Combien de temps faut-il pour devenir amis, quelques mois ou quelques années ? À eux, il leur fallut deux jours à peine pour qu’ils se sentent indispensables les uns aux autres, comme s’ils s’étaient toujours connus. Pavel revenait avec insistance sur leur bref passé commun, peut-être le besoin de légitimer leur amitié nouvelle, de la rendre inéluctable. Ils avaient fréquenté à la même période la Grande Synagogue et son école, eu les mêmes professeurs et les mêmes camarades. Peu importe si Joseph ne se souvenait de personne, il avait l’impression que son cerveau était ouvert aux courants d’air qui emportaient tout ce qui n’était pas indispensable.
– Tu te souviens du grand Tomas au moins ? … Vous étiez assis côte à côte. Tomas, voyons, son père était dans les assurances.
– Ah oui ! fit Joseph pour lui faire plaisir.
Pavel essaya aussi de se trouver des souvenirs communs avec Christine. Elle, par contre, avait une mémoire de mille-feuilles. Malgré leurs efforts, ils ne se découvrirent aucune relation ou connaissance à partager. Pavel n’était jamais allé en Algérie et n’avait fait que passer par Paris ; malgré ses efforts, il n’avait jamais réussi à s’y faire muter, son rêve était de devenir ambassadeur à Paris.
– C’est sûr, un jour j’y représenterai mon pays.
Joseph refusa que Pavel le dépose devant chez son père ; il y a des choses qu’on ne peut faire que seul et sans témoin. Pavel se gara sur la place Malé Năměstí, non loin de l’hôtel de ville. Joseph descendit de la Fiat et parcourut à pied les deux cents mètres jusqu’à l’angle des rues Kaprova et Valentinska ; il avançait tranquillement, les mains dans les poches, comme n’importe quel habitant du quartier, sans un regard pour les décorations Art nouveau des façades ternies surchargées d’arabesques racoleuses et d’imitations de Mucha.
Il fut presque surpris que l’immeuble soit toujours là, il n’aurait pas été étonné de trouver un immense trou à la place, mais rien n’avait bougé, sauf la plaque professionnelle de son père qui n’était plus sur le mur de l’entrée ni celles du dentiste du troisième et des autres médecins, on voyait encore la trace noircie des rectangles enlevés et les trous dans la pierre. Au coin, le magasin d’antiquités était toujours là avec les mêmes croûtes autrichiennes. La loge de la concierge était fermée, la liste des résidents derrière la vitre avait disparu. Il monta les escaliers sans allumer la lumière, les marches en bois craquaient sous son poids. Il s’arrêta sur le large palier du deuxième étage, tendit l’oreille sans entendre le moindre bruit puis il tira la sonnette, deux coups longs. Il recommença au bout de trente secondes. C’était sûr, il n’y avait personne dans l’appartement familial.
Devait-il attendre, laisser un mot ou revenir ?
Il redescendit, et arrivait au rez-de-chaussée quand la porte de l’immeuble s’ouvrit, une vieille femme courbée, très maquillée et aux cheveux blancs recouverts d’une voilette noire entra avec peine, un sac à provisions dans une main et une canne dans l’autre. Joseph lui tint le battant, elle avança, se redressa avec un sourire pour le remercier et soudain, se figea comme si elle avait vu le diable, les yeux exorbités, la lèvre tremblante, la respiration coupée. Puis elle tendit le bras avec une infinie lenteur, posa sa main sur le menton de Joseph, palpa ses lèvres, ses joues, et enfin, une lumière apparut dans ses yeux, elle se détendit.
– Merci mon Dieu, merci, murmura-t-elle. Oh, Édouard, je suis si heureuse de te revoir.
– Je ne suis pas Édouard, madame, je suis Joseph, son fils.
Elle le fixa avec son sourire épanoui, acquiesça plusieurs fois de la tête.
– Édouard, quel bonheur tu me fais !
Elle se rapprocha, attira Joseph contre elle et le serra du plus fort qu’elle pouvait. Ils restèrent ainsi, l’un contre l’autre, enlacés.
– J’avais tellement peur qu’ils t’aient fait du mal, je le redoutais, mais tu es là, sain et sauf, c’est la volonté de Dieu.
Elle lui tapota l’omoplate et desserra son étreinte. Joseph fut envahi par un sentiment bizarre.
– Vous… vous êtes madame Marchova ?
– Anna, voyons.
– Cela fait si longtemps, madame Marchova, je ne vous aurais pas reconnue.
– Tu me vouvoies maintenant ? Je t’ai pourtant fait sauter sur mes genoux et j’ai bien connu ton père, un homme d’une grande distinction qui connaissait l’empereur. Ne fais pas cette tête ahurie, Édouard, ton père Gustav, tu t’en souviens encore j’espère, tu lui ressembles d’ailleurs, on pourrait te confondre avec lui.
Madame Marchova était la propriétaire de ce bel immeuble de rapport, de celui d’à côté et d’un autre à Podoli. Contre vents et marées, surtout contre son ingrate belle-fille, son incapable de fils n’ayant pas droit au chapitre, elle se maintenait dans ces lieux. De constitution fragile, elle avait pris soin de sa santé, enterré son mari adoré depuis un demi-siècle déjà (le temps passe si vite) et louait ses appartements à des médecins renommés qu’elle consultait sans rendez-vous quand elle se sentait patraque. Elle venait de fêter son quatre-vingt-seizième printemps et, si elle mélangeait les personnages et les souvenirs de sa vie, en oubliait beaucoup et ressuscitait des visages du temps glorieux de l’Empire, elle avait bon pied bon œil, riait pour un rien et se portait comme un charme, à part ce mal de dos vicieux qui lui transperçait les reins et la cuisse. Son fils aîné, qui était le premier homme de la famille à atteindre l’âge de soixante-dix-sept ans, désespérait de jamais hériter ; ses tentatives pour faire admettre sa chère maman dans une maison de santé s’étaient heurtées à un obstacle imprévisible, elle pratiquait les meilleurs spécialistes de la ville et aucun n’aurait osé attester que cette vieille dame si délicieuse était un peu accrochée aux étoiles, pour reprendre l’expression effrontée de ce fils cupide. Ils concluaient : de la fatigue, de la distraction tout au plus, et les juges classaient le dossier. Madame Marchova refusait d’admettre que sa mémoire lui jouait des tours car elle se souvenait de détails que personne ne se rappelait ; elle était capable de réciter par cœur la liste complète des souverains autrichiens et de leurs épouses depuis Otton Ier, ce qui était pour sa belle-fille la preuve de sa sénilité. Elle restait donc dans son appartement trop grand et eut la dernière joie de sa vie en voyant revenir cet Édouard Kaplan qui la soignait si bien de sa sciatique et dont elle avait eu toutes les raisons de croire qu’il avait disparu corps et âme.
Elle invita Édouard à fêter son retour et à finir le fond de madère qui avait traversé la guerre. Joseph, qui n’en avait pas bu depuis très longtemps, renonça à revenir sur cette méprise. Elle lui avait gardé son appartement et lui donna une clé ; personne n’avait pénétré chez lui depuis deux ans, à part Irina, la femme de ménage qui, une fois par mois, venait aérer et faire la poussière, c’est fou comme ça se salissait à Prague même avec les fenêtres fermées. Elle lui faisait cadeau des deux années de loyers impayés, tant pis pour la couleuvre et la vipère, elle maintenait le montant du loyer à son niveau d’avant-guerre, un cadeau quand on voyait les prix pratiqués aujourd’hui.
– Des bons locataires comme toi et ton père, on n’en fait plus, c’est un tel bonheur de te savoir revenu. Avec une mine superbe, en plus.
Christine et Pavel attendaient dans un café enfumé situé sous les voûtes de la place, ils commençaient à s’inquiéter et s’apprêtaient à partir à sa recherche.
Joseph s’assit, finit le verre qui se trouvait devant lui et resta pensif.
– Mon père a été arrêté il y a deux ans, je n’ai pas réussi à savoir si c’était avant ou après l’attentat contre Heydrich. Lors d’une rafle, tous les juifs du quartier ont été regroupés, et depuis on ne les a pas revus.
– Je t’avais prévenu, Joseph, dit Pavel, ils ont certainement été déportés dans des camps, en Pologne ou en Allemagne. Mon père a disparu au camp de Terezín, au nord de la Bohême. On avait quelques informations, des témoignages, des photographies aériennes, on avait du mal à croire ce qu’on racontait, mais les photos prises par les Russes après la libération du camp d’Auschwitz sont effroyables et ce que les Américains ont découvert, il y a quinze jours, quand ils sont arrivés à Dachau, à deux pas de Munich, est tout aussi insoutenable.
– Tu crois qu’il n’y a aucune chance de le retrouver vivant ?
– On va se renseigner, je te le promets, mais pour mon père je n’ai aucune illusion.
Ils commandèrent trois cafés.
– De quoi vous avez parlé pendant deux heures ? demanda Christine.
– Il paraît que je ressemble comme une goutte de bière à mon père quand il avait trente-cinq ans, et à mon grand-père aussi.
Il leur rapporta la confusion de la vieille femme, leur montra la clef de l’appartement. Il était tard, ils ne savaient pas où dormir, Christine voulait s’y installer, Joseph refusa, elle insista, c’était idiot de payer un loyer et de ne pas en profiter. Ce fut leur premier différend. Il s’énerva, il devait être fatigué par le long voyage, retourné par l’émotion, il ne pouvait concevoir de s’installer chez son père, à sa place, sans lui demander son avis, et le remplacer, non, ce n’était pas possible. Jamais ! Elle fut surprise par cette réaction, pensa qu’il était trop sentimental. Et loin de le lui reprocher, elle le trouva émouvant.
Pavel leur proposa de venir chez lui, le temps qu’ils trouvent un point de chute. C’est ainsi qu’ils s’installèrent dans l’appartement que son père occupait avant sa disparition. Cela ne dérangeait pas Pavel. Ni son père.
Christine ne fut pas dépaysée par la vie à Prague qui ressemblait à celle de Paris ou d’Alger. Ils dînaient rarement chez eux, sauf quand Pavel invitait ses amis. Ils sortaient beaucoup, agrandissaient chaque soir le cercle de leurs connaissances, discutaient des nuits entières dans des bars animés sur la meilleure manière de changer le pays, et ils n’avaient plus le moindre doute sur le chemin à emprunter, buvaient des hectolitres de bière et, hormis la cuisine immangeable, elle aurait pu se croire à Montparnasse.
Les boîtes de nuit de Prague rouvraient, on s’y entassait pour écouter du jazz de La Nouvelle-Orléans et y danser. Ils aimaient particulièrement le Lucerna, un club enfumé que Joseph avait beaucoup fréquenté dans sa jeunesse ; ils discutaient ferme pour déterminer si cette musique était capitaliste car américaine ou au contraire révolutionnaire, manifestation spontanée de l’oppression des Noirs défavorisés et opprimés de ce pays compliqué.
Un soir, une femme de leur âge, aux cheveux courts qui portait une robe rouge échancrée, se planta devant leur table.
– Vous… vous êtes Joseph Kaplan ? demanda-t-elle.
Joseph leva la tête et acquiesça.
– Vous… tu ne me reconnais pas ?
Il détailla cette belle jeune femme, chercha dans sa mémoire, en vain.
– Tereza… Tereza Kimlova, c’était avant-guerre, tu faisais des études de médecine.
– C’est vrai, fit Joseph, embarrassé. Et vous… enfin, et toi aussi, non ?
– J’étais inscrite en littérature, je suis professeur de lettres. J’ai changé peut-être ?
– Je me rappelle mal.
– On dansait souvent ici. Tu as disparu sans prévenir.
– Je suis navré, je ne me souviens pas bien.
– Joseph, tu devrais nous présenter, dit Pavel en ajustant son nœud papillon.
– Tereza, c’est mon ami Pavel.
– Enchanté, mademoiselle, Pavel Cibulka, je suis de Brno. (Il lui serra la main avec un immense sourire.) Ravi de vous rencontrer, Tereza, moi je suis diplomate.
– Et je te présente Christine, ma compagne.
– Ah, fit Tereza. Bonsoir.
– Christine, traduisit Joseph, c’est Tereza, une ancienne camarade.
– Vous êtes française ? dit Tereza en français.
Christine répondit oui de la tête et se poussa pour lui faire une place sur la banquette. Pavel lui offrit une cigarette, demanda ce qu’elle voulait boire, elle hésitait, il faisait chaud.
– Une bière ?
– Volontiers.
Il partit lui en chercher une. Tereza regardait Christine.
– À vos vêtements, j’aurais pu deviner que vous étiez française.
– Je suis désolée, je ne parle pas du tout tchèque. Je vais vivre ici maintenant et…
– Ce n’est pas difficile, si vous voulez, je peux vous apprendre.
– Avec grand plaisir.
Personne ne s’est jamais demandé pour quelles raisons deux femmes qui ont aimé le même homme peuvent facilement devenir amies, peut-être à cause de cet homme en commun ou alors elles s’en fichent. Entre Christine et Tereza, ce fut une évidence, il n’y eut ni ambiguïté ni rivalité, ni rancœur ni jalousie. Tereza n’était pas du genre à revenir en arrière, elle était heureuse pour Joseph qu’il ait rencontré Christine et puis il y avait Pavel, lui il était libre, il la regardait avec insistance, ce ne devait pas être un hasard si Joseph et Pavel étaient toujours ensemble.
Le patron des lieux possédait la plus grande discothèque de musique sud-américaine du pays et passa Nostalgias, un tango argentin mélancolique et douloureux, parfait quand on a trop bu et qu’on devient sentimental.
– Tu ne m’invites pas ? demanda Christine.
– Plus tard, personne ne danse.
– Fais-moi danser, je t’en prie.
Elle se leva, Joseph la suivit, il lui prit la main, ils allèrent sur la piste. Ils étaient seuls à tournoyer, tout le monde les regardait. Ils n’avaient, au bout du compte, dansé qu’une seule fois, il y a si longtemps. Elle se laissait guider, s’immobilisait au bon moment, repartait avec lui, anticipait chaque mouvement, se laissait emporter très loin, on aurait dit qu’ils avaient dansé ensemble des milliers de tangos.
Un autre couple les rejoignit, et un autre, Pavel invita Tereza.
– Je ne sais pas très bien danser, dit-elle.
– Et moi pas du tout.
– Je ne conserve aucun souvenir de cette femme, comment ai-je pu l’oublier, hein, Christine ? Surtout qu’elle a le même prénom que ma mère.
– Tu ne m’as jamais parlé de ta mère.
– J’avais une dizaine d’années à sa mort, je l’ai oubliée, je ne pense jamais à elle.
Christine avait pris de bonnes résolutions et avait décidé d’apprendre immédiatement à parler le tchèque, une langue sèche où il n’y a que des consonnes qui claquent. Ce ne fut pas facile, les gens qu’elle rencontrait, les nombreux amis de Pavel, ceux plus rares de Joseph, parlaient français, souvent en le massacrant un peu, mais ils tenaient à lui montrer que c’était leur langue étrangère préférée. Quand ils s’exprimaient en allemand, ils s’excusaient presque. Elle leur demandait de lui parler en tchèque, elle avait besoin de pratiquer, de se faire reprendre et corriger, ils acceptaient, rectifiaient sa prononciation qui les amusait beaucoup et, très vite, poursuivaient en français. Tereza lui donna cinq fois par semaine des cours particuliers. Au bout de trois mois, Christine suivait les conversations et, au bout de six, elle parlait couramment, mais elle conserva toujours un léger accent.
