Personne n’aimait ces paysages escarpés et hostiles, ces terres obscurcies, ces étendues désolées, ces forêts dénudées.
Sauf Helena.
Ceux qui vivaient là redoutaient les hivers interminables, les journées grises où le soleil n’apparaissait jamais. Sauf elle. Même quand soufflait le vent pointu du nord-est venu de Pologne que redoutaient les sangliers et les loups. Trop de neige cette année-là, les animaux ne pouvaient plus gratter l’écorce des arbres et mouraient de faim.
Cette vallée à l’écart, au fin fond de la Bohême, à la lisière de la Moravie, était toujours moins inhospitalière que le monde qui l’entourait. Là, on vivait sans craindre ses voisins. En basse saison, il n’y en avait pas. On était si loin de Prague. Dans un pays oublié. Avec le printemps, les jours heureux finiraient, ils devraient à nouveau se méfier de tous : des malades, de leurs familles, des infirmières et des visiteurs, baisser la tête, ne plus parler. Le mauvais temps s’éternisait. Les vieux paysans juraient que depuis trente ans, on n’avait pas vu un mois de mars aussi impitoyable. Si ça continuait, ce serait comme en 37, le sol n’aurait pas le temps de dégeler, la récolte serait perdue ou dérisoire.
Tant pis pour le Plan.
L’année 1966 avait été catastrophique. À six reprises, la route et le téléphone avaient été coupés. Helena et Joseph étaient les seuls à se risquer dehors. Le vent polaire tourmentait les bêtes autant que les hommes. Joseph n’avait jamais envie d’affronter la glacière. Helena insistait pour qu’il l’accompagne. Il avait beau protester qu’elle lui cassait les pieds. Il avait le droit à cinquante-six ans de rester au chaud dans son fauteuil à bouquiner et à rêvasser les pieds au bord de la cheminée en fumant sa pipe. Il voulait se faire griller des saucisses au feu de bois. Elle lui criait qu’elle en avait assez de l’entendre râler comme un vieux bougon. Elle avait besoin de sortir respirer, il n’allait pas la laisser seule.
Qu’est-ce qui arriverait si elle croisait un loup noir ou un ours et qu’elle glissait ?
Elle inventait chaque jour une menace nouvelle, il n’avait pas le cœur de l’abandonner. En maugréant, il s’habillait avec trois pulls et deux écharpes. Il grognait encore plus parce qu’elle souriait, ça l’énervait, elle réussissait toujours à le tirer dehors, surtout depuis que le chasse-neige avait dégagé la route et qu’il n’avait pas reneigé. Du sanatorium au village, il y avait deux kilomètres en pente douce, un bout de chemin sans se presser, entre deux congères, sans jamais croiser âme qui vive ni le moindre véhicule. Ce n’était pas une jolie promenade.
À Kamenice, la neige n’était jamais blanche.
On y vivait comme dans un bocal. Sans aucun horizon. Joseph avait mis ses après-ski en fourrure achetés à Chamonix. Des chaussures pareilles, on n’en faisait plus aujourd’hui. Elles étaient inusables. Helena savait à qui il pensait en les regardant. À quoi bon le reprendre ? Elle l’attendait sur le pas de la porte, il se dépêchait de la rejoindre pour éviter que la chaleur s’enfuie. Il lui racontait une fois encore les promenades au lac Blanc ou dans les gorges de la Diosaz comme si c’était la première fois.
Longtemps, elle avait bataillé dès qu’il évoquait ses souvenirs de Paris, de Chamonix ou d’Alger, elle avait renoncé. Elle se disait qu’avec les années il finirait par cicatriser, ses blessures s’estomperaient, mais plus il en parlait, moins il guérissait. Elle s’était rendu compte qu’il y prenait du plaisir, plus fort que la tristesse et l’amertume. Ou comme ces alcools forts qui vous rendent malades et dont on ne peut se passer parce qu’ils vous tournent la tête et vous font oublier. À qui d’autre en aurait-il parlé ? On ne choisit pas ses souvenirs. On les étouffe ou on les chasse mais ils reviennent sans vous demander votre avis.
C’était son histoire aussi, que ça lui plaise ou non.
Après le dîner, lors des interminables soirées de l’hiver de Bohême, il restait devant la cheminée à fumoter sa pipe, un léger sourire aux lèvres, le regard perdu dans le mystère des flammes, dans l’extase d’un homme qui chantonne dans sa tête. Des fois, elle l’entendait marmonner, comprenait qu’il s’adressait à son père disparu.
Helena savait qu’elle ne devait pas le déranger.
Joseph vagabondait dans le musée de sa mémoire. Il s’attardait près du feu de camp sur la plage d’Alger, entendait une diabolique guitare manouche qui l’embarquait dans ses arpèges affolants ou un air d’accordéon, revoyait la piste tamisée des bains Padovani et le sourire chaloupé de Marcelin sur l’estrade d’une guinguette des bords de Marne où il tournait dans une valse interminable et, à chaque tour, c’était un nouveau visage heureux, une autre femme radieuse qu’il enlevait dans un tourbillon sans fin.
Il fermait les yeux, oscillait, perdait l’équilibre et emportait sa cavalière dans la ronde. Il faisait des efforts pour se rappeler les traits de Viviane, ne se souvenait que de ses maudits talons, de ses bouclettes élastiques, une réminiscence de mimosa, de Nelly et de son rire rauque, de ses yeux verts insolents, et le visage lancinant de Christine s’imposait, elle lui souriait, figée.
Et cette odeur d’orange tenace dont il ne savait plus d’où elle venait.
Joseph et Helena firent demi-tour dans le tournant qui débouchait sur la coopérative, remontèrent d’un pas tranquille. Des fois, ils se faisaient attraper par Jaroslav ou Barbara qui sortaient pour soigner et nourrir les bêtes, et ils étaient obligés d’aller boire deux trois verres de cet alcool de prune maison qui tuait les microbes mieux que n’importe quel médicament, de discuter encore et encore de ce temps de misère qui n’en finirait jamais.
Ce soir-là, aucune chance de les voir traîner dehors.
Que ce soit à Prague, à Brno ou partout dans le pays, il n’y aurait que des chats dans les rues, les restaurants seraient fermés, les spectacles feraient relâche. Les rares touristes à fréquenter la capitale se demanderaient quelle catastrophe mystérieuse avait vidé la ville. Inquiets et perdus, ils se réfugieraient dans leurs hôtels en quête de chaleur humaine mais personne ne répondrait à leurs appels.
Ce 13 mars 1966, la Tchécoslovaquie allait affronter l’URSS en finale du championnat du monde de hockey sur glace qui se disputait à Ljubljana en Yougoslavie. Les plus vernis regarderaient le match à la télévision, les autres, c’est-à-dire la quasi-totalité de la population, se regrouperaient autour d’un poste de radio pour suivre la retransmission. Bien sûr, ce n’était pas un match comme les autres. Si les Tchèques étaient des fous de hockey prêts à s’entre-tuer quand ils soutenaient leur équipe de club, l’équipe nationale, c’était sacré. Même pour les Slovaques qui étaient toujours de mauvaise foi.
Quand ils avaient mis une branlée à l’Allemagne de l’Est puis à la Pologne, les Tchèques avaient vécu quelques jours sur un gros cumulus. Par charité envers des pays frères, on n’avait fait que des commentaires sportifs, mais pour chacun ce fut un bonheur inouï et, comme l’avait observé Ludvik, une jouissance quasi sexuelle. Quand ils avaient battu les États-Unis puis le Canada de justesse, les Tchèques, pour la première fois depuis des lustres, avaient ressenti un trouble inconnu, beaucoup s’étaient interrogés sur cet étrange sentiment qui les poussait à se sentir marxistes en face des Américains. Les Tchèques n’avaient rien contre les Suédois, ils les avaient écrasés avec une détermination rageuse dans l’espoir d’affronter l’ogre russe en finale, de l’étriper, de lui crever les yeux encore vivant, de le saigner, le dépecer avec lenteur et délectation, le couper en mille morceaux avec un couteau mal aiguisé et le faire crever dans les pires douleurs.
Même si personne ne s’était mis d’accord sur ce programme alléchant, tout le monde en rêvait.
Joseph n’aimait pas le hockey, il s’en fichait royalement. D’habitude, il ne manifestait que du mépris pour ce sport de bûcherons dégénérés, pourtant il sentait monter en lui une palpitation inhabituelle, une excitation dont il aurait juré qu’elle lui était devenue étrangère. Il n’aurait raté ce match pour rien au monde. Il pressa le pas. Helena se fit distancer.
– Dépêche-toi, ma fille, on va rater le début !
– Quand on est ensemble, tu n’es pas obligé de parler en français.
– Pourquoi diable Karel n’a pas raclé ces marches ? râlait Joseph. On va avoir un accident.
Avec la semelle de ses après-ski, il donnait des coups de talon sur la glace qui les emprisonnait.
Une centaine de personnes s’entassaient dans la salle de repos du sanatorium, on avait écarté les tables sur le côté, mis les chaises en rangs d’oignons et des fauteuils au premier rang, face au poste de télévision. Le personnel, d’ordinaire si difficile à réunir, était là au grand complet, les membres de la coopérative aussi, le maire du village, l’instituteur, le secrétaire de cellule, avec femmes, enfants et amis, assis par terre. La plupart étaient debout et heureux d’être là, devant le seul poste de télévision accessible à des kilomètres à la ronde.
Quand Joseph apparut, Ludvik, assis sur une chaise au deuxième rang, lui lança :
– Joseph, j’ai eu le plus grand mal à te garder un fauteuil. Helena, viens là, à côté de moi.
Il lui désigna la place libre à sa droite. Elle lui déposa un baiser sur la bouche et elle adressa un salut à des amis dans la salle.
– Enfin, le grand soir est arrivé, dit Ludvik.
– Tu ne crois quand même pas que nous allons gagner ? répondit Helena.
– Bien sûr que si. On a une vraie chance.
– Dans tes rêves, oui. Ils jouent comme des dieux et nous comme des chèvres.
– Tu es défaitiste, Helena. Nous sommes les meilleurs.
– Après eux.
Joseph enleva son manteau, le secoua, renifla à plusieurs reprises.
– Vous êtes dans un sanatorium, bon sang, il est interdit de fumer ici.
– C’est fermé, il n’y a pas de malade, objecta Jaroslav.
– Je vous invite à regarder la télévision chez moi, il faut respecter le règlement.
– Cette télévision est la propriété du peuple tchèque, Joseph, comme toi et moi et tout ce qui est ici.
– Moi, je n’appartiens qu’à toi, dit Karel à Marta à voix haute.
Il déclencha les rires de l’assistance et des « Moi aussi » ; des « T’as pas de chance », et des blagues grivoises sur ce qu’il était encore possible d’acheter et de vendre.
– Moi aussi, dit Ludvik à Helena au creux de l’oreille.
– Tu es mon chéri, répondit-elle de la même façon, mais je ne t’appartiens pas.
Joseph s’assit dans le fauteuil, se pencha vers son voisin.
– Tu remarqueras, camarade secrétaire, que nos compatriotes sont indisciplinés. Je comptais sur ta présence pour les ramener à la raison.
– C’est un grand jour, Joseph, il faut savoir fermer les yeux.
Joseph sortit son paquet de Sparta et lui offrit une cigarette.
– On aérera après.
Les deux équipes venaient d’entrer sur la patinoire de Ljubljana, les joueurs faisaient des circonvolutions gracieuses pour se détendre et se préparer.
– Faut les tuer ! hurla une voix d’homme.
En cette soirée du dimanche 13 mars 1966, le pays était arrêté. Quatorze millions de Tchèques et de Slovaques, enfants compris, d’habitude si enclins à se déchirer pour leurs équipes de club, communiaient ensemble, réunis pour une fois dans un rêve partagé (foutre une trempe à l’équipe russe de hockey). Il faudrait un miracle, pensaient-ils tous en regardant leurs joueurs s’échauffer. Les rares communistes s’adressèrent à Karl Marx en personne, ils ne pouvaient rien demander à Lénine qui devait soutenir les siens. Les mécréants murmurèrent des prières secrètes à saint Venceslas, les croyants, plus nombreux, à sainte Agnès, on avait besoin d’un coup de main. Ce n’était pas gagné d’avance, ils avaient en face d’eux la meilleure équipe du monde, le meilleur entraîneur, l’ennemi bénéficiait de moyens illimités et de la confiance des champions toujours vainqueurs. Il lui manquait pourtant une chose : l’envie irrésistible de tuer son adversaire, attisée par une haine sourde, tapie, une envie exacerbée de revanche, oui, les joueurs tchèques étaient prêts à mourir comme des gladiateurs, à se sacrifier et à répandre leur sang sur la glace. Le ballet des joueurs n’en finissait pas. Joseph se tourna vers Ludvik :
– Qu’est-ce qu’ils attendent pour commencer ?
Soudain, le poste diffusa l’hymne tchèque, les joueurs s’immobilisèrent, les spectateurs du sanatorium se levèrent, gonflèrent la poitrine, reprirent en chœur la douce mélodie romantique : « Où est ma patrie ? L’eau ruisselle dans les prés… » Plusieurs avaient les larmes aux yeux, à la fin, ils pleuraient presque tous, ils reniflèrent, se séchèrent les yeux et s’assirent pour profiter de l’hymne martial de l’Union soviétique.
– On va les ratatiner ! lança Joseph.
– Ils vont se dépasser ! répondit Helena.
– Il faut combien pour gagner ? demanda Joseph.
– Un but d’avance, expliqua Ludvik.
