peint à fleurs jaunes. Une femme était assise sur une chaise, le regard dirigé vers le parc, mais ne se retourna pas quand la directrice annonça qu’elle avait de la visite. Joseph la reconnut immédiatement. Christine avait des cheveux blancs qui tombaient sur ses épaules, elle se tenait droite, presque raide. Elle s’était empâtée. Sa main, posée sur sa cuisse, serrait une brosse ovale. Avec son visage lisse et peu ridé, elle ne faisait pas ses quatre-vingts ans. Joseph s’approcha, posa sa main sur son épaule. Elle ne tourna pas la tête. Il se plaça face à elle, s’accroupit. Elle le découvrit, scruta son visage. Au bout d’un long moment, un sourire apparut.

– Bonjour, Christine, c’est moi, Joseph… Tu me reconnais ?

– Oui, bien sûr, vous êtes le coiffeur. Je les voudrais plus courts. Sans la frange, ce serait mieux ? Qu’en pensez-vous ?

Christine lui tendit la brosse avec des yeux pleins d’espoir. Joseph la prit et déposa un baiser sur son front.

Pour le retour, Joseph demanda un taxi. Joseph resta silencieux et Pavel ne posa aucune question. Cela n’aurait pas servi à grand-chose.

Il y avait désormais des autoroutes partout mais les voitures n’avançaient pas plus vite.

– Ce serait bien si on pouvait voir Martin demain, dit Joseph.

– Avec l’administration, on ne fait pas ce qu’on veut. Tu as rendez-vous dans quatre jours. Avant, ce n’était pas possible.

Joseph fut obligé de prendre son mal en patience. Pavel lui trouva une chambre dans l’hôtel de la rue de Seine où il avait été veilleur de nuit pendant vingt-six ans.

Le lendemain, Pavel lui présenta Mahaut qui avait retrouvé Christine et Martin. Mahaut était un ancien policier antillais qui n’arrivait pas à décrocher. Il arrondissait sa retraite comme détective privé occasionnel grâce aux relations qu’il avait conservées dans la Maison et qui lui permettaient d’accéder à tous les fichiers.

Pavel et Mahaut se tutoyaient et étaient de vieux amis. Le dîner fut pantagruélique, effectivement le cassoulet était exceptionnel. À la fin du repas, Mahaut sortit une chemise en plastique rouge de sa sacoche et choisit deux feuilles de papier à l’intérieur. Il y jeta un coup d’œil, poussa un soupir et finit son verre de madiran.

– Je suis navré pour vous parce que vous êtes un homme bien, dit-il à Joseph, mais votre fils, Martin, est un voyou. Un petit voyou. Je ne vois pas ce qu’on peut dire d’autre. Il a commencé jeune et son casier judiciaire est désespérant. Une litanie de condamnations. Vols, violences et trafics en tout genre. Ç’a été de pire en pire. Avec les dossiers de mineur, il a quatorze condamnations à son actif. À quarante ans, il a déjà passé treize ans derrière les barreaux. Là, il purge une peine de cinq ans pour trafic de stupéfiants et il est mis en examen dans un autre dossier de stups qui est à l’instruction. Il va prendre encore quatre ou cinq ans et sans confusion de peine car il n’obtiendra aucune indulgence. Un collègue qui le connaît m’a raconté son histoire. Il s’est fait prendre à seize ans, au lycée, à dealer, puis dans des boîtes de nuit. Petit consommateur, petite condamnation, sursis. Au début, ils font pitié, on espère qu’ils vont s’en sortir, mais lui, il a continué, recondamnation, mise à l’épreuve, cumul de quatre sursis, cures de désintox, deal, réseau de trafiquants, coups et blessures. Il a fait le malheur de sa famille, son beau-père en a eu marre de raquer pour lui et il l’a foutu dehors, divorce avec la mère.

– Vous êtes sûr ? l’interrompit Joseph.

Mahaut fouilla dans le dossier, sortit une feuille de papier photocopiée recto verso.

– Elle s’est mariée en juillet 58 avec Georges Lavant. Et ils ont divorcé en 76.

– Ce n’est pas possible qu’elle se soit remariée, on n’a jamais divorcé.

– Je ne sais pas comment elle a fait. Il y a eu deux années où Martin s’est tenu tranquille. Il a vécu avec une femme mais elle l’a laissé tomber. Il n’y a rien à en tirer, croyez-moi. Les types comme lui ne s’en sortent pas. À son âge, un voyou reste un voyou. Ils ne savent pas quoi faire d’autre. Ils ont besoin d’argent facile. C’est une planche pourrie. Vous perdez votre temps avec lui. Oubliez-le et rentrez chez vous. Sinon, il va faire comme avec son beau-père et avec sa mère, il va vous dépouiller.