Heureusement, l’appartement du père de Pavel, à côté de l’Académie de musique, et d’où on apercevait la Vltava boueuse, était assez grand pour que tous y logent. Joseph lui proposa de partager le loyer et les charges, il accepta volontiers. Entre son congé sans solde pour finir son livre, commencé pendant son exil suisse, et l’à-valoir misérable de son éditeur tchèque, Pavel n’avait plus un rond mais il avait des espérances.
Son chef-d’œuvre s’appelait La Paix de Brest-Litovsk, diplomatie et révolution, une somme de plus de mille pages sur ce traité fondamental qui avait failli bouleverser le monde. Quand il était premier secrétaire à l’ambassade de Moscou, Pavel avait eu accès à des archives inédites, une vraie mine d’or historique. Ses révélations résonneraient comme un coup de tonnerre, il comptait sur la publication de ce texte pour établir sa réputation et espérait de multiples traductions. Au début, Christine appréciait que Pavel lui explique en détail les finesses byzantines de ce jeu de dupes et les dessous machiavéliques de cette négociation si compliquée, elle en profitait pour parfaire son vocabulaire.
– En tchèque, Pavel, en tchèque.
Mais au bout d’un moment, cette histoire ne l’intéressa plus tellement. Elle avait le tournis avec tous ces télégrammes diplomatiques, elle se perdait dans le ballet des négociateurs aux noms imprononçables et hésitait à lui dire que ça lui cassait les pieds.
Pavel fut assez déçu que Christine refuse de taper son manuscrit sur son Underwood portable sous prétexte qu’elle n’était pas secrétaire mais comédienne. Elle n’apprécia pas qu’il insiste, sous le prétexte fallacieux que cet exercice aurait été un excellent apprentissage pour sa nouvelle langue. Il la trouva soupe au lait mais ne lui en voulut pas.
– On peut toujours essayer, non ?
– Non !
Le 9 juin, Pavel accompagna Joseph au camp de Terezín, Christine voulut absolument être du voyage. Ils firent les soixante kilomètres sans échanger le moindre mot, arrivèrent en milieu de matinée en face de la forteresse. Hormis les trois rangées de barbelés qui couraient sur les murs, elle ne paraissait ni hostile ni inquiétante. Trois soldats ukrainiens montaient la garde et leur en interdirent l’entrée. À la demande de Pavel, l’un d’eux alla chercher un officier. Ils patientèrent un long moment, n’osant rompre le silence qui les enveloppait, comme s’il n’y avait plus aucun être vivant à des kilomètres à la ronde, pas un oiseau ni un souffle de vent. Il revint avec un médecin-major. Ce dernier ne pouvait leur donner l’autorisation de pénétrer dans l’enceinte du camp en raison d’une épidémie de typhus qui y sévissait encore. Il n’y avait aucune exception à cette interdiction.
Depuis sa libération un mois auparavant, le camp avait été en grande partie vidé des dix-sept mille prisonniers qui y avaient été entassés ; il avait été transformé en hôpital de fortune pour ceux qui étaient trop malades ou n’avaient plus la force de se déplacer. L’armée américaine leur avait donné des caisses d’antibiotiques, ils étaient inefficaces pour les cas les plus graves, c’est-à-dire pour ceux qui étaient restés. Le médecin-major se sentait désespérément impuissant, avait dix décès chaque jour dont, la veille, paraît-il, un grand poète français. Quant aux archives, ce n’était pas sa préoccupation immédiate, les Allemands en avaient brûlé une partie avant de fuir, il ferait faire des recherches dès que possible. Pavel et Joseph discutèrent pendant plus d’une demi-heure avec lui. Le médecin-major serra chaleureusement la main de Joseph, heureux de rencontrer un confrère du célèbre institut français, et lui promit de l’aider à retrouver la trace de son père.
– De quoi vous avez parlé si longtemps ? demanda Christine à Pavel.
– Il m’a confirmé ce que je redoutais. Des histoires circulaient sur Terezín. En Suisse, j’avais rencontré un membre de la Croix-Rouge qui y avait fait une tournée d’inspection. Je l’avais interrogé, j’avais toutes les raisons de penser que mon père y était interné et je m’inquiétais. Ce diplomate m’avait rassuré ; à l’entendre, c’était une prison modèle, je le connaissais, ce n’était ni un sympathisant des nazis, ni un imbécile, mais un honnête homme. Son compte rendu contredisait d’autres informations mais je n’avais aucune raison de douter de lui, de ce qu’il avait vu de ses propres yeux et vérifié : à peine trois ou quatre personnes, propres, correctement habillées dans des cellules pimpantes avec des pots de fleurs aux fenêtres, des pelouses entretenues par des jardiniers détendus, une bibliothèque avec une salle pleine de lecteurs, une cuisine bien approvisionnée, un salon de coiffure où on faisait des mises en plis, des échoppes où les détenus pouvaient acheter de la nourriture, deux cafés où ils pouvaient s’attabler, certains jouaient du violon ou de la clarinette, d’autres les écoutaient, il y avait un groupe de jazz, il avait assisté à une représentation d’un opéra joué par les prisonniers avec un chœur d’enfants qui avaient l’air heureux et en pleine santé. Il avait aussi remarqué un détail qui ne trompait pas : les femmes étaient maquillées ! Les nazis avaient tourné un film pour faire taire les rumeurs… Je l’avais vu à l’ambassade, cela m’avait rassuré, bien sûr, ou peut-être ai-je voulu croire qu’ils n’étaient pas complètement des monstres, que dans mon pays c’était différent, que mon père allait s’en sortir. Eh bien, on en a maintenant la preuve, c’était une mystification, une mascarade, tous les acteurs de cette diabolique supercherie ont été assassinés comme quatre-vingt-dix pour cent des juifs tchèques. Terezín était un camp de concentration comme les autres, les conditions de vie y étaient terrifiantes, il y a eu ici trente ou quarante mille morts de faim, de dysenterie ou du typhus, c’était surtout l’antichambre d’Auschwitz… Tu ne reverras jamais ton père, Joseph.
Ce génocide eut des conséquences imprévisibles, seule une infime partie des survivants émigrèrent en Israël, les autres intégrèrent massivement le Parti communiste tchèque.
En Tchécoslovaquie, ils en avaient la certitude, ils vivraient dans un monde radieux.
Les semaines qui avaient suivi la Libération avaient été ambiguës, la guerre était omniprésente, envahissait encore le quotidien et suintait des consciences, étau dont on ne pouvait se défaire. Il fallait pourtant laisser en arrière ces années noires, tenter de repartir, d’avancer sans penser toujours au passé, essayer d’oublier pour ne pas sombrer, s’organiser, travailler, faire des projets et recommencer à vivre, tout simplement.
Quand Joseph passa par la place de l’Hôtel-de-Ville, il découvrit qu’une partie était écroulée. Il poussa jusqu’à la rue Kaprova. L’immeuble paternel était toujours étrangement silencieux. Il ouvrit la porte de l’appartement avec la clé que madame Marchova lui avait donnée. L’électricité avait été coupée, il avança dans la pénombre, buta sur des objets à terre, écrasa du verre, ouvrit les volets pour avoir de la lumière, découvrit avec stupéfaction que l’appartement avait été cambriolé. La bibliothèque était retournée, les livres éparpillés, le buffet ouvert, la vaisselle cassée jonchait le sol, les coussins des fauteuils et des deux canapés étaient éventrés, les tableaux avaient disparu des murs, le phonographe était démembré, son bras arraché, les disques brisés comme si on s’était amusé à les jeter sur les murs. Apparemment les cambrioleurs détestaient Gardel, sa collection était en miettes, ils n’aimaient pas Bach non plus, les Variations Goldberg avaient subi le même traitement.
Dans chaque pièce, le désordre laissait penser à une fouille méthodique.
Le cabinet médical était sens dessus dessous, les produits de la pharmacie dispersés, les flacons avaient explosé sur les murs, y laissant des traces mauves, rouges et jaunes. Dans la chambre de son père, il aperçut le parchemin avec l’arbre généalogique de sa famille reconstitué par son grand-père Gustav, il avait été froissé en boule mais n’était pas trop abîmé. Il l’enroula avec précaution, chercha le tube de cuir vert, il avait glissé sous le lit, il récupéra les deux morceaux et mit le parchemin à l’intérieur avec difficulté. Sa chambre était dévastée, la laine sortait du matelas, ses livres étaient en deux ou trois morceaux, il trouva la couverture arrachée de l’Histoire d’un savant par un ignorant de René Vallery-Radot et chercha, en vain, l’autre moitié dans le capharnaüm. Dans le bas de l’armoire, il découvrit une caisse en bois avec une dizaine de disques de Gardel qui avaient échappé au massacre, il les emporta comme des reliques.
Dans le vestibule, il remarqua, seul signe d’ordre de cet appartement bouleversé, que le courrier avait continué à arriver, la femme de ménage de madame Marchova l’avait déposé sur la desserte, en piles régulières, il y en avait onze. Elle n’avait rien rangé ni remis en état et n’avait pas dû se donner trop de mal, à en juger par la couche de poussière qui recouvrait les meubles et les filaments qui se soulevaient sur son passage.
Il sonna à la porte du rez-de-chaussée, entendit madame Marchova crier : « J’arrive, un moment, j’arrive », mais elle mit plusieurs minutes à lui ouvrir. La vieille femme était courbée et accrochée à sa canne, le dos en point d’interrogation, elle réussit avec peine à redresser la tête et lui sourit.
– Oh, Édouard, je suis si contente de vous voir. J’ai tellement mal. Vous ne pouvez pas savoir. Je n’ai pas la force de monter vous voir.
– N’essayez pas, madame Marchova, cela ne servirait à rien, mon cabinet est ailleurs maintenant. Il y a un médicament qui serait efficace mais je ne sais pas où le trouver en ce moment. Je vais m’en occuper. Tenez, je vous ai apporté le loyer.
Joseph déposa une liasse de couronnes sur la table.
– Je reviendrai dès que possible.
En sortant de l’immeuble, sa caisse sous le bras, Joseph réalisa que son père n’était jamais retourné chez lui après la mise à sac de son appartement. Il resta immobile dans la rue Kaprova dans le soir qui venait, envahi d’une chaleur qui le suffoquait. Il voulait juste se rapprocher de son père, se retrouver un peu aussi, mais on lui avait tout pris. Tout.
Les assassins étaient aussi des voleurs.
Ce fut la dernière fois que Joseph retourna dans l’appartement familial.
Joseph fut admis au Parti communiste tchécoslovaque le 26 juin 1945, il ne posa aucune question et aucun des responsables ne s’en posa à son sujet. Une bonne recrue, sympathisant de la première heure recommandé par Pavel, membre de longue date. Joseph connaissait la doctrine. Il ne comprenait pas comment il pouvait exister une seule personne sur cette terre meurtrie qui ne soit pas d’accord pour en finir avec l’exploitation éhontée de l’homme par l’homme. Comment pouvait-on ne pas partager ces idées ?
Quand il s’exprima lors de la réunion qui statua sur son adhésion, il fit sourire les participants par sa vision toute médicale du communisme. Le capitalisme était une maladie latente comme la rougeole ou la grippe, véhiculée par l’égoïsme, la cupidité et l’avidité, le bon traitement était la solidarité entre les hommes et le désintéressement ; le Parti mettrait en place le principe fondamental de prophylaxie et d’hygiène sociale : de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ; le vaccin s’appelait justice et progrès social.
– Pas stupide, dit le secrétaire de cellule, ni complètement faux, un peu original.
Joseph ne fut pas le seul à adhérer, loin de là. En deux ans, plus d’un million de Tchèques rejoignirent, volontairement et avec enthousiasme, le parti de la résistance aux nazis. En finir avec les exploiteurs et les inégalités, le moment était venu pour les travailleurs de prendre leur destin en main et de rêver d’une alternative au vieux monde qui s’écroulait.
Tereza adhéra aussi. Christine hésita : en France, elle aurait adhéré mais ici, elle ne comprenait pas un mot de ce qui se disait aux réunions, ils parlaient tellement vite, et même si sa nouvelle amie lui traduisait, elle voulait d’abord maîtriser la langue avant de s’engager.
Joseph trouva immédiatement un poste à Motol. On manquait de spécialistes en biologie, la direction lui demanda de développer le service de maladies infectieuses, Motol était l’hôpital de ses études, plusieurs de ses anciens condisciples y travaillaient et, au bout de quelques semaines, c’était comme s’il n’avait jamais quitté ces lieux. Il se sentait chez lui.
Les services vétérinaires du ministère de l’Agriculture le sollicitèrent dès son arrivée. Une maladie mystérieuse entraînait des convulsions et paralysait le train arrière des porcs qui mouraient en nombre. Joseph se mit à arpenter la Bohême en tous sens. Les nombreux élevages étaient décimés par un virus qui s’attaquait au système gastro-intestinal, essentiellement au début de l’engraissement, et atteignait le système nerveux. Il détecta une variante endémique de la maladie de Teschen et découvrit qu’une grande partie du cheptel était atteint. Heureusement, le virus n’était pas toujours pathogène, il passa près de deux ans à mettre au point un vaccin mais le nettoyage régulier à grande eau des étables fut le meilleur traitement qu’il proposa.
Entre Pavel et Tereza, cela ne traîna pas. Ils s’étaient trouvés. Une chance comme il en arrive une fois dans une vie ou au grand maximum deux (pour les plus chanceux), c’était une osmose, et cette douce euphorie se cumulait, se confondait avec la mue inéluctable du pays, aventure tout aussi excitante, nous allons être vraiment heureux.
Tereza se trouvait tellement bien chez Pavel qu’elle y restait de plus en plus souvent, passait chez elle pour se changer et finit par s’y installer trois semaines après leur rencontre. C’était la pagaille ; la cuisine prit des airs de champ de bataille, il y eut des tiraillements sur la façon de comprendre et d’appliquer la division marxiste du travail. Pavel commit l’erreur de demander à Christine de s’occuper de quelques tâches ménagères sous le double prétexte qu’il avait besoin de recueillement pour venir à bout de son livre et qu’elle ne faisait rien hormis apprendre du vocabulaire et tenter de se dépêtrer de cette grammaire alambiquée. Elle remplissait des heures durant les cahiers d’écolier que Tereza lui donnait et s’entraînait avec patience aux subtilités infinies des déclinaisons, genres et substantifs tchèques.
– Tu es sérieux, Pavel ?
– Tu as le temps, ça nous rendra service.
– Est-ce que tu m’as bien regardée ?
– Dans une république socialiste, les femmes et les hommes travailleront de la même façon.
– Raison de plus pour te mettre à la vaisselle.
Un appartement se libéra dans l’immeuble voisin, Joseph et Christine y emménagèrent aussitôt. Les difficultés du quotidien soudain effacées, il ne resta plus que l’amitié. Ils se voyaient désormais pour le plaisir.
Joseph voulut faire venir leurs affaires restées à Chamonix mais il fut effaré du prix qu’on lui réclamait. Il décida qu’ils iraient les chercher à leur prochain voyage, ils furent obligés d’acheter d’autres vêtements.