Les deux équipes se faisaient face. Douze joueurs tête baissée, en équilibre sur la pointe de leurs patins, la crosse assurée dans les mains gantées, prêts à s’élancer, à rentrer dans le lard de l’adversaire, à l’écrabouiller, le réduire en poussière et lui faire regretter d’avoir osé les défier. La finale du championnat du monde allait commencer dans quelques secondes.
Tereza pénétra dans la salle, salua quelques personnes dans l’assistance, rejoignit Joseph et se pencha vers lui.
– Tu as un appel de Prague, le ministère de l’Intérieur.
– Pas maintenant, prends-le.
– C’est important, paraît-il, il ne veut parler qu’à toi. Il en a pour deux minutes.
Joseph se leva avec peine et suivit Tereza dans son bureau en maugréant.
– Ils le font exprès, j’en suis sûr.
Il prit le combiné. Tereza le fixait, inquiète.
– Docteur Kaplan, j’écoute.
– Bonsoir, professeur, colonel Lorenc, de la Sécurité intérieure.
– Excusez-moi, mais qu’est-ce que vous faites à Prague ? Vous n’avez pas de radio ? Pas de télévision ? Ce n’est pas le moment.
– De quoi parlez-vous ?
– Du match !
– Quel match ? Ah oui, aucune importance. Je vous appelle parce que demain, vous recevrez un malade particulier que vous prendrez en charge.
– Nous ne sommes pas prêts, le sanatorium n’ouvre que dans un mois, on est encore en travaux et avec le gel, on a pris du retard.
– Vous vous débrouillerez. C’est un ordre du président, il vous apprécie beaucoup. Il s’agit d’une personnalité étrangère qui a de graves problèmes de santé, on nous a confirmé que vous étiez notre meilleur spécialiste. Il faut le sauver, absolument. Pour des raisons de sécurité et de confidentialité, vous fonctionnerez avec un personnel réduit au minimum.
– C’est impossible, les malades vont arriver à la mi-avril.
– Ce sera votre priorité absolue, votre seul et unique patient. Les autres seront envoyés ailleurs.
– Ce sont des gens que j’accompagne depuis des années, je ne peux pas les abandonner… et si je n’ai qu’un malade, je ne pourrai pas tenir mes objectifs.
– Vous en êtes dispensé. On avisera le ministre de la Santé publique. Vous allez soigner un camarade uruguayen qui est très malade.
– Quoi ? Je ne parle pas espagnol et personne ici…
– Il parle couramment le français. Comme vous. Comprenez bien, c’est une mission d’importance nationale, vous devez réussir, nous savons que nous pouvons avoir confiance en vous, l’officier accompagnateur vous donnera vos instructions. Inutile de préciser que cette affaire doit rester secrète.
Sept à un !
Quand fut sifflée la fin du match, il y eut un silence accablé, vingt ou trente secondes de prostration pour sortir du cauchemar. Hagards, englués et salis, les Tchèques supportaient le poids millénaire des vaincus. Ludvik fut le premier à secouer cette torpeur, demanda comment on disait « branlée » en russe. Ceux qui connaissaient la traduction n’eurent pas le cœur de répondre. Après cette défaite humiliante, beaucoup partirent les épaules basses. Certains restèrent. Ensemble, la déroute paraissait moins amère, ils eurent une discussion molle et désabusée sur ce qu’aurait pu être la bonne stratégie. Que dire de cette partie effroyable ? Y avait-il même une stratégie possible ? On aurait dû se battre comme des héros, on avait été simplement banals. Les Russes s’étaient amusés comme un chat avec une souris. Pouvait-on jouer autrement ? Faire circuler le palet ? Avoir une ligne d’arrière infranchissable plutôt que ces glands figés et satisfaits d’être seconds ? N’avions-nous pas été trop respectueux de ce redoutable adversaire ?
– Il aurait fallu les bourriner, à la slovaque, leur écraser les chevilles, leur dézinguer les genoux, les coudes dans le pif, le croche-patte vicieux et viser les couilles.
– Non, là, Jaroslav, je ne suis pas d’accord, on ne doit pas s’abaisser à jouer comme eux, nous autres Tchèques sommes de vrais sportifs, des artistes du palet et de la glisse.
– Alors, on est foutus, on perdra toujours.
Bien sûr, l’arbitre était un vendu, il n’avait sanctionné aucune de leurs fautes innombrables, leur antijeu systématique, il avait infligé des exclusions injustifiées et des pénalités pour des hors-jeu imaginaires. Bref, un match contre les Russes.
Joseph restait perdu dans ses pensées. Il avait raté les deux premières périodes, était revenu au début de la troisième, avait fixé l’écran noir et blanc où s’agitaient des ombres, sans suivre le match, repensant à la conversation avec le colonel, à son ton à la fois doucereux et comminatoire. La Sécurité intérieure : ces deux mots produisaient toujours une peur panique et archaïque. La dernière fois qu’il avait eu affaire à eux remontait à la disparition de Pavel. Il avait été interrogé longuement. Il aurait pu être arrêté pour avoir été son meilleur ami et finir dans un camp. Joseph n’ignorait rien de la sinistre réputation de la police politique et de sa puissance exorbitante. Elle était au-dessus des lois, elle avait les siennes que personne ne connaissait, n’avait de comptes à rendre à aucun ministre, à aucun juge. Elle décidait quelle sanction il fallait prononcer, qui serait pendu ou emprisonné. On ignorait sur quels critères elle agissait, qui en faisait partie ou non, elle était nulle part et partout. Joseph savait que la Sécurité intérieure était dirigée en sous-main par le KGB. Il n’y avait donc rien à dire. Juste se taire et espérer survivre.
Il se leva, s’étira et essaya d’accrocher les conversations alentour.
– C’était bien ? demanda-t-il à Helena.
– Arrête, ça a été une catastrophe.
– Contre les Russes, c’est perdu d’avance. On ne devrait jouer que les matchs qu’on est sûrs de gagner.
Helena dormait contre Ludvik, blottie nue contre son dos. Le réveil sonna, Ludvik l’arrêta aussitôt, il alluma la lampe de chevet, se passa les mains sur le visage pour se réveiller.
– Quelle heure est-il ? marmonna Helena.
– Quatre heures et quart. Tu as dormi ?
– Je ne sais pas. Il fait froid.
Il chercha sa chemise, elle était en boule sur la chaise, il se leva avec peine. Helena essaya de le retenir, ne put l’attraper et remonta la couverture. Il s’habillait déjà. Elle se redressa.
– Pourquoi si tôt ?
– Vaclav vient me chercher. Notre train part à six heures de Pardubice.
– Tu reviens quand ?
– Pas avant l’été. J’ai tellement de travail au journal. Tu viens à Prague ?
– Je veux me présenter à l’Académie du cinéma. Je vais préparer le dossier d’admission. Éteins la lumière, j’ai sommeil.
– Tu ferais bien de retourner dans ta chambre avant qu’ils se réveillent.
– Oh, ils s’en fichent.
Ce fut à la fin d’une journée brumeuse et au froid mordant, que l’homme arriva. Le malade reposait à l’arrière d’une ambulance militaire précédée d’une somptueuse Zil 111 noire qui brillait comme un miroir. Dans la région, personne n’avait jamais vu de voiture pareille. Elle n’avait rien à envier aux plus belles américaines. Helena guettait depuis le matin et prévint immédiatement Joseph. Il accueillit les arrivants au bas des marches que Karel avait nettoyées. Un homme blond et imberbe, d’un âge indéfinissable entre trente et cinquante, en costume gris, descendit de la Zil en tenant un cartable.
– Lieutenant Emil Sourek, j’accompagne le malade.
Il parlait lentement et d’une voix de basse.
– Qui sont tous ces gens ?
– Le personnel du sanatorium et les ouvriers qui refont les cuisines.
– On vous avait prévenu, professeur Kaplan. Nous avons besoin de très peu de monde.
Sourek se tourna vers ceux qui attendaient sur le perron, accoudés aux fenêtres ou disséminés sur les marches :
– Écoutez-moi tous. Je suis le lieutenant Sourek, de la Sécurité intérieure – il détachait chaque syllabe, faisait attendre la suivante comme s’il pesait chaque mot. C’est moi qu’il faut regarder, pas la voiture. Nous avons un malade particulier, il a besoin de calme. Le sanatorium est réquisitionné, je compte sur votre totale discrétion. Seuls quelques-uns d’entre vous vont rester. Les autres vont retourner chez eux. Ne vous faites aucun souci, vous serez payés normalement. Les ouvriers reviendront plus tard, on vous préviendra. Y a-t-il une question ?
Il attendit trois secondes, pivota sur lui-même, scrutant chaque visage,
– C’est dommage, il n’y a jamais de questions.
Il semblait triste du mutisme général, il s’arrêta sur Joseph.
– De qui avez-vous absolument besoin pour le soigner ?
Pris de court, Joseph réfléchit.
– Du docteur Kautzner, de Léa, mon infirmière-chef, de Marta, de Karel, de…
Sourek ouvrit sa sacoche, en sortit une liasse de papiers qu’il consulta avec attention.
– Kautzner ? … Non, lui ce n’est pas possible, Léa comment ?
– Léa ? … Konrad.
– Ce n’est pas possible, non plus.
– J’insiste, ma compagne nous aidera, ma fille aussi mais elles ne sont pas infirmières.
Sourek compulsa une autre feuille.
– Et mademoiselle Zak ? Elle est très bien.
– Elle débute, s’il y a un problème, j’ai besoin de Léa.
Ils négocièrent un moment. Finalement, Joseph fut obligé de se débrouiller avec deux personnes : Léa comme assistante et Marta en cuisine.
– Les autres, rentrez chez vous. Tout de suite. Ne vous inquiétez pas, docteur, tout va bien se passer, sinon, on fera appel à une aide du ministère.
Une fois qu’ils furent tous partis, les deux chauffeurs firent glisser la civière. L’homme d’une quarantaine d’années avait le visage émacié, un nez court, des arcades sourcilières protubérantes, une couronne de cheveux, des yeux clos cernés, emmitouflé jusqu’au menton dans une couverture de laine jaune. Joseph lui prit le pouls en regardant sa montre, posa sa main sur son front, l’homme entrouvrit les yeux quelques secondes.
Joseph avait fait préparer la chambre d’angle à côté de son bureau. Elle était la plus spacieuse et bénéficiait d’un cabinet de toilette. Aussitôt après avoir déposé le malade sur son lit, les chauffeurs repartirent dans leurs véhicules respectifs. Un autre homme avec une parka en cuir accompagnait Sourek. Trapu, le teint mat, les cheveux ondulés, il ne se présenta pas, il parlait uniquement à l’oreille de Sourek et s’installa d’office dans la chambre attenante. Sourek expliqua qu’il fallait laisser en permanence la porte ouverte pour qu’il puisse garder un œil sur le malade. C’était son garde du corps. Joseph trouvait cela curieux, ridicule même, il ne craignait rien ici, Sourek était d’accord mais il n’y pouvait rien. Quand Joseph voulut examiner le malade, il ferma la porte de communication, l’homme la rouvrit aussitôt, se planta dans l’entrebâillement et le fixa d’un air impassible. Joseph demanda à Sourek d’intervenir, il lui était impossible de soigner quelqu’un avec une surveillance dans le dos ; si on n’avait pas confiance en lui, il ne pourrait rien faire.
– Il me faut aussi son dossier médical.
– Quel dossier médical ? On n’en a pas. Il est arrivé chez nous il y a une semaine, on ne savait pas qu’il était malade. Quand son état s’est aggravé, on vous a contacté.
Sourek alla trouver le garde du corps. Ils se parlèrent à l’oreille en mettant la main devant leur bouche, l’homme fit non de la tête, Sourek dut insister, Joseph entendit sa voix qui s’emballait, l’homme finit par obtempérer. Avant de fermer la porte, il sortit de sa parka un pistolet automatique qui ressemblait à un Mauser et le posa, bien en vue, sur la table de nuit sans quitter Joseph du regard.
Joseph examina le malade, palpa la base de son cou. Il dormait en ronflant légèrement et sifflait en expirant. Il ouvrit les yeux, resta quelques instants en suspension, il paraissait épuisé. Un faible sourire apparut, ses paupières tombaient.
– Vous comprenez le français, je crois, ne vous inquiétez pas, on va vous soigner.
L’homme acquiesça d’un imperceptible mouvement de tête et replongea dans sa torpeur. Joseph posa la paume sur son front, fronça les sourcils. Léa l’aida à le déshabiller, prit sa température, il avait 39,5 et une tension artérielle basse. Il était d’une extrême maigreur, à peine cinquante kilos pour environ un mètre soixante-quinze, ses côtes et ses os saillants, une peau claire, des traces de blessures anciennes sur le corps, une cicatrice sur le dos de la main gauche, une longue estafilade sur la cuisse droite. Le souffle court, il respirait avec difficulté et des tremblements intermittents le faisaient frissonner. Joseph l’ausculta méticuleusement. Aidé par Léa, il le redressa avec difficulté. L’homme essaya de soulager son poids en prenant appui sur ses talons. Joseph écouta longuement ses battements cardiaques et le murmure respiratoire. Il lui attrapa le pied, le rabattit sur sa cuisse ; quand Joseph voulut porter sa main droite vers son épaule gauche, le patient gémit, le mouvement lui arracha un cri de douleur.
– Je pense qu’il a un méchant palu.
– Vous croyez, docteur ? s’étonna Léa.
– Ça fait des années que je n’en ai pas vu d’aussi avancé.
L’homme ouvrit les yeux.
