Joseph passa trois jours à dormir, à traîner, à redécouvrir ses affaires et surtout Carlos Gardel, dont il passait les disques inlassablement, ami fidèle enfin retrouvé. Combien de fois avait-il écouté cette voix miraculeuse dans sa tête ? Il avait oublié la richesse, la suavité de cette musique divine, ses accords bouleversants, ses mélopées qui l’enivraient à nouveau. Il se laissait griser par ce bonheur retrouvé. Volver le fascinait encore plus et semblait avoir été écrite pour lui :
J’ai peur de ces nuits,
Qui, peuplées de souvenirs,
Enchaînent mes rêves.
Mais le voyageur qui s’enfuit
Un jour ou l’autre arrête sa marche.
Et, même si l’oubli qui détruit tout
A tué mes vieilles illusions,
Je garde cachée une humble espérance,
Qui est toute la fortune de mon cœur1.
« Et si je reprenais des cours de bandonéon ? » pensait-il, en écoutant ses disques.
Dans la rue, on le dévisageait. On se demandait qui était ce dégingandé hirsute qui marchait avec des bottes et souriait d’un air idiot. Un Américain, probablement. Les sergents de ville l’avaient à l’œil. Il s’en fichait.
Ça sentait bon le jasmin, le crottin et les vapeurs d’essence.
Il se nourrissait de café au lait et de cocas à la chouchouka achetés chez la boulangère de l’avenue de la Marne, passait des heures chez le glacier de la rue Lazerge à déguster des créponnés citron, à fumer les nouvelles cigarettes à la menthe, à écouter les conversations d’inconnus, à regarder les enfants joyeux qui sortaient de l’école communale, ou il déambulait sur le bord de mer et traversait la ville jusqu’à Hussein-Dey. Mais il évitait soigneusement d’aller vers la gauche, vers Saint-Eugène et la pointe Pescade.
Il ne voulait rencontrer personne. Attablé à une terrasse de la place des Trois-Horloges, il se faisait chauffer au pâle soleil de cette fin d’après-midi quand il reconnut une silhouette familière. Nelly avançait vers lui, donnant la main à un homme d’une trentaine d’années, il lui parlait à l’oreille et elle riait aux éclats. Il n’eut ni le temps ni le réflexe de se dissimuler derrière son journal. Elle passa devant lui sans le voir. Pourtant, une fraction de seconde, son regard accrocha le sien. Ils s’éloignèrent sous les arcades. Curieusement, Joseph ne fut ni triste, ni jaloux, ni dépité. Au contraire. Il était heureux pour elle.
Il s’assit dans un des trois fauteuils en cuir du salon de coiffure pour hommes de la rue Géricault. Le patron lui demanda comment il voulait être coiffé.
– Comme Gardel, répondit-il, avec la raie à gauche et un peu de gomina.
Le coiffeur soupira pour se donner du courage, prit de grands ciseaux qu’il n’avait jamais utilisés et coupa au carré. De sa vie, il n’avait jamais eu autant de travail qu’avec cette tignasse emmêlée et cette barbe folle. Il essaya de faire la conversation, posa des questions : d’où il venait, ce qu’il faisait, s’il restait longtemps à Alger, et puis renonça. Ce figaro n’était pas de taille à lui arracher autre chose qu’un vague sourire. Joseph avait décidé qu’il ne parlerait jamais à personne de ce qu’il avait vécu.
– Vous ne désirez pas une fine moustache à la Clark Gable ?
Joseph se regarda dans la glace, hésita quelques secondes – Carlos Gardel ne portait pas de moustache –, et fit non de la tête.
Quand il sortit une heure plus tard, il se sentait étranger à lui-même, il ressemblait presque à l’homme qu’il était avant son départ, plus mince certes et la peau tannée d’un Peau-Rouge peut-être.
Il remarqua quelques discrets cheveux blancs sur ses tempes.
À trois reprises, Joseph avait marché jusqu’à chez Padovani et s’était posté en retrait. Dans la journée, hormis le dimanche, il y avait peu de monde, quelques baigneurs sur la plage, des enfants en fin de journée. Des groupes de soldats américains aussi. À aucun moment, il ne songea à prendre un bain ou à paresser sur le sable. Et puis un soir, il poussa la porte de Padovani. Était-ce un signe du destin ? Il fut accueilli par la voix de Gardel… Lejana tierra mía…
Le balcon
Est toujours là
Avec ses fleurs
Et son soleil…
Mais tu n’es pas là,
Tu me manques,
Ô mon amour…
Il se souvint que Padovani adorait aussi le chanteur argentin. La salle était à moitié remplie. Le patron servait un groupe de clients bruyants au comptoir quand il l’aperçut.
– Regardez qui voilà !
Maurice se retourna et, découvrant Joseph, il resta un instant interdit, la bouche ouverte.
– Ça alors… un revenant !
Il se précipita, l’attrapa dans ses bras et lui donna de grandes tapes dans le dos en criant :
– Ça fait plaisir, ça fait plaisir, ça fait plaisir !
– Moi aussi, je suis heureux de te revoir.
Maurice en avait les larmes aux yeux, secouait la tête, incrédule.
– Où t’étais passé, bon sang ? Tu nous as foutu la trouille. Tu as été arrêté ?
– Oh non, mais ça a été une sale période. C’est fini maintenant.
– Tu es parti à la guerre ?
Joseph faillit lui expliquer. Maurice, ce n’était pas pareil. Il était son unique ami dans ce pays, comme un frère ou l’idée qu’il s’en faisait, quelqu’un à qui on pouvait parler sans arrière-pensées. Il chercha par où commencer, c’était si compliqué et il y avait tellement de choses qu’il n’avait pas comprises dans sa vie entre parenthèses. Comment expliquer un monde absurde que personne ne connaissait ?
– Je n’ai pas envie d’en parler, Maurice.
– Je comprends.
L’avantage des gens qui vous aiment, c’est qu’ils vous comprennent mieux que vous. Et s’ils ne vous comprennent pas vraiment, au moins ils vous aiment.
– Tu as revu Nelly ?
– Je l’ai aperçue à Bab-el-Oued.
– Elle n’avait aucune nouvelle, on pensait que tu avais été arrêté, comment savoir ? C’était moche, beaucoup de gens ont disparu, surtout des juifs et des communistes. Comme j’étais bien placé à l’état-major, j’ai essayé d’avoir des informations sur toi, mais rien, silence radio. Elle t’a attendu deux ou trois mois. Et puis elle a rencontré ce type, un photographe, assez sympathique.
– Je les ai vus tous les deux.
– Oh non, ils sont séparés depuis longtemps déjà… Bref, celui-là, c’est un comédien, je crois qu’ils sont très amoureux.
– Ce n’est pas grave. Entre nous, ce n’était pas sérieux. Christine, ça va ?
– Comment t’expliquer, beaucoup de choses ont changé ici.
Finalement, personne ne parle. Les choses importantes restent cachées au fond de nous. C’est vrai que si on devait tout se dire, il faudrait au moins une autre vie. On est probablement fabriqués pour vivre ainsi les uns à côté des autres, à se regarder de loin et à avoir des regrets de s’ignorer autant. C’est ça aussi peut-être le mystère de la vie.
– Un verre, un autre, encore un mon frère !
Joseph avait la tête qui tournait et le visage en feu. Comment avait-il pu oublier tous ses amis ? Ils venaient l’embrasser, le serrer dans leurs bras, le présenter à des inconnus qui avaient entendu parler de lui, il ne pouvait pas refuser de trinquer encore une fois, c’est ma tournée. Maurice regardait sa montre.
– Allez, viens, on se castagnette.
Ils firent le tour de son bijou, c’est vrai qu’elle était sacrément belle sa nouvelle traction avant, une quinze ébène immaculée qui vrombissait dans les tournants et accélérait dans les montées.
– Six cylindres en ligne. Personne ne me rattrape.
En moins de deux, ils étaient à la pointe Pescade, il poussa jusqu’à la Bouzaréa, retourna sur El Biar par la route de la Corniche. Il doublait les autres voitures comme une hirondelle avale un insecte. Cent vingt en haut de la côte !
– Maurice, doucement, tu vas nous tuer !
Il riait comme un môme, tapait sur son volant.
– Te fais pas de bile, Joseph, je roule peinard. La nuit est trop belle. On va en profiter.
Il avait pris du galon au bureau, était devenu le second de monsieur Morel, faisait tourner la boîte, s’occupait des grosses affaires, celles qui font de l’oseille, y avait qu’à se baisser pour ramasser, avait découvert le marketing, une invention américaine.
– Ils sont forts, je te jure, la révolution du siècle, la vraie, qui va changer le monde. Tu ne peux pas connaître, c’est tout nouveau et c’est imparable. Le reste, c’est du baratin. Maintenant, le commercial est devenu une science. Comme les mathématiques. Ouais, comme un et un font deux.
Maurice invita Joseph à dîner, il n’avait pas le droit de refuser. Il fréquentait la haute maintenant, on ne pouvait pas dire autrement, les gens bien n’allaient pas chez Padovani. Pour l’apéro, sûr, c’était la meilleure kémia d’Alger. Mais pour la grande vie, direction le Santa Lucia, un cabaret américano-américain jouxtant l’hippodrome du Caroubier. Au deuxième étage, une terrasse de rêve avec des milliers d’étoiles surplombait le champ de courses et la ville et la mer qu’on devinait à l’immensité sans lumière. Des prix monstrueux.
– Maurice, tu as vu ? Cent vingt francs le menu !
– Je t’invite, je te dis. Tu vas voir, c’est très classe.
Maurice connaissait tout le monde. On aurait dit un député radical à la veille des élections, il serrait des mains, tapait sur les épaules et demandait à chacun comment il allait, fait un temps magnifique n’est-ce pas, certains privilégiés étaient gratifiés d’une promesse de déjeuner ou d’un appel futur, il passait de table en table, saluait en diagonale, lançait des baisers à de belles inconnues, esquissait deux trois rotations et pas chassés à l’unisson de l’orchestre cubain qui avait, affirmait-il, enflammé les nuits du Tropicana de La Havane et enchaînait paso doble, mambos et rumbas, ces danses nouvelles et torrides qu’il adorait.
– Maintenant, je danse comme un dieu. Comme toi mon vieux.
Joseph se demandait comment il faisait pour avoir autant d’amis partout et pour que tous l’appellent par son prénom. Maurice s’immobilisa face à une estrade où une tablée le salua avec des « Enfin le voilà » et des « Momo, amène-toi ». Il présenta Joseph à chacun, plusieurs se levèrent pour l’embrasser, réjouis qu’il se joigne à eux, lui souhaitant la bienvenue auprès des « Limited fêtards unlimited », comme ils se dénommaient en riant. Une place attendait Maurice. Ils se poussèrent pour en faire une à Joseph.
Une jeune femme aux traits fins, au sourire timide, aux cheveux bruns roulés sur l’épaule se leva.
– Joseph, c’est Louise.
– Louise, c’est lui, c’est Joseph.
– Oh, Maurice m’a tellement parlé de vous.
Elle semblait sincèrement heureuse de le voir. Cela faisait longtemps, vraiment longtemps que Joseph n’avait pas rencontré des gens aussi sympathiques qui ne pensaient qu’à s’amuser, à boire, à blaguer et à danser. Louise était particulièrement attentionnée. Joseph commença par refuser, il craignait d’être ridicule après ces années de solitude, mais il reçut cette nuit-là sa première leçon de mambo, Louise ondulait comme une Cubaine (enfin, il l’imagina, il n’en avait jamais rencontré).
– Un deux trois quatre, vous vous arrêtez, un deux trois quatre, vous vous arrêtez, ce n’est pas compliqué, il faut juste suivre la musique. C’est très bien.
Joseph découvrit avec bonheur qu’il dansait le mambo à la perfection.
Ils sortirent du Santa Lucia en se tenant les uns les autres, en riant aux éclats sans savoir pourquoi, puis se taisant pour allumer une cigarette ou humer l’air frais de la mer, en cette heure grise avant le lever du soleil quand la terre entière est endormie mais pas vous, vous êtes gai et vivant et heureux, un peu ivre aussi et vous êtes puissant, fort et éternel, fatigué bien sûr mais ça n’a aucune importance. La nuit vous a quitté, le jour n’est pas encore venu, vous êtes seul au monde avec de vrais amis qui ne veulent pas rentrer, dormir et vont boire encore une dernière coupe au bar du casino.
Il y en a toujours un qui a des états d’âme : « Moi, je vais me coucher, je bosse demain. »
On bosse tous demain.
À demain.
Maurice affirmait qu’on pouvait tenir à dix sans problème dans sa traction. Ils n’étaient que huit, Joseph était devant avec Louise qui ne prenait pas trop de place. Maurice fit le taxi, ramenant chacun devant sa porte. Tout le monde se quitta avec des « Peut-être à ce soir ». Les premiers travailleurs mettaient le nez dehors. Il déposa Louise devant une propriété cernée de cyprès qui longeait le parc de Galland, l’accompagna devant sa porte, ils avaient l’air d’avoir du mal à se séparer.