Trois mois plus tard, Pavel et Tereza invitèrent Joseph et Christine à dîner. C’était la première fois qu’ils n’étaient que tous les quatre, ils avaient une grande nouvelle à leur annoncer et voulurent absolument qu’ils la devinent. Joseph pensa que Pavel avait enfin terminé son livre.
– Quand même pas, j’ai besoin d’un an pour tout taper et corriger.
Christine imagina que Tereza s’était décidée à reprendre ses études.
– J’ai hésité mais je n’ai plus le courage.
– Tu as été nommé ambassadeur ? essaya Joseph.
– Ça va venir, je ne m’inquiète pas.
– Tu es enceinte ? s’enquit Christine.
– Pas tout de suite.
– Vraiment, on ne voit pas.
– On va se marier !
– Ce n’est pas vrai !
– Vous voulez être nos témoins ?
Ils fêtèrent cette annonce avec une nouvelle bouteille de riesling de Valachie, région d’origine de Pavel, il adorait ce vin blanc fruité qui se buvait comme de l’eau et rendait gai.
– Je lève bien haut mon verre à notre beau pays et à notre bonheur à tous.
Ils trinquèrent avec entrain. Soudain, Pavel s’immobilisa, pensif.
– Tu ne te sens pas bien ? demanda Tereza, inquiète.
– Mes amis, j’ai une idée, lumineuse bien sûr. Marions-nous ensemble, je veux dire le même jour. Ce serait extraordinaire. On fera la noce pendant trois jours et trois nuits.
Joseph regarda Christine qui ne disait rien.
– Pourquoi pas, ce serait amusant.
– Il faut qu’on en parle, Joseph.
Cette nuit-là, Joseph et Christine ne rentrèrent pas chez eux immédiatement, ils marchèrent longtemps dans les ruelles du Hradčany, sans se parler. Il attendait qu’elle aborde la question, elle aussi. Ils s’assirent sur un banc du jardin Wallenstein, les statues sous la lune prenaient des formes mystérieuses, il faisait si doux en cette nuit de septembre. Il lui proposa une cigarette et ils fumèrent tranquillement.
– Tu veux te marier, toi ? fit-elle.
– Je veux bien.
– Écoute, Joseph, on n’est pas là depuis très longtemps, toi tu es actif, moi je passe mes journées à apprendre le tchèque, je commence à peine à aligner trois mots. Laisse-moi encore du temps, et il faut que je trouve du travail, je ne peux pas rester à ne rien faire. Et puis, le mariage, c’est pour fonder une famille, non ?
– Moi, j’ai envie de vivre avec toi, marié ou pas marié, c’est pareil. On va être leurs témoins et peut-être que la prochaine fois, ce sera l’inverse.
On ne peut pas arrêter l’Histoire, c’est un courant tumultueux, souvent douloureux. On sortait de plus de cinq années d’une sale guerre et même les vainqueurs étaient amers et sans joie, enfin une fenêtre s’entrouvrait, une lumière d’espoir éclairait les âmes noircies, on allait avoir un monde meilleur, c’était une certitude pour tous, une évidence. Il y avait bien encore quelques opposants, comme des épines dans le pied, les capitalistes essayaient de sauver les meubles et les anciens partisans du Reich tentaient de se faire oublier, mais l’enthousiasme et l’espoir dominaient.
Tous avaient hâte d’en finir avec le vieux monde.
La situation politique était inédite, jamais on n’avait connu une telle configuration : un gouvernement d’union nationale, des conservateurs slovaques aux communistes tchèques, gouvernait le pays, coalition hétéroclite présidée par le vieil Edvard Beneš, auréolé de son exil à Londres et du soutien de Staline.
On reconstituait la Tchécoslovaquie, née après la Première Guerre mondiale de la réunion de trois territoires : la Moravie, la Bohême et la Slovaquie, ces deux derniers n’ayant en commun que leur frontière et, dans le sud, la région des Sudètes, véritable bombe à retardement qui avait donné à Hitler un bon prétexte pour entrer en guerre.
Le grand règlement de comptes pouvait commencer, monopolisant les discussions pendant de longs mois et unissant provisoirement tous les partis dans un nationalisme forcené. Les décrets Beneš allaient enfermer dans des camps puis expulser par la force vers l’Autriche et l’Allemagne les deux millions et demi de Sudètes, Tchèques d’origine allemande, coupables désignés d’une faute collective, et plus de quatre cent mille Tchèques d’origine hongroise vers la Hongrie, et leurs biens allaient être confisqués sans indemnités.
Personne ne contesta vraiment ces mesures, elles ne semblaient ni injustes ni cruelles, on les considéra comme un simple retournement de l’Histoire. Les crimes nazis avaient atteint une telle démesure qu’aucun Tchécoslovaque, de droite ou de gauche, n’imagina l’avenir sans châtiment, on ne pouvait plus vivre ensemble, côte à côte, comme s’il ne s’était rien passé, une expiation massive était une juste punition pour les silences, les complicités tacites ou actives. Dans les meetings, les cafés, les mêmes mots revenaient, leitmotiv purificateur : il faut rester entre nous.
Comme l’expliqua Pavel au cours d’une réunion : « Peu importe qu’ils aient collaboré ou non, ils sont allemands et on ne veut plus d’eux ici ! »
Le pays, déjà exsangue, perdit près d’un quart de sa population.
Joseph partait pour l’hôpital à sept heures. Christine travaillait à la maison. Toute la matinée, elle s’appliquait à devenir tchèque et s’appuyait des devoirs en pagaille, des exercices, des déclinaisons, des conjugaisons, apprenait sans problème trente mots chaque jour, les reprenait depuis le début et les mémorisait facilement. Elle lisait des livres pour enfants et déchiffrait le journal de la veille. Elle faisait d’énormes progrès grâce à Tereza qui, après ses cours, lui donnait une leçon particulière d’une grosse heure qui se prolongeait toute la soirée.
Pour l’aider, il avait été décidé qu’ils ne parleraient plus un seul mot de français entre eux. Ils oubliaient assez souvent mais au bout de deux semaines, c’était automatique, ils se parlaient en tchèque, à toute vitesse, elle suivait tant bien que mal et arrivait à se mêler à la conversation, ils corrigeaient ses erreurs de syntaxe, de grammaire et de vocabulaire et, à la fin de l’année, elle parlait assez couramment.
L’après-midi, Christine partait en voyage, elle découvrait Prague, quel que soit le temps, même quand il pleuvait – et il pleuvait souvent –, elle allait au hasard, sans guide ni plan, le nez en l’air, elle notait ce qu’elle voyait sur un carnet, interrogeait les passants, ils étaient heureux de la renseigner, lui disaient : « Vous êtes notre première touriste depuis… (ils cherchaient dans leurs souvenirs)… avant la guerre ! »
La vie recommençait.
« Je ne suis pas une touriste », répondait-elle avec un accent qui les amusait. Ils voyaient qu’elle faisait des efforts pour parler tchèque, on la prenait parfois pour une Italienne ou encore une Hongroise, ça dépendait.
Elle aimait profondément cette ville insolite, noire et bariolée, désuète, où les gens avaient le temps de bavarder et de s’écouter, le patchwork des styles et les traces superposées de sa splendeur qui s’effaçait. Elle se perdait souvent, tournait en rond, s’épuisait à monter et à descendre et puis s’arrêtait, prenait des notes, s’efforçait d’écrire en tchèque et prit l’habitude de se repérer au Château et à la Vltava, elle finit par s’y retrouver comme si elle était née à Prague et par s’approprier chaque quartier. Quand elle les questionnait le soir, elle se rendait compte qu’ils ne connaissaient pas si bien leur ville, des morceaux seulement, ils avaient plein d’a priori sur certains arrondissements, elle voulait qu’ils viennent découvrir une rue ou une maison, elle insistait, ça les agaçait.
La seule ombre qu’il y eût jamais entre Christine et Joseph survint quand elle rangea les disques de Gardel en haut de l’armoire, elle en avait assez d’entendre cette voix sirupeuse dès qu’il rentrait le soir, elle préférait le jazz, « C’est quand même plus vivant, non ? », et surtout, cette musique était trop mélancolique, Joseph s’avachissait en l’écoutant.
Tereza et Pavel se marièrent le samedi 15 décembre 45, avec Christine et Joseph comme témoins. Le maire lut, épaté, le télégramme amical de félicitations adressé par Rudolf Slánský, le secrétaire général du Parti. La cérémonie avait été reportée à deux reprises. La première fois, le marié avait dû s’absenter pour un voyage urgent à l’étranger, il était resté évasif sur la destination. Au milieu d’un cours, Tereza avait révélé à Christine que son chéri était à Moscou pour une durée indéterminée, on ne pouvait en parler à personne. À son retour, Pavel, d’habitude si bavard, évoqua des questions administratives sans intérêt. La deuxième fois, ce fut Joseph qui partit précipitamment à cause de l’épidémie porcine qui ravageait un élevage dans le Sud. Pavel tenait absolument à se marier avant la fin de l’année, pour la finir en beauté, comme il disait, ils étaient un peu superstitieux, craignaient une sorte de malédiction et, jusqu’au dernier moment, ils attendirent avec angoisse, persuadés qu’un nouveau contretemps viendrait les empêcher de convoler.
Un mariage joyeux sans flonflon, avec deux douzaines d’amis de toujours réunis dans un restaurant de Smichov. Ils firent la fête et chantèrent jusqu’à l’aube, burent tout le vin que Pavel avait apporté et vidèrent en grande partie la cave.
Joseph était venu avec une partie de sa collection de Gardel, ils poussèrent les tables, se serrèrent, il ouvrit le bal avec Christine, les autres les rejoignirent, seuls Pavel et Tereza faisaient banquette.
– Je vais t’apprendre, dit Joseph en entraînant Tereza. Détends-toi, regarde-moi dans les yeux et dis-toi que, pour les trois prochaines minutes, je suis Pavel, l’homme de ta vie et que tu as décidé de me séduire.
– Qu’est-ce qu’elle danse bien ! dit Pavel, soudain émerveillé.
Christine l’invita à danser un tango, il refusa, il avait le sens du ridicule depuis son plus jeune âge, elle insista tant et tant qu’il finit par accepter en soupirant. Il ne se débrouilla pas si mal, n’écrasa pas les orteils de Christine et, au bout d’une minute, ils tournaient et se déhanchaient avec élégance.
– Pavel, je peux te demander quelque chose ? dit-elle en tchèque.
– Bien sûr, Christine.
– Tu sais, je suis comédienne, et c’est la première fois que je reste si longtemps sans rien faire, j’ai besoin de monter sur une scène, de jouer, sinon je ne pourrai pas rester ici, il faut que tu m’aides à trouver un rôle, même court.
– Ne t’inquiète pas, à Prague, je connais tout le monde ou presque, et pour moi, il n’y a que deux degrés de séparation.
Cette affirmation fut formulée en français avec une telle évidence, son visage était à la fois si catégorique et détendu, que Christine n’osa pas lui dire qu’elle n’avait rien compris.
Il commençait à neiger quand ils sortirent, un peu éméchés. Ils se souhaitèrent encore et encore mille bonheurs à tous et rentrèrent en se soutenant les uns les autres. Pavel ne tenait pas bien le vin blanc de son pays (ça le rendait mélancolique). Christine remarqua que Tereza avait l’air soucieux, les flocons s’accumulaient sur ses cheveux et lui donnaient l’apparence d’une vieille femme.
– Qu’y a-t-il ? demanda Christine. Tu es triste ?
– Je crois que je suis enceinte, murmura-t-elle.
– C’est merveilleux. Pavel doit être fou de joie.
– Je ne lui ai rien dit. J’attends d’être sûre. Il y a quelques années, j’ai fait une fausse couche, j’ai peur.
Pavel était un stratège, un maître du billard à trois bandes avant, il connaissait beaucoup de gens utiles et importants, ou qui allaient le devenir, et quand ils lui étaient inconnus, il trouvait un ami qui les lui présentait. Il invita à dîner un vieux copain du Parti, journaliste d’une rubrique Spectacles, qui arriva avec Emil Pelc, un jeune et brillant comédien qui venait d’être recruté au théâtre Vinohrady pour jouer le rôle de Banquo dans Macbeth, la première pièce importante montée sur la scène pragoise depuis la Libération. Comme par hasard, Emil se retrouva assis à côté de Christine. Ils parlèrent de leurs pièces préférées, celles qu’ils avaient jouées, celles dont ils rêvaient ; ils n’eurent besoin que de cinq minutes pour se trouver des amis communs à Paris et une passion partagée pour Piscator (le plus grand de tous les metteurs en scène). Elle trouva des mots miraculeux pour évoquer son adoration de Racine, sa détermination à adapter et jouer Phèdre.
– Mais comment retrouver la musique du texte français ?
Elle eut une intuition, il ferait un Hippolyte grandiose. En deux secondes, Emil en fut convaincu et il la présenta à George Frejka, le metteur en scène, qui faisait la distribution.
Ce dernier tergiversa deux semaines, les essais n’étaient pas concluants, il n’aimait pas son accent et son jeu trop raide. Elle ne comprenait pas bien ses réflexions et avait un temps de retard pour enchaîner les répliques. Il s’apprêtait à lui dire qu’il lui écrirait quand Emil lui rappela qu’il y avait aujourd’hui un arrière-plan historique, il ne pouvait le négliger.
C’est ainsi que Christine décrocha son premier rôle dans son pays d’accueil.
Tous les comédiens de la terre le jurent : la taille du rôle n’a aucune importance, seules la qualité et la force du personnage les attirent. Frejka crut se débarrasser d’elle en lui confiant le rôle de la Deuxième sorcière, c’est-à-dire le plus court de Macbeth.
Seize lignes !
– Il exagère, non ?
Elle espérait la Première sorcière avec ses cinquante-deux lignes et sa grande tirade et commença à la travailler pour le convaincre.
– Tu pètes plus haut que ton cul, ma petite ! lança-t-il, excédé.
Elle ne maîtrisait pas encore assez les subtilités de la langue pour s’émouvoir de cette semonce. Elle postula pour Hécate car, malgré ses vingt-cinq lignes, c’était un emploi important. Ou à la rigueur, Lady Macduff. Frejka, pour avoir la paix, lui donna le rôle de la Troisième sorcière. À prendre ou à laisser. Elle accepta avec plaisir.
Christine avait donc trente-trois lignes à apprendre, plus les quinze lignes du chœur des sorcières. Le rôle le plus crucial de sa carrière. Jamais aucune actrice, dans aucun pays, n’a répété autant un texte aussi court. Chacun leur tour, Tereza et Joseph le lui firent réciter. Joseph qui, sauf pour les visages, avait une mémoire d’éléphant, fut le premier à connaître la pièce par cœur. Pavel lui donna aussi la réplique. Pendant des semaines, après le dîner, ils prenaient place dans le salon ; Pavel jouait Macbeth, Tereza Lady Macbeth et Joseph les autres rôles, il avait tendance à donner des indications sur le jeu, on l’écoutait volontiers.
Frejka trouva qu’elle apprenait à une vitesse folle, sa diction étrange faisait merveille, elle incarna une Troisième sorcière très convaincante, et quand la comédienne qui jouait Lady Macduff fut renversée par une voiture, Christine la remplaça au pied levé. Personne dans le public ne décela son origine étrangère et ne remarqua qu’elle jouait les deux rôles. Elle eut droit, comme ses camarades, à des applaudissements enthousiastes.
Pour Pavel, l’annonce de l’arrivée du bébé fut une surprise. Il mit un bon moment avant de comprendre que son tour était venu.