– Vous avez mal à la tête ?… Vous m’entendez, monsieur ?
– Oui, répondit-il d’une voix imperceptible.
– Et des vertiges ? Vous avez des vertiges ?
– Oh oui… j’ai… la malaria.
– Est-ce que vous savez où vous avez été contaminé ?
Il s’était rendormi.
– Léa, vous lui faites une prise de sang et on le met sous perfusion. Il nous reste de la quinine ?
– Pas beaucoup.
– Donnez-lui la dose maximale. Il faut en demander à Prague et de la chloroquine surtout. Ils doivent nous en envoyer de toute urgence. En plus, il a quelque chose aux poumons.
Léa lui montra les doigts jaunes de nicotine.
– J’ai vu.
À cette heure tardive, la Pharmacie centrale des hôpitaux était fermée, le temps était compté. Joseph demanda à Sourek d’intervenir. Il s’enferma dans le bureau de Joseph, donna deux coups de téléphone et le rejoignit dans son laboratoire.
– On sera livrés demain. Pour la chloroquine, il faudra attendre un ou deux jours, on la reçoit de l’étranger.
– Vous savez où il a attrapé ce palu ?
– C’est important pour le soigner ?
– Cela fera gagner du temps. On a des traitements et des dosages différents suivant les types de moustiques.
– Je vais me renseigner. Vous pouvez le vacciner ?
– Malheureusement non, il n’y a pas de vaccin contre le palu.
– J’ai entendu dire qu’il arrivait d’Afrique, du Congo je crois, surtout ne le répétez pas.
– À qui voulez-vous que je le répète ? Il s’appelle comment, notre inconnu ?
– Ramon.
Un naufrage. À l’époque, il n’avait pas trouvé d’autre mot.
Après deux mandats consécutifs de député, Joseph n’avait pas souhaité se représenter aux élections, il en avait eu assez de se poser des questions sans réponse sur son idéal en perdition, de se demander pourquoi et comment tout était parti de travers. Au responsable du Parti qui s’en étonnait et assimilait son départ à une désertion, il avait dit : « Il faut laisser la place aux jeunes. » Il avait cru que c’était une bonne excuse, il s’était vite rendu compte que c’était le plus mauvais des arguments, il était un des plus jeunes de l’Assemblée et le premier à renoncer volontairement à un poste si avantageux. À la demande du ministre de la Santé publique, Joseph avait participé à un ambitieux programme de lutte contre la silicose et la tuberculose qui faisaient des ravages chez les mineurs de fond et s’était fait nommer directeur de ce sanatorium flambant neuf du nord de la Bohême. Le plus difficile avait été de convaincre Tereza de l’accompagner. Quand ils étaient allés visiter le chantier, trois heures d’une route interminable, elle avait trouvé la région sinistre et loin de tout.
– On sera heureux ici, loin de tous.
Joseph lui avait expliqué son malaise, avec elle il pouvait parler sans peur. Il ne voulait plus dissimuler ses opinions et soutenir qu’ils vivaient dans une démocratie parfaite, que tous les problèmes étaient en passe d’être résolus quand la situation n’avait jamais été pire. Il ne supportait plus l’optimisme gluant de ce catéchisme socialiste qui les ensevelissait dans une tombe collective. Intolérables aussi la foi obligatoire en un avenir radieux, l’interdiction d’émettre le moindre doute pour ne pas passer pour un traître et le devoir de s’extasier sur les réussites d’un régime dont il ne voyait que les échecs. Joseph n’avait ni la force de résister, ni le courage de fuir à l’étranger. Juste besoin de s’éloigner et de faire son métier.
Une question de survie.
Tereza était prête à abandonner son poste d’enseignante mais elle refusait de quitter Prague pour émigrer dans ce trou perdu. Elle, au contraire, avait besoin de vie, d’agitation, de sorties, d’amies, pas encore l’âge de prendre sa retraite à la campagne.
Joseph voyait approcher avec appréhension l’ouverture du sanatorium et reculait sans cesse sa décision. Quand il la regardait, il se disait qu’il n’arriverait pas à vivre sans elle, le lendemain, tant pis, elle exagérait, après tout, Prague n’était qu’à deux cents kilomètres. Il avait beau lui peindre le projet sous les plus belles couleurs : là-bas ils vivraient tranquilles, les paysans se fichaient de la politique, Ludvik aimait faire du sport, Helena adorait la nature et pourrait avoir des animaux, les enfants auraient chacun leur chambre, ils profiteraient du grand air et auraient aussi un bon lycée, Tereza refusait d’en entendre parler. Elle devait penser que Joseph renoncerait et fut surprise lorsqu’il lui annonça son départ. Il avait inscrit Helena à l’école pour la prochaine rentrée mais il ne voulait pas qu’ils se séparent.
Le soir, quand Tereza lui apprit que Joseph et Helena s’installaient à Kamenice, Ludvik, du haut de ses quatorze ans, se révolta.
– Quand on se quitte, c’est qu’on ne s’aime plus, lança-t-il à sa mère. Je croyais qu’on formait une vraie famille. Tu m’as toujours dit d’écouter Joseph comme si c’était mon père, et maintenant, je dois le perdre aussi ? Alors, cela ne voulait rien dire ? Helena est comme ma sœur et je ne vais plus la voir, je ne comprends rien. Tu aurais dû me demander mon avis avant de décider. Je ne compte pas ? Ce que je pense n’a aucune importance ? Moi aussi j’aime la campagne. Je ne veux pas qu’on reste juste tous les deux.
Au mois de juillet 1960, Joseph, Tereza et les enfants emménagèrent dans le grand appartement de fonction du sanatorium. Joseph n’avait pas tort, la vie y était plus paisible qu’à Prague, ici on se préoccupait seulement du ciel, des bêtes et des récoltes. Tereza n’avait pas tort non plus, l’hiver durait six mois et on ne parlait que d’agriculture, elle s’y ennuyait. Joseph la fit embaucher comme responsable administrative, elle n’y connaissait rien mais elle se débrouillait et personne ne s’en rendit compte. Elle se disait qu’avec le temps, elle s’y ferait ; le principal, se répétait-elle chaque jour, c’est d’être tous ensemble.
En ce mois de mars 66, cela faisait près de quinze ans que Pavel s’était volatisé. Tereza n’avait jamais reçu aucune nouvelle. Longtemps elle était restée aux aguets, certaine de recevoir un jour un signe de lui ou une information. S’il avait réussi à se sauver, il aurait trouvé le moyen de lui faire passer un message : je suis vivant, à Londres, à Paris ou ailleurs, je vais bien et je pense à vous. Mais rien. Elle pensait maintenant que ce silence n’avait qu’une explication : Pavel était mort, sinon, elle en était sûre, il se serait manifesté d’une manière ou d’une autre. À présent cela n’avait plus beaucoup d’importance, mort ou vivant, cela revenait au même. La vie avait continué, sans lui. Il était là, pourtant, à la première place dans le cimetière de sa mémoire, aux côtés de son père emporté par une crise cardiaque et de son frère tué pendant la guerre et dont on n’avait jamais retrouvé le corps.
Parce que Ludvik et Helena avaient besoin de pulls pour affronter l’hiver glacial de Bohême, elle s’était remise au tricot ; ici, aucune difficulté pour se procurer de la laine. Elle excellait dans l’entrelacement des mailles et des couleurs et tricotait ses torsades à la mode irlandaise qui lui valurent le respect des femmes de la région. Son seul regret était de n’avoir jamais trouvé les mots pour convaincre Helena de se mettre au tricot.
– C’est une activité rétrograde, avait-elle lancé, je tricoterai quand les hommes s’y mettront !
Joseph non plus n’avait eu aucune nouvelle de Christine. Lui ne s’attendait pas à en recevoir. Ses démarches s’étaient fracassées contre le mur infranchissable des conventions internationales. Il ne lui en voulait plus de s’être sauvée, peut-être à sa place aurait-il fait comme elle, il s’en voulait surtout de sa naïveté, d’avoir cru qu’on pouvait construire un bonheur, le fabriquer comme un meuble de cuisine. Un soir, mais il avait trop bu (et l’alcool de prune encourage les accès de lucidité), il eut une sorte de révélation, il imagina un parallèle entre son destin et celui de son pays, le même espoir forcé, les mêmes rêves insensés et massacrés, ou était-ce une simple coïncidence ?
Depuis la fuite de Christine en 56, Helena n’avait jamais évoqué sa mère, ne serait-ce qu’une seule fois. Elle n’avait jamais posé la moindre question à Joseph, la réponse à : Pourquoi ? qui avait tant obsédé son père ne l’avait pas effleurée ou elle n’en avait rien laissé paraître. Lui, il aurait aimé en discuter avec elle ; il se disait, elle est trop jeune, plus tard, quand elle sera grande, je lui raconterai, je ne lui cacherai rien, elle saura tout. Mais les années passaient, maintenant Helena avait presque dix-huit ans et il attendait toujours qu’elle aborde ce sujet douloureux mais elle avait réglé le problème depuis longtemps déjà.
Il y avait dans l’année un mauvais jour, le 16 décembre. Joseph ne pouvait pas ne pas y penser. C’était l’anniversaire de Martin, il va avoir quinze ans, non seize ans… Le malaise revenait, pernicieux ; une ou deux semaines avant, il se sentait envahir par une vieille colère, lui d’habitude si affable devenait cassant, son agressivité augmentait au fur et à mesure qu’on se rapprochait de la date fatidique. Ce soir-là, on ne faisait pas la fête, il posait juste une assiette sur la table entre lui et Helena, sans le moindre commentaire, rien qu’une place entre eux pour se dire, on ne l’oublie pas, il est toujours avec nous. Joseph aimait à penser que son fils se souvenait de lui, de sa vie à Prague et qu’il la regrettait comme il regrettait de ne plus voir son père et sa sœur. Il se doutait de l’explication que Christine avait pu lui donner, et chaque année, comme un poison, un flot de haine le submergeait.
Une année pourtant, c’était le 16 décembre 59, Helena, qui avait alors onze ans, avait demandé :
– Est-ce qu’on le reverra un jour, Martin ?
– Bien sûr, ma chérie.
– Tu crois vraiment ?
– Un jour, nous serons tous réunis.
Et puis, lors du réveillon 57, Joseph avait invité Tereza à danser une valse.
– Tu te souviens quand on était jeunes ?
– Tu parles si je m’en souviens, c’est comme si c’était hier.
– Tu danses drôlement bien.
– Toi aussi.
Tereza était une femme pragmatique, avec la tête sur les épaules, elle aimait sincèrement Joseph mais pas au point de s’enterrer vivante avec lui au milieu de nulle part. Elle avait tant insisté que Joseph avait conservé son appartement pragois, elle faisait de nombreux allers-retours en train, incapable de supporter longtemps les hivers interminables et les étés romantiques de Kamenice. Joseph prétextait que ses absences nuisaient au bon fonctionnement du sanatorium.
– Il faut me prendre comme je suis et ne pas trop m’en demander, Joseph. Déjà avec Pavel, je ne supportais pas de rester à Sofia. J’ai besoin de respirer, Prague c’est ma vie.
En 63, quand Ludvik obtint son baccalauréat, il s’inscrivit au département de journalisme de l’université des lettres. Il s’installa dans l’appartement et Tereza fut obligée d’augmenter la fréquence de ses séjours dans la capitale.
– Je ne vais quand même pas abandonner mon fils.
Joseph mit du temps à s’habituer à cette existence à éclipses, il y trouva aussi un avantage, cela lui permettait d’avoir sa fille pour lui seul. Quand ils se retrouvaient à dîner tous les deux dans la grande salle à manger, ils savouraient ces tête-à-tête, les repas duraient deux heures.
– Cela ne te dérange pas, toi, que Ludvik soit parti ?
– Il fait ses études.
– Vous ne vous voyez plus beaucoup.
– Si, pendant les vacances.
– Tu ne veux pas retourner à Prague ?
– Oh non, il y a trop d’agitation.
– Je pensais que vous aviez fait des projets.
– Joseph, les filles aujourd’hui ne croient plus au prince charmant. J’ai envie de travailler, de profiter de la vie, pas de fonder une famille.
– Et tu veux faire quoi ? Tu y as réfléchi ? Quand on en avait parlé, tu pensais te présenter à l’Académie du cinéma de Prague ?
– J’hésite. Ça dure quatre ans ! C’est long.
– Quand on a vu Les Amours d’une blonde, tu as dit que c’était la mise en scène qui t’intéressait. C’est une bonne idée. Je t’aiderai.
– Ce dont je rêve aussi, tu vois, c’est d’être comédienne… Qu’est-ce que j’ai dit, Joseph ? Hein ? Pourquoi tu me regardes comme ça ?
– Comment va Ramon ? demandait Sourek, toujours inquiet, trois ou quatre fois par jour.
Ramon Benitez Fernandez resta une semaine entre la vie et la mort, avec une forte fièvre stationnaire. Par moments il claquait des dents, se recroquevillait dans son lit, voulait enlever la perfusion. La nuit, il avait des quintes de toux effrayantes qui le soulevaient du lit et le laissaient pantelant comme un boxeur tabassé. Il fallait parer au plus pressé, lui permettre de respirer. Des piqûres de corticoïdes vinrent à bout des crises d’asthme et l’administration de quinine en intraveineuses de sa fièvre.