Puis il se gara en face du square Nelson mais ils restèrent dans la voiture à fumer. Maurice voulait déménager, s’installer dans les beaux quartiers, vers le haut de la ville, la rue Michelet ou la rue Horace-Vernet, il n’avait pas le temps de s’en occuper. Il donna deux tapes sur la cuisse de Joseph tellement il était heureux de l’avoir retrouvé.
– Et Christine, comment va-t-elle ? demanda Joseph.
Maurice se figea, jeta sa cigarette, afficha un air détaché comme s’il n’avait pas entendu. Le boulanger ouvrit son store métallique.
– Elle rentre de tournée, la semaine prochaine je crois. Ce n’est pas la peine de lui parler du Santa Lucia, elle n’aime pas ce cabaret.
Joseph reprit le travail au bout d’une semaine de repos, il récupéra son laboratoire et rien ne pouvait le satisfaire autant que de retrouver son matériel et ses affaires. Ses collègues vinrent lui serrer la main, ce qui était inhabituel, plusieurs membres du personnel lui dirent qu’ils étaient heureux de le voir à nouveau parmi eux, personne ne posa de questions indiscrètes ou ne fit la moindre remarque sur sa longue absence, presque comme s’il était parti la veille.
Début juin, madame Armand vint le chercher, pour une fois tout enjouée, on le demandait au téléphone. Une dame, apparemment. Il la suivit jusqu’à son bureau, elle trouva quelque chose à faire et le laissa seul.
– Joseph, c’est moi, Christine.
– Oh, ça me fait plaisir de t’entendre.
– Maurice m’a dit que tu étais revenu. Je suis folle de joie.
– Vraiment ?
– On s’est fait du souci pour toi mais j’étais sûre qu’on se reverrait un jour. Tu aurais pu venir me dire bonjour.
– Il me fallait du temps pour me réacclimater.
– Je vous invite ce soir à dîner.
– Tu fais la cuisine maintenant ?
– Pas tous les jours, ne t’inquiète pas. C’est pour fêter ton retour.
À sept heures, Joseph sonna à la porte de Christine. Il avait acheté un bouquet de glaïeuls orange, il se souvenait qu’elle aimait ces fleurs. Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre (mon Dieu qu’elle sentait bon).
– Je suis si contente que tu sois là.
Joseph était le premier. Il mit du temps à se repérer, l’appartement était rangé, disparu le fouillis de vêtements, de coussins, de sacs vides, de produits de maquillage, de livres entassés et de journaux. Sur la table, il y avait trois couverts.
– J’ai fait un rôti. Maurice adore le rôti.
– Nelly ne vient pas ?
– Ne m’en parle pas, c’est déjà assez pénible de devoir travailler avec elle.
– Vous n’êtes plus amies ?
– C’est une manipulatrice, elle profite des gens et les rejette quand elle n’a plus besoin d’eux. Excuse-moi, mais un mois après ton départ, elle s’était déjà consolée. Et moi, c’est pareil, je l’ai recueillie et aidée quand elle avait des problèmes, elle m’a laissée tomber du jour au lendemain, elle vit le grand amour avec un pseudo-comédien, un imbécile fini. Je fais comment pour payer le loyer maintenant ?
Ils prirent l’apéritif en tête à tête, elle était intarissable sur Maurice, il avait réussi pendant deux ans à travailler à la fois à l’état-major et pour son étude, personne ne savait comment il avait fait, un bourreau de travail, et toujours aimable et le mot gentil. Elle avait eu des moments difficiles, il l’avait soutenue d’une façon admirable, elle savait qu’elle pouvait compter sur lui, elle en voulait beaucoup à Nelly, elle allait devoir quitter cet appartement qu’elle aimait tant et, avec ses moyens, n’aurait d’autre choix qu’un studio minable dans un quartier mal fréquenté.
– Tu peux trouver quelqu’un d’autre pour partager le loyer.
– Aujourd’hui, on ne peut plus avoir confiance en personne. Dis-moi, où tu étais ?
– Je peux juste dire que ça a été assez dur, je ne veux pas en parler. C’est derrière moi.
– Je comprends. Huit heures et demie, qu’est-ce qu’il fait, Maurice ?
Il aurait dû être là depuis une heure au moins.
– Toujours avec Mathé ?
– On vient de faire une grande tournée dans le Constantinois avec le Don Juan de Pouchkine. On a eu des rappels extraordinaires. Il a des propositions pour travailler en métropole. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé.
Maurice apparut à neuf heures un quart, il crevait de chaleur, il était de mauvaise humeur mais ne voulut pas dire pourquoi, une affaire d’héritage compliquée avec des gens très importants, qu’il était le seul à pouvoir régler. Il but une anisette glaçons.
– Il faut avoir des principes dans la vie, non ? C’est bien qu’on reprenne nos habitudes.
Ils passèrent à table. Maurice déboucha la bouteille.
– Un petit gris de Boulaouane, tu vois, je n’ai pas oublié.
Il leva son verre à Joseph et à leur amitié, ils trinquèrent au bonheur enfin revenu.
– Il est tiède ce vin ! Bon sang, Christine, tu aurais dû le mettre au frais.
– Je l’ai sorti quand Joseph est arrivé.
– C’est une raison pour qu’on boive cette pisse d’âne ?
– Je suis désolée.
– Et on mange quand ? J’ai faim moi.
Elle disparut dans la cuisine. Elle revint avec le rôti qu’elle posa fièrement sur la table. Maurice se leva et entreprit de le couper, son visage se figea, son bras se dressa avec une tranche gondolée et marron au bout de la grande fourchette.
– C’est de la viande ça ? C’est du carton ! Tu l’as fait bouillir ou quoi ?
– Ce n’est pas de ma faute, Maurice, tu es arrivé en retard !
– C’est incroyable, ça va être ma faute ! Je travaille, je ne suis pas fonctionnaire, moi ! Quand tu as vu que je n’étais pas là, il fallait le sortir du four, ce n’est pas compliqué à comprendre !
Il jeta le couteau et la fourchette sur la table, remit sa veste.
– Il n’y a rien à bouffer ici ! On va dîner dehors !
Joseph essaya en vain de le retenir, ce n’était pas si grave, il aimait la viande bien cuite.
– C’est rata cuit, ouais !
Il partit aussitôt, tête baissée sous son chapeau de feutre. Christine le suivait dans les escaliers.
– Je suis désolée, Maurice, on t’a attendu deux heures et on a parlé. Je n’y ai pas pensé.
Sergent avait accédé à la demande de Joseph et l’avait délégué à l’hôpital d’El Kettar dans la Casbah. Joseph avait formé trois infirmières et ils vaccinaient à la chaîne contre le typhus qui venait de reprendre sur les hauts plateaux et se propageait en ville. En deux ans, l’épidémie avait tué trois mille indigènes et plus de deux cents Européens, mais ces derniers se faisaient vacciner en masse. À Alger, en six jours d’un travail harassant, trente-cinq mille indigènes furent vaccinés. Il faudrait attendre un mois pour vérifier l’immunité postvaccinale.
Joseph entendit d’abord un bruit assourdi auquel il ne prêta pas attention, puis une sirène dans le lointain, comme pour les incendies, il continua de vacciner sa file de jeunes patients. L’infirmière-chef pénétra dans la salle en criant :
– Ils ont débarqué ! Les Américains ont débarqué !
– Où ça, madame Makhlouf ?
– En Normandie !
Joseph se leva, stupéfait, il demanda à une autre infirmière de poursuivre la vaccination et sortit de l’hôpital. Des voitures passaient en klaxonnant, des drapeaux français s’agitaient aux fenêtres, ceux qui le savaient apprenaient la nouvelle à ceux qui l’ignoraient qui la transmettaient à leur tour et elle se répandit partout comme une vague de bonheur. Les gens s’interrogeaient, voulaient des précisions, mais personne n’en avait. Les radios d’Algérie ou du continent continuaient leurs programmes. Beaucoup se disaient, s’il y avait vraiment le débarquement, ils ne nous passeraient pas des variétés, ou alors c’est un débarquement de rien du tout qui ne mérite pas qu’on s’y intéresse. Certains donnaient des détails qu’ils étaient les seuls à avoir, quand on leur demandait comment et où ils les avaient appris, ils répondaient : c’est quelqu’un qui me l’a dit.
Joseph retourna à l’Institut, Sergent venait d’appeler Paris qui avait confirmé le Débarquement, mais eux aussi étaient pendus aux informations. Au journal parlé de 11 heures, le journaliste était resté muet.
Joseph passa à l’étude Morel pour voir Maurice mais elle était fermée.
Chez Padovani, la radio trônait au milieu du bar autour duquel une vingtaine de personnes étaient agglutinées. Joseph retrouva Christine, elle attendait Maurice qui avait quitté son travail en début d’après-midi. Padovani tournait lentement le bouton des stations, en captait des dizaines à l’autre bout du monde mais aucune ne parlait de ce débarquement, à croire que c’était un rêve collectif, il réussit à capter la BBC qui diffusait des variétés. À 17 heures, le speaker donna enfin de brèves informations. Joseph traduisit en simultané d’une voix saccadée :
– « Ce matin, les forces alliées… ont débarqué sur cinq plages normandes… elles se sont heurtées… à une vive résistance des… forces allemandes. Elles ont… néanmoins… réussi à prendre le contrôle… de ces plages… permettant… le débarquement des troupes… et de leur approvisionnement… Des combats importants… continuent actuellement le… long de la côte. »
La musique reprit aussitôt. Ils se dévisagèrent, dépités.
– C’est tout ?
Ils restèrent encore longtemps autour du poste, à l’affût de la moindre nouvelle. Maurice apparut vers 18 heures, le visage grave.
– Mes amis, je reviens de l’état-major. Grâce à mes contacts, j’ai pu obtenir confirmation. Il y a bien eu ce matin un gros, un très gros débarquement en Normandie, et ça a castagné méchamment, les nouvelles sont très mauvaises, les pertes américaines sont énormes, les Allemands les ont repoussés et sont en train de les exterminer. C’est un carnage.
– Tu en es sûr ?
– Malheureusement oui. En haut lieu, ils sont très pessimistes.
Ils attendirent encore, le temps paraissait interminable, ils ne buvaient pas, ne mangeaient pas, fumaient sans arrêt, ils fixaient le poste radio sans parler, guettant chaque bulletin d’informations qui ne leur apprenait rien de plus. Jamais ils ne s’étaient sentis aussi impuissants. Ils savaient que leur destin se jouait, à ce moment précis, là-haut, loin d’Alger, des hommes hurlaient, pleuraient, tremblaient et mouraient, et ils ne pouvaient rien faire de plus que rester ensemble, les uns près des autres, inutiles et vivants.
Il y en eut un qui sortit respirer sur la terrasse, puis un autre, et un autre encore, il faisait si doux ce soir-là, ils se retrouvèrent tous dehors, face à la mer d’encre, côte à côte ou accoudés à la balustrade. Christine prit Maurice par l’épaule, il la serra contre lui. La radio anglaise diffusait un concert de cornemuse.
Ce fut la nuit la plus longue de leur vie.
La plus belle plage d’Algérie était déserte, à perte de vue, bordée sur deux kilomètres de pins disséminés comme une armée de guetteurs face à la mer. Les Algérois restaient à l’ombre ; une place libre sous un de ces pins parasols était impossible à trouver. Ou bien il fallait écraser un habitué qui avait ici un droit ancestral, se disputer et se faire insulter. Sidi Ferruch était certainement un paradis mais le soleil brûlait tellement qu’en ce dimanche de juillet, en fin d’après-midi, il était suicidaire de s’exposer. Pour se baigner, les courageux devaient traverser une cinquantaine de mètres à découvert, ils couraient en criant pour ne pas sentir le sable brûlant et se jetaient dans l’eau dans une gerbe d’écume.
Derrière ses lunettes fumées, Joseph lisait le journal. En réalité il somnolait, comme Maurice. Christine se faisait bronzer les jambes.
– Au fait, demanda Maurice sans ouvrir un œil, tu l’as visité cet appartement ?
– Pas encore.
– Qu’est-ce que tu attends ? Il est parfait pour toi.
– Écoute, Maurice, on pourrait vivre ensemble, on pourrait essayer ?
Maurice s’assit, épousseta le sable sur son torse, alluma une cigarette, aspira profondément la fumée.
– On en a déjà parlé, Christine, c’est préférable de rester indépendants.
Elle hésita, jeta un coup d’œil à Joseph qui dormait.
– On peut imaginer autre chose et évoluer.