– C’est incroyable ! n’arrêtait-il pas de répéter. Je n’en reviens pas.
Un soir, il ne trouva pas Tereza, elle avait été hospitalisée. Elle avait perdu du sang et s’était évanouie. Son médecin détecta un décollement du placenta et une tension anormale, l’obligea à rester couchée pendant toute la durée de sa grossesse, à peine avait-elle le droit de se lever quelques minutes. Elle, si active, eut le plus grand mal à supporter cette immobilisation forcée. La nuit elle ne trouvait pas le sommeil à cause des nausées.
– Je suis une loque, je n’en peux plus.
Elle avait une peur panique de perdre cet enfant et redoutait de révéler sa première fausse couche à Pavel. Ce fut une crainte inutile. Quand elle la lui apprit, il n’y accorda aucune importance.
Christine passa beaucoup de temps avec elle. Elle lui faisait la lecture du journal, lui changeait les idées avec les derniers potins du théâtre, et alors que chez elle, elle ne touchait jamais au moindre ustensile, se mit à cuisiner, – elle accepta même, sans trop se faire prier, de doubler les quantités pour que ce pauvre Pavel ait quelque chose à manger en rentrant le soir –, des choses pas très compliquées, bien sûr, des carottes râpées, des œufs durs et des côtes de porc avec des pâtes à la tomate, de la purée aussi, ça remontait le moral de Tereza ; elle qui n’avait pas d’appétit picorait des pommes frites qu’elle adorait et vomissait souvent. Par moments, pour des raisons inconnues, elle se mettait à pleurer.
Et puis, un miracle se produisit, on ne peut pas appeler autrement la résurrection de Tereza. Son médecin, la sage-femme et même Joseph reconnurent que la science avait des limites et qu’on ignorait encore tout de la psychologie de la douleur.
Un soir, il était 18 h 10 très précisément, Christine venait de partir au théâtre, Tereza était seule et avait froid, dehors il neigeait, elle se leva avec mille précautions pour remettre du bois dans le poêle, s’assit sur le canapé du salon, remonta la couverture sur ses jambes, se dit que la soirée allait être longue, quand elle aperçut le manuscrit de Pavel, posé sur un coussin ; elle l’avait vu si souvent travailler dessus, elle pensait que c’était sa marotte, son hobby, il lui en avait parlé, bien sûr, et avec passion, elle lui avait posé quelques questions, mais plus par politesse que par intérêt, sans mesurer la portée de ce texte, jamais elle ne l’avait lu ni même survolé. Elle ouvrit l’épais volume, attrapa une poignée de feuilles et en commença la lecture. Pavel écrivait comme un enfant, avec des lettrages appliqués, penchés, bien ronds. Dans la marge, il y avait des ajouts superposés en anglais ou en russe, des abréviations et des chiffres. Elle lut et elle oublia tout, sa fatigue, ses soucis, où elle se trouvait. Elle était à Petrograd en 17 et à Brest-Litovsk, elle s’attendait à un livre soporifique et indigeste sur un vague traité oublié, elle découvrit un roman d’aventures avec Lénine, Trotski et Kamenev dans les rôles principaux et le tumulte de cette révolution sauvée in extremis par cette paix désastreuse.
Elle finit les vingt-trois premières pages sans y penser, prit un autre paquet, continua, absorbée et fascinée.
Quand Pavel rentra de sa réunion, il était tard, le poêle s’était éteint, il la trouva avec une pile de feuilles posée sur les cuisses.
– Qu’est-ce que tu fais, chérie ? Tu vas avoir froid.
– C’est extraordinaire, Pavel, extraordinaire.
– Tu trouves ? fit-il, bouleversé.
– Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé avant ?
– Je n’arrête pas, personne ne m’écoute.
Tereza s’attaqua aux trois énormes chemises tenues par une cordelette, contenant chacune cinq à six cents feuilles non numérotées à dévorer, des fac-similés en russe et en allemand de télégrammes diplomatiques, d’articles de presse, de courriers. Elle mit onze jours à lire le tout ; la nuit, elle en oubliait ses nausées et le jour ses misères. De l’avis unanime, la lecture du manuscrit de Pavel agissait sur elle comme un médicament d’une rare efficacité et sans aucun effet secondaire.
Personne ne réussit à déterminer si elle avait aimé ce texte parce qu’il était exceptionnel ou parce qu’il avait été écrit par l’homme de sa vie. Peut-être un peu des deux. Quelque chose changea entre eux à partir de ce moment-là, elle le regarda avec des yeux émerveillés et Pavel aima encore plus cette femme qui l’admirait tant.
Quelques jours plus tard, Tereza demanda à Christine de descendre du haut de l’armoire la machine à écrire Underwood dont Pavel ne savait pas se servir, et elle se mit à taper le volumineux manuscrit. La machine posée sur ses cuisses, à raison de deux à trois heures chaque jour, elle reproduisit chaque page avec minutie. Elle espérait terminer avant l’accouchement mais avait sous-estimé le travail.
Le 12 juin 46, elle donna naissance à un garçon superbe de trois kilos trois qui restait couché à côté d’elle en la dévisageant d’un air sérieux pendant qu’elle poursuivait la frappe. Il écoutait avec ravissement le tapotis des doigts de sa mère sur le clavier, la chanson des tiges métalliques sur le rouleau et, à chaque fois qu’elle arrivait en bout de ligne, il riait quand la clochette du retour chariot retentissait.
Pavel avait voulu l’appeler Ludvik, comme son père, Tereza n’y vit pas d’inconvénient. Elle ne vit pas plus d’objection quand il lui donna Brest comme second prénom, l’officier de l’état-civil trouva ce deuxième prénom curieux, hésita un instant, mais l’inscrivit quand même pour ne pas se fâcher avec un membre aussi important du Parti.
Jusqu’à sa publication en septembre 1950, en deux volumes par un éditeur tchèque, et un an plus tard en russe, Tereza retapa intégralement les mille six cent quatre-vingt-sept pages du manuscrit de La Paix de Brest-Litovsk, diplomatie et révolution à trois reprises, au gré des incessantes modifications apportées par Pavel ; Ludvik Brest ne la quittait pas du regard.
Tereza fut toujours persuadée que son fils était devenu journaliste parce qu’il avait été bercé pendant des années par le cliquetis de la machine à écrire.
Chaque mois, Joseph retournait rue Kaprova, il passait voir madame Marchova, lui réglait le loyer, déposait une enveloppe sur la table, il aurait pu s’en dispenser ou envoyer un mandat, mais il s’en était fait une règle, autant pour bavarder pendant une heure avec la vieille dame que pour la soulager de ses maux. Elle lui offrait un doigt de madère, elle avait une combine pour s’en procurer des flacons et commençait par un « Où j’en étais resté, Édouard ? ». Elle l’entretenait du feuilleton de sa vie, des efforts désespérés de sa toupie de belle-fille pour la déposséder de ses biens, des couverts en argent disparus de la commode, de son collier de perles soi-disant égaré, de la mollesse de son bon à rien de fils qui la laissait la dépouiller, de sa persévérance à résister et à survivre pour les embêter, de son immense satisfaction à ouvrir un œil le matin ; son cœur fatigué continuait à frétiller. Encore une journée de gagnée. La piqûre d’Édouard lui faisait un bien immense, après elle se redressait, ne sentait plus ce maudit dos, sa pommade à l’odeur de camphre lui chauffait les reins et la requinquait. Quand l’hyène demandait de ses nouvelles, quelle jouissance de lui apprendre qu’elle se portait merveilleusement, « Mieux qu’hier et moins bien que demain », lançait-elle en français. Et elle voyait le menton pointu de sa bru frémir et ses lèvres plissées disparaître un peu plus.
– Ah, mon Édouard, quelle chance j’ai de t’avoir.
Fin janvier 46, Pavel, portant ostensiblement une pile d’assiettes, rejoignit Joseph qui était dans la cuisine en train de faire la vaisselle.
– Il faudrait qu’on puisse parler tranquilles, dit-il à voix basse. J’ai une grande nouvelle à t’annoncer. On se retrouve demain rue Tynska pour déjeuner. Pas la peine d’en parler à Christine, ni à personne.
Pavel aimait bien faire des mystères et laisser des phrases en suspens. On ne savait pas trop ce qu’il faisait, il était appointé par le ministère des Affaires étrangères mais restait d’une discrétion de chaisière sur son activité précise.
– Je travaille pour mon pays, répondait-il aux importuns qui le questionnaient.
Joseph attendait en lisant le journal, le restaurant était plein, mais ils avaient leur table réservée sur l’estrade. Pavel arriva sans se presser, serra la main à une douzaine d’habitués, rejoignit son ami, s’assit dos à la salle et passa commande. Il parla des déplacements de Sudètes qui s’amplifiaient et des réactions de la communauté internationale, il refusait d’utiliser le terme d’« expulsion » pour des raisons historiques et attendit la fin du repas et qu’il n’y ait plus personne à proximité pour faire signe à Joseph de se pencher vers lui.
– Tu sais qu’il va y avoir bientôt des élections, le Parti cherche à présenter des hommes et des femmes qui incarnent toutes les composantes de la population. Dans ton arrondissement, on a pensé à toi comme candidat. Qu’en dis-tu ?
– Je suis communiste, c’est certain, malheureusement je n’y connais rien.
– On ne te demande pas de diriger le Parti mais d’être député.
– Je n’ai aucune culture juridique, tu me vois rédiger une loi ?
– Tu n’auras rien à faire d’autre qu’écouter les débats et voter comme les camarades.
– Il va y avoir une campagne électorale, je n’ai pas une minute à y consacrer.
– Écoute, Joseph, c’est une chance exceptionnelle, il y a des milliers de gens qui seraient fiers d’être à ta place et toi, quand ton parti te demande de faire quelque chose pour lui, tu pinailles.
– Je ne suis pas sûr d’être la bonne personne, c’est tout. Et à l’hôpital, avec tout le travail que j’ai, ils risquent de ne pas apprécier mes absences.
– Ils seront ravis, crois-moi. On t’a choisi, Joseph, pour ce que tu es aujourd’hui et pour ton passé, c’est un grand honneur.
– Il faut que j’en parle avec Christine.
– Elle est gentille, je l’aime beaucoup, mais c’est ta décision à toi, elle n’a rien à voir là-dedans. Tu dois accepter, Joseph.
– Ce serait drôle qu’on devienne députés tous les deux, non ?
– J’aurais bien aimé mais j’ai une mission plus importante à accomplir. À toi je peux le dire, je suis chargé de surveiller Jan Masaryk.
– Le ministre des Affaires étrangères !
– Il est anticommuniste, libéral et proaméricain. Je dois l’encadrer. Crois-moi, c’est un travail considérable. Mais ne t’inquiète pas, je t’aiderai.
Joseph appréhendait la réaction de Christine. Il passa au théâtre, assista à la fin de la représentation, heureux de voir qu’elle se débrouillait très bien avec ses deux rôles et en rentrant à pied à la maison, il évoqua la proposition de Pavel. Elle s’immobilisa et son visage s’éclaira.
– Tu vas être député ? s’exclama-t-elle.
– Ce n’est pas encore fait. Il faut être élu.
– Oh, Joseph, je suis si fière de toi.
Elle se jeta à son cou et l’embrassa en le serrant très fort contre elle. À aucun moment, il n’évoqua ses hésitations, au contraire.
– Tu as pris la bonne décision, poursuivit-elle. Et crois-moi, on va gagner.
Joseph ne sut jamais qui lui en avait parlé, mais quelques jours plus tard, le directeur de l’hôpital vint frapper à la porte de son laboratoire pour le féliciter, non il n’y aurait aucun problème pour ses absences pendant la campagne et après son élection non plus, parce que c’était une certitude, il serait élu, tout le monde voterait pour lui dans le quartier. Ses collègues le remplaceraient avec joie.
Ce n’était pas gagné. L’issue était incertaine et il n’y avait aucun moyen de prévoir le résultat, plusieurs formations politiques importantes s’affrontaient. On n’avait qu’un seul indicateur : le nombre de personnes aux meetings. Jamais auparavant on n’avait connu une telle affluence. La foule vibrait, interrompait sans cesse l’orateur pour l’applaudir et hurler « Le peuple au pouvoir ! » Il y avait dans l’air un tel enthousiasme que c’était un bonheur de se laisser porter par cette onde revigorante. Joseph découvrit avec satisfaction qu’il n’était pas le seul à ne rien connaître à la politique. Le Parti les guidait, ils n’avaient qu’à porter ses décisions et à les expliquer.
Fin mars, Joseph assista au VIIIe Congrès du Parti communiste tchécoslovaque, il fut impressionné autant par son organisation impeccable que par le monde qui se pressait pour assister aux débats. Pavel le présenta à Slánský, le secrétaire général du Parti, qui avait l’air de l’apprécier beaucoup, et à Gottwald, le Premier ministre en personne.
– Ah, c’est toi le savant de Pasteur, dit ce dernier. Tu as une circonscription difficile. Il faut te battre, camarade.
– Tu peux me faire confiance, répondit Joseph.
Une matinée entière fut réservée à l’investiture des trois cents candidats. Joseph fut acclamé, Christine en eut les larmes aux yeux.
Pavel ne partageait pas cette certitude euphorisante que leur victoire était inéluctable. En face, chez les socialistes, au Parti populaire ou chez les démocrates, il y avait autant d’affluence aux meetings, peut-être même plus dans certaines régions, et ils criaient aussi fort. Le Parti restait prudent dans ses prévisions : en dessous de trente sièges, ce serait une catastrophe, jusqu’à cinquante, la logique ; autour de soixante-dix : une immense victoire.
Pendant deux mois, toutes les villes furent occupées par une armée en campagne, il fallait quadriller le terrain et en chasser les ennemis. Les incidents entre colleurs d’affiches furent innombrables ; à ce petit jeu, le Parti avait une arme secrète : les camarades du syndicat des métallos étaient des costauds, les autres finirent par renoncer. Les palissades des chantiers et les murs des villes donnaient l’impression que seuls les communistes existaient et avaient des convictions, parlaient de justice, d’espoir et d’avenir. Des millions de tracts furent distribués à chaque carrefour, dans les cafés, sur les marchés, dans les gares, et les passants n’avaient pas intérêt à les refuser ou à les jeter à terre. Les réunions se succédaient dans les usines, les entreprises et les administrations.
Le résultat des élections du 26 mai 46 fut une divine surprise : 114 députés sur 300 ! Avec 40 % des voix, le Parti communiste était, et de loin, la première formation politique du pays. Edvard Beneš, réélu président de la République, demanda à Klement Gottwald de former un gouvernement d’union nationale. Les communistes se virent attribuer neuf des principaux sièges, le ministère des Affaires étrangères leur échappait encore, Jan Masaryk s’accrochait à son fauteuil.
Joseph fut élu dans le quatrième arrondissement de Prague avec un score de 61 % des voix et commença une nouvelle carrière.