La mesure de la parasitémie par frottis sanguin ramena Joseph vingt-cinq ans en arrière, il retrouva immédiatement les gestes pratiqués si souvent à Alger. Les résultats de l’analyse montraient une densité parasitaire anormalement élevée, probablement une surinfection due au Falciparum, un moustique très actif en Afrique centrale, résistant à la quinine qui faisait des ravages et pour lequel il n’existait pas de prémunition naturelle. Mais sans chloroquine, Joseph ne disposait d’aucun traitement efficace. Pour des raisons inconnues, il fallut attendre sept journées interminables, Sourek relançait sans cesse le directeur de la Pharmacie centrale, même les menaces n’y pouvaient rien : le produit venait de Suisse.
– Vous comprenez, professeur, expliqua-t-il à Joseph, on ne l’utilise pas dans notre pays. Il n’y a pas de paludisme chez nous.
Sourek passa d’autres coups de téléphone et le médicament arriva par la valise diplomatique. Joseph voulut contacter l’Institut Pasteur pour connaître les dernières préconisations sur ce traitement et sur la nouvelle doxycycline dont il ne savait rien, peut-être aussi pour parler avec Sergent ou un autre des médecins qu’il avait connus. Sourek répercuta la demande à Prague, une autre journée perdue : « Réponse négative : nous devons être capables de nous débrouiller seuls. » Joseph insista, Sourek fut cassant : « Inutile de discuter ! »
Malgré un électrocardiogramme de contrôle peu convaincant, Joseph prit le risque d’employer la chloroquine à la dose maximale. En deux jours elle vint à bout de l’accès paludéen.
Joseph organisa une garde permanente : Léa, Tereza et Helena se relayaient à son chevet toutes les deux heures, quand il le pouvait Joseph prenait son tour.
Ramon émergeait peu à peu. Sourek s’adressait à lui et à son garde du corps dans un espagnol hésitant. Joseph, Tereza et Helena communiquaient en français, Ramon le parlait couramment, Léa pas du tout. Ils passaient beaucoup de temps à se traduire les uns les autres. Quand ils oubliaient, ce qui arrivait souvent, Sourek répétait, fébrile et énervé : « Qu’est-ce qu’il a dit ? »
Très vite, Ramon voulut se lever. Joseph trouvait que ce n’était pas prudent.
– Je ne peux pas rester au lit, c’est plus fort que moi.
– Qu’est-ce qu’il a dit ?
Il vacillait sur ses jambes, on le fit asseoir dans le fauteuil près de la fenêtre. Marta lui prépara une purée de pommes de terre à sa façon, avec des oignons émincés. Ramon essaya de porter une bouchée à ses lèvres, sa main tremblait, il en renversa. Léa s’assit à côté, lui prit la fourchette, lui essuya la bouche avec une serviette qu’elle voulut lui attacher autour du cou.
– Arrêtez, je ne suis pas un enfant ! lança-t-il.
Léa ne parlait que le tchèque et elle continua. Il recula vivement la tête avec une grimace. Helena s’approcha, posa la main sur l’épaule de Léa.
– Laisse, je vais m’en occuper.
Elle s’assit à sa place, prit un peu de purée, avança la main. Il gardait la bouche fermée.
– Il faut vous nourrir, reprendre des forces, après vous le ferez seul, dit-elle en français.
Il la fixa longuement, comme s’il la découvrait, hésita un instant et ouvrit la bouche. Il mangea lentement, avala avec peine, reprit son souffle. Après la cinquième bouchée, il secoua la tête, épuisé.
– N’insiste pas, dit Joseph. Reposez-vous, monsieur. On est trop nombreux dans cette pièce, tout le monde dehors. Léa, tu te chargeras des soins, on se partagera la garde avec Tereza et Helena.
Ramon fit signe à Joseph d’approcher.
– Je veux marcher, lui dit-il à l’oreille.
– Vous n’êtes pas en état. Il vaut mieux attendre.
Il fit non de la tête, s’arc-bouta sur ses coudes et réussit à se soulever. Joseph d’un côté, son garde du corps de l’autre, il fit quelques pas dans le couloir, les bras écartés, ils le portaient plus qu’il ne marchait. Ramon s’arrêta, anéanti par l’effort, haletant, les repoussa sans ménagement et revint à sa chambre en titubant, on avait l’impression qu’il allait s’écrouler, le garde du corps le suivait les mains en avant, prêt à le rattraper, il s’effondra sur son lit.
Avec son unique malade, Joseph aurait pu rattraper son retard, lire les numéros de La Revue du praticien tchécoslovaque qui s’empilaient, ranger son bureau et mille autres choses encore qu’il n’avait jamais le temps de faire, mais il était aussi occupé que si le sanatorium avait été plein. Sourek l’accaparait pour la rédaction de son rapport quotidien, il y apportait un soin tatillon et réclamait sans cesse des précisions.
– À Prague, ils adorent les détails. Je ne peux pas me contenter de dire qu’il va mal, je dois expliquer l’évolution de la maladie, ce que vous faites, les difficultés que vous rencontrez et votre pronostic.
– Lieutenant, vous ne me demandez pas de trahir le secret médical ?
– C’est la Sécurité intérieure qui vous l’a confié, vous comprenez ? Vous êtes en service commandé. Notre vie n’a aucune importance quand l’intérêt supérieur du pays est en jeu. Et puis, quelle importance, nous n’intervenons pas dans le traitement, on vous demande juste de le soigner et de nous dire ce qu’il a.
Joseph savait qu’il ne pourrait y échapper, seuls les morts sont à l’abri. Il donna les noms des maladies, des microbes, des bactéries, précisa les analyses auxquelles il procédait chaque jour, leurs résultats et les conclusions qu’il en tirait. Sourek notait.
– Doucement, docteur… Vous pouvez m’épeler « hypoglycémie » ?
Quand Joseph aborda la question de la pénurie médicamenteuse, Sourek leva la tête, cessa d’écrire.
– Est-ce vraiment important ?
– Le traitement prend du retard parce que la Pharmacie centrale n’a aucun stock et seulement de vieux médicaments à nous proposer. Pour les gens importants, elle s’approvisionne en Suisse et en Autriche, on doit faire venir l’isoprénaline d’Angleterre et la doxycycline est un antibiotique américain.
– Je ne peux pas écrire ça !
– Vous voulez qu’il vive ou qu’il meure ?
– Doxycycline, combien de y ?
La première fois, Sourek lui donna son rapport à corriger, il y avait tellement de termes médicaux qu’il n’arrivait pas à se relire et craignait d’avoir commis des erreurs.
Joseph se mit en colère quand, au dîner, Tereza et Helena lui apprirent qu’il les avait pressées de questions et menacées. Il exigeait qu’elles servent d’informateurs.
Joseph se rendit dans la chambre de Sourek et entra sans frapper.
– Laissez ma femme et ma fille en dehors de tout cela ! Elles me donnent un coup de main parce que vous m’avez privé de mon équipe médicale.
– Mon rapport doit refléter la réalité. Je rapporterai votre mauvais état d’esprit.
Ramon était un sujet d’étonnement, voire de stupéfaction pour Joseph. Jamais de toute sa carrière, il n’avait vu un malade aussi atteint, à la limite du coma ou de la syncope, se dresser comme un automate, ignorer à ce point sa fatigue, comme si son corps et son esprit étaient dissociés. N’importe quel être humain serait resté écrasé au fond de son lit, à cultiver cette parcelle d’énergie qui l’animait encore, lui il s’en fichait et n’écoutait personne.
Joseph entra dans sa chambre, Tereza avait assuré la dernière garde de nuit.
– Par moments, il délire, dit-elle à voix basse. Il a beaucoup de fièvre.
Joseph lui posa une main sur le front et lui prit le pouls, Ramon ouvrit un œil.
– Alors toubib, comment ça va aujourd’hui ? fit Ramon.
– C’est à vous qu’il faut demander ça, vous avez l’air fatigué ce matin. C’est la chloroquine, je vous ai administré une dose d’éléphant.
Joseph attrapa son stéthoscope, logea les embouts dans ses oreilles et posa la membrane du pavillon sur sa poitrine. Il ferma les yeux pour se concentrer, déplaça lentement l’appareil, écouta les bruits ventilatoires.
– Il y a quelque chose que je dois vérifier. On va vous transporter à l’hôpital de Pardubice, on n’a pas le matériel ici. Eux, ils ont une très bonne installation de radiodiagnostic avec un amplificateur de brillance dernier cri. On fera une radio et après on sera fixés.
Ramon poussa un soupir.
– Mes poumons ne sont pas très beaux, j’ai un vieux point de tuberculose.
– C’est ce que je veux examiner. Ça se soigne.
– Il n’y a rien à faire. Ne vous acharnez pas, toubib, je ne veux pas servir de cobaye.
Ramon dormait, le souffle court et la poitrine en peine. Assise sur la chaise en face du lit, Helena lisait à la lumière d’une lampe posée sur la table de chevet. Le silence de la nuit régnait dans le sanatorium. Ramon ouvrit un œil, la regarda lire un moment. Peut-être fut-ce l’arrêt de son ronflement qui fit lever la tête à Helena. Il lui sourit faiblement.
– Comment vous sentez-vous ? demanda-t-elle.
– Il y a eu des jours meilleurs.
– Vous voulez boire ?
– Je veux bien.
Elle versa de l’eau dans le verre, l’aida à boire, il posa sa main sur la sienne.
– Vous avez la main brûlante. Vous avez encore de la fièvre.
– Vous vous appelez comment ?
– Je suis Helena, la fille du docteur Kaplan.
– Vous êtes infirmière ?
– Non, mais à force, je m’y connais, je lui donne un coup de main.
Elle se rassit, il ferma les yeux, elle reprit son livre.
– Vous lisez quoi ?
Elle lut de sa voix un peu grave :
– « Je meurs enfin, et pour n’espérer jamais aucun bon succès, ni dans la vie, ni dans la mort, je m’obstinerai et resterai ferme en ma pensée ; je dirai qu’on a toujours raison de bien aimer, et que l’âme la plus libre est celle qui est le plus esclave de la tyrannie de l’amour ; je dirai que celle qui fut toujours mon ennemie a l’âme aussi belle que le corps, que son indifférence naît de ma faute, et que c’est par les maux qu’il nous fait qu’Amour maintient en paix son empire… »
– Oh, Don Quichotte…, cela fait si longtemps, continuez, c’est tellement beau.
– « Toi qui fais voir, par tant de traitements cruels, la raison qui m’oblige à traiter de même la vie qui me lasse et que j’abhorre ; puisque cette profonde blessure de mon cœur te donne d’éclatantes preuves de la joie qu’il sent à s’offrir aux coups de ta rigueur, si, par bonheur, tu me reconnais digne que le pur ciel de tes beaux yeux soit troublé par la mort, n’en fais rien2… »
Elle leva les yeux, Ramon dormait, apaisé, elle continua sa lecture pour elle.
Ce Ramon était aussi un cas d’école, un de ces patients dont les professeurs raffolent pour coller leurs étudiants. Joseph ne se souvenait pas avoir croisé un malade qui collectionnait autant de pathologies. Son analyse de sang révéla une dysenterie amibienne mal soignée, une des causes de sa faiblesse et de sa maigreur. Quand Joseph le lui annonça, il ne fut pas surpris.
– Je vais vous mettre sous antibiotiques, on ne peut pas prendre de risques.
– C’est impossible, je suis allergique à la pénicilline. Il faudrait des sels de réhydratation.
– Je vais m’en procurer mais, dans votre état, cela ne sera pas suffisant. On a réussi à obtenir un nouvel antibiotique qui pourrait être très efficace contre votre palu et la dysenterie.
– Je ne les supporte pas.
– On n’est pas allergique à tous les antibiotiques, on vous a donné de la doxycycline ?
– C’est quoi ? Une tétracycline ?
– C’est de la même famille. Vous vous y connaissez ?
– Toubib, je vais vous confier un secret, je suis médecin moi aussi. Je n’ai jamais pratiqué, ou alors il y a longtemps et à l’occasion. Mais, si vous pensez qu’il le faut vraiment, je veux bien essayer.
– Il ne devrait pas y avoir de problème. À la première réaction, on arrête le traitement.
– Pour l’asthme, je ne veux plus prendre de cortisone, ça me fait gonfler.
– Je vais vous donner un médicament qui est en test, une adrénaline de synthèse, une évolution de l’isoprénaline, mais en moins dangereux, c’est aussi un bronchodilatateur. Avec ça, vous serez bientôt sur pied.
– Dans mon malheur, j’ai eu la chance de tomber sur le seul médecin tchèque qui s’y connaisse en maladies tropicales. Où avez-vous appris ?
– J’ai suivi les cours de biologie à Pasteur, à Paris, puis l’Institut m’a envoyé à Alger.
– C’est une ville que je connais bien.
– J’ai travaillé sept ans à l’Institut Pasteur d’Alger, beaucoup de recherche, beaucoup de terrain, dont trois ans dans un coin perdu. Après, vous pouvez tout soigner, je suis revenu à la fin de la guerre. J’ai adoré vivre là-bas, même si cela n’a pas toujours été facile.
– J’y suis allé souvent mais je ne connais pas le pays. Les Français y vivaient bien.
– C’est vrai, ils avaient la belle vie, les indigènes un peu moins. Dans le bled où j’étais, la misère était infernale.
– Je m’en doute.
– Non, à ce point, tant que vous ne l’avez pas vu de vos propres yeux, vous ne pouvez pas comprendre ce que ça veut dire.
Quand Joseph entra dans la chambre, la première chose qu’il sentit, ce fut l’odeur âcre du tabac. Ramon, assis dans le fauteuil, regardait la campagne par la fenêtre, son garde du corps était couché sur le lit. Sur la table, dans un cendrier, un moignon de cigare était écrasé.
– Qui a fumé ici ? demanda Joseph.