– Pendant des années, je te l’ai demandé, tu me répondais que le plus dur, c’est d’aimer et de rester libre. Tu me disais que le pire, c’est de se connaître par cœur et de se rendre des comptes. Tu ne voulais pas me demander ce que j’avais fait dans ma journée mais ce que nous allions faire ensemble. Tu m’as convaincu. Allez, on va se baigner, après on ira dîner, et ne me dis pas que tu n’as pas d’argent, je t’invite.
Maurice se dressa d’un bond.
– Qu’est-ce qu’il fait chaud ! Joseph, tu viens ?
– Je n’ai pas le courage.
Il partit seul en hurlant, se précipita dans l’eau et fit de grands moulinets avec les bras pour les inviter à le rejoindre.
Joseph la fixait, elle regardait ailleurs.
– Ça va, Christine ?
Elle fit oui de la tête avec un de ces sourires plissés qui s’accrochent on ne sait comment et disparaissent aussitôt.
Sergent pénétra dans le laboratoire où Joseph avait l’œil collé à son microscope tout en notant ses observations sur un carnet. Il s’assit de l’autre côté de la paillasse.
– On a un sacré problème avec ce typhus du porc, dit Joseph sans lever le nez. Le sang est excessivement virulent ainsi que l’urine, avec des transmissions par simple cohabitation. Plus embêtant, le virus est extrêmement fin, il traverse la porcelaine des bougies Chamberland et, encore plus ennuyeux, l’inoculation du virus tué par le formol n’immunise pas le porc. On va devoir abattre le troupeau.
Sergent le rejoignit, Joseph s’écarta. À son tour, il colla un œil au microscope un long moment, déplaça lentement la plaquette de verre.
– C’est un virus inconnu, murmura-t-il. On n’avait pas besoin de ça en ce moment.
Il se redressa, resta un instant silencieux, sortit une feuille de papier tachée de sa veste.
– Le docteur Rousseau a disparu. Quand Dupré est arrivé, il a trouvé cette lettre. Il nous donne sa démission. Il est parti sans demander son reste. Il n’a pas supporté la solitude, la chaleur et les moustiques, et surtout Carmona le fantôme. Il aura tenu moins de trois mois. Je le croyais plus fort. Il craignait de devenir fou, il entendait des voix. Maintenant, il n’y a plus personne à la station, or c’est la saison où on doit absolument intervenir et traiter la population si on ne veut pas avoir une recrudescence de palu. Je me suis demandé si…
– Je suis certain que vous trouverez un jeune médecin qui rêve de faire carrière à l’Institut.
– L’inconvénient, c’est leur jeunesse.
Joseph se plongea dans ses notes. Sergent soupira et se dirigea vers la porte.
– Il faut analyser en priorité la moelle osseuse des porcs.
– Je m’en occupe, dit Joseph. Au fait, est-ce que vous m’autorisez à emprunter la Juvaquatre dimanche prochain ?
C’était un bâtiment de trois étages, blanchi à la chaux, accroché à mi-parcours d’un de ces escaliers pavés qui zigzaguaient au-dessus de Bab-el-Oued et aboutissaient dans la Casbah, chemin escarpé parsemé de figuiers de Barbarie et de touffes de roseaux. Sur les paliers, des enfants jouaient à la toupie, aux noyaux d’abricots ou aux osselets, chaque maison était imbriquée à ses voisines et elles semblaient se soutenir les unes les autres.
Joseph, sur le conseil de Maurice, gara la Juvaquatre dans un virage de la rampe Valée et ils commencèrent à décharger. Il fallait gravir une vingtaine de marches, passer sous une voûte, grimper un raidillon, descendre un escalier et, après le tournant, on trouvait l’immeuble de Christine. Son appartement donnait au deuxième étage de la courette intérieure et, comme l’avait observé Maurice : « Si on n’a aucune vue, au moins il fait frais. » Il n’arrêtait pas de répéter : « Qu’est-ce qu’il fait bon ici ! »
Ils firent un premier voyage, manquèrent se casser la figure, Maurice avait mal au dos, pas que ça à faire, et trouva deux Arabes qui, pour trois francs six sous, déchargèrent, montèrent les meubles, les cartons et les caisses qui envahirent bientôt le nouveau logement de Christine.
Elle n’avait pas déménagé de gaieté de cœur et s’était résolue à prendre ce logement excentré et peu pratique, uniquement parce que le loyer était peu cher. C’était provisoire, le temps que ses finances s’améliorent, elle n’avait plus que ses cachets de théâtre depuis que Radio Alger s’était passée de ses services.
– Tu n’aurais pas dû la laisser s’installer dans ce quartier, c’est mal famé, avait dit Joseph à Maurice quand ils cherchaient l’adresse.
– J’ai voulu lui prêter de l’argent, mais tu la connais, madame est indépendante, je lui ai proposé de rester dans son appartement et de payer la part de Nelly, elle a refusé. Comme si je l’avais insultée.
– Je ne savais pas.
– J’aurais préféré. Une femme que tu ne payes pas, tu ne sais pas combien elle te coûte.
Joseph ne retrouva pas son chemin et ne s’en rendit pas compte immédiatement. Il se perdit.
Ce n’était pas étonnant, en sortant de l’immeuble, il ne fallait pas se tromper, tourner au bon endroit, il n’était pas familier de ce décor tarabiscoté. Il aurait dû prendre le deuxième escalier à droite, pas le premier. Il continua, persuadé d’être sur la bonne route. Ou probablement avait-il la tête ailleurs, quelque chose qui le tracassait et qu’il ne voulait pas reconnaître. Il se disait : « Ils commencent à me casser les pieds, ces deux-là. »
Il déboucha sur une place inconnue, revint sur ses pas, tourna à droite, monta un escalier, en descendit un autre, passa par une ruelle qu’il n’avait jamais empruntée, descendit une enfilade de marches étroites, aboutit sur un terre-plein qui servait de dépotoir, refit le chemin en sens inverse. Les maisons étaient identiques, les rues se ressemblaient. Il était désorienté. Il arriva à un carrefour, vit un vieil Arabe adossé à un mur. L’homme était posté derrière un gros fût en métal avec un couvercle sur lequel était fixée une roue de loterie multicolore.
– Un zoublie, mon ami ?
Il comprit que Joseph ignorait de quoi il parlait, leva le couvercle, plongea la main à l’intérieur et en sortit une gaufre dorée en cornet qu’il lui tendit.
– Zoublie, très bon.
Joseph goûta la gaufre.
– C’est très bon, en effet.
Le vieil Arabe fit tourner la roue, l’aiguille prit de la vitesse puis s’arrêta sur le rouge. Joseph reçut un autre biscuit et lui donna deux pièces de un franc.
– Merci, mon ami, merci.
Joseph s’éloigna vers l’est. Dans son dos, il entendait la voix du vieil homme : « Marchand d’oublies… marchand d’oublies… »
***
Depuis quelques semaines, c’était une litanie de bonnes nouvelles. Chaque jour, on apprenait dans le journal que Patton ou de Lattre avait libéré Marseille, Paris, Nîmes, Dieppe, Lyon ou Anvers. Ce 9 septembre 44 allait rester gravé dans les mémoires. Et pas seulement parce que la veille les Allemands avaient embarqué Pétain et Laval dans leur fuite.
On était débarrassé d’eux et, enfin, on respirait, on se sentait libre.
– Sergent a appelé. Il faut que vous le rejoigniez de toute urgence à l’hôpital Mustapha, avait lancé madame Armand à Joseph.
En cette journée splendide, avec son ciel immaculé, son soleil écrasant et cette délicieuse brise venant du large qui rendait la chaleur supportable, dans cette atmosphère de liesse permanente et de vie à nouveau légère, un enfant de six ans était mort de la peste. Oui, de la peste. Pas au fin fond de la Chine ou de l’Inde, en France. Pas dans un pays moyenâgeux, mais dans cette ville blanche et fière, dans une préfecture moderne, en plein milieu du XXe siècle. D’un seul coup on basculait, horrifié, trois ou quatre siècles en arrière. Et ils étaient tous atterrés.
Le médecin de famille avait soigné l’enfant pour des douleurs musculaires sans remarquer les minuscules gonflements sur sa peau. Quand les ganglions étaient apparus sur les cuisses, il était trop tard. Il était déjà déshydraté, à l’agonie. La voisine qui l’avait gardé pendant trois jours venait à son tour d’être admise à l’hôpital, ses terribles maux de tête, sa forte fièvre et le sang qu’elle crachait révélaient la redoutable peste pulmonaire, la tueuse aveugle qui ne laissait aucune chance. Le professeur Bérieux, le patron de l’hôpital, avait appelé Sergent en renfort, mais pour la peste pulmonaire, ils savaient qu’il n’y avait rien à faire, que la femme aussi était perdue, elle était comateuse et il n’existait à ce stade aucun traitement connu.
La seule chose qu’ils pouvaient faire, c’était d’essayer de sauver les vivants et d’empêcher la propagation de l’épidémie.
La peste se répandit moins vite que la rumeur de la peste. On disait que dans la montagne, il n’y en avait jamais. On racontait que les Allemands l’avaient laissée derrière eux pour se venger. Une guerre bactériologique, sinon comment l’expliquer ? Ou des commerçants égyptiens ? Non, des marins maltais ! C’est peu dire que ce fut l’affolement et la panique. Les plus avisés quittèrent Alger mais on signalait aussi des cas au Maroc, à Oran et à Tunis.
On va donc tous mourir. Maintenant ? Alors que la guerre est finie !
Les journaux rappelaient que dans les temps sinistres, elle fauchait un quart de la population.
Parfois la moitié !
Les gens restaient calfeutrés chez eux ou sortaient avec un mouchoir ou un masque. On ne se serrait plus la main, on se regardait des heures dans les miroirs, on se scrutait, et le plus petit bouton, la moindre rougeur, se transformait en terreur. On chassait les gens des commerces à coups de poing s’ils étaient pâles ou avaient toussé. Les médecins, les infirmières, les hôpitaux étaient assaillis de centaines, de milliers peut-être, de patients épouvantés qui les suppliaient de s’occuper d’eux, se battaient pour passer devant, leur promettaient de l’argent, leur donnaient leurs bijoux, criaient, pleuraient, les insultaient, les menaçaient.
Alger la coupable se précipitait en masse dans les églises, on priait, Confiteor Deo omnipotenti, on implorait, Ideo precor beatam Mariam semper Virginem, on se frappait la poitrine, Mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa, et on promettait, on promettait. Indulgentiam, absolutionem et remissionem.
Dans toute la ville, plus un cierge à brûler. Et on avait supprimé l’eau des bénitiers.
Sergent et les médecins de l’Institut se lancèrent dans une course contre la mort pour fabriquer un vaccin à partir des ganglions du gamin et de la femme. La pulpe des bubons était remplie d’une purée d’un bacille court, trapu, à bouts arrondis, assez facile à colorer avec de l’aniline. Ensemencée sur gélose, elle donnait un développement de colonies blanches transparentes. Ils la mirent en culture sur un bouillon à l’étuve à 28° et obtinrent en une semaine un vaccin chauffé atténué qui fut inoculé à des souris. Huit jours plus tard, elles étaient toujours vivantes.
Sergent réunit le personnel médical. Chacun était libre de refuser. Il fut clair, il ne pouvait jurer, compte tenu de la précipitation et du délai de prémunition, qu’il n’y avait aucun risque.
Ils se firent tous vacciner.
Pendant ce temps, une vingtaine de cas étaient apparus. Les premiers furent le père du gamin, deux ouvriers qui travaillaient sur les quais dans un hangar rempli de chiffons et trois dockers. On détecta de minuscules gonflements sur leur peau, de la taille d’une tête d’épingle, entourés d’une aréole rosée. L’ensemencement d’une gouttelette du liquide retiré de cette minuscule ampoule donnait toujours une trace de bacille de peste.
Aucun doute possible. Une piqûre de la puce du rat.
Après une courte incubation, la fièvre débutait brutalement, accompagnée de céphalées insoutenables, de douleurs musculaires, d’asthénie, de vomissements et de nausées, le bacille atteignait les ganglions lymphatiques. La peste bubonique était la moins grave. Dans la moitié des cas, avec un sérum antipesteux, le bubon suppurait au bout de quelques jours et, même si la convalescence était longue, le malade affaibli s’en sortait. Mais quand elle se transformait en septicémie, il n’y avait rien pour la soigner. Souvent, le bacille passait dans les poumons. Quand le malade toussait, c’était un aérosol de bacilles qui atteignait son entourage et, malheureusement, la peste pulmonaire était mortelle en trois jours.
Début novembre, un soldat américain fut contaminé. Andy McLean venait du Wisconsin et fut mis à l’isolement à l’hôpital militaire Maillot. Les médecins de l’armée américaine étaient déterminés à utiliser le remède miracle, la pénicilline G dont on avait entendu parler depuis le début de la guerre mais qui n’avait encore jamais été utilisée in vivo. Le traitement fut appliqué aussitôt aux malades hospitalisés, ils moururent tous dans les quinze jours. Ce fut une période difficile de tension, d’incertitude et de découragement. Sur les conseils de Paris, on utilisa les sulfamides, un autre produit nouveau, mais il fallut plusieurs semaines pour trouver les bons dosages avec la sulfadiazine et l’association avec la sérothérapie.