Pendant les deux années qui suivirent, Christine n’arrêta pas de travailler. Ce n’étaient jamais des rôles importants mais cela ne lui posait aucun problème ; elle faisait ce qu’elle aimait le plus, être sur une scène, fondue au milieu d’une troupe d’acteurs, répéter et fabriquer un personnage pas à pas, le faire sortir du néant, le construire d’une multitude de détails insignifiants, comme ces tableaux pointillistes où des milliers de taches assemblées finissent par donner la vie. Chaque soir, elle participait à ce mystère constamment renouvelé de la représentation de l’illusion, elle était enfin heureuse, elle jouait et, hormis quelques tatillons, personne ne remarquait son accent. Elle acceptait les tournées en province avec plaisir, découvrait des villes inconnues, des bourgades perdues au fin fond de la Bohême et de la Moravie où rien n’avait bougé depuis le siècle précédent, avec un théâtre municipal immense, un château rococo décati et une bataille oubliée, une archiduchesse d’Autriche, un maréchal d’Empire. Des provinciaux ravis lui faisaient visiter leur brasserie qui faisait la meilleure bière du pays mais, à part eux, personne ne le savait.
Christine ne regrettait pas Alger, elle n’y pensait plus. Elle s’habitua à ce ciel désespérément gris et à son soleil pâlichon.
Avec Tereza, elle adhéra au Conseil des femmes tchécoslovaques qui se battait pour obtenir l’égalité totale avec les hommes et pour harmoniser travail et vie de famille. On l’y accueillit sans problème au nom de l’internationalisme prolétarien. Elle y rencontra des femmes de tous les milieux et de tous les partis. Elle leur expliqua la situation des femmes en France, leur mise sous tutelle, l’interdiction qui leur était faite de gérer leurs biens librement, d’ouvrir un compte en banque ou de demander un passeport sans l’accord de leur mari. Elles étaient toutes d’accord, c’était une chance de vivre en Tchécoslovaquie.
Joseph réussit sans trop de difficultés à concilier activités professionnelle et politique. Il participait à toutes les réunions de l’Assemblée et fut élu rapporteur de la Commission de la Santé publique. Le gouvernement d’union nationale bénéficiant d’une majorité écrasante, chaque loi était négociée au préalable, il n’y avait pas besoin de discuter pendant des jours. Comme ses camarades, il chahutait ceux qui tergiversaient et proposaient des amendements inutiles, manœuvres désespérées pour sauver de misérables avantages personnels. Enfin, l’heure était venue où l’intérêt général était privilégié. Il avait du mal à sauver du temps pour l’hôpital, il avait désormais son laboratoire autonome de microbiologie et deux collaborateurs parcouraient les routes à sa place.
Il y a deux façons d’écrire l’Histoire : dans l’action, au moment où elle s’accomplit, ou à tête reposée, longtemps plus tard, avec le recul du temps, quand les passions sont apaisées. Le point de vue est alors si différent qu'on se demande comment ces faits ont pu avoir lieu, on a du mal à en comprendre les acteurs, leurs motivations, leur inconscience. Tous les Tchèques qui ont vécu les événements de février 48 se sont posé cette question, se sont interrogés sur les raisons de leurs choix. La plupart n’ont trouvé qu’une seule réponse : à cette époque, nous étions sincèrement convaincus d’avoir raison et on ne savait pas ce qui allait se passer. Après coup, c’est plus facile d’être lucide, on a eu accès à des témoignages, des archives, et on connaît le résultat du match.
Quand le ministre de l’Intérieur communiste démit huit commissaires divisionnaires pour les remplacer par des sympathisants, renforçant la mainmise du Parti sur la police, les ministres modérés exigèrent le retrait du décret et mirent leur démission dans la balance, les syndicats et les milices populaires lâchèrent dans la rue des centaines de milliers de manifestants déchaînés. Le président Beneš, malade et affaibli, craignant une guerre civile, abandonna les démissionnaires, désigna à nouveau Gottwald comme chef d’un gouvernement sans réactionnaires. Jan Masaryk accepta de conserver son portefeuille de ministre des Affaires étrangères. Dix jours plus tard, le 13 mars, on retrouva son corps défenestré au pied de sa salle de bains du palais Cernin.
Une foule immense, comme on n’en avait jamais vu, assista à ses funérailles. Pavel, agacé par la suspicion générale, refusa d’aborder la question. Lui, d’ordinaire si affable, s’énerva et se mit à crier. Pendant deux semaines, il resta invisible.
L’enquête de police conclut à un suicide.
Des élections, où seuls les partis du nouveau gouvernement purent présenter une liste, furent organisées dans la foulée et donnèrent une majorité écrasante au Parti communiste. Beneš démissionna, Gottwald devint président à sa place, le Parti était installé au pouvoir.
Le coup de Prague était terminé.
Au début de cette année 48, un autre événement majeur bouleversa la vie de Christine et de Joseph. Ils suivaient de près l’évolution de la situation, convaincus qu’il fallait en finir une fois pour toutes avec les conservateurs bornés et les pseudo-démocrates, balayer ces nantis avec leur morgue d’Ancien Régime. Oui, on ne devait plus discuter, c’était inutile, du temps perdu, le moment était venu de prendre les armes et de se battre.
Eux ou nous.
Joseph faisait des apparitions en coup de vent à l’hôpital, par acquit de conscience, il passait l’essentiel de son temps au siège du Parti et à l’Assemblée. Les réunions et les manifestations se succédaient, souvent agitées, avec des opposants qui faisaient le coup de poing contre les syndicats, des affrontements violents entre groupes d’étudiants et la police qui chargeait.
Christine défilait avec les artistes, quelquefois en cortège avec Tereza et les professeurs, Ludvik Brest participait en hurlant à l’unisson, elles le portaient tour à tour sur la hanche et essayaient de l’endormir. Christine agitait sa banderole des heures durant, criait à en avoir la voix éraillée pendant les représentations. Elle se sentait fatiguée et molle, mettait cette lassitude sur le compte de ces journées tumultueuses, du rôle à jouer le soir, des discussions interminables, des nuits écourtées et des cigarettes, Joseph lui conseillait de se reposer mais lui-même était épuisé.
– C’est une mauvaise période à passer. Encore un coup de collier et on aura la paix.
Et puis, un samedi après-midi, début mars, lors d’une réunion au syndicat, Christine s’endormit. Personne ne s’en était rendu compte. Mais quand la secrétaire de section fit une pause pour reprendre son souffle, on entendit un ronflement dans le silence. Sa voisine lui donna un coup de coude, elle se réveilla, confuse et honteuse.
Elle alla consulter un médecin qui lui prescrivit des examens à faire et lui annonça qu’elle était enceinte.
– C’est impossible, docteur, répondit-elle. Je ne peux pas avoir d’enfant. Non, vraiment, je vous assure, c’est physiquement impossible.
– Alors c’est un miracle, madame.
Personne n’a été en mesure d’expliquer ce qui s’était passé. Ni Joseph, ni aucun de ses collègues de l’hôpital appelés en renfort. Il n’y avait aucun doute, Christine était enceinte.
De deux mois.
Un grand professeur, qui avait bien connu le père de Joseph, confirma : « Soit votre docteur à l’époque s’est trompé, ce genre d’erreur arrive souvent, soit quelque chose au fond de vous s’est réparé tout seul, un peu comme le bras d’une étoile de mer ou la queue d’un lézard. »
Soudain, tout était différent. Le monde venait de changer. Eux aussi. Jamais ils n’avaient reparlé d’Alger ou de Maurice, c’était inutile, ils s’étaient installés dans le présent, ils étaient heureux ainsi, et voilà que l’échelle de leur couple s’allongeait, la vie leur donnait un avenir.
– On va avoir un bébé, nous !
– Comme Pavel et Tereza !
– Un enfant, comme Ludvik Brest !
– C’est merveilleux !
– Tu préfères une fille ou un garçon ?
– Je ne sais pas. Et toi ?
– Moi je préfère un garçon.
– Moi aussi.
– Et si on se mariait maintenant ?
– Oh oui.
Les non-communistes ayant été chassés des postes de responsabilité, Pavel bénéficia du grand ballet diplomatique qui suivit la nomination du nouveau ministre des Affaires étrangères. Un temps il espéra Bonn mais on le trouva trop jeune, il fut nommé ambassadeur en Bulgarie, à trente-huit ans ce n’était pas si mal. Il pouvait espérer un poste prestigieux, Londres ou peut-être Paris, dans les dix prochaines années.
Ce n’était pas une capitale stratégique mais Pavel était décidé à donner du lustre à ce pays frère, sa connaissance du russe lui permit d’apprendre le bulgare en deux mois. Avec Tereza et Ludvik, ils emménagèrent dans l’immense ambassade de Sofia où ils menèrent une existence qui n’avait rien de socialiste. Tereza, habituée à son train de vie d’enseignante, eut du mal à s'habituer aux réceptions quotidiennes, aux dîners diplomatiques et aux mondanités, elle trouvait le logement de fonction trop luxueux, le personnel trop nombreux et hésitait à lui donner des ordres. Elle ne parlait que le tchèque et le slovaque et était exclue des après-midi des femmes d’ambassadeurs qui s’invitaient à tour de rôle à prendre le thé et jouer au bridge, elle passait son temps à lire et à s’occuper de Ludvik, elle lui faisait classe chaque jour, il lisait et écrivait à quatre ans, parlait tchèque et quelques mots de bulgare.
Ils invitèrent Joseph et Christine à venir les voir mais monsieur le député n’avait pas une seconde à lui et madame avait des répétitions.
Tereza se mit à détester cette ville sinistre.
Christine s’attendait à devoir garder la chambre comme Tereza mais très vite, son appréhension disparut, elle se sentait bien dans sa peau. Joseph voulait qu’elle mange de la viande rouge, lui faisait la guerre pour qu’elle arrête de fumer, elle disait oui, encore deux trois jours, promis, elle négociait : juste une cigarette après chaque repas, je t’en prie. Son ventre s’arrondissait à peine, sa taille s’épaississait légèrement, elle continuait les répétitions du Brecht et jouait chaque soir. Elle interrompit les tournées au cinquième mois, et encore, il fallut que Joseph proteste vivement.
Au début du huitième mois, elle cessa de jouer. George Frejka s’était énervé, ils étaient en train de massacrer La Bonne Âme du Se-Tchouan, il y avait des limites à la trahison, ce n’était pas normal que Shen Té ait un bidon pareil.
« C’est une prostituée, pas une mère de famille ! »
Les deux derniers mois furent les plus pénibles, Tereza et Ludvik lui manquaient, Christine s’ennuyait, elle n’avait plus rien à faire qu’à regarder son ventre gonflé et le ciel toujours gris, et à guetter le signal des contractions.
« Il n’est pas pressé d’arriver », se disait-elle.
Elle allait sur le balcon même quand il pleuvait, regardait les gens qui se baladaient dans la rue, c’était un peu d’animation, elle fumait une demi-cigarette. Joseph partait à l’aube, rentrait à minuit, elle se sentait si seule dans l’appartement vide.
Elle écrivit à Tereza qui s’empressa de venir aider son amie.
Helena naquit le samedi 9 octobre 48. Un bébé joufflu avec des yeux étonnés, des cheveux noirs qui couvraient ses oreilles et une peau soyeuse. Elle agitait les poings devant son visage comme un boxeur. Elle dormait sans arrêt, il fallait la réveiller pour la faire manger. Christine avait l’impression de jouer à la poupée, un sentiment confus de perdre son temps, elle attendait des bouffées de passion et elle était déçue qu’il ne se passe rien ou si peu. Tereza l’aida énormément, elle adorait s’occuper de la petite, lui donner son bain, la langer. Elles passaient leurs journées ensemble, Ludvik examinait avec circonspection la nouvelle venue et l’adopta définitivement quand il fut autorisé à la prendre dans ses bras.
Tereza n’avait pas envie de retourner en Bulgarie. Au bout de six semaines, Pavel vint la chercher.
– Je n’arrive pas à m'habituer à cette vie, dit-elle, je ne suis pas faite pour jouer à l’ambassadrice. Je regrette de ne pas pouvoir te soutenir davantage, Pavel.
– On peut s’arranger, si tu veux. Un mois sur deux, c’est mieux ?
Ils repartirent ensemble. Tereza prit l’habitude de faire de fréquents allers-retours mais elle restait de plus en plus longtemps à Prague.
Un jour d’ennui, pour la première fois depuis son arrivée, Christine écrivit à sa mère pour lui annoncer cette naissance et lui envoyer trois photographies de sa fille.
Début décembre, Christine se sentait comme une tigresse en cage. Elle alla au théâtre Vinohrady pour suivre les répétitions. Helena dormait dans sa poussette, elle passa de main en main sans se réveiller. Ils s’émerveillèrent, ses doigts si forts les étonnaient, elle ouvrit les yeux, esquissa un sourire. Ses arheuu les firent s’exclamer de bonheur (elle les répétait à chaque fois qu’ils la caressaient sous le menton). Ils tentèrent de deviner à qui elle ressemblait mais Christine ne le savait pas. Ils la félicitèrent pour ce bébé si réussi et quand George Frejka insista pour lui donner le biberon, Christine ressentit soudain un amour inconnu pour cet enfant.
– Allez, dit-il, au boulot, on est en retard. (Il s’assit avec Helena dans les bras.) Ne parlez pas trop fort, elle dort.
Même si Christine ne jouait pas, elle était là, avec ses camarades, et c’était presque pareil, elle s’asseyait derrière George qui dirigeait. De temps en temps quand il hésitait, il se retournait, sollicitait son avis, elle répondait d’un signe de la tête. Il suivait presque toujours son opinion. Il la recommanda à un ami qui montait un Goldoni pour le début de l’année, elle ferait une superbe bourgeoise vénitienne.
Joseph ne partagea pas son enthousiasme, Helena était trop jeune, sa mère pouvait bien lui consacrer du temps, elle remonterait sur scène quand la petite irait à l’école. Il lui vantait les avantages à vivre dans un pays socialiste, la loi sur l’assurance nationale qu’il venait de voter prenait en compte la femme au foyer, élever ses enfants était désormais considéré comme une profession pour le droit à la retraite.
– Il faut être raisonnable, elle a besoin de toi, tu ne crois pas ?
Christine accepta. Joseph avait raison, elle se sentait coupable ; la nuit porta conseil, elle se ravisa dès le lendemain :
– Puisque nous vivons dans un régime socialiste, nous sommes égaux. Pourquoi tu ne t’en occuperais pas ?
Ils finirent par trouver une organisation : Christine gardait la petite le matin et une nourrice l’après-midi. Joseph participait à l’effort collectif et restait avec Helena le soir, quand Christine allait au théâtre.
En janvier 49, Christine reçut un colis de France, sa mère lui adressait une longue lettre pour la féliciter et la remercier des photos d’Helena. Elle lui envoyait une brassière rose avec des boutons papillons qu’elle avait tricotée au point plumet, parce que c’est le plus raffiné, et en laine d’agneau mélangée, parce qu’il n’existe rien de plus doux et de plus chaud, et bien sûr avec des chaussons ajourés.
…
Je dois te dire, ma chérie, que je ne m’y attendais pas. Cette naissance est le plus beau cadeau de Noël que j’aie jamais reçu, j’en suis si heureuse pour toi, il n’y a rien de meilleur qu’un enfant pour une femme, j’ai hâte de la voir, de la prendre dans mes bras, de l’embrasser, j’espère qu’un jour cela sera possible, je trouve qu’elle ressemble à ma mère, le haut de son visage surtout…
Christine demanda à Joseph s’il pensait qu’ils retourneraient un jour à Chamonix pour récupérer leurs affaires, en espérant que madame Moraz les ait gardées. Après ou avant, ils pourraient passer à Saint-Étienne, sa mère connaîtrait Helena. Le moment était peut-être venu qu’elles se retrouvent.