– C’est moi, fit Ramon, l’air détaché.
– Vous êtes fou !
– Pourquoi ?
– Vous avez une crise d’asthme aiguë. Dans votre cas, c’est totalement interdit.
– Par qui ?
– Par moi, par la médecine.
– Je suis asthmatique depuis ma plus tendre enfance, j’ai toujours vécu avec, j’ai toujours fumé, ce n’est pas aujourd’hui que je vais m’arrêter.
Joseph se baissa à son niveau. Ramon le fixa, étonné, les sourcils en accent circonflexe.
– Écoutez-moi bien, chez vous ou ailleurs, vous ferez ce que vous voudrez, mais vous êtes dans mon sanatorium et ici, c’est moi le patron. Soit vous m’obéissez, soit vous vous en allez. Pas question que je vous soigne dans ces conditions.
– Je ne sais pas pourquoi mais je vais vous écouter toubib. Cela dit, vous avez tort, un cigare n’a jamais fait de mal à personne.
– Arrêtez de m’appeler toubib et dites à votre garde du corps d’enlever ses pieds du lit.
« Ah, Carlitos comme tu nous manques, pensait Joseph en posant un autre 78-tours de Gardel sur son Gramophone. Quelle plus belle musique au monde, quel plus grand bonheur ? »
Chaque soir, après dîner, il se permettait une ou deux cigarettes et, avec les quatre-vingt-sept disques de sa collection, s’offrait un concert privé, même si certaines chansons revenaient plus souvent. Comment ne pas écouter encore et encore Volver ou Por una cabeza, pourquoi se serait-il privé de ce plaisir ? La magie opérait toujours, la voix aérienne l’emmenait si loin, le faisait autant frissonner, de vieux souvenirs de tourbillons l’envahissaient, des vrilles divines d’accordéon. Quand il fermait les yeux, il revenait rue de Lappe ou à Robinson. Certains soirs, quand il n’y tenait plus, il invitait Tereza à danser, il poussait la table basse et ils tournaient trois minutes.
– Encore un ?
– Avec plaisir.
Tereza se débrouillait bien, elle le connaissait depuis si longtemps, le suivait dans ses pas mesurés. Elle s’était un peu empâtée mais pour le tango cela n’a aucune importance quand on le danse de l’intérieur.
Bien sûr, il avait appris à danser à Helena. En vérité, elle le lui avait demandé. En 57 ou 58, il ne savait plus trop, elle avait neuf ou dix ans, il écoutait Volver interminablement. Elle s’était approchée de lui, avait posé sa main sur la sienne, lui avait souri tendrement.
– Joseph, si tu m’apprenais à danser ?
Il lui avait pris la main, y avait déposé un baiser, elle était menue, pas très grande, incertaine.
– Mademoiselle, voulez-vous m’accorder cette danse ?
Il aurait voulu lui enseigner les pas de base, que l’on tournait dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, comment placer sa main ou se laisser guider, mais c’était inutile, elle savait déjà.
Et ils avaient dansé.
Helena était très douée. Elle tenait de son père sa légèreté, avec cette façon de pivoter comme sur du verre, de ne jamais faire peser son bras, de sentir un millième de seconde à l’avance où elle devait aller et d’anticiper comme s’ils n’étaient qu’un.
Cela avait duré longtemps, et puis, avec les années, ils avaient moins dansé, elle n’avait pas la même passion, elle en avait soupé du tango argentin. Elle préférait cette musique assourdissante qui venait d’un autre monde. Joseph avait encore des amis qui voyageaient, des députés, des hauts fonctionnaires, ils lui avaient rapporté, sous le manteau, des 33-tours qui, de ce côté du Mur, valaient plus cher que l’or. Avec Ludvik, elle écoutait dans sa chambre pendant des heures les Animals et les Beatles, une privilégiée, une fille d’apparatchik, la seule dans le coin à avoir un blue-jean, un vrai.
Elle ne supportait plus les chansonnettes en espagnol.
Elle, elle pleurait quand elle entendait Don’t let me be misunderstood.
Joseph n’avait pas à se plaindre de son vaste appartement de fonction au premier étage de l’aile droite, même le ministre n’en avait pas un plus beau. Le salon s’ouvrait sur la campagne en arc de cercle et les bois alentour qu’il apercevait à la lueur du clair de lune qui venait d’apparaître entre les nuages. Derrière la vitre, il guettait la lisière de la forêt, quelquefois, des cerfs ou des sangliers traversaient la clairière, mais ce soir-là aucun lièvre ne batifolait sur la neige qui emprisonnait encore ce versant venteux. Il n’avait jamais su quel fonctionnaire imbécile avait décidé de construire un sanatorium à cet endroit, il n’y avait pas de pire lieu pour accueillir des malades, avec un microclimat malsain, il y faisait toujours froid et humide, et souvent, hiver comme été, les nuages percutaient la colline et l’enveloppaient de brume pendant des jours. Mais, si on n’avait choisi que des sites parfaits, il n’y aurait eu aucun sanatorium dans ce pays.
Joseph s’inquiétait de n’avoir aucune nouvelle du ministère, ils avaient pourtant été prévenus de la réquisition. Le lendemain, il téléphonerait encore à Prague pour savoir ce qu’allaient devenir les autres malades.
– Vivement qu’il se rétablisse et s’en aille, dit-il à Tereza et à Helena qui lisaient dans le canapé, et que notre vie normale reprenne. Maintenant qu’on a chassé les ouvriers, les travaux sont en plan, ils ne reviendront pas avant l’année prochaine, j’ai eu tellement de mal à les obtenir. Tant pis, on se débrouillera pour utiliser la cuisine dans l’état où ils l’ont laissée.
Il chercha un disque, le plaça sur le plateau, abaissa délicatement le bras. Un grésillement sortit de l’amplificateur dissimulé dans le boîtier. Helena poussa un soupir. Joseph s’assit dans le fauteuil, alluma une Sparta et ferma les yeux pour écouter La última copa :
Je l’aimais, les amis, et je l’aime
Et jamais je ne pourrai l’oublier
C’est pour elle que je m’enivre
Et, elle qui sait ce qu’elle fait
Des coups répétés furent frappés à la porte. Tereza alla ouvrir. Ramon apparut, un sourire en coin, son garde du corps derrière lui. Joseph les rejoignit, puis Helena.
– Bonsoir, docteur, lança-t-il, ne vous inquiétez pas, tout va bien. J’ai entendu cette voix, cela m’a fait un choc, vous ne pouvez pas savoir. J’ai cru que je devenais fou, que j’avais une hallucination, je ne m’y attendais pas. Vous connaissez Gardel ?
– Malheureusement, c’est sa passion, répondit Helena.
– Vous n’aimez pas Gardel ?
– Ça sent la naphtaline, vous ne trouvez pas ?
– Oh non, pas Gardel, il est merveilleux.
– Ah, tu vois, fit Joseph. Vous voulez vous joindre à nous ?
– Avec plaisir, docteur… Vete a acostar3, dit-il au garde du corps.
Il lui ferma la porte au nez, avança avec prudence et se laissa choir sur le canapé.
– Vous avez l’air fatigué, dit Tereza.
– Ça va mieux. La fièvre est tombée mais je me sens à plat.
– C’est normal, reprit Joseph, il faut vous reposer.
– Je n’en peux plus de rester couché.
Ses yeux fixaient le paquet de cigarettes sur la table basse. Il interrogea Joseph du regard.
– Dans votre état, c’est hors de question.
– J’en crève d’envie. C’est ça qui m’empêche de respirer.
– Non, c’est votre asthme, et vous le savez aussi bien que moi.
Joseph prit le disque sur le plateau et le rangea dans la pochette imprimée. Ramon se leva avec peine, refusa l’aide de Tereza et rejoignit Joseph. Il se mit à feuilleter les disques rangés à la verticale, en sortit des caisses pour lire les titres.
– Vous les avez tous, c’est incroyable.
– Il en manque quelques-uns qui sont vraiment introuvables.
– Oh…Tomo y obligo, ma mère adorait Gardel et ce film, Luces de Buenos Aires, elle m’a emmené le voir deux fois quand j’étais jeune.
Il donna le disque à Joseph, qui le posa sur le phono.
– Merci… Je n’ai pas l’oreille très musicale, poursuivit Ramon, je confonds les musiques, mais Gardel c’est sacré.
Il s’assit dans le fauteuil, les volutes d’accordéon s’élevèrent lentement, Ramon retrouvait les paroles au fur et à mesure, les murmurait pour lui-même :
C’est ma tournée, mon gars, sortons les verres
Car j’ai besoin de tuer le regret.
Sans ami, sans patrie, loin de ma terre,
Je veux noyer ma peine à tes côtés…
À la fin de la chanson, il resta un moment perdu dans ses pensées, on entendait le bruit du bras qui revenait sans cesse.
– … Ce sont de vieux souvenirs, dit-il enfin. Je ne suis pas d’un tempérament mélancolique. Je ne pense jamais au passé. Mais je me rappelle qu’à la mort de Gardel, j’avais sept ou huit ans, ça a été dramatique, ma mère était effondrée, c’est la seule fois de ma vie où je l’ai vue pleurer, mon père aussi. Pourtant il avait eu un différend avec Gardel, avant qu’il soit célèbre, ils s’étaient battus, je crois, il était anéanti. Pour nous, la vie venait de s’arrêter sur terre.
– Grâce à lui, le tango est devenu universel, dit Joseph.
– En Argentine, c’était un dieu vivant, beaucoup plus qu’un chanteur populaire. Chacun pleurait comme s’il avait perdu un frère ou un ami intime. Ce fut un vrai deuil national, à Buenos Aires, il y avait au moins un million de personnes à son enterrement. Tout le monde était bouleversé. Cela fait trente ans et je m’en souviens comme si c’était hier.
Joseph le fixa avec intensité.
– Bien sûr.
Les progrès de la science (en général) et les nouveaux produits des laboratoires impérialistes (en particulier) contribuèrent à sauver Ramon. Pour le tirer d’affaire, Joseph avait été obligé de tenter des associations médicamenteuses à des doses jamais expérimentées auparavant.
Neuf jours après son arrivée, Ramon était à peu près remis sur pied, mais autant que le talent de Joseph ou la constitution insubmersible du malade, ce fut Marta, la cuisinière, qui contribua à sa résurrection. Marta, qui n’avait jamais fait d’études culinaires et ignorait même que cela pût exister, qui savait juste lire et compter mais ne lisait rien et n’avait pas grand-chose à compter, qui avait appris sur le tas à la cantine peu réputée du ministère des Anciens Combattants, était, avec les années, devenue l’alliée indéfectible de Joseph dans les guérisons du sanatorium.
Le premier jour, elle lui avait servi sa purée aux oignons, ils remarquèrent tous que Ramon avait senti d’abord et ouvert les yeux après. Les jours suivants, toujours dans un piètre état, il avait eu droit au même traitement mais, à chaque repas, le nombre de fourchetées ingurgitées augmentait de deux ou trois unités. Quand Tereza ou Léa essayaient de le nourrir, Ramon secouait péniblement la tête et gardait la bouche fermée. Lorsque c’était Helena, il se laissait alimenter.
– Allez, encore une pour me faire plaisir.
Et il faisait cet effort. Elle était donc devenue sa nourricière attitrée. Il mangeait lentement la purée, refusait quand c’était trop chaud, et elle soufflait sur chaque bouchée pour la refroidir avant de la lui présenter. Quand l’antipaludique commença à produire son effet, Ramon se redressa sur son oreiller, Marta ajouta une de ses fameuses boulettes rôties de la taille d’une orange, pétries avec de la mie de pain trempée dans du vin blanc. Joseph trouvait que ce n’était pas une alimentation pour un grand malade.
– Un peu lourd peut-être, les paludéens n’ont pas d’appétit.
En apercevant le plat, Ramon exigea de se lever, s’assit pour la première fois en face de la table, tira lui-même la chaise.
– On est heureux de le voir ainsi, dit Sourek avec un sourire surprenant de reconnaissance.
Ils étaient autour de lui, émus comme les courtisans qui assistaient au repas du roi. Helena lui présenta l’assiette. Elle était copieuse. Ramon découpa la boulette avec la fourchette et l’engloutit avec de la purée.
– Y en a encore ?
– Qu’est-ce qu’il a dit? fit Sourek.
Ce soir-là, il en avala une et demie, à la satisfaction générale.
Le lendemain, quand Joseph l’examina, Ramon l’interrogea.
– J’espère qu’il y aura des boulettes à midi ?
Marta n’eut pas besoin de se casser trop la tête pour savoir quoi lui préparer. Elle aimait les hommes qui ne faisaient pas de chichis, celui-là aimait les assiettes bien remplies. Par le truchement d’Helena, il lui disait que c’était délicieux et qu’il n’avait jamais rien mangé de meilleur. Elle le soignait avec encore plus de sollicitude que les autres malades, un bel homme aussi, même s’il ressemblait à un chat dépenaillé, avec la peau sur les os, quelle pitié de le voir avancer de son pas de vieillard, les épaules voûtées, elle avait peur qu’il s’écroule.