Les Américains s’opposèrent vigoureusement au piégeage des rats et imposèrent une méthode testée en Californie – épandage d’appâts sains, puis épandage d’appâts toxiques, à chaque fois avec un autre raticide : baryum, arsenic, chlorure de chaux. On aspergea la ville de DTT à 5 % dans du kérosène et en poudre à 10 % dans du talc. C’était joli, on aurait cru qu’il avait neigé.
Jamais le port d’Alger ne fut autant nettoyé.
Il fallut s’occuper de plus de cent malades, suivre leur famille, leurs collègues, leurs voisins, brûler les literies, les draps, les couvertures, les vêtements. Le travail fut considérable et dura plusieurs mois.
Comme les autres médecins de l’Institut, Joseph travailla nuit et jour, dormant quelques heures sur un lit de camp, mangeant sur le pouce ce qu’on lui préparait. Il faisait le tour des hôpitaux, testait les nouveaux traitements, examinait la foule de ceux qui se croyaient malades et réalisa des milliers de diagnostics en utilisant un frottis coloré avec du bleu de méthylène. Il devait aussi remonter le moral des familles, leur dire qu’ils cherchaient sans relâche ; les résultats étaient encourageants mais le mal loin d’être vaincu.
Des mesures de prophylaxie générale avaient été décrétées. Les chats et les chiens errants furent éliminés. Finis le cinéma, le théâtre, les concerts, les transports collectifs, les réunions politiques ou religieuses, les activités sportives, les courses de chevaux, les bains publics, les boîtes de nuit et les bordels. Interdits jusqu’à nouvel ordre.
La MP, la police militaire américaine, veillait à faire respecter la loi. Quand on voyait arriver ces malabars avec leurs têtes de Chéri-Bibi, nul n’avait envie de discuter ou de pinailler. Il n’y eut d’ailleurs aucune contestation. Ils trouvèrent que, contrairement à ce qu’on leur avait dit, les habitants de cette ville avaient l’esprit civique. Les hommes, un peu perdus, traînaient bien dans les rues sans trop savoir quoi faire, hésitant à aller boire un coup au bistrot (les kémias étaient prohibées) ; des groupes incertains se formaient, se parlaient en se surveillant du coin de l’œil, échangeaient les mauvaises nouvelles et se séparaient vite car il n’y avait rien de bon à dire.
À la nuit tombée, Alger était vide et déserte.
En sortant de l’hôpital, Joseph croisa Mathé assis sur un banc du jardin Marengo, il lisait un roman qu’il annotait.
– Cela me fait plaisir de vous voir, Joseph, comment vous portez-vous ? demanda-t-il. Vous avez l’air fatigué. Vous n’auriez pas une cigarette ?
Pour une raison inconnue, les débitants n’étaient plus approvisionnés. On revenait au marché noir.
– Qu’allons-nous devenir s’il n’y a plus de tabac ?
– Gardez le paquet, Albert, je peux en avoir autant que j’en veux, je fréquente beaucoup l’armée américaine en ce moment.
– J’accepte avec plaisir, mais laissez-moi vous offrir ce livre. Vous parlez anglais, je crois. C’est un roman exceptionnel. Il est passé inaperçu.
Ils ne s’étaient pas revus depuis le mois de septembre à la générale des Frères Karamazov, un texte impossible à adapter qu’il avait pourtant réussi à maîtriser, quatre heures bouleversantes, avec ces personnages éternellement insatisfaits, souffrant de ne pouvoir aimer mieux, embarrassés par leur liberté, à la recherche d’une force morale pour vivre le monde devenu un enfer. Christine jouait Katerina d’une façon admirable et Nelly une Grouchenka plus vraie que nature.
– J’ai envie de passer maintenant aux Possédés. Qu’en pensez-vous ?
Depuis la fermeture des théâtres, Mathé était réduit au chômage, cela ne le dérangeait pas. Il écrivait. Il ne demanda pas quand l’épidémie finirait mais posa mille questions très pointues, cliniques même, que jamais personne ne lui avait posées. Et aussi une qui l’obsédait particulièrement :
– Pourquoi l’épidémie a-t-elle lieu maintenant ?
– La peste existe de façon endémique en Algérie et autour du Bassin méditerranéen depuis la nuit des temps.
– Mais pourquoi cette recrudescence maintenant ?
Joseph n’avait pas la réponse. Il évoqua les nouveaux traitements qu’essayaient Bérieux et Sergent. Quand Joseph demanda pour quelles raisons il s’intéressait tant à l’origine de cette maladie, Mathé resta énigmatique.
– Dites-moi, Joseph, est-il vrai que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves ?
– Il existera toujours. Nous n’arriverons jamais à l’éliminer complètement. Il attendra certainement tapi quelque part le bon moment pour resurgir et tuer. Ce sera une lutte éternelle.
– Comme le mal au fond de nous, alors ?
Il l’invita à dîner, ils ne trouvèrent aucun restaurant ouvert à Bab-el-Oued, marchèrent bras dessus, bras dessous en fumant comme des bienheureux le long du front de mer pendant une heure sans croiser âme qui vive, comme s’il n’y avait plus un être humain dans cette ville maudite. Padovani était fermé, ils aperçurent une lumière, cognèrent à la porte. Pado leur ouvrit exceptionnellement, parce que c’était eux. Ils partagèrent de la coppa, une omelette aux lardons et leurs dernières cigarettes.
– N’ayons pas honte d’être heureux tout seuls.
La peste recula sans qu’on sache très bien si c’était dû à la fin de la saison sèche, aux mesures drastiques d’élimination des rongeurs, à l’incinération des déchets, à l’emploi massif de DDT, à la quarantaine des malades et de leurs proches, aux sulfamides ou à la conjonction de tous ces efforts. On dénombra quatre-vingt-quinze cas de peste. Certains dirent beaucoup plus.
Le jeudi 23 novembre 44 avait pourtant été une journée horrible, plus horrible que les autres. On a beau se raisonner, la douleur des autres finit par vous envahir et devenir insupportable. Quand Joseph rentra chez lui, il avait envie d’un bain brûlant, d’y rester des heures pour oublier ce qu’il voyait, ce fatalisme qui l’envahissait, le contaminait à son tour, cette résignation insidieuse face au malheur, et surtout pour effacer, anéantir cette odeur infecte qui l’étouffait et l’empêchait parfois de respirer. Il voulait aussi commencer le livre que Mathé lui avait offert, un roman américain, They Shoot Horses, Don’t They ?, pas encore traduit en français.
– Vous, vous allez aimer, pas seulement parce que c’est un livre sur la danse, parce que c’est un livre sur la survie.
Quand il arriva devant sa porte, il remarqua une feuille de papier blanc pliée glissée dans l’encoignure. Il la déplia et découvrit l’écriture de Christine. « Il est arrivé un malheur à Maurice. Viens vite. »
« Mon Dieu, pensa-t-il, il l’a attrapée ! »
Il fut parcouru d’un frisson, se précipita dans les escaliers. Courut comme jamais il n’avait couru et sonna à la porte de Maurice. Christine lui ouvrit. Elle restait immobile.
– Où il est ? demanda Joseph.
– Dans le salon.
Maurice était effondré dans le fauteuil, le visage en pleurs, il se leva avec peine, tomba dans les bras de Joseph qui le serra contre lui.
– Il est mort… il est mort, murmura Maurice.
– Qui est mort, Maurice ?
– Mon frère, mon petit frère Daniel.
– Je ne savais pas que tu avais un frère, Maurice, tu ne m’en avais jamais parlé.
– On ne s’entendait pas très bien mais c’était mon frère.
Daniel Delaunay, le frère cadet, venait de mourir lors de la prise de Strasbourg par la 2e DB, il avait vingt et un ans et il était fâché avec son père ; ils ne se parlaient plus depuis des années, parce qu’ils n’avaient pas les mêmes idées. Quand Joseph lui demanda lesquelles, Maurice haussa les épaules. Ce n’était pas une bonne période pour la famille Delaunay : Hélène, sa sœur chérie, venait de se marier avec l’enfant de salaud qui lui avait fait un môme au début de la guerre.
– Tu te rends compte ? Un plombier-zingueur ! Un Rital en plus !
C’était un ouvrier de l’entreprise familiale, un type en apparence très sympathique et qui cachait bien son jeu, il avait été prisonnier pendant des années en Poméranie, mais de ça non plus il ne voulait pas parler parce que ça le dégoûtait.
Joseph travaillait comme deux mais il y avait un avantage, il ne voyait plus personne. Il retrouvait cette solitude qu’il avait connue à l’ouled Smir, même si c’était sous une forme plus pernicieuse (avec beaucoup de monde autour).
Il commença par refuser l’invitation de Christine pour le soir de Noël, prétendant qu’il était de garde, mais elle insista tant qu’il accepta :
– Fais un effort pour Maurice, il est si triste. Tu es son seul ami. Il a l’impression que tu ne veux plus le voir. Ça lui ferait tellement plaisir.
– Et à toi ? demanda Joseph.
– À moi aussi, bien sûr, tu es bête.
Et puis, Maurice joua les divas, il ne savait pas s’il allait pouvoir venir, un jour c’était certain et le lendemain il attendait une réponse imminente mais il ne voulait pas dire ni quoi ni qu’est-ce, juste que c’était une invitation à une messe privée de gens très importants et qu’il ne pourrait pas refuser. Christine n’appréciait pas ses tergiversations :
– Tant pis pour toi. On ira à la messe tous les deux. Tu ne me laisseras pas tomber, Joseph ?
– Oh non.
Finalement, Maurice ne fut pas invité.
À neuf heures, un millier de fidèles au moins se pressaient dans l’église Saint-Joseph. La foule s’agglutinait dans les allées et sur les marches extérieures. Jamais on n’avait vu autant de monde. Maurice avait une place réservée au premier rang. Christine était assise à sa droite et Joseph à sa gauche. Ce dernier n’avait jamais assisté à une messe de minuit. C’était comme un concert mais en latin, avec des chants harmonieux et agréables.
Et puis, quelqu’un se mit à tousser. Une toux aiguë, râpeuse, étouffante. Une femme probablement.
Joseph se retourna mais il y avait tellement de monde qu’il était impossible de la repérer. Il se pencha à l’oreille de Maurice :
– Avec cette église bondée, si c’est une personne infectée, il va y avoir cent ou deux cents morts. On aurait dû interdire cet office.
– Dieu nous protège.
À la sortie, alors qu’ils piétinaient, il aperçut Nelly. Elle vint embrasser Joseph et lui présenta son ami, il ne comprit pas son nom mais reconnut un des comédiens de la troupe, ils n’eurent pas le temps de se parler.
– Tu nous excuses, lança Christine, le dîner nous attend.
Elle tira Joseph par la manche.
– Elle a un de ces toupets, celle-là.
Christine avait bien fait les choses, elle avait tenu à les inviter dans son appartement, sa cuisine était minuscule. Elle avait tout peint en blanc. C’était la première fois qu’ils s’y retrouvaient ensemble. Les carottes au kemoun et la chouchouka étaient délicieuses, le faisan rôti fondant avec des citrons confits, Maurice se régalait. Il y avait un parfum de bonheur dans l’air, on se serait cru comme avant.
– Vraiment là, Christine, il n’y a rien à dire. Un vrai cordon bleu.
Il finit la bouteille de boulaouane, en ouvrit une autre. Christine était aux anges.
– Doucement, Maurice, j’ai la tête qui tourne.
Il remplit les verres généreusement. Joseph avança la main pour l’arrêter.
– Ah non, Maurice, moi aussi, ça bouge un peu.
– Encore un chouïa, quand c’est bon, ça fait pas de mal.
Ils trinquèrent et, à la demande de Christine, formulèrent un vœu. Chacun porta un toast, Maurice à leur vieille amitié, Joseph à la fin imminente de la guerre et elle, à ce repas merveilleux, à ce moment magique pour qu’il ne finisse jamais.
Il y eut un long silence, ils burent deux trois gorgées, ils se sourirent, tout semblait flotter autour d’eux.
– Et ta sœur ? demanda Joseph pour relancer la conversation. Comment va-t-elle ?
– Je n’en sais rien et je m’en fous !
– Ah bon ?
– Ce sont mes pauvres parents que je plains. En ce moment, avec les réquisitions, on ne trouve plus à se loger à Paris, ma sœur, son affreux et le môme, ils vivent à la maison. Je ne sais pas comment les parents supportent ce Rital. En plus, c’est un coco. Papa en est malade. Le gendre du patron, il ne pouvait pas le laisser simple ouvrier, il l’a nommé responsable de chantier. On ne peut pas dire, il a été réglo, remarque, un mec qui fait un môme à une femme s’il ne l’épouse pas, c’est que c’est un salaud et un fumier.