Assis derrière une table en bois, Joseph attendait dans un espace compartimenté par deux cloisons blanches montant à mi-hauteur. La pièce comportait sept boxes de chaque côté. D’étroits vasistas ouverts laissaient entrer un peu d’air dans cette salle surchauffée par le soleil. Un gardien en uniforme bleu marine, mains dans le dos, faisait des allers-retours dans le couloir de circulation ou s’immobilisait, dos à la porte, pour surveiller le parloir. Trois des quatorze boxes n’étaient pas occupés. Les détenus, de tous âges, en chemise ou en tee-shirt, bavardaient avec des visiteurs, la plupart avec une femme seule, certains portaient un enfant sur leurs genoux et la femme un autre. Beaucoup se tenaient la main par-dessus la table. Les néons leur faisaient à tous des têtes blafardes. La chaleur incommodait les enfants. Le bruit des conversations retenues se mélangeait dans un brouhaha d’où émergeaient les pleurs d’un bébé que sa mère berçait.

À côté de la porte, deux lumières, une bleue et une rouge, s’allumaient pour signaler les entrées et les sorties. Un surveillant ouvrit la porte de communication de l’extérieur. Joseph vit entrer un homme d’une quarantaine d’années avec un visage fatigué, des cheveux clairsemés et une barbe de plusieurs jours. L’homme portait une chemise rayée fripée et un blue-jean. Il s’immobilisa comme s’il était sur ses gardes.

Joseph avait pensé qu’en voyant Martin, il ressentirait un signal affectif ou une vibration, une clochette intérieure le préviendrait : c’est lui ton fils enlevé à l’âge de six ans. Il était convaincu que la voix du sang parlerait, qu’elle le soulèverait, les projetterait l’un contre l’autre, qu’ils s’étreindraient avec force en se donnant des tapes dans le dos. Martin aurait crié : « Papa, papa ! » Et Joseph : « Mon fils, mon chéri ! » En détaillant cet homme, Joseph se demanda si c’était bien Martin. Il se trompait peut-être. Il ne ressentait rien de particulier. Ils ne se ressemblaient pas.

C’était gênant.

Le regard de l’homme fit le tour de la pièce et s’arrêta sur Joseph qui occupait le seul box libre. Il se détendit et s’avança. Joseph se leva. Ils restèrent quelques secondes face à face.

– Monsieur, dit l’homme en le saluant d’un mouvement de tête.

– Martin ?

En entendant son prénom, Martin fronça les sourcils.

– On se connaît ?

– Martin, c’est moi. Je suis Joseph. Je suis ton père.

– Mon père ! Qu’est-ce que vous racontez ? Mon père, il est mort.

– Je suis Joseph Kaplan. Et tu es Martin, mon fils.

Le visage de Martin s’empourpra. Il eut comme un rictus de douleur et fut sur le point de crier. Il serra les poings.

– Elle m’a menti ! Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas possible. Elle n’a pas fait ça.

Martin se mit à tanguer d’un pied sur l’autre, sa respiration s’accéléra. Il donna un violent coup de la main sur la table qui fit sursauter tout le monde. Des têtes se dressèrent au-dessus des cloisons. Le surveillant s’approcha.

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– C’est rien, chef, dit Martin.

– On se calme, fit-il.

Il s’éloigna et reprit sa ronde.

Martin fixait Joseph d’un air hostile.

– Qu’est-ce qui me le prouve ? demanda-t-il.

– Pourquoi je viendrais te dire ça ? Quel intérêt ?

– J’en sais rien. Vous êtes peut-être dérangé. Comme elle.

– Tu ne veux pas t’asseoir ?

Martin se laissa tomber sur la chaise, Joseph s’assit en face de lui. Martin gardait les yeux fermés, la tête baissée. Il avait le front en sueur.

– Elle m’a toujours dit que vous étiez mort.

– Tu n’as aucun souvenir ?

Martin secoua la tête.

– Aucun ? répéta Joseph. Ni de moi, ni d’Helena ?

– Qui c’est Helena ?

– C’est ta sœur. Elle a deux ans de plus que toi.

– Ah bon… Non, je ne me souviens de rien. Elle m’a dit que vous aviez eu un accident, que vous étiez mort. Et puis, je n’y ai plus pensé. Il y avait bien quelques images dans ma mémoire mais je ne savais pas d’où elles venaient.

– Vous habitiez où ?

– À Saint-Étienne. Avec ma grand-mère. Et puis, il y avait Georges.

– Georges ? Son mari ?

– C’était comme mon père. On a aussi vécu à Paris. C’est confus dans ma tête. Pourquoi vous venez maintenant ?

– Tu peux me tutoyer.

– Pourquoi après tout ce temps ?

– Avant, ce n’était pas possible. Il y avait le Mur.

– Quel mur ?

– Le mur de Berlin.

– Mais c’était en Allemagne. Vous étiez en Tchécoslovaquie.

– On n’était pas libres. C’était une gigantesque prison. Avec des centaines de millions de gens à l’intérieur.

– Qu’est-ce que c’est que ces salades ? Vous n’avez rien fait pour me retrouver.

– Qu’est-ce que je pouvais faire ? Tu ne sais pas comment on a vécu. Ce n’était pas une plaisanterie. On était enfermés. Avec des miradors, des chiens policiers et des milliers de kilomètres de barbelés. Il y avait même une fausse frontière. Ceux qui la franchissaient croyaient être arrivés en Allemagne et ils se reposaient. C’était un piège pour les arrêter plus facilement. Je ne pouvais pas partir, il y avait Helena, elle était trop jeune, on se serait fait prendre. Et je ne pouvais pas l’abandonner. J’étais coincé.