Sourek se trouvait confronté à un problème qu’il ne savait pas résoudre. À peine la fièvre était-elle tombée, Ramon s’était levé et avait décidé de sortir se dégourdir les jambes. Joseph l’avait raisonné en usant de cette diplomatie paternaliste que les médecins utilisent pour venir à bout de leurs patients récalcitrants ; il avait invoqué sa faiblesse, l’action des antibiotiques, le risque de prendre froid et ses poumons fragiles. Joseph devait l’impressionner, Ramon n’osa rien dire et alla passer son courroux sur Sourek qui prenait un thé à la cuisine. Comme dans tous les sanatoriums, on n’entendait pas une mouche voler, le bruit de sa fureur résonna dans le bâtiment, une colère en espagnol avec des grossièretés inouïes à faire dégringoler un oiseau migrateur en plein vol. L’écho en parvint à Joseph, heureusement, il ne comprenait pas cette langue exotique et se dit : « Il récupère bien le gaillard, je suis content. »
– Est-ce que je suis libre ou est-ce que je suis en prison ? hurla Ramon à Sourek qui ne se permettait pas de rétorquer. Comment peut-on m’interdire quoi que ce soit ! Pour qui se prend-il ce toubib ! Vous avez intérêt à arranger cela au plus vite ou ça ira mal pour vous. Et je vous préviens, je veux pouvoir fumer ! Et des cigares !
Ramon partit en claquant la porte, l’officier alla voir Joseph dans son bureau et, sous le sceau du secret, se confia à lui.
– Je suis obligé de vous révéler, professeur, que Ramon Benitez est un camarade très important, une personnalité même, les instructions le concernant viennent de…
Il ne finit pas sa phrase, le visage soudain paralysé, avec son index il désigna à plusieurs reprises le plafond en opinant de la tête.
– Je connais le président Novotný, j’ai soigné sa femme et son fils, je lui en toucherai deux mots.
– Vous m’avez mal compris, poursuivit Sourek en baissant la voix, cela vient de beaucoup plus haut encore, du plus haut qu’on puisse imaginer…, du sommet de l’Union soviétique. Il parle d’égal à égal avec… On ne peut rien lui refuser. Vous ne pouvez rien lui interdire.
– Lieutenant, un malade, c’est un malade. Vous me l’avez confié parce que je suis le seul médecin dans ce pays à pouvoir le soigner. Il va mieux mais il n’est pas tiré d’affaire. Croyez-vous qu’on vous pardonnera s’il fait une rechute ?
Sourek devint le souffre-douleur de Ramon qui n’arrivait à rien dire à Joseph. Quand ce dernier l’auscultait et lui demandait : « Y a-t-il un autre problème dont vous voudriez me parler ? » Ramon réfléchissait quelques secondes avant de répondre : « Je ne vois pas, non, tout va bien. » Puis il s’en prenait à ce pauvre lieutenant, hurlait, l’insultait, lui lançait au visage ce qui lui tombait sous la main, et Sourek n’avait d’autre solution que de venir négocier avec Joseph qui conservait un calme qui l’étonnait lui-même et répondait : « Non, c’est non ! »
Ramon tournait dans sa chambre comme un guépard en cage, en zigzags irréguliers, se cognait au lit, heurtait le fauteuil, allait en quatre pas de la fenêtre à la porte, s’asseyait trente secondes, se relevait, regardait par la fenêtre le morne paysage enneigé et se rongeait les ongles qu’il avait pourtant très courts.
Quand on frappait, il répondait en espagnol, et Sourek ou son garde du corps apparaissait. Il leur claquait la porte au visage et s’énervait, toujours en espagnol. Il criait à suffoquer, avait des quintes de toux que son nébuliseur ne parvenait plus à calmer.
On tapa à la porte, il cria : « ¡Que pasen4 ! » On ne lui obéit pas, il ouvrit à Helena.
– Je n’en peux plus, lâcha-t-il, à bout de souffle. J’ai de l’électricité qui me traverse le corps. Je ne supporte pas de rester enfermé. Je crois que je vais mourir ici.
– Bon, on va aller faire un tour.
– Votre père ne veut pas que je sorte.
– Je m’arrangerai avec lui, dit-elle en prenant la couverture en laine blanche et verte dans l’armoire. (Elle la lui ajusta sur les épaules.) Vous ressemblez à un empereur romain.
– Il ne va pas être content.
– On ne va pas discuter pendant des heures. Allez, on y va.
Elle lui fit signe de passer, il sortit dans le couloir. Elle disparut à l’étage du dessus un instant et revint, vêtue de son manteau. Ils prirent l’escalier intérieur, passèrent par l’économat. Elle ouvrit la porte, un vent froid leur sauta au visage.
– Mettez la couverture sur votre tête… Comme on fait avec les nourrissons.
Elle se saisit des pans de la couverture et l’emmitoufla complètement, laissant juste une ouverture pour les yeux. Elle lui tendit la main.
– L’escalier est mal orienté, ça gèle sans arrêt, il faut faire attention.
Ils descendirent avec précaution les marches brillantes, il s’appuyait sur elle, de son autre main il s’accrochait à la rampe. Ils arrivèrent en bas, elle réajusta la couverture.
– Tenez-la. Vous n’avez pas froid ?… (Un Non sortit de la couverture.) On va vers la coopérative. Si vous vous sentez fatigué, vous me prévenez.
Helena leva la tête et aperçut Joseph qui, derrière la fenêtre de son bureau, les bras croisés, les suivait du regard. Il lui sembla immense, il ne répondit pas à son signe de la main.
Quelques trous de ciel bleu apparaissaient et un pâle soleil éclairait les nuages. La route avait été dégagée jusqu’au sanatorium, la neige noircie, repoussée dans les champs, s’accumulait sur un bon mètre, les congères commençaient à fondre, l’eau ruisselait comme s’il avait plu. Ils marchèrent en silence, côte à côte, de la buée sortait de la fente de la couverture. Au bout de cent mètres, le sanatorium disparut derrière le tournant, elle prit trois mètres d’avance, l’attendit, il rabattit la couverture sur ses épaules, il était ébouriffé et transpirait.
– Ça va ?
Il fit signe que oui, il respirait rapidement.
– On continue ? demanda-t-elle.
– Est-ce que vous fumez ?
– Oui.
– Vous n’avez pas une cigarette ?
Elle le fixa avec un sourire étonné. Elle allait lui dire qu’il exagérait, il la devança :
– Vous savez, dans l’état où sont mes poumons, cela ne changera rien.
Il y avait dans les yeux noirs de cet homme un mélange de fragilité et de détermination, d’enfance et de désespoir, quelque chose qu’elle n’avait jamais vu avant et qui la bouleversa.
– Je vous en prie.
Elle sortit son paquet de Petra du manteau, lui donna une cigarette, en prit une aussi. Elle gratta une allumette, il inclina la tête pour l’allumer, inspira une longue bouffée, ferma les yeux et souffla la fumée avec ravissement.
– Oh, merci. Vous ne pouvez pas savoir à quel point ça fait du bien.
– On va continuer à se vouvoyer longtemps ?
– Je ne crois pas, non. J’ai les pieds tout mouillés.
Elle baissa la tête, ses chaussures noires de ville émergeaient dans la gadoue.
– Surtout, ne le dis pas à ton père.
Le retour fut plus long, la couverture glissait, un pan traînait sur le sol mouillé, Ramon la remettait sans cesse sur ses épaules, il avait chaud et froid en même temps, il avançait plus lentement, la respiration hachée, il avait oublié son nébuliseur.
– Je ne sais pas ce que j’ai.
– C’est peut-être la cigarette, non ?
– Tu n’as pas honte de m’en avoir donné une ? Tu ne sais pas que je suis asthmatique ?
Elle allait répondre quand elle vit ses yeux brillants, elle chercha son paquet dans sa poche, alluma une cigarette.
– Tu en veux une ? Mais avec ce que tu as, je te le déconseille. Les pieds, ça va ?
– Ils sont glacés. Tu es très belle, tu sais.
– Quel âge as-tu, camarade ?
– Arrête de m’appeler camarade, je vais avoir trente-huit ans.
– Tu pourrais être mon père.
– Quel âge a ton père ?
– Cinquante-six ans.
– Je pourrais être son fils aussi.
– Tu as vingt ans de plus que moi.
– Et toi, comment me trouves-tu ?
– Fatigué.
Ils paraissaient tous tellement grands, alignés sur les marches de l’escalier du sanatorium à les regarder revenir, Helena un peu en avant et Ramon à quelques mètres. Joseph descendit au-devant d’eux, Helena passa sans s’arrêter, il rejoignit Ramon, ramassa la couverture qu’il venait de laisser tomber.
– Je vais traîner combien de temps comme ça ?
– Il faut de la patience, vous savez bien.
Ramon monta les marches avec peine et le souffle court, en prenant appui sur le bras de Joseph. Son garde du corps et Sourek les rejoignirent.
– Ce n’est pas très prudent de partir sans nous prévenir, dit Sourek en espagnol.
– Qu’est-ce qu’il y a ? J’ai plus le droit de me promener ? De quoi vous avez peur ? Que je me fasse tuer par la CIA ?
– Je vous en prie, il y a des oreilles ennemies.
– Il n’y a pas un Américain à cent kilomètres à la ronde !
– On ne les voit pas mais ils sont là.
– Espèce d’imbécile, vous y croyez ! Foutez le camp !
Sourek et le garde du corps remontèrent rapidement les marches et disparurent. Ramon se retrouva seul en face de Joseph.
– Cet abruti a peur que je me fasse enlever par la CIA.
– Vous avez beaucoup attaqué les États-Unis, c’est normal qu’ils ne vous aiment pas.
– Vous savez qui je suis ?
– Ramon Benitez, citoyen uruguayen… ou argentin peut-être.
– Qui vous en a parlé ?
– Vous. Votre passion pour votre compatriote Gardel vous a trahi, et puis un ancien médecin asthmatique couvert de blessures et qui présente quelques ressemblances physiques avec un guérillero connu.
– Je vous en prie, n’en parlez à personne. Vous croyez que je vais récupérer ?
– Je vous le promets. Mais, vous devez être raisonnable.
– Si j’avais été raisonnable, je ne serais pas là.
Je suis argentin mais j’ai oublié l’Argentine. Cela fait si longtemps que j’en suis parti, j’ai l’impression que c’était un autre homme, une autre vie ; en douze ans, un retour de quelques heures seulement et sans revoir les miens ni cette ville que j’aime tant ; Buenos Aires est un tango et moi un Argentin indigne, je ne sais pas danser ; aujourd’hui j’ai si peu d’amis argentins à mes côtés, de vrais amis, comme des frères, pas des connaissances, que souvent je me dis que je suis un étranger dans mon propre pays, je m’en suis détaché, éloigné volontairement, parce que je pensais que, là-bas, rien n’était possible ; pour quelles raisons me suis-je si peu préoccupé de ma terre natale ? l’abandonnant aux réactionnaires et aux militaires. C’est vrai pendant ma jeunesse, je ne m’intéressais pas à la politique, j’ai regardé de loin les mouvements de protestation et l’agitation étudiante, je vivais avec ce sentiment étrange et puissant que mon pays, c’était l’Amérique latine, le continent de la misère, des opprimés et des victimes de l’impérialisme, il y avait pourtant tellement de luttes à y mener, j’ai laissé à d’autres le soin de combattre, ils ont été éliminés si rapidement que c’est comme s’il ne s’était rien passé, nous avons abandonné ceux qui luttent ; ce que nous avons réussi à Cuba, nous aurions pu le faire en Argentine, ce sera notre prochain combat, là-bas tout est possible, le fruit est mûr.
Joseph était mécontent, il ne pouvait le dissimuler, et Helena était mécontente parce qu’il était mécontent après elle. Joseph s’était fait une raison, quand quelque chose lui déplaisait chez sa fille ou chez Tereza, la plupart du temps, il n’en laissait rien paraître et la colère s’évanouissait vite. Le lendemain, il n’y pensait plus, cela ne valait pas la peine de se heurter et de se blesser. Il tenait à ce que l’harmonie règne dans sa famille, s’évertuait à la protéger de ces humeurs qui pourrissent la vie de chaque jour, se disait qu’il était préférable de ne pas s’agresser et pensait qu’il y avait peu de choses, très peu vraiment, qui valaient que l’on se fâche.
Ce soir-là pourtant, son irritation se devinait sur son visage de bronze, sa bouche disparue et ses deux poings posés sur la table, l’incendie ne demandait qu’à se propager et Tereza jetait de l’eau sur la braise qui couvait en monopolisant la conversation et en racontant les derniers potins de la coopérative : Miroslav avait surpris Magda au lit avec Milos, en plein après-midi.
– Vous vous rendez compte ? En plein après-midi !
Probablement aurait-elle réussi à faire passer l’orage si Helena n’avait jugé utile d’en rajouter :
– Mais pour qui ils se prennent ces paysans bornés, ils n’ont pas encore compris qu’ils ne sont pas propriétaires de leurs femmes comme d’une vache ou d’un chien à qui on donne un ordre ?
Oui, tous les efforts de Tereza se révélèrent inutiles, Helena le remarqua aussitôt sur le visage de son père qui devint rouge.
– Ça suffit ! cria-t-il en tapant du poing. (La soupe se mit à tanguer et faillit verser.) Je te préviens, je ne veux plus, tu entends, je ne veux plus que tu sortes avec monsieur Benitez. Je ne peux pas l’enfermer à clef, s’il veut aller faire un tour, qu’il y aille, mais seul !
– J’ai voulu l’aider, c’est tout, il avait l’air tellement perdu.
– Tu n’as pas à te promener avec lui. Sourek peut y aller, ou son garde du corps. Et moins tu auras de contacts avec Ramon, mieux ça vaudra.
– C’est toi qui m’as demandé de donner un coup de main, j’avais autre chose à faire, et de plus intéressant, crois-moi.
– Tu t’impliques trop. Tu dois apprendre à rester à ta place.
– J’ai quel âge, d’après toi ? Je te l’ai déjà dit, Joseph, je suis bientôt majeure et tu n’as pas à me donner d’ordres.