– Tu exagères, dit Joseph.
– Régulariser, c’est la moindre des choses, non ?
À cause de l’épidémie, il n’y eut pas de réveillon à Alger. Avoir échappé à autant de malheurs aurait dû les rendre joyeux, il leur restait la sourde oppression de l’angoisse et une lassitude mêlée d’amertume. L’année qui arrivait s’annonçait pourtant meilleure que les précédentes avec l’espérance d’un monde enfin apaisé, mais personne, absolument personne, n’eut envie aux douze coups de minuit de se souhaiter une bonne année. Joseph était de garde à Maillot.
– Ça y est, on est en 45, docteur Kaplan, lui dit une infirmière.
Il s’en fichait. Les nouvelles du front n’étaient pas bonnes. La guerre tardait à finir. Joseph pensa à son père. La semaine précédente il lui avait parlé toute la nuit et il se demanda où il se trouvait à cette heure.
***
Joseph venait de s’endormir ou peut-être ne dormait-il pas. Un bruit inhabituel le tira de sa torpeur, on frappait violemment à sa porte. Il se leva avec peine, les coups continuaient. Une voix de femme criait : « Docteur Kaplan, docteur Kaplan. » Sa montre indiquait trois heures et demie.
– Qu’y a-t-il ? demanda Joseph.
– C’est pour Christine, dit la voix à travers la porte. Elle m’a dit de venir vous chercher.
Il ouvrit à une femme boulotte d’une soixantaine d’années aux cheveux raides et peroxydés.
– Il faut que vous veniez, docteur, elle ne va pas bien.
– Que se passe-t-il ?
– Je ne sais pas. Je suis sa voisine. Elle va très mal.
Il s’habilla précipitamment et ils partirent. Ils ne trouvèrent aucun taxi, ils prirent l’avenue de la Marne, remontèrent le boulevard Guillemin et l’interminable rampe Valée. Il marchait de plus en plus vite, la distançait.
– Attendez-moi, docteur, attendez-moi.
– Dépêchez-vous, voyons.
Il avait cinquante mètres d’avance. Il l’attendit, le cœur battant.
« Pourvu qu’elle ne l’ait pas attrapée, pensa-t-il. L’épidémie recule, mais on ne sait jamais. »
Elle le précéda dans les escaliers, elle avait la clef. Il n’était pas revenu depuis le réveillon de Noël. Christine gisait recroquevillée sur son lit, inconsciente, les bras serrés sur le ventre, les poings fermés, à peine recouverte d’un drap dont le bas était rouge mat, une flaque noire s’étalait sur le carrelage, des gouttes coulaient à travers le matelas.
Et cette plainte, ce faible râle, infime bourdonnement sur le point de s’éteindre.
Elle était blanche, la transpiration avait figé ses cheveux, son rimmel avait coulé, son front était brûlant. Il lui prit le pouls, tâtonna pour le trouver, il était filant et imperceptible. Soudain, elle se mit à hoqueter, sa respiration devint saccadée, ses mâchoires claquèrent, elle étouffait, sa poitrine se soulevait à la recherche d’un peu d’air.
– Ouvrez la fenêtre, vite.
Il prit le drap mais sa main y était agrippée, il tira fortement pour le soulever. Son ventre, ses cuisses, ses jambes étaient maculés de sang.
– Bon Dieu, murmura-t-il, elle a avorté.
Il se pencha, voulut l’examiner, elle résistait, il dut forcer pour écarter ses poings et l’étendre sur le dos.
– Aidez-moi, tenez-la aux épaules.
Il palpa légèrement le bas de son ventre, à peine l’eut-il effleuré qu’elle cria comme s’il l’avait transpercée avec un fer rouge.
– Cela fait combien de temps qu’elle est comme ça ?
La femme hésita, inquiète. Elle se frotta le menton et la joue.
– Depuis… avant-hier soir. Le monsieur m’a dit que ce n’était rien, qu’elle allait récupérer. Quand ils sont arrivés, il la soutenait mais elle marchait. Hier, elle avait mal au ventre, elle m’a donné votre adresse, elle m’a dit d’attendre encore, que ça allait passer, elle a pris deux aspirines, moi je fais des ménages toute la journée, quand je suis rentrée, elle gémissait, elle était dans les vapes, je suis venue vous trouver…
– Elle fait une septicémie, chaque minute compte, je ne peux rien faire pour elle ici. Si on appelle les secours, on va en avoir pour une heure au moins. On est tout près de l’hôpital El Kettar, on va la transporter là-bas, vous allez m’aider.
Dans le placard, il trouva un drap, le déplia sur le sol, ils la déposèrent dessus et, chacun à un bout, entreprirent de la soulever, mais elle ne restait pas droite, se roulait en boule et ils n’y arrivaient pas.
– Je vais la descendre.
Il la prit dans ses bras, elle était molle comme une poupée de chiffon. Il cherchait chaque marche du pied à l’aveugle. Christine disparaissait complètement dans le drap. La femme lui ouvrait le chemin. La nuit commençait à s’éclaircir. Dans la rue, il décida de continuer ainsi. Il remonta la rampe Valée déserte, il y avait quatre cents mètres à parcourir. La femme essayait de le soulager en portant les jambes mais elle le gênait plus qu’elle ne l’aidait. Au bout de cent cinquante mètres, Christine pesait une tonne, Joseph avançait par saccades, s’arrêtait, faisait trois quatre pas, s’immobilisait, repartait, son cœur tambourinait, ses muscles se contractaient. Au loin, il apercevait les hauts murs de l’hôpital. Il poursuivit en se cambrant et, hors d’haleine, ne pouvant plus la porter, la posa sur le capot d’une voiture garée.
– Allez chercher du secours à l’hôpital, qu’ils viennent avec un brancard, vite.
La femme disparut. Christine ne bougeait pas. Joseph la dégagea du drap. Elle ne râlait plus, il colla son oreille contre sa bouche, il n’entendait plus rien, il écouta ses pulsations, il n’y avait aucun battement perceptible.
Il lui caressa le front, le visage.
– Je t’en prie, Christine, ne t’en va pas. Ils vont venir dans une minute. Je vais m’occuper de toi. Tout va aller bien maintenant. Je te jure, Christine, ça va aller.
Elle était livide, les lèvres grises, immobile comme dans un linceul, il lui parlait tout doucement, peut-être l’entendait-elle. Peut-être.
Elle était glacée, il la prit dans ses bras pour la réchauffer, il lui soufflait sur le visage.
Des pas retentirent, deux hommes en blanc arrivèrent en courant. L’un d’eux reconnut Joseph :
– Docteur, vous êtes en sang !
– Dépêchez-vous !
Ils la posèrent doucement sur le brancard et ils remontèrent vers l’hôpital.
Dans son malheur, Christine eut un peu de chance. Ailleurs, il est probable qu’elle serait morte de cette infection généralisée. En débarquant, les médecins de l’armée américaine avaient apporté leur pénicilline miracle mais aussi les nouvelles poches Baxter qui maintenaient sous perfusion intraveineuse. Christine resta quatre jours entre la vie et la mort, puis l’antibiotique prit le dessus. Elle avait subi un avortement à l’eau savonneuse. D’après le docteur Rodier qui l’avait suturée, c’était la poire à injection mal utilisée qui infectait et déchirait. Les perforations étaient fréquentes, les complications incessantes, les séquelles permanentes. Si elle s’en tirait, elle ne pourrait plus avoir d’enfant.
Joseph passait souvent la voir, il travaillait dans un autre bâtiment, à l’écart, où étaient suivis une quinzaine de patients encore hospitalisés pour les suites de la peste pulmonaire.
Christine récupérait lentement mais ses ennuis n’étaient pas finis. Elle se nourrissait à peine, avait beaucoup maigri, elle restait allongée, les yeux dans le vague. Quand une infirmière entrait, elle ne la regardait pas. Quand on lui demandait si elle avait bien dormi ou si elle se sentait mieux, elle ne répondait pas.
Elle murmurait : « J’ai pas faim »… et il fallait la nourrir comme un bébé, lui tenir le verre pour qu’elle prenne ses médicaments. Elle était trop faible pour marcher, s’effondrait dès qu’on essayait de lui faire faire trois pas. Elle n’écoutait aucun conseil pour se rétablir et semblait indifférente à son propre sort.
La seule chose qui la préoccupait, c’était sa coiffure. Joseph lui avait acheté un miroir, une brosse et un peigne en corne et elle passait son temps à se lisser les cheveux, à en être épuisée. Elle s’affolait quand une infirmière rangeait ces instruments, il fallait qu’ils restent sur la tablette, à portée de vue.
Le soir, Joseph s’asseyait au pied de son lit ; comme il ne voulait pas parler de son boulot, il lisait le livre que Mathé lui avait offert et le traduisait au fur et à mesure, souvent il demandait si elle était d’accord avec son interprétation, comment elle aurait traduit, elle le fixait, faisait un effort de mémoire.
– Je ne sais pas, Joseph, je sais plus, disait-elle, épuisée.
– Tu veux que Mathé passe te voir ? Il s’inquiète, tu sais.
Elle répondait non de la tête.
– Et Nelly ? Tu veux qu’elle vienne ? Elle m’a demandé de tes nouvelles. Elle s’inquiète aussi.
C’était non, toujours non. Elle lui tendait la brosse et il la coiffait encore ; quand il s’arrêtait, elle mettait sa main sur la sienne pour le guider. Elle disait : « S’il te plaît. » Le peigne pénétrait lentement ses cheveux noirs. Il continuait et elle était contente.
– Merci, Joseph, merci.
– C’est à moi de te remercier. Si un jour, je ne peux plus être médecin, je pourrai toujours faire coiffeur.
Et il réussit à la faire sourire.
– Docteur, un policier veut vous voir.
À son arrivée à l’hôpital, Joseph trouva l’inspecteur Nogaro assis dans la salle d’attente. L’inspecteur Nogaro ne ressemblait pas à un flic, il était chétif avec un foulard en laine beige autour du cou parce qu’il attrapait des angines à répétition, avec des quintes de toux qui le soulevaient et lui faisaient des joues de trompettiste de jazz.
– Dès qu’il y a un microbe, c’est pour moi. Je suis vraiment content de faire votre connaissance, docteur Kaplan.
Il transpirait et n’arrêtait pas de se tamponner le front avec son mouchoir. Il avait des poches sous les yeux qui lui donnaient un air de cocker fatigué qu’il savait utiliser pour obtenir des confidences et des aveux sans en avoir l’air. Il ramenait ses cheveux de l’arrière vers le sommet de son crâne dégarni et collait de la brillantine pour qu’ils tiennent dans un mouvement impeccable. Il avait aussi un feutre gris qu’il faisait tourner autour de sa main et ne mettait jamais sur sa tête.
– Je ne sais pas comment vous pouvez travailler dans cette ambiance, je vous admire, moi je deviendrais neurasthénique. Dites-moi, docteur, entre nous, elle est terminée cette épidémie ou quoi ? Allons dehors, je vous invite à prendre un café.
Sa voix était impressionnante, on avait du mal à croire qu’un corps si frêle puisse produire un son si grave. Nogaro compensait habilement sa petite taille en agitant les mains en permanence. Comme un chef d’orchestre, il ponctuait chaque phrase de mouvements allegro ou moderato qui captaient l’attention.
Nogaro n’avait pas bonne réputation. Cela l’attristait car il aimait son métier, lui avait sacrifié sa famille et ses amis. Ce n’était pas facile d’être policier aujourd’hui, de quoi avoir le tournis, surtout pour les policiers honnêtes qui n’avaient fait qu’obéir à leurs supérieurs. Un jour on leur ordonnait d’arrêter les juifs et les communistes, le lendemain c’étaient eux qui commandaient, un jour il fallait éliminer le marché noir et maintenant, c’étaient les trafiquants les patrons, ces retournements brutaux expliquaient que l’inspecteur Nogaro se soit retrouvé sur la touche.
Depuis, il se tenait à carreau et faisait le sale boulot. On lui refilait les plaintes dont aucun flic ne voulait, les enquêtes pourries étaient pour lui, il était donc devenu le spécialiste algérois des avortements clandestins, ses collègues avaient horreur de ces affaires poisseuses où il fallait patauger dans la misère humaine et où même les victimes vous haïssaient.
Ils s’assirent en terrasse. Nogaro connaissait le patron et le serveur. Il chassa un mendiant qui l’importunait et, enfin silencieux, fixa Joseph en plissant les yeux.