– Mais pourquoi avoir autant attendu ? Je ne sais pas, moi, si j’avais eu un enfant, on ne me l’aurait pas enlevé. Je me serais battu, je me serais défendu.

– J’ai essayé au début. Avec le ministère, avec l’ambassade, mais à l’époque, ce n’était pas possible, il n’y avait rien à faire.

– Qui me dit que c’est vrai ?

– Moi. Il faut que tu me fasses confiance.

– Confiance, confiance…

Martin éclata d’un rire aigre et toisa Joseph.

– D’accord, vous êtes mon père, et ça va changer quoi pour moi ? Vous allez me rendre mon enfance ? Je vais sortir d’ici ? Je vais avoir la belle vie ? Non, je suis là, au fond du trou. Et pour longtemps. J’étais persuadé que c’était à cause d’elle, parce qu’elle m’a emmerdé toute ma vie, qu’elle ne m’a jamais aimé, il n’y en avait que pour elle, ses rôles minables et sa carrière à la con, elle n’a pensé qu’à sa gueule et à se débarrasser de moi. Je croyais aussi que c’était à cause de cette molasse de Georges, c’était son larbin, juste bon à allonger les billets. En définitive, je m’étais trompé, vous avez une sacrée part de responsabilité. Vous avez bien réussi votre coup tous les deux. Bravo, j’espère que vous allez le regretter jusqu’à la fin de votre vie. L’autre, malheureusement, elle ne peut plus s’en rendre compte, elle a de la chance, elle est ailleurs. Mais quand elle avait sa tête, ça ne changeait rien. Ce n’était jamais sa faute, toujours la mienne. Oui, j’espère vraiment que vous allez regretter ce que vous m’avez fait. Parce que c’est à cause de vous que je suis là. Et que je suis seul. Oui, je suis tout seul sur terre.

– Je comprends, c’est normal que tu m’en veuilles. Mais je ne te laisserai pas tomber, Martin, moi je vais t’aider. Nous avons été séparés mais c’était malgré nous, nous pouvons surmonter cette épreuve. Je suis avec toi maintenant. On peut reconstruire un peu de vie entre nous. Ce ne sera pas facile mais il faut le vouloir.

– Ah oui, et comment ? Par un coup de baguette magique ? Hop, une cuillère de compassion, et envolées les années de merde ? Allez vous faire foutre, vous et vos regrets à la con. Je ne vous aime pas et je ne vous aimerai jamais. Pour moi mon père, c’est Georges. C’est le seul qui a compté pour moi. Écoutez-moi bien, la seule chose dont j’aie besoin, ce n’est pas de votre regard de curé et de votre gentillesse. Je n’en ai rien à foutre de votre affection. Aujourd’hui, j’ai besoin de pognon. C’est la seule chose qui pourra m’aider. Du pognon pour cantiner, améliorer cet ordinaire de merde et cette bouffe infecte. Du pognon pour l’avocat. Parce que, avec cet enfoiré qui ne se bouge pas, je vais crever ici.


***

À son retour à Prague, Joseph invita Helena à déjeuner. Cela n’arrivait jamais. Quand ils se voyaient, c’était toujours le dimanche en famille. Il avait besoin d’être tranquille pour parler avec elle. Elle accepta immédiatement.

Il lui raconta ses retrouvailles avec Martin. Joseph avait pris la décision d’aider son fils. Quoi qu’il arrive. Tant pis si c’était désespéré, voué à l’échec. Il voulait savoir si elle acceptait de s’associer à cette démarche et désirait avoir son avis. Il ne savait pas trop ce qu’il pouvait faire et craignait de ne pas avoir assez de temps devant lui. C’était devenu une obsession. Que se passerait-il s’il disparaissait ?

– Nous sommes les seuls à pouvoir lui tendre la main, non ?

Helena promit d’y réfléchir. Joseph évoqua la situation de Christine et sa maladie. Il suggéra que le moment était venu pour elle d’aller en France et de revoir sa mère au moins une fois, avant que ce ne soit plus possible et même si c’était inutile. Helena l’interrompit :

– Pour moi, elle est morte quand j’avais huit ans. J’irai en France pour mon plaisir mais certainement pas pour la revoir.

– Il faut que tu lui pardonnes.

– Pourquoi ? À quoi ça servirait aujourd’hui ?

– Pour que tu puisses trouver la paix. Moi, je lui ai pardonné.

– Je préfère vivre avec ma colère. Qu’elle soit vivante, morte ou inconsciente ne m’intéresse pas. Elle n’a pas eu pitié de moi, ni de toi, ni de Martin. Elle nous a brisés tous les trois. On a survécu tant bien que mal. Grâce à toi, je m’en suis bien tirée. Elle a détruit Martin. Je ne lui pardonnerai jamais. Je suis comme ma mère peut-être. Mais je préfère être comme je suis.

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