– Tant que tu seras chez moi, tu feras ce que je te dirai.
– Si tu préfères, je peux partir demain.
– Je te dis simplement que tu dois rester à l’écart de cet homme.
– Je ferai ce que je voudrai, tu n’as pas à me dire ce que je dois faire !
Elle se leva, furieuse, jeta sa serviette à terre et quitta la table. Joseph était navré, sa colère était retombée. Helena ouvrit la porte et tomba nez à nez avec Ramon.
– Qu’est-ce que vous voulez ? dit-elle en tchèque.
– Il faut me parler français. J’ai frappé mais personne n’a répondu. J’ai entendu des cris. Tout va bien ?
– Vous désirez quelque chose ?
– Les soirées sont longues, je m’embête dans ma chambre. Je n’ai personne avec qui parler, enfin parler vraiment.
– Entrez, monsieur Benitez, fit Joseph en les rejoignant avec un sourire accueillant.
– Pas de protocole, appelez-moi Ramon, tout simplement.
Peut-être était-ce dû à son état de fatigue mais Ramon n’aimait pas rester seul, il avait besoin de compagnie, il appréciait, comme il leur expliqua, la douceur de leur foyer familial, cette chaleur humaine qui lui manquait aujourd’hui, de parler de choses et d’autres, de rien, de la vie qui passe tout simplement.
Tereza lui proposa une assiette de soupe. Rien ne lui aurait fait plus plaisir mais il avait déjà mangé. Il accepta quand même, elle sentait si bon cette soupe aux pois. Il ramassa la serviette d’Helena, la lui rendit, ils s’assirent autour de la table et poursuivirent le repas en évoquant le temps assez doux pour la saison et la fonte des neiges qui annonçait le printemps, ils en avaient bien besoin après ce méchant hiver.
– Je peux vous demander quelque chose, Joseph ?
– Bien sûr, Ramon.
– Auriez-vous la gentillesse de me passer un disque de Gardel ?
– Qu’aimeriez-vous écouter ?
– Si vous aviez… El día que me quieras.
Joseph apprécia en connaisseur, trouva le disque immédiatement, remonta la manivelle et actionna le bras du phono.
– Vous allez voir, dit Ramon à Helena, c’est de la grande poésie.
Joseph revint vers la table. La voix de Gardel s’éleva, chaleureuse et aérienne. Ramon marmonna les paroles pour lui-même et ils pouvaient les suivre sur ses lèvres :
El día que me quieras
la rosa que engalana,
se vestirá de fiesta
con su mejor color
.
– Vous savez, Ramon, Joseph est un merveilleux danseur, dit Tereza.
– Arrête.
– Oh, montrez-moi, répondit Ramon, je vous en prie.
Joseph rajusta sa cravate et présenta son bras à Tereza.
– Invite plutôt ta fille, elle danse mieux que moi.
Il pivota vers Helena et avança la main.
– Ça fait si longtemps qu’on n’a pas dansé ensemble, Joseph.
– Allez, pour me faire pardonner.
– Tant pis pour toi.
Elle se leva, il ouvrit les bras, et ils se mirent à tourner, lentement, chacun de leurs mouvements était en symbiose avec la musique, ils se devinaient tellement qu’il était impossible de dire qui dirigeait l’autre, il s’enroulait sur elle, elle ondulait sur lui, on aurait dit un prince et une princesse dans un film.
Ramon les suivait du regard, la bouche entrouverte. À la fin de la chanson, personne ne prêta attention au grésillement du tourne-disque, ils ralentirent imperceptiblement et s’immobilisèrent au bout de quelques secondes, Ramon applaudit.
– Bravo, bravo, c’était magnifique.
Joseph fouilla dans sa collection et mit un autre disque de Gardel :
– Tu veux danser ? demanda Helena à Ramon.
– Malheureusement, je danse comme une bûche, tu me détesterais.
Ils dînèrent en musique, chose qu’ils ne faisaient jamais.
– Où avez-vous appris à danser comme cela ? interrogea Ramon.
– En regardant les autres, je pense, personne ne m’a appris, oui, j’ai su de façon spontanée. La valse et le tango sont de vieilles passions, répondit Joseph.
– Il n’y a que mon père qui danse encore le tango dans ce pays.
– Tu m’apprendras ?
– Moi, je ne suis pas très tango.
– J’ai été très heureux de cette promenade cet après-midi, ça m’a fait le plus grand bien. J’espère que nous en ferons d’autres ?
– Si mon père est d’accord.
Ramon n’eut pas besoin de demander, Joseph donna son autorisation, à la condition qu’il se couvre la tête et le cou et soit raisonnable.
– Il faudrait lui trouver des chaussures, les siennes prennent l’eau, poursuivit Helena.
– Je le savais ! s’écria Joseph. Dans votre état, il ne faut surtout pas vous enrhumer.
– Tu fais quelle pointure ?
– Du quarante et un.
– La même taille que Ludvik, dit Tereza, je vais vous en apporter une paire.
– Vous êtes obligés de vous tutoyer ? demanda Joseph après son départ. Je n’aime pas ça.
– Il a besoin de se sentir à l’aise, c’est tout.
Ramon prit l’habitude de venir dîner chaque soir, il préférait cette ambiance familiale à sa chambre monacale et à un repas en tête à tête avec Sourek. Il y avait comme un rituel, Joseph mettait quelques disques de Gardel mais ils évitèrent de danser à nouveau. Ramon avait bon appétit, il ne se faisait pas prier pour reprendre de chaque plat, demandait leur nom en tchèque, il n’y avait pas besoin de lui répéter, il avait une mémoire étonnante mais sa prononciation laissait à désirer. Il retint une centaine de mots qu’il mettait bout à bout pour féliciter Marta, son accent la faisait rire, elle le rectifiait, il allait souvent dans la cuisine en chantier et arrivait à se faire comprendre pour lui commander ses plats préférés. Très vite, il tutoya Joseph.
– C’est plus simple, non ?
Au début, Joseph eut plus de mal, Ramon le reprenait souvent. Il demanda à Tereza si cela ne la dérangeait pas et, comme elle n’y voyait pas d’objection, ils se tutoyèrent aussi.
Une fois par semaine, Ramon se livrait à un exercice obligatoire. Ses cheveux repoussaient vite et sa calvitie fabriquée disparaissait, le sommet de son crâne se couvrant d’un duvet noir et dense. Son garde du corps jouait au coiffeur. Il lui mettait une serviette sur les épaules, lui mouillait la tête et, délicatement, avec un rasoir, il enlevait les cheveux apparus, guidé par le contour de la couronne qu’il égalisait avec des ciseaux. Sourek, en face de lui, tenait le passeport uruguayen à la main et guidait le garde du corps. Le visage de Ramon finissait par ressembler à celui anonyme et passe-partout de sa photographie d’identité, ce qui le satisfaisait quand il se découvrait dans la glace.
– Esta perfecta, hombre.
Chaque jour aussi, vers trois heures, Ramon s’asseyait dans un des grands fauteuils de l’accueil. Il attendait Helena. Il ouvrait un livre étroit à la couverture blanche et froissée qu’il portait toujours sur lui, en lisait une ou deux pages ou il ne faisait rien, les yeux dans le vide. Parfois aussi, il écrivait dans un carnet vert qui tenait avec un élastique. Quand quelqu’un passait et lui demandait comment ça allait, il répondait : « Je ne sais pas. » Il fixait les énormes chaussures de Ludvik que Tereza lui avait données. Elles pesaient un poids fou. Elles brillaient, c’était dommage de sortir avec, elle les astiquait avec conviction, Ramon lui avait dit : « Ne te casse pas la tête, Tereza, inutile de te donner autant de mal. » Elle était pleine d’attentions avec lui. Il avait hérité d’autres affaires de Ludvik, un anorak bleu, une écharpe en grosse laine, marron et verte, avec le bonnet assorti et des gants bardés de cuir qu’il utilisait quand il avait le temps de faire du hockey. Ramon regardait fondre la neige par la fenêtre, le plancher de la terrasse commençait à apparaître, plus loin, la forêt se dessinait, des paquets de neige tombaient des sapins, la chute se répercutait de branche en branche et, d’un coup, l’arbre surgissait comme s’il s’ébrouait après l’interminable hiver. C’était un spectacle dont il ne se lassait pas. Et puis Helena arrivait : « On y va ? » Elle le calfeutrait avec l’écharpe, ajustait le bonnet sur les oreilles et la nuque, ils partaient en balade. Ils descendaient vers la coopérative. Les paysans les saluaient de loin. Personne ne s’arrêtait de travailler pour bavarder avec eux. Ils poursuivaient jusqu’à la route, continuaient par la clairière ouverte par les bûcherons, s’asseyaient sur les troncs empilés, et là, ils fumaient une cigarette.
Une seule, avait prévenu Helena.
Ramon la savourait, tirait dessus jusqu’à s’en brûler les doigts, il essayait d’en avoir une autre, négociait, jurait que ça ne lui faisait pas de mal, au contraire, mais Helena tenait bon. Ensuite, ils rentraient, sans trop se presser.
– Dis-moi une chose, Helena, es-tu communiste ?
– À qui je réponds ? À l’ami ou au dirigeant ?
– Ne te moque pas de moi, je ne dirige rien du tout.
– Dans ce pays, les communistes ont été pendus ou jetés en prison. Plus personne n’y croit. On fait semblant pour avoir la paix.
– C’est triste, non ? Peut-être que tu te trompes ?
– Faisons des élections, des vraies et tu verras.
– Toi, tu as envie de quoi ?
– Moi, à la première occasion, je me sauve.
– Et tu veux aller où ?
– En Amérique. Je rêve d’aller à San Francisco.
– Oh non, ne me dis pas ça. C’est un pays horrible, le totalitarisme impérialiste avec des élections libres.
– Je ne crois pas, non. Je veux faire du cinéma et ce que bon me semble sans avoir un censeur sur le dos, vivre mes rêves et pas ceux des autres.
Je suis médecin mais je n’ai soigné presque personne, c’était le rêve de ma jeunesse. Pourquoi aurais-je fait six ans d’études sinon, passé des milliers d’heures le cul sur une chaise en bibliothèque et obtenu mon diplôme avec les félicitations du jury si ce n’était pas pour sauver des vies ? Pourquoi suis-je parti courir l’Amérique latine comme un vagabond ? Pour ne pas m’installer, bien sûr. Ce mot m’a toujours fait horreur, dans tous les sens du terme. Je n’ai pas eu peur de soigner des lépreux à mains nues, je savais quoi faire, mais face à ceux que la misère a détruits, à qui on a volé leur dignité d’être humain, face à cette vieille grand-mère asthmatique que j’ai regardée mourir, j’étais impuissant, totalement impuissant, la cause de ses maux n’était pas dans ses poumons. Cette misère noire m’a toujours effaré, c’est la pire des maladies. Le fléau universel. Le médecin n’a d’autre traitement contre l’extrême dénuement qu’une parole creuse de réconfort, son médicament soignera la conséquence, jamais l’origine du mal. Aucun médecin ne pourra jamais s’attaquer à la maladie de la misère et de l’exploitation. Les exploités n’ont pas besoin de compassion mais de fusils. Voilà pourquoi j’ai renoncé à exercer, je ne le regrette pas. À Cuba, pendant la guérilla, je me suis trouvé confronté à un choix fondamental, il fallait fuir, abandonner le superflu, je n’ai pas hésité une seconde, j’ai laissé les médicaments et j’ai gardé les munitions. Nous avons gagné parce que nous avons eu le courage d’affronter la mort. C’était pourtant une belle idée de vouloir soigner les hommes, pourquoi a-t-il fallu en plus que je veuille les rendre heureux ? Est-ce seulement possible ? Quelle est la bonne réponse à l’exploitation des hommes ? N’y a-t-il pas d’autre alternative que de prendre les armes ? Mais aujourd’hui, ici, si loin de chez moi, après tout ce qui s’est passé, une question m’obsède : Ai-je vraiment trouvé ce que je cherchais ?
Joseph, Tereza et Helena contemplaient Ramon en train de manger. Il engloutissait le contenu de son assiette comme s’il s’agissait d’une compétition, à peine Tereza l’avait-elle remplie qu’en quelques coups de fourchette, il la vidait.
– Vous n’êtes pas pressé, osait Joseph, nous avons toute la soirée.
– Vous en voulez encore ? proposait Tereza.
Il avançait son assiette, elle le resservait. En vérité, Ramon ne prêtait aucune attention à ce qu’il avalait. De la nourriture comme de l’essence qu’on rajoute dans un réservoir pour que la voiture avance.
– Arrête de te dépêcher, pourquoi tu manges si vite ? demanda Helena.
Ce fut la deuxième fois qu’il évoqua sa vie d’avant :
– J’ai pris de mauvaises habitudes. À une certaine époque, avec mes hommes, on ne mangeait pas tous les jours, et même on ignorait quand et si on remangerait. On ne craignait pas nos ennemis mais de mourir de faim, on en était réduits à sucer des cailloux et à mâchouiller de l’herbe pour se souvenir à quoi servaient nos mâchoires. Aussi, quand on arrivait à s’alimenter, on pratiquait d’instinct la stratégie du chameau, se remplir la panse au maximum en prévision des jours de disette, c’est idiot bien sûr, mais c’est un réflexe de pauvre et il faut avoir eu très faim pour comprendre que ce n’est pas idiot.
Ce dimanche midi, Ramon arriva tôt, Tereza mettait la table, Helena l’aidait. Ramon voulut participer, les protestations de Tereza ne purent le dissuader d’apporter sa contribution, les tâches ménagères le concernaient aussi.