– Je vous ai tellement cherché, docteur Kaplan, à une époque pas si lointaine. Vous avez opportunément disparu et vous m’avez donné beaucoup de travail. Personne ne savait où vous étiez, votre patron ne comprenait rien, vos collègues tombaient des nues, votre amie s’inquiétait, votre concierge ne vous avait pas vu partir. Pfutt, disparu comme par un coup de baguette magique. Vous n’êtes pas nombreux à être passés entre les mailles. Remarquez, vous avez bien fait. À ce moment-là, on ne savait pas ce qui allait arriver, on nous donnait des listes, on nous disait : Allez chercher Untel. On obéissait. Comment faire autrement ? Et puis vous êtes réapparu, je suis content pour vous. Je voudrais savoir, cela n’a plus aucune importance aujourd’hui, où étiez-vous passé ? Comment avez-vous fait pour partir ? Où êtes-vous resté caché si longtemps ? Juste par curiosité personnelle.
– Vraiment, vous ne le savez pas ?
– Non, je vous jure.
– Alors, ne comptez pas sur moi pour vous le dire. On ne sait jamais.
– Garçon, deux autres cafés… Les gens considèrent que l’avortement n’est pas si grave, une fatalité de la vie. Pour beaucoup de femmes, c’est comme un mauvais rhume, on l’attrape une fois par an, quelque chose d’inéluctable. Mais c’est un crime, docteur, un crime capital, pareil que la trahison devant l’ennemi. Il y a eu deux exécutions d’avorteuses ces dernières années, quatorze condamnations à perpétuité et une trentaine à vingt ans de taule. Chaque année, rien qu’à Alger, les avortements clandestins font une vingtaine de victimes, probablement le double ou le triple parce qu’on nous dissimule les décès, vos collègues font de faux certificats. Dans cette ville, il n’y a pas une famille, vous entendez bien, pas une, qui n’ait pas de sang caché, et je ne compte pas les Arabes, chez eux c’est une hécatombe, il faut m’aider, docteur, il faut en finir avec ce massacre.
– C’est un peu embêtant, vous comprenez.
– Non, je ne comprends pas. Vous avez le droit de vous taire, je ne pourrais rien faire contre vous. Si vous vous taisez, ils continueront et vous deviendrez leur complice.
– Vous toussez toujours autant ? Il faut que je vous examine.
– Ne me dites pas que…
Assise dans le lit, le dos calé contre deux gros coussins, Christine restait prostrée depuis des jours, on aurait pu la prendre pour une statue mais de temps en temps sa bouche s’agitait comme si elle marmonnait ou peut-être était-ce une contraction, un banal tremblement.
Joseph restait souvent dans l’entrebâillement de la porte à la regarder. Lui, il savait qu’elle parlait et à qui elle s’adressait.
– Vous avez les résultats, docteur ?
– Pas encore, inspecteur.
– Pourquoi c’est si long ?
– Ça part à l’Institut, il faut mettre les prélèvements en culture, faire les analyses, on en traite cinq mille par semaine, vous avez tous les symptômes de l’angine chronique. Rien d’autre.
– J’ai la gorge qui me brûle terriblement.
– Ne vous inquiétez pas, si c’était la peste, vous seriez déjà mort.
Joseph l’examina rapidement, lui palpa le cou et l’œsophage.
– Vous n’avez pas arrêté de fumer ?
– Ce n’est pas facile, docteur. On ne peut toujours pas l’interroger ?
– Non, elle est encore en état de choc.
– J’ai vu la voisine, elle n’y est pour rien et ne sait pas grand-chose. Vous connaissez un nommé Maurice Delaunay ?
Joseph regardait ailleurs, comme s’il n’avait pas entendu.
– Comment vous voulez que j’y arrive si vous ne m’aidez pas ? Je dois remonter à celui ou à celle qui a pratiqué cette boucherie d’avortement pour l’empêcher de continuer à nuire.
– Elle ne me dit rien, Maurice est son ami, c’est probablement lui le père, il a donné de l’argent à la voisine pour qu’elle s’occupe d’elle.
– Vous êtes sûr qu’on ne peut pas lui parler à elle ?
Christine ne voulait pas se lever, elle avait peur d’avoir mal, à lui faire monter les larmes aux yeux, le souvenir de la douleur insoutenable, elle faisait non de la tête, implorait Joseph du regard. Il parlementa, sans lui laisser la possibilité de résister, elle était contractée, les muscles comme des pierres, il lui tapotait la main, il insista tellement qu’elle se redressa et s’assit, elle hésitait, encore paniquée. À tâtons, son pied chercha le sol, elle sentit le froid rassurant, avec l’infirmière ils l'encadrèrent, elle s’appuya sur eux, ils la soulagèrent de son poids, il lui parlait d’une voix chaude et gaie, on aurait dit un père dans un bac à sable. Elle posa par terre la pointe du pied droit, puis l’autre, elle se recroquevillait mais elle fit quatre pas, penchée, le dos voûté, avec des cris courts à cause de cette souffrance qui ne venait pas. Puis sa respiration se calma et avec lenteur elle se redressa. Elle avançait, aux aguets, sentant une sorte de boule dans le ventre, mais pas d’élancements… « C’est bien, c’est bien, encore un pas, appuie-toi », disait la voix de Joseph. Il sentait l’os de son bras, celui de sa hanche.
Et elle se disait : « Oh mon Dieu, je n’ai plus trop mal. »
Ils allèrent s’asseoir sur un banc dans la cour de l’hôpital. Ils prirent le soleil, regardèrent le ballet étourdissant des hirondelles. Elle lui demanda une cigarette. Il n’aurait pas dû lui en donner une, il le savait, elle aussi. Il attrapa son paquet de Bastos, d’une tape en fit sortir une, elle la prit, ne le remercia pas. Elle sourit et la renifla avec un soupir de bonheur. Il craqua une allumette, protégea la flamme de ses mains, alluma la cigarette de Christine en premier. Elle aspira la fumée profondément avant de la souffler vers le ciel.
Elle rangea ses affaires, elles tenaient dans son cabas en osier. Si ce n’était cette maigreur accrochée à ses pommettes, elle avait plutôt bonne mine, on aurait pu croire qu’elle revenait de la plage. Elle se coiffa les cheveux en arrière et les retint avec une barrette en ivoire. Elle se dévisagea longuement dans la glace.
– J’ai une tête épouvantable.
– Franchement, je ne trouve pas, répondit Joseph, assis sur le bord du lit.
Elle semblait perdue.
– Tu veux qu’on parle ?
Elle fit non de la tête, il empoigna son sac. Il la raccompagna chez elle en taxi. Devant l’entrée de l’immeuble, elle lui dit qu’elle allait se débrouiller, qu’elle allait y arriver, il ne fallait pas qu’il s’inquiète, tout allait bien maintenant. Elle lui prit la main, la serra.
– Merci, Joseph, merci pour tout.
Joseph travaillait sans relâche, courait d’un hôpital et d’un dispensaire à l’autre. Il voyait peu Christine, il passait souvent chez elle, frappait à sa porte, il savait qu’elle était là mais elle ne lui répondait pas, il lui glissait des mots : « Donne-moi de tes nouvelles », ou : « Si tu as besoin de quelque chose, n’hésite pas », il attendait qu’elle le contacte mais elle ne lui demandait rien.
Deux fois, il croisa la voisine mais elle passa comme si elle ne le voyait pas.
Sergent l’interrogea sur ce qu’il comptait faire, il avait un grand projet. Il désirait lui confier la direction de l’antenne de l’Institut qui allait ouvrir à Constantine. Joseph aurait dû être heureux de cette proposition mais, depuis quelques semaines, une autre idée l’obsédait, il voulait rentrer chez lui dès la fin de la guerre.
– Réfléchissez, dit Sergent, nous ne sommes pas pressés, c’est normal d’avoir le mal du pays, vous pouvez prendre trois mois de vacances, vous y avez droit, mais il faut revenir, Kaplan, on a besoin de vous.
Joseph n’avait jamais revu l’inspecteur Nogaro. Il pensait qu’il était passé à l’hôpital en son absence pour prendre les résultats de ses examens, mais l’infirmière lui indiqua que c’était le dernier dossier en attente. Joseph brûlait d’envie de savoir ce qu’il était advenu de son enquête.
Un jeudi soir, il se rendit au commissariat central de la rue d’Isly.
Quand il poussa la porte de son bureau, l’inspecteur Nogaro était en train de téléphoner, cigarette au bec. En voyant Joseph, il raccrocha brusquement sans prévenir son correspondant et se redressa, aussi résigné qu’un futur fusillé.
– Je vous écoute, dit-il en fermant les yeux.
Joseph le rassura, ses examens étaient satisfaisants. Nogaro ne voulut pas le croire, il y avait certainement quelque chose de grave sinon il ne se serait pas déplacé. Joseph insista de sa voix de docteur. Rien de rien. Nogaro écrasa lentement sa cigarette.
– Alors, c’est la der des ders, je vous le jure. Sur la tête de mes enfants. Allez, on va fêter ça. Vous ne pouvez pas savoir à quel point je suis soulagé.
Il sortit une bouteille d’anisette de son placard, soupira profondément.
– L’eau est tiède, on va s’en boire une dehors. Vous m’avez fait la peur de ma vie.
– Je venais aux nouvelles.
– À propos de quoi, docteur ?
– L’histoire de l’avortement.
– Ah non, pitié ! Fini et classé ! Je ne veux plus en entendre parler !
C’est au comptoir du bistrot attitré du commissariat que Nogaro lâcha ce qu’il avait sur le cœur. Il avala son anisette comme s’il n’avait pas bu depuis une semaine et, avant que Joseph ait fini la sienne, s’en fit servir une autre, sans eau, avec deux glaçons.
– Oh, que c’est bon. Allez, remets-nous ça. Elle est pourrie cette ville, docteur. Vous n’avez aucune idée de ce qui se passe derrière ces belles façades, c’est Alger la puante, oui. À en avoir le vertige. J’attends ma mutation, pardon, ma promotion.
Après la troisième anisette, Nogaro resta un long moment silencieux, avec la lèvre inférieure qui s’agitait. Il mit une main sur l’épaule de Joseph et serra fort.
– Vous pouvez me dire pourquoi les femmes tombent toujours amoureuses des tordus qui les font tourner en bourrique et les traitent mal et jamais des types bien qui sont à leurs pieds ?
– Pas toujours, quand même.
L’ancienne sage-femme, Nogaro l’avait arrêtée rapidement. Grâce à Maurice. Il l’avait balancée en deux minutes. Elle avait déjà été condamnée pour avortements en métropole et interdite d’activité. Elle prétendait rendre service aux femmes en détresse. Elle n’exerçait sa basse besogne que dans les beaux quartiers. On avait saisi son horrible matériel et un carnet vert où elle tenait une comptabilité elliptique de son commerce florissant. Plusieurs médecins lui envoyaient des patientes, elle les commissionnait. Ils avaient joué les offusqués, juré sur Jésus Marie Joseph que les initiales, ce n’était pas eux, une machination bien sûr. La femme refusait de livrer ses complices, ç’aurait été reconnaître l’organisation criminelle. Elle se faisait payer une fortune, jamais moins de sept mille francs, souvent beaucoup plus. Le Maurice s’était fait dépouiller de dix mille. L’unique satisfaction de ce dossier à vomir. Lui, on avait une preuve, on aurait pu l’attraper, mais il avait des appuis en haut lieu. À ce niveau, aucun flic n’était assez stupide pour insister quand on lui disait de regarder ailleurs. Le procureur avait décidé de poursuivre la seule sage-femme. Elle croupissait maintenant dans l’infâme prison Barberousse. La sanction ne serait probablement pas trop sévère. Le cahier vert avait malencontreusement disparu, il y avait trop de noms dessus (lui, il les avait vus et oubliés). Dans le contexte actuel, il n’était pas utile de lancer un procès qui aurait remué autant de boue et sali des familles comme il faut. Et puis, phénomène assez curieux, les femmes se remettaient à faire des flopées d’enfants.
On se demandait bien pourquoi.
Un dimanche matin, Joseph revenait du marché Triolet quand il aperçut Maurice qui l’attendait au bas de son immeuble. Sa première réaction fut de faire demi-tour mais Maurice l’avait déjà rejoint.
– Écoute, Joseph, je ne peux pas venir chez toi à chaque fois que je veux te parler. Fais-toi installer le téléphone.
– Il y a quatre ans d’attente.
– Je vais te mettre sur la liste prioritaire. Après tout, tu es médecin.
– Je n’en ai pas besoin. Tu peux me joindre à l’Institut dans la journée.
– J’ai appelé plusieurs fois, on ne te transmet pas les messages ?
– Je suis sans cesse en déplacement, j’ai un travail considérable, j’ai réussi à sauver mon dimanche matin, mais après le déjeuner je retourne au labo.
Avant qu’il ait pu esquisser un geste, Maurice lui avait pris le bras.
– J’ai une grande nouvelle à t’annoncer, mon vieux. Je vais me fiancer.
Joseph ouvrit la bouche, stupéfait, et laissa tomber son sac de provisions qui se répandit sur le sol sans qu’il pense à récupérer ses pommes de terre et ses tomates qui roulaient dans la rue en pente.