– On a déjà prévu quinze jours de vacances cet été au bord de la mer en Bulgarie avec Tereza, Pavel et les enfants, je ne peux pas m’absenter, j’ai un tel travail en commission à l’Assemblée. Pourquoi tu n’irais pas la voir avec Helena ?
– Tu crois que j’obtiendrai un visa ? Personne ne peut plus en avoir.
– C’est différent, toi tu es française, tu es libre de sortir quand tu veux. On va faire une demande. S’il y a une difficulté, je sais à qui m’adresser.
– Je veux bien mais pas tout de suite, je ne peux pas partir avant la fin du Goldoni.
La Villégiature eut des critiques mitigées et une carrière réduite, cet amour sacrifié au profit d’intérêts financiers et des conventions sociales n’était pas dans l’humeur du temps.
Christine prit le train avec Helena début avril, Joseph les accompagna à la gare, c’était la première fois qu’ils se séparaient pour une durée aussi longue, elles lui firent de grands signes d’adieu au départ du train.
Pendant leur absence il ne vit pas le temps passer. Le ministre de la Santé publique lui avait demandé un rapport pour lutter contre la tuberculose chez les mineurs, il profita de ses soirées et de ses dimanches de célibataire pour le rédiger et préconiser l’ouverture de trois sanatoriums.
Un mois plus tard, Joseph retourna à la gare Hlavní Nádraží pour attendre le train de Paris. Elles arrivèrent avec une heure de retard, Christine revenait avec deux valises supplémentaires, elles avaient fait les boutiques à Saint-Étienne et à Lyon. Sa mère leur avait reconstitué une garde-robe. Helena sauta au cou de son père, elle ne voulait plus se détacher de lui.
– Comment ça s’est passé ?
– Comme s’il n’y avait jamais eu de problème entre nous, on s’est beaucoup parlé, j’ai été heureuse de retourner en France, de revoir ma famille et mes amis, mais j’avais hâte de revenir. J’ai regretté qu’on n’y soit pas ensemble. J’ai téléphoné à la mère Moraz, elle a toujours nos affaires.
– On ira les chercher dès que possible, je te le promets.
Plusieurs groupes s’affrontaient au sein du Conseil des femmes tchécoslovaques, la réforme du Code civil cristallisait les affrontements entre une minorité de conservatrices et une majorité de progressistes qui souhaitaient en finir avec la domination masculine et exigeaient l’exclusion des minoritaires. Tereza et Christine n’étaient pas les dernières à participer aux commissions et aux assemblées et espéraient, comme leurs camarades, se débarrasser de celles qui s’opposaient à l’avènement de la femme communiste.
En septembre 49, quand Milada Horáková, chef de file des minoritaires, fut arrêtée, ce fut un soulagement. Avec elle, douze complices qui préparaient un complot furent démasqués par la police. La loi fut votée en décembre : elle supprimait le statut du chef de famille, l’homme perdait sa position décisionnaire au sein du couple, le contrôle du mari sur sa femme était supprimé, le divorce par consentement mutuel pour mésentente profonde et permanente était adopté.
Une victoire immense contre les réactionnaires.
En mars 50, Christine eut peur d’être de nouveau enceinte. Elle ne comprenait pas son corps indiscipliné. Helena était un accident de la nature. Christine tergiversa deux mois avant de consulter un médecin. Ce dernier lui confirma ses craintes.
– C’est les mystères de la vie, répétait-il, il n’y a pas d’explication.
Elle aurait quarante ans dans quatre mois, il lui conseilla de se ménager et d’éviter les longues répétitions. Christine hésitait à le garder, elle se trouvait vieille et pensait qu’elle avait mieux à faire que de pouponner encore. Elle avait une semaine pour se décider, après il serait trop tard. Elle l’annonça à Joseph le soir même. Quand elle vit son regard et son sourire, elle lui dit qu’elle aussi était infiniment heureuse. Il comprit qu’elle n’était pas emballée et lui promit qu’il serait plus présent, ils auraient une belle vie.
– Avec deux enfants, on formera une vraie famille.
Elle refusa deux propositions, toujours des rôles secondaires, et décida de se consacrer entièrement à l’adaptation de son Phèdre, en plan depuis trois ans. George lui avait promis son aide pour le monter. Elle se heurtait à un obstacle insurmontable : elle pouvait traduire, rendre les idées et les sentiments, mais la musicalité de Racine lui échappait, même en forçant les rimes ou avec des vers bancals. Elle passa des heures à travailler avec Tereza ou Joseph, Pavel s’y mit aussi, il avait été poète en ses jeunes années, il aurait pu être comédien, il déclamait avec talent. Mais en tchèque il n’y avait aucune mélodie, jamais rien de sublime. Ils reconnurent l’impossibilité de retrouver cette harmonie mais elle s’acharna.
Le procès de Milada Horáková et de ses acolytes commença fin mai 1950. Des milliers de Tchèques écrivirent au tribunal pour faire part de l’horreur que ces crimes de conspiration et de trahison leur inspiraient et pour exiger un châtiment exemplaire. Huit jours plus tard, le verdict tombait : quatre condamnations à mort, quatre à perpétuité et quatre à des peines d’au moins vingt ans. La justice du peuple triomphait. Christine trouva cette sanction monstrueuse et absurde, il n’y avait ni preuve, ni aveu ; leurs fautes ne méritaient pas la mort, une peine de prison tout au plus. D’après Joseph, c’était un signal envoyé aux ennemis du régime, leur enjoignant de cesser leurs manœuvres. Plusieurs comédiens pensaient que c’était une mise en scène du régime qui voulait se donner le beau rôle. Les voisins, les amis, personne ne pouvait imaginer que dans ce pays on exécutât la mère célibataire d’une adolescente de seize ans, une femme qui n’avait commis d’autre crime que de s’opposer au Parti. Les uns et les autres étaient convaincus que la grâce interviendrait. Des milliers de télégrammes affluèrent du monde entier pour réclamer l’indulgence. Churchill, Eleanor Roosevelt, Einstein, Chaplin et bien d’autres supplièrent le président Gottwald de faire preuve de clémence et de générosité.
Le 27 juin 1950, Milada Horáková et ses trois complices furent pendus.
Christine fut horrifiée. Un frisson de dégoût et d’amertume honteuse. Elle se précipita pour vomir. Elle avait mal au cœur, sa grossesse devint un cauchemar. Autour d’elle, personne ne protestait, ne réagissait, on disait – et Joseph le premier : « Après tout, si elle a été condamnée, c’est qu’elle était gravement fautive. Dans notre pays, on ne pendait pas les innocents. »
C’était une rengaine.
Un jour, Christine se réveilla et se rendit à l’évidence. Il était probable, certain même, que Milada Horáková était coupable, puisqu’elle avait été condamnée et pendue.
Ce n’était pas possible autrement.
Le 16 décembre 1950, Martin arriva. Une semaine en avance. Sa naissance fut difficile, douloureuse et épuisante. La sage-femme appela le médecin à la rescousse. Jamais personne n’avait entendu une femme hurler comme Christine. Ses cris résonnaient dans l’hôpital et pétrifiaient d’effroi. Comment pouvait-on souffrir autant ? Ils pensèrent : son cœur ne résistera pas. Les veines de ses tempes se gonflaient, devenaient noires, ses yeux l’abandonnaient. Christine vécut huit heures en enfer. À l’instant où le docteur se disait qu’il devait sauver la mère, Martin surgit d’un coup et sans crier, dans un flot de sang. On le crut mort, son cœur ne battait plus, il fallut le réanimer, il était aussi harassé que sa mère.
Christine mit des mois à se remettre. Quelque chose en elle avait l’air cassé, on ne savait pas quoi. Quand on lui demandait comment elle se sentait, elle répondait : « Vide. » Elle passait des heures à se coiffer avec sa brosse, lissant ses cheveux qui tombaient sur ses épaules. Sa mère écrivit trois fois, Christine lisait la lettre, la laissait tomber sur le sol, ne lui répondait pas. Tereza venait la chercher pour se promener avec les enfants, elle préparait son fameux gâteau au miel et aux amandes. Christine en grignotait à peine quelques miettes. Ils finissaient par sortir sans elle. George vint la voir à deux reprises mais elle ne s’intéressait plus ni au théâtre ni à ses potins. Elle avait renoncé à Phèdre, restait des heures sur le canapé les yeux dans le vague, laissait ses cigarettes se consumer. Helena ne la quittait plus, jouait près d’elle avec une poupée sans faire de bruit. La nourrice s’occupait de Martin et de la maison. Joseph rentrait plus tôt, il voulait qu’elle sorte, respire le bon air, marche un moment.
– Je suis si fatiguée, Joseph.
Il insistait, pas question de se laisser aller. Quel que soit le temps, ils partaient tous les quatre vers le château, il prenait Martin dans ses bras, Helena par la main. Ils faisaient un tour d’une bonne heure. Christine retrouvait des couleurs, et au dîner, elle devait manger deux tranches de rôti, pour son bien.
Chaque jour, une mauvaise nouvelle. Un voisin ou une connaissance était arrêté. Des enseignants, des ouvriers, des agriculteurs, des fonctionnaires, des gens croisés mille fois. Ils n’avaient pourtant pas l’air de conspirateurs. On se disait : elle, ce n’est pas croyable, lui non plus, ce ne sont pas des agents ennemis, pas eux. Pourtant, ils avouaient leur participation à la machination capitaliste. Derrière le masque de l’innocence se dissimulaient des traîtres diaboliques, ils reconnaissaient leur culpabilité, c’étaient des êtres abjects, ils tentaient d’empêcher le pays de construire le socialisme. On vivait une guerre intérieure. Il fallait les éliminer, purger l’administration et les entreprises, empêcher la propagation de ces idées nocives. Purger pour retrouver un corps sain.
Il fallait se méfier. Des autres. De ceux qu’on connaissait depuis toujours, ils cachaient leur jeu, leur appartenance au complot. Il n’y avait plus de confiance possible. En personne. Même les proches étaient suspects. Que pouviez-vous vraiment savoir des activités secrètes et inavouables de votre père, de votre mari ou de votre sœur ? Chacun se mit à contrôler ses paroles. Une réflexion spontanée, un doute naturel, un commentaire pessimiste, une plaisanterie maladroite, et c’était l’accusation et la prison. Et surtout, ne jamais prendre en pitié ceux qui avaient été arrêtés ni leur famille éperdue, oublier que la veille encore ils étaient vos parents ou vos amis. Ne leur manifester aucune compassion, les rejeter comme des chiens galeux. Désormais, il fallait élever la suspicion en principe de vie.
De survie.
Depuis que Pavel avait découvert ce coin de paradis terrestre, nul n’imaginait aller ailleurs. Chaque année, ils retournaient à Irakli, ils ne trouveraient jamais mieux, ni aussi beau, ni aussi désert. Ces vacances se méritaient. Le voyage de Sofia à Varna durait dix heures dans un train préhistorique qui aurait fait la fierté de n’importe quel musée du rail et dégageait une fumée piquante et puante, et encore deux heures de voiture pour rejoindre Irakli, dans les environs d’Obzor où l’ambassadeur louait une maison au maire, un cabanon plutôt, au confort sommaire, avec trois chambres et une terrasse en bois ouverte qui servait de salon-salle à manger, mais avec ce retour à la nature originelle, on n’avait besoin que de lumière et de chaleur. D’un côté, le premier voisin était à cinq cents mètres, de l’autre des kilomètres de plage ondulée de velours paille. La mer Noire les emplissait de bonheur.
Elle était leur possession.
Il y en avait toujours un ou une pour s’étonner qu’un imbécile ait pu prétendre que cette mer était noire. Turquoise, non ? Ils cherchaient sa véritable couleur, toutes les teintes de bleu y passaient.
Ils étaient inséparables comme les oiseaux migrateurs qui traversaient le ciel.
Ce mois d’août 51 était divin, on se laissait bercer par le vent léger, Tereza préparait chaque jour une recette locale donnée par la femme du maire, une crème à base de carottes émincées macérées dans du yaourt et de l’huile d’olive, qui protégeait des coups du soleil. Tout le monde en mettait, sauf Pavel qui en avait horreur. Il devint si rouge qu’il dut rester une semaine sous l’abri en osier. Christine se souvint que sa mère lui avait appris des rudiments de cuisine et les régala d’un coq au vin et d’une tarte aux pommes. Quelquefois, Son Excellence se baignait à poil comme un anarchiste (« Nous sommes tous égaux non ? »). On était au bout du monde, si bien, ensemble. Joseph et lui faisaient des concours de planche, un mystère de les voir flotter.
On ne parlait que de la famille et des enfants, de rien d’autre, de leurs étonnements, de leurs jeux, du premier bain de Martin, blotti contre son père, il ne savait pas marcher et n’avait pas eu peur de la vague, de la complicité de Ludvik et Helena qui ne se quittaient pas, de cette vie si douce. On aurait voulu qu’elle dure toujours, oublier Prague, rester dans ce coin oublié de Bulgarie heureuse.
Ils dînaient le soir sur la terrasse, Joseph avait élevé la rôtisserie au rang d'art majeur, avec ses saucisses et ses grillades au feu de bois.
Pavel et Tereza voulaient un deuxième enfant mais il ne venait pas.
– Ne vous inquiétez pas, il arrivera sans vous demander votre avis, affirmait Christine.
– Tu vas nous en faire un troisième ?
– Oh non !
La nuit les accaparait, un enchantement, Pavel étalait la carte des constellations sur la table. Ils les cherchaient dans la Voie lactée et s’imprégnaient du parfum des tilleuls en fleur.
Si des Martiens en soucoupe volante avaient débarqué à Prague, la surprise aurait été moins grande que celle des Tchèques découvrant dans le journal du 28 novembre 51 l’arrestation, la veille, de Rudolf Slánský, secrétaire général du Parti communiste, et de treize hauts dirigeants, tous ministres ou membres du Bureau politique. Le chef d’accusation de trahison était invraisemblable. Comment croire que ces communistes de toujours aient pu être payés par les États-Unis et espionner au profit d’Israël ? On avait l’impression qu’une nouvelle guerre venait d’éclater.
Pavel avait disparu le 27. Il avait, paraît-il, quitté l’ambassade de Sofia dans le courant de l’après-midi. Le matin, il avait présidé une réunion avec ses collaborateurs et déjeuné avec eux, détendu comme à son habitude. Il les avait laissés pour travailler à un rapport sur les performances de l’agriculture bulgare. À 3 heures du matin, le 28, la police avait débarqué à Prague, espérant le trouver à son domicile, réveillant Tereza qui ne voyait pas ce qu’on pouvait reprocher à son mari, menaçant les fonctionnaires de téléphoner au camarade Slánský, sa femme était une amie personnelle, pour lui révéler leur attitude honteuse. Les policiers avaient éclaté de rire. Ils avaient retourné l’appartement sans vergogne, emporté des dizaines de dossiers, des cahiers, des lettres, des articles découpés de journaux et les épreuves de la traduction russe de La Paix de Brest-Litovsk, diplomatie et révolution. Ils n’avaient rien dit d’autre, juste qu’ils reviendraient s’occuper d’elle quand ils en auraient fini avec lui.