– Pas possible !
– Ouais, c’est incroyable, non ?
Le visage de Joseph s’éclaira.
– Je suis tellement content que tout se termine bien.
– Cela n’a pas été facile, crois-moi, son père est un homme difficile, de la vieille école, et puis, c’est une des plus grandes familles d’Algérie. Il a vu que j’étais sincère. J’adore Louise, et il a dû prendre ses renseignements sur les Delaunay de Paris, sur ma situation aussi. Et il a accepté. C’est sa fille unique, tu comprends. Tu es un des premiers à qui je l’annonce. Tu sais que Louise t’adore, elle regrette de ne pas te voir plus souvent. On compte sur toi pour la cérémonie, le troisième dimanche de juin, il y aura le Tout-Alger. Je suis heureux, tu ne peux pas savoir !
Ils restèrent quelques secondes à se dévisager. Le sourire de Joseph avait disparu.
– Ben, tu pourrais me féliciter.
– Je retourne en Tchécoslovaquie, mais même si j’avais été là, je ne serais pas venu.
Christine avait retrouvé Joseph chez Maximin, le grand restaurant derrière l’Opéra, ils n’y étaient jamais allés ni l’un ni l’autre (c’était trop cher). Trois jours auparavant, il lui avait déposé un mot pour l’inviter à dîner. « Pour fêter mon départ », avait-il précisé. Christine avait mis sa robe coquelicot à volants qui l’amincissait encore plus, elle s’était fait une mise en plis et maquillée comme avant, les hommes l’avaient suivie du regard. À son arrivée, Joseph s’était levé, soulagé, elle était en retard, il avait eu peur qu’elle ne vienne pas. Il avait commandé une bouteille de pomerol 29, un de ses collègues lui avait dit que c’était le meilleur vin du monde. Elle était là, à s’extasier sur le décor Belle Époque, les femmes élégantes et les hommes si distingués. La guerre semblait loin. Ils trinquèrent à la paix prochaine, à leur amitié et à leur avenir. Elle lui posa mille questions sur Prague, sur sa jeunesse, s’étonnant de le connaître depuis si longtemps et de savoir si peu de choses sur lui, sur son pays et sur sa famille.
– Pourquoi n’en as-tu jamais parlé ?
– Je ne sais pas grand-chose de toi non plus.
Elle trouva le vin merveilleux. Le sommelier expliqua que 29 était une année grandiose, il parla avec émotion de son velouté divin, il fallait le garder un temps en bouche, le faire chauffer un peu pour sentir le cassis et derrière, la discrète note de réglisse, boire lentement. Ils fermèrent les yeux, laissant ce merlot les envahir de bonheur.
– Tu pars quand ?
– Le 19 avril. Et toi, tu vas faire quoi maintenant ?
– J’en ai assez du théâtre avec trois bouts de ficelle et des tournées miteuses. En plus, je suis tricarde à Radio Alger. Je pense aller à Paris. Je veux faire du cinéma, c’est là-bas que ça se passe. C’est le moment ou jamais, je vais avoir trente-quatre ans, après il sera trop tard.
– Ne t’inquiète pas, on te donne vingt-cinq ans, pas plus.
– Tu es gentil, Joseph. Tu savais que Maurice était plus jeune que moi ?
– Ah non, pas du tout, fit-il d’un air étonné.
– Il a six ans de moins, c’est beaucoup, non ? Un matin qu’il dormait, j’ai regardé sa carte d’identité. Parfois, je m’amusais à le titiller, je voyais que ça l’embêtait, je n’insistais pas, je m’en fichais. Les hommes sont curieux. Pourquoi me l’a-t-il caché ?
– Je l’ai revu il y a quelques jours, il est venu m’annoncer ses fiançailles.
– Ça y est ! C’est vraiment fini.
Elle hocha la tête, se força à sourire, but une gorgée puis une autre.
– Il ne tourne pas beaucoup la tête ce vin. Tu la connais ?
– Je l’ai vue deux ou trois fois, je croyais que c’était une amie.
Christine devint rouge, ses yeux brillaient, elle essuya une larme furtive, sourit encore, les lèvres serrées.
– Il ne faut pas m’en vouloir, je suis toujours dans le tunnel. Comment ai-je pu en arriver là ? Tout rater à ce point. Tu veux le savoir ? … C’est comme un poison qui paralyse ton cerveau et te fait agir contre toi-même. Tu penses une chose et tu fais le contraire. Tu as un rêve et tu te débrouilles pour qu’il échoue. Je voyais que ça n’allait pas bien, qu’il s’éloignait. Il ne cherchait plus de prétextes. C’est à ce moment-là que j’ai basculé, quelques mois avant ton retour. C’était facile pour lui de me repousser, il n’avait qu’à me répéter ce que je lui avais dit cent fois : sachons nous aimer et rester libres, gardons notre indépendance, soyons ensemble parce que nous le voulons et non à cause d’une quelconque obligation. Tu te souviens quand j’ai refusé de l’épouser, il me suppliait à genoux, le pauvre, je ne prenais pas de gants pour le rejeter, quelle imbécile j’ai été, comme il a dû souffrir. Je m’étais presque résignée à le perdre quand il y a eu cette histoire avec sa sœur à Paris, cet homme qui l’a épousée quatre ans après lui avoir fait un enfant. J’ai cru Maurice quand il a affirmé que c’était la moindre des choses de régulariser ou qu’il aurait été le pire des salauds de la terre. Il en fait toujours trop. J’aurais dû le comprendre. J’ai agi à l’opposé de mes idées, j’ai bafoué allègrement mes convictions, je me suis persuadée qu’il avait changé et je me suis fait faire un môme. Pas difficile. Quand je lui ai annoncé, il a été désorienté. J’ai cru un instant que j’avais gagné et puis, il a réagi d’une façon imprévue, je ne m’attendais pas à ce qu’il m’épouse, non, mais à ce qu’on vive ensemble avec un enfant entre nous. À côté, il aurait pu avoir sa vie, il m’a prise à mon propre piège, il a été redoutablement malin, si je gardais le bébé on ne se reverrait plus jamais, il ne voulait pas qu’on construise notre relation sur une manipulation, il se sentait piégé, ce n’était plus de l’amour mais de la contrainte, je faisais du chantage, il avait sa fierté, jamais il ne pourrait l’accepter, il m’a dit : « Si tu n’avortes pas immédiatement, c’est fini entre nous, tu dois choisir, c’est moi ou cet enfant. » Il a tellement insisté, je ne savais plus où j’en étais, je me sentais coupable. Il avait l’air blessé et malheureux, une fois il a pleuré, il criait que ce serait fini à cause de moi, que j’allais nous séparer à jamais, que je devais laisser un espoir à notre couple. « Tu n’as donc aucun amour pour moi ? me disait-il. Je te promets, on ira vivre à Paris après la guerre. » Je changeais d’avis sans arrêt, j’étais complètement perdue. Moi le bébé, je m’en fichais, ce que je voulais, c’était lui, qu’il reste avec moi. Avoir ne serait-ce qu’une chance que ça continue comme avant. Finalement, j’ai cédé, j’étais convaincue que j’avais été abominable et que tout allait s’arranger, que c’était cet enfant qui était l’obstacle entre nous, j’étais épuisée et pas très fière de cette histoire. Il s’est occupé de tout, il m’a emmenée chez cette femme, ça ne s’est pas très bien passé, il m’a raccompagnée chez moi, je l’avais beaucoup déçu, il m’a dit tout de suite que c’était terminé entre nous, qu’il ne supportait pas la trahison, j’étais la seule responsable, le reste tu le connais. Le pire de tout, tu vois, c’est que je ne lui en veux pas.
– Si j’avais su tout ça, je lui aurais mis mon poing dans la figure.
– Ça n’aurait servi à rien, Joseph. Tout est ma faute, je n’aurais jamais dû vouloir l’obliger, je ne comprends pas comment j’ai pu me renier à ce point. La dernière des midinettes a plus de jugeote que moi.
Maurice l’envahissait, l’encombrait, elle se répétait, butait contre ses souvenirs, les embellissait comme s’il y avait un avenir pour eux, Joseph l’écoutait en hochant la tête, et puis elle se tut, resta longtemps perdue dans ses pensées, marmonnant probablement encore au fond de sa tête.
– Écoute, Christine, tu partais avec un gros handicap : tu n’as pas un rond. Maurice vient de réaliser le rêve de sa vie, il va faire fortune, il doit avoir de l’affection pour Louise mais surtout, il épouse la fille du plus gros propriétaire terrien d’Algérie.
– Ce n’est pas vrai, pas Maurice, il n’est pas intéressé.
Il n’y avait plus de vin, Joseph demanda une autre bouteille, elle ne voulait pas, elle avait trop bu, il n’avait plus de cigarettes, la salle s’était peu à peu vidée, les serveurs, le maître d’hôtel attendaient patiemment. D’un geste, Joseph réclama l’addition, on la lui apporta aussitôt dans une jolie boîte en cuir rouge, il fut effaré du montant, il devait y avoir une erreur, ce n’était pas possible qu’une bouteille de vin coûte ce prix-là, pourquoi en avoir commandé une deuxième ? Il n’allait pas se mettre à éplucher la note devant Christine.
– Il y a un problème, Joseph ?
– Non, tout va bien. Il fait chaud ici.
Il laissa l’équivalent d’un mois de traitement et un pourboire qui lui valut des remerciements. Il demanda un paquet de cigarettes, la maison le lui offrit.
Dehors il faisait bon, il lui proposa d’aller boire un verre à l’Aletti, elle était fatiguée, elle n’avait plus l’habitude et préférait rentrer, il la raccompagna chez elle. Alger était désert, ils marchèrent côte à côte sous les arcades du boulevard de la Marne, il lui donna sa veste et elle accepta, elle s’arrêtait de temps en temps devant les vitrines, elle avait besoin d’une paire de chaussures, d’une veste de demi-saison aussi, elle voulait savoir s’il aimait le marron qui était très à la mode. Ils montèrent la rampe Valée sans un mot et arrivèrent devant son immeuble.
– Je veux te remercier pour tout, dit-elle, sans toi je ne sais pas ce que je serais devenue.
– Le principal, c’est que tu remontes la pente, que tu retrouves tes forces.
– On s’écrira ?
– Bien sûr.
Ils s’embrassèrent sur les joues, elle lui rappela qu’elle c’était toujours trois. Il sentit son parfum, une odeur familière de jasmin et de citron.
– Bonne chance pour ta nouvelle vie.
– Toi aussi.
Elle s’écarta, alluma la lumière dans le couloir, lui fit un signe de la main, il entendit ses pas dans l’escalier. Il attendit, poussa un soupir et s’éloigna.
Dans ses zigzags, la rampe faisait une épingle à cheveux et le coude formait une plate-forme qui surplombait la ville endormie. La lune rousse éclairait la mer brillante. Il alluma une cigarette et c’est à cet instant précis, au moment où la flamme de l’allumette jaillit, que la vie de Joseph Kaplan bascula.
Ce ne fut pas le fruit d’une réflexion mais plutôt d’une impulsion, il eut soudain le sentiment d’être invincible. Souvent pendant les années immobiles en Tchécoslovaquie, calé devant un feu de bois, il reviendrait sur ce moment fatidique. Il était 23 h 26 à sa montre. Pourquoi n’avait-il pas poursuivi son chemin, n’était-il pas allé boire une coupe tout seul ou n’était-il pas rentré chez lui pour faire ses valises ? D’où diable cette idée invraisemblable avait-elle surgi pour s’imposer comme une évidence ? Il chercha longtemps la réponse, en vain, et arriva à la conclusion que les hommes (lui aussi, en l’occurrence) se comportaient comme des imbéciles congénitaux dès qu’ils croisaient la femme de leurs rêves, perdaient leurs défenses naturelles, oubliaient les leçons de leur père et se comportaient comme des coqs de salon. Il n’était pourtant plus un gamin, il avait trente-quatre ans, il était reconnu par ses pairs comme un médecin compétent, au diagnostic percutant, un travailleur infatigable au dévouement de bonne sœur.
Son ancienne réputation de séducteur invétéré ne lui fut d’aucune utilité à l’instant où il frappa quatre coups contre la porte en bois. Il entendit des pas de l’autre côté, le bruit de la clef dans la serrure. Christine apparut, elle tenait une brosse à la main, elle ne manifesta aucune surprise en le voyant.
Il y eut quelques secondes de silence comme si le temps était suspendu… Il redevint le gamin de seize ans qui avait osé se déclarer à sa voisine, la si jolie Milena, le cœur battant, avec ce courant électrique, alternatif et glacé, qui lui parcourait la colonne vertébrale, lui hérissait le poil, lui amollissait les jambes avant qu’elle ne lui lance : « Tu es vraiment stupide, Joseph Kaplan ! » et lui claque la porte au nez…
– Oui Joseph ?