Tereza sonna à 6 heures du matin chez les Kaplan. Elle était en larmes, ne pouvait se retenir, Ludvik aussi qui ne l’avait jamais vue dans cet état. Helena, qui ne pleurait jamais, se joignit à lui. Christine les berçait, voulait qu’ils se couchent, se rendorment, en vain. Tereza tremblait, se tordait les mains. Joseph essayait de la rassurer, ce ne pouvait être qu’une méprise, une absurdité administrative comme il en arrivait quelquefois au pays de Kafka. Cette réflexion eut l’effet inverse, elle la prit au premier degré. Il fallut attendre trois longues heures à se morfondre, à faire mille suppositions contradictoires, à tourner en rond et à se ronger les ongles, à fumer et boire un litre de café. À 9 heures, Joseph téléphona à un ami au ministère pour obtenir des informations. Son visage se décomposa. Tereza comprit : ce n’était ni une confusion, ni une erreur, sa vie venait de basculer dans l’horreur.
– Slánský a été arrêté ! Clementis, Fischl, London et Hajdú aussi.
– Oh, mon Dieu !
Les Bulgares cherchèrent Pavel partout. La police d’Obzor fit un saut jusqu’à Irakli pour vérifier si, par hasard, le fugitif ne s’était pas réfugié dans le cabanon sur la plage. On pensa un temps qu’il avait demandé asile aux Américains ou à une autre délégation ; on supposa qu’il disposait de la complicité d’un réseau clandestin, sa disparition mystérieuse confirmait sa culpabilité. Difficile à admettre, mais il n’était nulle part.
Volatilisé.
À moins qu’il n’ait mis fin à ses jours. Dans ce cas, on retrouverait un jour son corps gonflé sur la côte ou le long du Danube ou de l’Iskar, en crue à cette époque. Cette thèse, aujourd’hui officielle, s’appuyait sur deux arguments incontestables : nul ne pouvait quitter librement la Bulgarie, la police politique soutenait, avec raison, que ses frontières étaient les mieux gardées ; et puis Pavel n’avait emporté ni affaires personnelles, ni argent. Un fuyard n’aurait pas manqué de voler les fonds de l’ambassade, dont mille huit cent cinquante dollars en espèces (on avait seulement constaté l’absence de son livre sur sa table de chevet). On continua à le chercher pendant quelques mois.
Par principe.
Pavel restait introuvable. Tout le monde, sa famille et ses amis aussi, fut convaincu qu’il avait disparu à jamais. Il s’était probablement suicidé ou, comme le pensèrent certains qui se gardèrent d’évoquer publiquement cette hypothèse, on l’y avait aidé ou poussé.
Pendant une année, ce fut un déchaînement contre Slánský et les treize accusés, condamnés avant même d’avoir été jugés. Leurs proches les accablaient, leurs femmes les rejetaient, leurs enfants les dénigraient, des complices furent arrêtés par dizaines. Le procès des quatorze dura huit jours, on avait l’impression que, par moments, les accusés récitaient un texte appris d’avance, plusieurs réclamèrent pour eux-mêmes la peine capitale. C’était bien la preuve absolue de leur culpabilité, non ?
Massée devant les postes de radio qui retransmettaient les délibérations en direct, la population fut obligée d’admettre l’impossible. Slánský et les autres avouaient leurs crimes, des déclarations claires, précises, avec des détails qui ne trompaient pas, les accusés reconnaissaient leurs activités antinationales, il n’y avait plus de doute possible.
On pleurait en les écoutant.
La sanction pour haute trahison, espionnage et sabotage fut à la mesure des crimes avoués : onze condamnations à mort, trois à la prison à perpétuité. Huit jours plus tard, ils furent pendus.
Personne ne les pleura.
Ludvik s’était habitué à vivre entre Prague et Sofia, aux interminables voyages en train, mais les déplacements avaient cessé. Au bout d’une semaine, il avait demandé quand il verrait papa, Tereza avait répondu : « Bientôt mon chéri. » Il y avait eu le déménagement, il avait perdu sa chambre, ils se retrouvaient dans un appartement gris, il posait chaque soir la même question, Tereza répondait chaque fois : « Bientôt, mon chéri. »
Trois mois après la disparition de Pavel, elle déposa une demande de divorce. Il fut prononcé deux mois plus tard, elle récupéra son nom de jeune fille et la garde de son fils. Cette nuit-là, quand il demanda : « Quand il va revenir, papa ? », elle s’agenouilla, le prit par les épaules, avala sa salive, les mots lui éraflaient la gorge comme du gravier :
– Il est mort, mon chéri, tu comprends ? Papa est mort, il a disparu, pour toujours. Tu peux penser à lui mais tu ne le verras plus jamais. Papa, c’est fini. Tu n’as plus de papa. Il nous a quittés. Je vais m’occuper de toi, tout va aller bien, ne t’inquiète pas, je suis là, je ne te quitterai pas, je serai toujours avec toi.
À plusieurs reprises, Ludvik revint à la charge, Tereza lui répondit que son père pensait très fort à lui, il resterait son garçon adoré, elle le serrait contre elle et lui promettait de l’aimer toujours. Ils passaient des heures à regarder les photos d’avant, à parler de Pavel, à se rappeler les bons moments, les rires, les jeux, les promenades et les vacances. De beaux souvenirs.
Et puis, ils ne parlèrent plus de lui.
Joseph trouvait que Tereza n’aurait pas dû lui dire que son père était mort. Christine pensait, au contraire, qu’elle avait eu un courage inouï. Elle était son unique amie, avec elle Tereza n’avait pas besoin de dissimuler :
– J’ai la certitude, moi, qu’il est vivant, quelque part où on ne peut plus l’atteindre, il pense à nous à chaque instant, il sait que nous ne nous reverrons jamais, il ne peut nous prévenir pour ne pas nous compromettre, on doit faire comme s’il était mort, mais il vit, j’en suis sûre.
– Je le crois aussi, répondit Christine.
Tereza avait hésité à quitter son grand appartement près de l’Académie de musique parce qu’elle ne voulait pas s’éloigner de Christine, mais elle n’avait plus les moyens de payer le loyer. Elle avait trouvé un modeste deux pièces à Čelákovice, une lointaine banlieue, à proximité du lycée où elle avait obtenu un poste d’enseignante. Christine et Joseph étaient les seuls à ne pas lui avoir tourné le dos et à la soutenir.
Pavel s’était envolé depuis plus d’un an. Était-il mort ou vivant, libre ou prisonnier ? Joseph s’était renseigné, au risque d’être suspecté ; être député n’offrait aucune protection, on en avait arrêté des plus importants, aussi Tereza lui demanda-t-elle de ne plus intervenir. Elle avait tiré un trait sur le passé, brutalement, comme un abcès qu’on crève d’un coup, on a mal, on crie et puis la douleur disparaît. Elle devait le faire pour avoir une chance de survivre, pour en donner une à Ludvik, il avait le droit, à six ans, à une vie normale.
Une collègue du lycée s’inquiétait de voir Tereza se morfondre, elle aussi avait connu cette situation, son mari avait été arrêté deux ans auparavant, elle avait été obligée de divorcer et de le renier. Il était toujours en prison et elle était sans nouvelles de lui.
– Tu vas devenir folle si tu continues à penser à Pavel sans cesse, dit-elle.
Elle l’invita chez elle et lui mit un tricot entre les mains. Tereza se souvenait de sa propre mère et rien ne pouvait plus la dissuader, elle ne voulait pas lui ressembler. Mais son amie insista tant qu’elle se laissa faire et retrouva les réflexes oubliés de son enfance. Elles parlèrent tout l’après-midi en tricotant, de rien d’important, des enfants, du lycée et du concert de Tchaïkovski à la radio.
Tereza adopta le tricot comme principal passe-temps. Elle tricotait et elle ne pensait plus à Pavel. Elle fit des pulls à Joseph et à Christine, à Ludvik et à Helena. Le plus compliqué, c’était de se procurer la laine mais grâce à Joseph, elle n’en manqua jamais. Un jour, elle vit dans un journal de mode des pulls écrus de style irlandais, elle réussit à les reproduire d’instinct, sans patron. Elle était vraiment douée.
C’est à cette époque qu’apparut sur le visage de Tereza ce sourire qui ne la quitta plus : il détonnait avec le climat ambiant et le drame qu’elle avait subi, un sourire discret, qui la rajeunissait, lui donnait un air doux et ce visage serein et apaisé de bonne sœur.
Le dimanche qui suivit l’exécution de Slánský, Tereza fut invitée à déjeuner par Christine et Joseph. En ce début décembre 52, il pleuvait sans cesse. Depuis quelques semaines, ses anciens voisins bavardaient, à nouveau, avec elle, s’extasiaient sur Ludvik, si grand pour son âge. Avec son costume gris, sa cravate rayée, son air réfléchi, ils lui trouvaient une ressemblance étonnante avec son père. Ils lui tapotaient le menton et commençaient par s’exclamer : « Oh, qu’est-ce qu’il ressemble à… », ou : « Il sera grand comme… », et soudain ils s’immobilisaient, jetaient un coup d’œil à la ronde pour voir si on les avait entendus et affirmaient que le gamin était le portrait de sa mère si gentille. Ce qui ravissait Ludvik.
Durant le repas, Christine ne dit quasiment pas un mot ; pendant une heure, Tereza et Joseph parlèrent des enfants, des compliments que Ludvik écrivait tout seul, des progrès extraordinaires de Martin, il venait de fêter ses deux ans et s’emberlificotait dans des phrases interminables. Helena les inquiétait un peu, à quatre ans, c’était une enfant menue et solitaire, qui restait des heures à donner des ordres à sa poupée ou à dessiner des arbres. Elle avait un appétit d’oiseau et ne mangeait que des biscuits. Tereza se souvenait que Ludvik, en Bulgarie, était difficile avec la nourriture et…
– Vous n’avez rien d’autre comme conversation ? l’interrompit Christine.
– De quoi as-tu envie de parler ?
– Peut-être de ce qui vient de se passer. On revient au Moyen Âge et personne ne dit rien. Vous êtes aveugles ou quoi ?
– Que veux-tu dire ? demanda Joseph.
– Vous ne trouvez pas ça extraordinaire, vous, que sur les quatorze condamnés, il y ait eu onze juifs, ça signifie quoi ? Vous avez perdu la mémoire ? Cela ne vous rappelle rien ? Moi, je suis horrifiée, pas vous ?
– C’est ridicule ! s’emporta Joseph, comment peux-tu colporter de pareilles infamies, il n’y a pas d’antisémitisme dans ce pays, pas plus qu’en URSS ! C’est insulter nos démocraties populaires et se faire le complice objectif de nos ennemis capitalistes que de le prétendre. C’est un pur hasard. Slánský et les autres étaient juifs de naissance. Une simple étiquette. Ils ne croyaient pas et ne pratiquaient pas, ils étaient athées, ils n’ont pas été poursuivis parce qu’ils étaient juifs mais traîtres et criminels. C’est la triste vérité. D’ailleurs, moi-même, je suis d’origine juive, je n’ai jamais été inquiété, au contraire, j’ai été nommé directeur de mon laboratoire et professeur à l’université de médecine.
– Tu crois vraiment ce que tu dis ? demanda Christine.
– C’est un fantasme, nous sommes des communistes, nous nous sommes battus contre les nazis et les fascistes, ce sont les Russes qui ont libéré les camps, c’est facile d’échafauder des complots machiavéliques. J’ai entendu dire aussi qu’on poursuivait les Tchèques qui s’étaient engagés dans les Brigades internationales. Même si la plupart de ceux qui ont été exécutés sont partis combattre en Espagne, pourquoi leur en voudrait-on pour cela ? C’est une fable !
– Toi, tu as de la chance, tu n’es pas allé en Espagne. Cela fait beaucoup de coïncidences, tu ne trouves pas ?
– Tu ne devrais pas tenir de tels propos, heureusement, nous sommes entre nous. D’autres pourraient mal les interpréter. Je te le jure, Christine, ce n’est rien d’autre qu’un hasard.
Tereza se leva, il était tard, elle devait rentrer, préparer ses cours du lendemain. Elle refusa que Joseph la raccompagne en voiture, avec le train, c’était assez rapide. Elle les invita à venir déjeuner chez elle, pas le prochain dimanche, elle était prise, mais le suivant, maintenant elle était correctement installée, elle pouvait les recevoir, il faudrait se serrer, elle y tenait. Elle préparerait des côtelettes et des saucisses grillées.
– Si tu me prends par les sentiments, ce sera avec plaisir. Va pour dimanche en quinze.
Après son départ, Joseph fit remarquer que Tereza avait surmonté cette épreuve avec beaucoup de courage et de dignité, elle avait réagi avec une force de caractère qu’on ne lui supposait pas, sans jamais se plaindre. Il lui trouvait même un air épanoui, plus qu’avant.
– Méfie-toi des apparences, Joseph, ce sont souvent les personnes les plus tristes qui ont les plus beaux sourires.
Fin 53, Christine en termina avec Phèdre, elle y avait consacré six années, avec de longues interruptions qui lui avaient été salutaires. En vérité, elle conservait une frustration, un sentiment amer et désagréable de ne pas avoir achevé le travail, la conviction qu’elle n’arriverait jamais à faire mieux, peut-être aussi la découverte de ses limites, elle ne savait si elle devait poursuivre, et combien d’années, ou tout jeter à la poubelle, Joseph l’encourageait à passer à autre chose, elle butait sans cesse sur les mêmes passages, les mêmes problèmes sans solution, il lui disait d’être positive, de s’accrocher au sens, pas à la musicalité, elle n’obtiendrait jamais les deux.
George Frejka la sortit définitivement de cette impasse. Il montait La Tempête, elle jouait Iris et lui servait d’assistante. Il demanda à lire la dernière version. Le lendemain, il la félicita avec sincérité, la meilleure adaptation jamais réalisée en tchèque, il en lut aussitôt des passages aux autres comédiens, attirant leur attention sur la finesse de la traduction et son habileté à retrouver le rythme du texte original. Avant qu’elle ait pu le remercier, il conclut : « On va la monter ta pièce, ce sera notre prochain spectacle. »
Il s’arrangea avec la direction du théâtre qui planifiait la programmation et exigeait des textes un réalisme socialiste qui participe à l’éducation des masses et à l’édification de l’économie ouvrière. Il présenta Phèdre comme une pièce marxiste-léniniste montrant les ravages des sentiments individuels au détriment de l’action collective et les dérèglements antisociaux auxquels peuvent aboutir les passions humaines.
George hésita avant de prévenir Christine qu’elle ne pourrait pas jouer Phèdre, elle n’avait plus l’âge, il s’attendait à une réaction violente, elle fut d’accord avec lui, elle s’y était résignée depuis longtemps, il pensait lui confier le rôle d’Ismène, elle réussit à obtenir celui d’Œnone, autrement plus important. La pièce fut un triomphe, reçut des critiques enthousiastes et dépassa les deux cents représentations, Christine fut obligée de repartir en tournée, elle adorait cela. Ce succès la troubla ; personne n’avait remarqué la faiblesse de son adaptation (et son imposture, pensait-elle), ni à quel point elle était loin de Racine, cela ne la découragea pas, elle se lança dans Bérénice.
Un soir, Christine remarqua qu’Helena s’était emparée de la brosse et qu'elle se lissait interminablement les cheveux. Christine se mit en colère et la lui arracha des mains.
Saint-Étienne, 17 septembre 1956
Ma chérie,
J’ai une horrible nouvelle à t’annoncer. Daniel est décédé, il y a vingt-neuf jours maintenant. Le choc a été à la mesure de la surprise, il paraissait si fort, jamais malade, jamais fatigué, avec ma hanche douloureuse je peinais à le suivre. J’ai essayé si longtemps de ne pas l’importuner avec mes maux, il me donnait de son énergie, je m’étais faite à cette idée que je partirais avant lui, je me suis évanouie en le découvrant sans vie dans son bureau, je ne peux toujours pas le croire, me répétant à chaque instant que c’est un mauvais rêve, je crois entendre ses pas dans le couloir et espère un miracle, qu’il apparaisse, jovial et décidé, mais c’est un silence de cimetière qui m’entoure, et seule dans cette maison si grande, si vide, j’attends avec impatience le moment de le retrouver.
Je repense à ces jours bénis où tu étais là avec Helena, quelle joie tu nous as donnée, je ne te remercierai jamais assez, ce fut une telle satisfaction que vous fassiez la paix après ces années perdues et vous découvriez enfin. Je le revois encore jouant au cheval avec elle sur le dos, il y a si longtemps que je ne l’avais pas vu rire, il aurait été tellement heureux de connaître Martin, il m’en parlait souvent, quelle tristesse qu’il n’ait pu l’embrasser. C’est un beau garçon que tu as, et, moi aussi, j’aurais eu un grand bonheur à le voir et à le serrer contre moi, mais je ne veux plus me plaindre, il avait horreur de cela.
Le docteur Charron me pousse à me faire opérer de la hanche par un chirurgien à Paris ; aujourd’hui, me répète-t-il, ce ne serait qu’une formalité, je n’en suis pas convaincue, il me faudrait surtout du courage et je n’en ai aucun, j’ai du mal à me déplacer, je ne sors plus qu’avec peine dans le jardin ou peut-être est-ce cette immense fatigue qui m’enveloppe et me pousse à ne plus bouger. J’ai décidé de rester ainsi et préfère demeurer coincée dans mon salon que dans un fauteuil d’invalide.
Je regarde vos photographies et j’ai l’impression que vous êtes tout à côté.
Envoie-moi de tes bonnes nouvelles, ma chérie, d’Helena et de Martin aussi. T’avoir écrit a éloigné la douleur de mon cœur, je vous embrasse tous tendrement.
Madeleine, ta mère qui t’aime tant.
Cette lettre arriva à une période où Christine ne jouait pas, elle devait commencer à répéter. Le Cercle de craie caucasien début décembre. Elle hésita à partir, affirma que sa mère n’avait pas besoin d’elle mais d’une garde-malade. Elle ne supportait pas ses jérémiades et ses reproches voilés. Cinq minutes après, elle la plaignait d’être si seule et se reprochait son ingratitude. Joseph l’encouragea à aller passer quelques semaines en France pour lui présenter Martin. Christine aurait voulu emmener Helena aussi mais elle aurait dû manquer l’école pendant un mois. Tereza promit de s’occuper d’eux.
Christine fit sa demande et obtint son visa en quinze jours. Joseph et Helena accompagnèrent Christine et Martin à la gare Hlavni Nádraží, ils se firent de grands saluts sur le quai et le train disparut lentement.
Joseph et Helena ne revirent plus Christine et Martin. Elle ne revint jamais.
Le lundi 26 novembre 1956, Christine et Martin n’étaient pas à la descente du train de Paris. Pour rassurer Helena, si joyeuse de les retrouver, Joseph affirma qu’ils avaient dû le rater. Afin de chasser l'impression poisseuse qui l’envahissait, il voulut téléphoner en France, à Madeleine, mais les appels internationaux étaient quasi impossibles depuis un poste privé. Le lendemain, il se rendit à la Poste centrale, attendit deux heures, l’opératrice l’informa qu’il n’y avait plus d’abonné au numéro demandé. Joseph fit faire une recherche, la mère de Christine ne figurait pas dans le Bottin du département de la Loire.
Était-il arrivé un accident, avaient-ils été retardés par une grève, un contretemps ? Martin était-il tombé malade, la mère de Christine s’était-elle fait opérer ? … S’il y avait eu un problème, Christine l’aurait contacté, le téléphone de Joseph était resté muet. Il se posa mille questions. Quand il marchait dans la rue comme un somnambule ou se tenait à l’Assemblée, sur son banc. Et la nuit, pendant des heures et des heures, lorsqu’il se réveillait cinq minutes après avoir trouvé le sommeil. Partout, tout le temps, il y pensait. Une obsession.
C’était une absence insupportable.
Il se demanda, bien sûr, si elle n’avait pas été effrayée par la répression de l’insurrection de Budapest trois semaines auparavant. À Prague, les journaux et la radio avaient défendu la ligne officielle et l’intervention soviétique. Autour de lui, on évitait d’en parler, on vivait comme si personne n’était concerné mais Joseph savait que ce massacre avait eu une énorme répercussion dans les pays occidentaux, est-ce que cela avait influencé Christine ? Parfois, il pensait que c’était la cause déterminante de son abandon, d’autres fois il se disait que c’était quelque chose de plus profond, de plus lointain, et que ces événements n’étaient pas intervenus dans sa décision de les abandonner. Il obtint un rendez-vous au ministère des Affaires étrangères, fut reçu par un directeur adjoint qui lui promit de contacter l’ambassade à Paris, elle seule pouvait s’occuper de cela.
Joseph fut surpris par la réaction d’Helena, elle ne posa aucune question sur sa mère. Elle entendait ses réflexions, ses doutes, elle voyait son visage se durcir, elle subissait ses silences à table, quand son regard se perdait dans le vague et qu’il oubliait d’avaler la nourriture dans sa bouche, ses sourires appuyés, ses caresses sur ses cheveux et sa joue comme si elle avait encore trois ans. Helena lui prenait la main et la serrait contre elle.
– Ne t’inquiète pas, Joseph, je suis là, ça va aller.
Joseph s’attendait à avoir des problèmes avec la Sécurité intérieure et avait préparé des réponses : sa femme avait abusé de sa confiance, lui avait toujours été irréprochable, il était une victime, pas un ennemi de l’État ; comment pouvait-on imaginer qu’un père renoncerait à son fils et l’abandonnerait ? Il n’avait commis aucune faute, aucun délit, il se répétait que sa bonne foi ne pouvait pas ne pas être reconnue. Il savait aussi que ce n’était pas suffisant. Les autres, innombrables, qu’on avait emprisonnés ou pendus, étaient-ils plus coupables que lui ? Cette société si organisée ne fonctionnait pas seule, comme par miracle, il devait y avoir quelque part un homme dans un bureau qui décidait ; sur quels critères, bon sang ? Qui tournait la roue de cette loterie mystérieuse ?
En pleine nuit, il y eut un coup de téléphone, il dormait vaguement, le temps qu’il réalise, se précipite, Helena l’avait devancé, la sonnerie s’était arrêtée, elle criait des « Allô, allô ? » désespérés. Était-ce une erreur ? Christine ? ou… ? À chaque coup de sonnette, il sursautait, ressentait une palpitation quand il ouvrait la porte à un voisin ou à un ami qui venait aux nouvelles ; dans la rue, des hommes au visage inquiétant le bousculaient, des voitures ralentissaient ; il ne recevait aucune convocation.
Le 8 décembre, il poussa la porte du commissariat de Kongresova, fut reçu par un inspecteur. Ce dernier l’écouta avec attention, quitta le bureau pendant une heure, revint accompagné d’un homme aux cheveux blancs en bras de chemise qui ne se présenta pas. Joseph dut raconter son histoire à nouveau. À la fin, l’homme resta silencieux, eut une moue. Rien à faire. Christine était française, on ne pouvait pas l’empêcher de quitter le pays, mais on n’aurait jamais dû accorder de visa pour Martin. Il ordonna à l’inspecteur d’enregistrer la plainte de Joseph.
– Ne vous faites pas d’illusions, dit-il en sortant.
Le temps s’évanouissait, chaque instant l’éloignait d’eux, sa vie était comme un bateau qui sombrait, il les sentait disparaître, meurtri par l’absence et la trahison, il savait que son fils pensait à lui, il avait dû poser une foule de questions, comme Ludvik avec Pavel. Il frissonna, il redoutait la réponse que Christine avait dû lui donner.
Non, il en était sûr.
Helena le secoua en pleine nuit : « Joseph, réveille-toi, j’ai eu une idée. » Il devait se rendre en France, aller les chercher. Il trouva ce conseil évident, comment n’y avait-il pas pensé lui-même, il retrouverait Christine à Paris ou à Saint-Étienne, c’était une certitude. Où qu’elle se cache. Et il ramènerait Martin. « Merci ma chérie, je suis fier de toi. » On lui refusa son visa, sans explication, on devait craindre qu’il n’en profite pour fuir lui aussi. Il demanda à son ami, le ministre de la Santé publique, d’intervenir en sa faveur. Deux jours plus tard, il lui téléphona : « N’insiste pas, Joseph, tu n’auras jamais de visa. »
Joseph garda plusieurs semaines le fol espoir que Christine allait téléphoner, les prévenir : il y avait eu un impondérable, tout était rentré dans l’ordre et elle allait rentrer. Il fallait donc guetter son coup de téléphone. Ils se succédèrent devant le combiné, décrochant en une seconde, raccrochant au nez de ceux qui osaient les contacter. Joseph annula ses rendez-vous, il dispensa Helena d’école, ils restaient plantés dans le salon, attendaient un appel qui ne venait pas, un miracle, tour à tour ils se relayaient, se passaient les consignes. Joseph parlait beaucoup avec Helena, ne lui cachait rien de ses démarches et de ses états d’âme, il ne se rendait pas compte que sa fille n’avait que huit ans, il la voyait plus grande. Une femme de petite taille. Helena ne comprenait pas la raison de la désertion de Christine, on était si bien ensemble. C’était illogique, un de ces mystères qui régissent le monde, un tremblement de terre intérieur où les sentiments sont sens dessus dessous. Elle en voulait à Christine d’avoir abandonné Joseph, de lui avoir causé autant de douleur, de tracas, et d’avoir kidnappé Martin. Ça, elle ne le lui pardonnerait jamais, elle n’avait pas le droit de le voler. Martin, c’était sacré, personne n’avait le droit d’y toucher.
Helena fixait le téléphone, attendait l’appel impossible. Elle pensait : « Au moment de choisir, maman a préféré Martin, moi, elle m’aimait moins. » À elle, pas un mot, pas une carte postale, pas un appel, rien. Elle ne devait pas compter beaucoup pour sa mère. Elle chercha quelle faute elle avait pu commettre. Comment sait-on que l’on vous aime ? Il devait y avoir un signe, une trace. Elle sentait une brûlure sur ses joues, elle fermait les yeux, profondément humiliée, refoulait ses larmes, non, elle ne pleurerait pas, plus jamais. Elle prit une décision comme seule une enfant de huit ans a le cran de le faire : elle décida de la punir en ne parlant plus jamais d’elle, en l’effaçant pour toujours de son cœur.
Joseph fut convoqué au ministère des Affaires étrangères, l’ambassade de Paris avait renvoyé le dossier, les démarches officielles s’étaient avérées inutiles : les autorités françaises considéraient Martin comme français, leur mariage n’ayant pas été retranscrit n’avait aucune valeur en France, Joseph devait se résigner, ils étaient impuissants, sauf si Christine revenait en Tchécoslovaquie ou dans un pays frère.
Ce soir-là, Joseph décida de faire un grand ménage, il appela Helena pour qu’elle participe. Elle ne répondit pas, resta dans sa chambre. Il déchira les photos, découpa celles où Christine apparaissait avec Helena ou Martin. Il lança dans la cheminée l’album de photos relié en cuir et le regarda s’embraser lentement. Il jeta les souvenirs conservés par Christine, ce qui pouvait rappeler sa présence, ses vêtements, ses objets, ses livres, les affiches de théâtre, les programmes, les manuscrits des pièces, ses onze brosses à cheveux, les après-ski de Chamonix, les treize cahiers de l’adaptation de Phèdre, il trouva aussi les deux carnets de Bérénice oubliés dans le tiroir, ce détail lui fit supposer que sa désertion n’avait pas été préméditée. In extremis, il se ravisa et garda Bérénice.
Quand il vida la cheminée de ses cendres, il ne restait rien de son passé. Au cœur de l’album calciné, il trouva une photo miraculée, gondolée et aux bords noircis, une photo de Christine et d’Helena à la campagne. Il était content que cette photo ait fait l’effort de se sauver, il l’essuya avec soin, tenta de l’aplatir, attrapa le premier livre qui lui tomba sous la main et la rangea dans Lumière d’août, où il l’oublia.
Une nuit, il ressortit Gardel de l’armoire, enleva la poussière des disques, s’offrit un récital et retrouva son vieil ami. Le matin, il demanda à Helena s’il ne l’avait pas dérangé.
– Oh non, je l’adore, moi aussi.
C’est à cette époque que Joseph ralentit le pas, seule Helena le remarqua. Quand ils marchaient côte à côte, elle le devançait et était obligée de l’attendre. Il avait les épaules basses et n’était plus jamais pressé. Elle lui prenait la main et s’accordait à sa vitesse ; même quand il l’accompagnait à l’école ou à sa leçon de piano et qu’il aurait fallu se dépêcher, ils allaient comme pour une promenade.
Tereza venait les aider le dimanche et les jours de vacances, elle s’occupait de la maison, rangeait, faisait des courses, sa présence apaisait Joseph. Ils passaient des après-midi à écouter des disques, Gardel bien sûr et aussi Smetana qu’elle adorait. Tereza se faisait prier pour s’asseoir devant le piano et leur offrir quelques polkas. Ludvik jouait à quatre mains avec Helena ; avant, il refusait, mais sa mère lui avait dit d’être gentil avec elle. Il lui avait appris à jouer aux échecs. Au départ, Helena n’en avait pas envie, elle avait fait un effort, elle se débrouillait pas mal pour une fille. Même si elle bavardait en jouant, on ne peut pas trop en demander.
Helena était petite quand Pavel avait disparu, elle ne se souvenait de rien. Elle interrogea Ludvik. Cinq ans déjà. Il n’y pensait plus et n’en parlait jamais avec sa mère. Non, il n’était pas triste, c’était au lycée, avec les garçons de son âge, que cela lui posait un problème, sinon, il se débrouillait.
– Toi, tu as perdu ta mère, moi j’ai perdu mon père, nous sommes à égalité.
– Non, j’ai perdu un frère aussi.
Joseph passait chaque soir un moment avec sa fille, il lui lisait un conte, des histoires de prince courageux et de princesse perdue, de fée grenouille et de fantôme chat, qui se passaient en Bohême au Moyen Âge, et il n’avait pas intérêt à sauter une ligne. « Encore une », disait-elle, mais elle se levait tôt, elle devait dormir, il la bordait et l’embrassait.
– Bonne nuit, ma chérie, dors bien.
– Bonne nuit, Joseph, à demain.
– C’est bizarre cette habitude que tu as prise de m’appeler par mon prénom.
– Ludvik ne dit jamais papa quand il parle de son père, il dit : « Pavel ».
– Moi, je suis là, et je préférerais que tu m’appelles papa.
Helena a dit « Oui, papa » et elle a continué à l’appeler « Joseph ». Il s’était dit que c’était une lubie de fillette, il l’avait laissé faire. Ça n’avait jamais changé.