– Christine, je t’aime, je suis follement amoureux de toi.
Elle ne bougea pas, peut-être se demanda-t-elle s’il ne lui faisait pas une mauvaise blague.
– Ah bon ? fit-elle.
– Oui, je t’aime. Il fallait que tu le saches.
– Je n’aurais pas cru… C’est drôle, Nelly me l’avait dit, il y a longtemps.
– Est-ce que tu veux venir avec moi ?
– Où ça, Joseph ?
– Je te l’ai dit, je rentre en Tchécoslovaquie. Christine, est-ce que tu veux devenir ma femme ?
– Quoi ?
– Est-ce que tu veux m’épouser ?
Elle ne répondit rien. Elle voyait bien que ce n’était pas de la rigolade, il avait l’air sérieux et mie de pain d’un homme qui demande une femme en mariage. Si elle serrait les dents, ce n’était ni de la colère ni de la moquerie mais elle sentait un tremblement au fond de son estomac et un rire nerveux, presque mécanique, l’envahir, et elle ne voulait surtout pas rire.
– Si tu préfères, on n’est pas obligés de se marier, ça dépend de tes idées de maintenant, moi ce que je veux, c’est qu’on vive ensemble.
– Tu me prends au dépourvu. Je ne m’attendais pas du tout à ça.
– Je comprends. Tu veux qu’on en parle ?
– Je préfère réfléchir. Tu ne pars pas tout de suite ?
– Dans une semaine.
– Laisse-moi du temps. Il faut que je fasse le point, que je me pose des questions sur ma vie. Tu es sûr de toi ?
– Et comment !
Elle hocha la tête, lui adressa un sourire et ferma la porte.
Joseph retourna à son appartement, assez content de lui. Il faut toujours analyser une situation sentimentale avec de la distance, ne pas s’emballer, se répétait-il, elle ne lui avait pas dit non, c’était le principal, il pouvait encore croire à sa bonne étoile. Sa réaction, la tonalité de sa voix, ses questions montraient que cette hypothèse ne lui paraissait ni invraisemblable ni farfelue. Bien sûr, elle n’avait pas dit oui non plus, elle ne lui avait pas sauté au cou en criant « Youpi ! » Il ne se faisait pas d’illusions, elle ne débordait pas d’amour pour lui, de la sympathie assurément, de l’amitié aussi, il savait qui occupait ses pensées mais, pensait-il, couché dans son lit, soulagé d’une sorte de poids, tout avait changé.
Combien de temps faut-il pour réfléchir ? Pourquoi est-ce aussi long ? se demanda cent fois Joseph au cours de cette semaine interminable où il prépara son départ. Les jours passaient et il n’avait aucune nouvelle de Christine. Il essayait de se mettre à sa place (mais ce n’était pas facile). Lui, il aurait accepté tout de suite. Il devait faire un véritable effort pour ne pas se précipiter chez elle, il tournait dans le quartier dans l’espoir de la croiser, passa à plusieurs reprises devant l’entrée de son immeuble, il ne la vit pas. Son humeur s’assombrissait. « Elle ne veut pas me dire non, elle a dû trouver ma proposition tellement saugrenue qu’elle ne mérite qu’un silence apitoyé. »
Pas bon signe.
Sergent offrit un grand pot d’adieu pour son départ, ce n’était pas l’usage à l’Institut de faire des fêtes et des mondanités, de recevoir autorités et notables, mais il voulait, comme il l’exprima dans son beau discours, lui manifester publiquement son estime et l’espoir qu’il reviendrait bientôt dans ce pays où il n’avait que des amis, ce pays auquel il avait tant donné et où il avait encore tant à faire.
– Merci beaucoup, monsieur le Directeur, mais il ne faut pas y compter, répondit Joseph de façon laconique.
À plusieurs reprises, il avait pensé convier Christine à cette soirée, pour lui montrer de quelle considération il jouissait et à qui elle pouvait unir sa vie, mais il y avait renoncé. Il le regrettait amèrement.
« J’aurais dû essayer. Elle aurait changé d’avis. »
Le personnel et les invités mirent sa réserve sur le compte de l’émotion, en vérité Joseph était sombre, presque désespéré, il réalisait à quel point sa demande était vouée à l’échec, plus il y pensait, plus il se trouvait ridicule, cette femme l’avait regardé uniquement parce qu’il était le meilleur ami de son amoureux, jamais il n’y avait eu le moindre doute, ou peut-être cette fois unique, il y avait longtemps, quand sur la piste de Padovani ils avaient dansé Volver, ce tango vénéneux, il avait senti son corps se raidir, frémir, se relâcher, cette pression légèrement plus forte, à peine discernable, sa peau caressait la sienne, son souffle retenu. Son épaule appuyait un peu, la jambe aussi, se souvenait-elle encore de ces trois minutes d’abandon ? Elle ne pouvait pas ne pas l’avoir remarqué. Par la suite, elle avait toujours refusé ses invitations. Maintenant, il avait hâte de quitter cette ville et surtout de tout oublier.
Joseph avait acheté deux grandes et solides valises. Il passa son après-midi à y transférer le contenu des cinq moyennes, il voulait voyager sans encombre. Il avait fait le tri dans ses affaires, ne gardant que ce qui lui serait utile dans les brumes du Nord. Un brocanteur lui avait proposé un mauvais prix pour le reste. De son séjour algérien, il rapporterait quelques vêtements et l’intégrale, patiemment reconstituée, de Gardel.
Il hésitait à laisser ses autres microsillons quand, vers 18 heures, on sonna à sa porte. Il ouvrit et resta interdit, la bouche ouverte.
– Ça va ? demanda Christine d’une voix inquiète.
– C’est que je ne m’attendais pas… Tu veux entrer ?
– Non, j’ai plein de choses à faire. C’est à quelle heure le départ demain ?
– À midi.
Elle jeta un œil sur le côté et découvrit les piles de livres et de vêtements entassés.
– Tu emportes tout ça ?
– Ça, c’est ce que je laisse, j’ai réussi à mettre l’essentiel dans deux valises.
– Moi, je n’y arrive pas.
– Ah bon, je m’en doutais.
– J’ai beaucoup d’affaires, de robes auxquelles je tiens, une montagne de livres que je ne peux pas abandonner, c’est toute ma vie, tu comprends ?
– Tu acceptes ? Tu viens avec moi ?
Elle fit oui de la tête.
– Tu es sûre de toi ?
– Oh oui. Il faut que je te dise, Joseph, je suis très heureuse. Je te remercie de ta proposition, c’est comme une lumière qui vient de s’allumer dans ma vie, une bouffée d’air frais, je crois que nous deux, c’est possible. On a bien le droit à une deuxième chance, non ? Mon problème, c’est qu’avec tout ce que je dois emporter, je ne sais pas comment faire.
– J’ai deux valises, si tu veux.
– Ce serait l’idéal.
Joseph sentit des ondes monter de ses jambes, traverser son corps de bas en haut. Il avait envie de hurler, de libérer l’énergie primale qui le secouait, mais il se retint, serra les lèvres et lui offrit un sourire crispé.
Oui c’est vrai, Christine avait beaucoup hésité. Au cours de la semaine, elle avait changé d’avis à plusieurs reprises mais jamais pour refuser la proposition de Joseph, uniquement pour déterminer la raison majeure qui la poussait à accepter.
Peut-être avait-elle eu cette angoisse archaïque, à la moitié de sa vie, de se retrouver seule et de vieillir sans une épaule amie sur laquelle s’appuyer. Ou bien elle s’était dit que c’était une occasion inespérée. Elle avait déjà rejeté Maurice à deux reprises, cela ne lui avait pas réussi. Elle n’était pas amoureuse de Joseph mais il n’était pas désagréable, au contraire, c’était un bel homme, elle avait vu les regards brillants des femmes qui le suivaient sur la piste, avait souvent entendu des observations flatteuses à son sujet. Il dansait merveilleusement, aimait rire, sortir et s’amuser, s’intéressait au théâtre, au cinéma et à la littérature, Mathé l’estimait vraiment (c’était un critère) et leurs idées politiques étaient assez proches. Il était assurément bien plus intelligent et cultivé que Maurice, infiniment moins macho aussi, mais ce critère, curieusement, n’avait pas joué dans sa décision.
Avait-elle pensé qu’il valait mieux tenir que courir ? À trente-quatre ans elle ne pouvait plus se montrer exigeante, c’était aussi l’opportunité de quitter ce pays maudit où elle avait tant souffert. Ou, en interrogeant son cœur, avait-elle senti pour lui ce tremblement qui signale que celui-là, sait-on jamais, est peut-être le bon numéro, comme ces graines insignifiantes qu’on plante sans trop savoir ce qui en sortira ? Et puis, se répétait-elle comme pour s’en convaincre, la sagesse populaire n’affirme-t-elle pas que les meilleurs mariages sont fondés sur l’estime et la confiance, que bonheur et amour sont deux choses fondamentalement différentes, certainement antinomiques, et qu’on a arrêté de compter les imbéciles de son espèce qui les ont confondus ?
Avait-elle renoncé à ses convictions féministes, se disant que c’était un beau parti ? Probablement pas, Christine n’était pas une femme intéressée. Ou avait-elle plutôt fait le bilan de sa vie passée ? Depuis ce comédien merveilleux qui l’aimait à la folie et l’avait abandonnée six mois plus tard, puis ce guide bilingue qui avait de si beaux yeux, une femme, deux enfants et une maîtresse enceinte et ce professeur de gymnastique qui voulait divorcer mais y avait renoncé à cause de la pension alimentaire, sans parler de Maurice, pourquoi donc était-elle toujours tombée amoureuse d’hommes qui lui mentaient et la trahissaient ? Était-ce un manque de chance ou son destin ? Elle prit conscience que les élans de son cœur ne lui avaient apporté que déconvenues et désillusions, et ce cynisme qui l’envahissait. À chaque fois qu’elle avait jeté son dévolu sur un homme, elle avait fait le mauvais choix et c’était une conclusion désespérante.
Dans le maelström de son esprit, il n’y avait qu’une certitude : elle avait confiance en Joseph, elle ne pouvait dire pourquoi cette conviction emportait tout, il ne la trahirait pas, c’était une évidence, une force, une terre promise.
Joseph attendait Christine sans impatience. Le grondement des moteurs s’accéléra, le bateau se mit à vibrer. Il suivit avec attention les dernières manœuvres de chargement. À aucun moment il n’eut la moindre crainte, il savait qu’elle ne changerait pas d’avis.
Cinq minutes avant l’appareillage, un taxi s’arrêta devant le bateau. Christine en sortit et se précipita vers la passerelle.
Joseph se revoyait à son arrivée, perdu dans l’affairement du port, il n’aurait jamais imaginé qu’il resterait si longtemps, près de sept années s’étaient écoulées. Il avait tant appris, il se sentait fort à présent, prêt à affronter le monde, il quittait ce pays avec regret et pensait que peut-être, un jour, ils reviendraient s’y installer. À moins qu’ils n’aillent vivre à Prague ou à Paris.
Il irait où elle voudrait.
Joseph avait raté son entrée dans le port, il ne voulait pas manquer son départ. Accoudé au bastingage du pont supérieur du Gallieni, Christine près de lui, il regarda la ville s’éloigner lentement, il lui montra le musée des Beaux-Arts et à côté le bâtiment principal de l’Institut qui ressemblait à un palais mauresque, elle reconnut l’Amirauté et, perchée au sommet, la masse toujours imposante du Fort-l’Empereur. Le vent leur ramenait dans le visage la fumée âcre des cheminées, Christine se fichait du travelling arrière, elle se sentit barbouillée et courut se réfugier dans l’étroite cabine de Joseph. Elle put à peine ouvrir la porte et s’étendre sur la couchette, les deux grandes valises de l’un, les cinq moyennes de l’autre et quelques sacs empêchaient tout mouvement. Il vit seul Alger disparaître comme si la mer avait submergé la terre.
Ils passèrent l’après-midi assis dans des transats à se chauffer au soleil et à parler. En fin de journée, le vent se leva, la mer devint grise et grosse, ça tanguait et le pont se vida, Christine se sentit à nouveau mal et retourna dans la cabine. Le Gallieni avait dû être un fier paquebot du temps de sa splendeur avant-guerre, la première, mais il avait tant et tant bourlingué qu’il était passablement déglingué et rouillé. Une des deux cheminées grinçait à chaque fois qu’il affrontait une vague, menaçant de s’effondrer, les passagers étaient inquiets, ça faisait rire les marins qui juraient qu’il était comme neuf. Joseph passa voir Christine à deux reprises, elle avait le teint pâle et envie de vomir.
Vingt-huit heures après le départ, le vendredi 20 avril 1945, ils débarquèrent à Marseille et Joseph se demanda comment ils allaient voyager avec autant de bagages.
Note
1. La traduction des chansons de Carlos Gardel et d’Alfredo Le Pera est de Fabrice Hatem.