– Il faudrait éduquer les camarades tchèques qui ont du mal à s’y faire, dit Tereza.
– Parle pour les gens de ta génération, répondit Helena. Aujourd’hui, les jeunes n’ont plus ces problèmes.
– Je me suis souvent demandé à quoi servaient les révolutions, maintenant je sais, conclut Ramon. Où est Joseph ?
– Il se relance dans la cuisine africaine. Faites attention, il est assez susceptible avec ça.
– On se tutoie, Tereza.
Joseph, installé sur la terrasse, avait profité du temps clément pour ressortir son matériel qui avait dormi tout l’hiver. Il l’avait conçu de mémoire, peu après son installation à Kamenice, dessinant les plans et n’hésitant pas à recourir aux services du maréchal-ferrant pour les pièces en métal compliquées. Cette machine d’un bon mètre de haut ne ressemblait à rien de connu en Europe de l’Est. Montée sur roulettes avec un bac rectangulaire assez grand pour contenir un mouton, surmontée d’une grille en fer réglable à trente centimètres au-dessus de la braise, elle affichait un poids respectable. Il était également le seul à savoir la faire fonctionner et à avoir le droit d’y toucher. L’appareil permettait de rôtir en plein air de la viande de bœuf, des côtelettes de porc et des saucisses de toutes sortes.
Enfin, presque.
Malgré de nombreux essais, il n’avait jamais réussi à retrouver le goût de cette saucisse piquante et si délicieuse dont il raffolait à Alger. En partant, il n’avait pas pensé à demander la recette. Il avait essayé de la retrouver, en vain, et les trois bouchers, dont le sien à Prague qu’il avait sollicité, avaient fait preuve de bonne volonté, testé différents poivres et épices, ajouté du cumin, de la marjolaine, du raifort, d’autres condiments encore, c’était souvent original, mais cela n’avait rien à voir avec la merguez, la vraie. Joseph en parlait à Tereza, à Helena, à ses amis et ses relations, avec un peu d’émotion dans la voix. Il devait se contenter des saucisses tchèques, âcres et grasses, qu’il fallait enrichir d’oignons à profusion ou de paprika pour en oublier l’acidité. Rien de comparable en densité et en nervosité à cette chère saucisse africaine.
Joseph se flattait (et à juste titre) d’avoir introduit le barbecue en Tchécoslovaquie. Et si, depuis, quelques imitateurs s’y étaient mis, il restait le seul à considérer cette pratique culinaire comme une science. Joseph s’était bien gardé de leur révéler les nombreux secrets de cuisson qu’il tenait de Padovani lui-même. Autant dire du Mozart de la merguez algéroise.
Il avançait sur ses souvenirs ensoleillés comme s’il marchait pieds nus sur du verre.
Joseph, présentement, attisait les flammes avec un carton qu’il agitait devant le foyer. Quelques braises apparaissaient et disparaissaient derrière une abondante fumée qui lui piquait les yeux.
– Que fais-tu, Joseph ? demanda Ramon en s’approchant.
– Oh, Ramon, je prépare un barbecue à la façon algéroise. Tu connais ?
– Et comment ! Rien ne pouvait me faire plus plaisir. Tu sais que tu as en face de toi un champion du barbecue.
– Ah bon ? fit Joseph en le toisant.
– Ce sont les Argentins qui ont inventé le barbecue. Chez nous, ça s’appelle un asado, ce n’est pas de la grillade mais un art. Qu’est-ce que tu utilises comme bois ?
– Je prends des sarments de vigne, ils sont bien secs pourtant, je ne comprends pas.
– Tu es trop courant d’air, il faut mettre le brasero contre la maison, à l’abri du vent.
Joignant le geste à la parole, il déplaça avec peine la lourde machine et l’adossa à l’arête du mur. Joseph allait lui expliquer qu’il n’avait pas besoin de son aide, il était le spécialiste incontesté à des centaines de kilomètres à la ronde, quand il constata que l’âtre ne fumait plus.
– Tu vois, ce n’est pas compliqué, poursuivit Ramon. Les Argentins savent en naissant que le vent tournoyant est l’ennemi de l’asado. Tu connais l’Argentine ?
– Non.
– C’est un beau pays.
– Pourquoi tu n’y es pas resté ?
– Je me pose souvent cette question en ce moment… Il faut attendre qu’il y ait de la cendre sur les braises avant de mettre la viande sur la grille.
Joseph disparut dans la cuisine attenante, Ramon attisa délicatement les braises avec le carton, Joseph revint en portant un plat avec des morceaux de viande et des saucisses courtes qu’il posa sur le rebord de la fenêtre. Il prit une entrecôte et la salière.
– Je peux me permettre de te donner un conseil, Joseph ?
– Bien sûr Ramon.
– Il vaut mieux retirer le gras pour éviter que cela coule et fasse des flammes, et il ne faut pas saler la viande, sinon elle sèche.
– Tu faisais comme ça, en Argentine ?
– C’est loin, j’étais môme, c’était de vraies fêtes, l’occasion de retrouver les parents et les amis, jamais moins de vingt personnes, souvent plus. À la villa Nydia, là où ma famille habitait à côté de Córdoba, il y avait un grand parc. Avec mes frères et sœurs, c’est nous qui nous occupions de l’asado, tout le monde en redemandait et, je te jure, on salait après.
Avec le couteau affilé, Joseph enleva la graisse autour de la viande, déposa les morceaux sur le gril puis les saucisses.
– Je pense que le gril est à la bonne hauteur, dit Joseph.
– Je crois, confirma Ramon en se baissant pour vérifier. La flamme est parfaite.
Ils surveillèrent la cuisson deux minutes sans parler, Joseph s’apprêtait à retourner la viande quand Ramon l’arrêta.
– Ce n’est pas encore cuit, il ne faut retourner la viande qu’une seule fois, à mi-cuisson, comme ça elle reste plus tendre.
– Comme tu veux, mais je pense que les saucisses sont bien.
Il en prit une avec la fourchette et la donna à Ramon qui la goûta avec précaution, mastiqua lentement et fit la moue.
– À Alger, poursuivit Ramon, j’ai mangé des saucisses extraordinaires, un peu piquantes, tu connais ?
– Et comment, mais c’est impossible de trouver des merguez ici.
– Pourquoi tu es allé à Alger ?
– J’avais failli m’engager dans les Brigades en Espagne mais c’était la fin. J’ai eu cette proposition de l’Institut Pasteur, pour un jeune médecin, ça ne se refuse pas. C’est la meilleure des écoles. J’ai quitté l’Algérie en 45 après l’épidémie de peste.
– La peste ? À Alger ?
– Elle est endémique dans tout le Bassin méditerranéen. On n’en parle pas beaucoup mais elle existe bel et bien et elle sévira longtemps encore. Elle s’est propagée de façon fulgurante, il y a eu beaucoup de morts.
– C’est très contagieux ?
Joseph fit oui de la tête.
– C’est cuit, non ?
Ramon examina la cuisson des différents morceaux, les retira du gril et les posa sur l’assiette.
– Moi, quand j’étais étudiant, je suis parti avec un copain en moto, nous sommes allés de Buenos Aires à Caracas, je ne sais pas si tu te rends compte de la distance. Au Pérou, on est resté un mois dans une léproserie.
– Des lépreux ! Ça doit être horrible ?
– Oui, mais ce n’est pas très contagieux. J’aurais aimé être médecin comme toi.
– Rien ne t’en empêche. Après tout, tu es diplômé.
– J’ai voulu autre chose. Je ne sais pas si j’ai eu raison.
Tereza et Helena se régalèrent du barbecue, bien meilleur que d’habitude, elles en reprirent deux fois, Ramon alla faire cuire quelques morceaux lui-même, de son côté, il n’en mangea qu’une fois, il n’avait pas trop d’appétit. Joseph trouva la viande plus moelleuse, elles félicitèrent Joseph pour cette réussite.
– C’est grâce à Ramon, c’est un artiste du barbecue, pardon, de l’asado.
– Tu nous avais caché ce talent, dit Helena.
– Dans mon pays, c’est le plat national.
– Tu connais bien Alger ? demanda Joseph.
– J’y suis allé plusieurs fois, pour raisons professionnelles. Je n’ai pas eu le temps de visiter. Ça m’a beaucoup plu.
– Tu es allé chez Padovani ?… Un restaurant sur la plage, à la sortie d’Alger. Il y a une terrasse sur pilotis, on danse sur la mer, c’est magnifique.
– J’aurais bien aimé mais j’y étais en voyage officiel. La prochaine fois, j’irai. Padovani, tu dis ? Je m’en souviendrai.
– Avec ça, il faudrait un petit gris de Boulaouane, bien frais, soupira Joseph, ce serait le bonheur parfait.
Il prit son verre, Tereza et Helena l’imitèrent.
– Bonne santé à Ramon.
Tereza et Helena trinquèrent avec Ramon, formulèrent des vœux de prompt rétablissement.
– À vous aussi, je souhaite plein de bonnes choses.
À peine eut-il bu une gorgée de vin qu’il commença à tousser, on crut qu’il avait avalé de travers, la toux s’amplifia, le souleva de la chaise, il étouffait, n’arrivait pas à reprendre sa respiration, en quelques secondes son visage devint gris, il donnait l’impression d’un homme qui se noie.
– Où est l’inhalateur ?
– Dans ma chambre, réussit-il à murmurer entre deux quintes.
Helena quitta la pièce en courant. Joseph lui prit le pouls.
– Ouvre la fenêtre, dit-il à Tereza.
L’air frais envahit la pièce. Joseph le soutint par les épaules.
– Redresse-toi, détends-toi, du calme, ça va passer, essaye de respirer par le ventre, par à-coups, comme ça, doucement.
Helena revint avec l’inhalateur, Sourek et le garde du corps la suivaient. Joseph arma l’appareil.
– Souffle à fond.
Ramon expira, ouvrit la bouche ; Joseph mit l’embout de l’inhalateur dans sa bouche, délivra une dose.
– Aspire… lentement.
Sourek faisait deux rapports par jour, dont un le matin par téléphone. Il occupait le bureau de Joseph deux bonnes heures, d’abord il préparait son entretien et les points qu’il allait aborder, classés par ordre d’importance. Il ébauchait des réponses aux questions éventuelles, reprenait le compte rendu de la veille et les points laissés en suspens, ensuite il y avait l’appel proprement dit, passé à dix heures pétantes et qui durait au moins une demi-heure. Puis Sourek rédigeait un « rapport intermédiaire » où il retraçait avec le plus de précision possible la teneur de l’entretien et qui lui permettait d’établir le rapport de l’après-midi, plus complet et circonstancié, qu’une voiture venait chercher à 17 heures.
Joseph ignorait à qui il téléphonait et pour quelles raisons c’était si long. Chaque jour, on lui réclamait de nouveaux détails. Joseph ne put jamais savoir qui se cachait derrière ce pronom indéfini, c’était quelqu’un, au ministère ou ailleurs, au-dessus de Sourek, qui n’avait aucune connaissance médicale et exigeait des réponses précises.
– On trouve que vos explications manquent de rigueur scientifique.
– La maladie évolue sans prévenir, elle ne m’obéit pas.
– Le problème, c’est que ça change sans arrêt, un jour il va bien, le lendemain il rechute.
– Si cela ne tenait qu’à moi, il serait déjà rétabli et loin d’ici. C’est un homme usé et, quand on ajoute le palu, la dysenterie et l’asthme, cela fait beaucoup. En plus, il n’a pas bon moral.
– Ah ! Je n’en ai jamais parlé ; cela pourrait expliquer pourquoi il est odieux avec moi.
– Avec nous, il est très gentil. Je ne sais pas s’il est déprimé parce qu’il est malade et qu’il ne supporte pas de se voir diminué ou s’il y a autre chose, de plus profond, de plus ancien et d’extérieur à ses maladies.
– Vous sous-entendez un problème psychologique ?
– Je ne suis pas spécialiste mais il a les symptômes d’un homme qui fait une dépression. Il faudrait peut-être recourir à un psychologue, quelqu’un qui pourrait l’aider.
– C’est très embêtant. Si ça ne se voit pas trop, il vaut mieux ne pas en parler.
Dans l’appartement de Joseph, le plateau reposait sur la table basse comme une plante ou un bibelot, une décoration à laquelle il ne prêtait plus attention. Dans le temps, il jouait aux échecs avec Helena mais elle était devenue trop forte. Ludvik encore plus. Ce jeu l’ennuyait. Il n’avait plus la patience et pas envie de réfléchir. Quand le dimanche il neigeait tellement qu’il était impossible de sortir sans craindre de disparaître ou lors des interminables nuits d’hiver, quand les soirées s’étiraient au-delà de l’ennui, Tereza lui proposait une partie et il acceptait, elle s’appliquait mais il arrivait presque toujours à la battre.
– Non, tu es mauvais joueur, je gagne aussi souvent que toi, affirmait-elle.
Ce soir-là, quand Ramon s’assit dans le canapé, il avait froid, Tereza lui prêta une écharpe en laine grenat, épaisse et douce, qu’elle avait tricotée et qu’il mit sur ses épaules, il posa son regard sur la table basse.
– Oh, un jeu d’échecs.
C’était celui de Pavel. L’ambassadeur d’URSS le lui avait offert pour son anniversaire, trois mois avant sa disparition. Tereza adorait ce damier en marbre veiné de vert et ses pièces en ivoire finement sculptées (Pavel était toujours sa lumière intérieure et secrète).
– Il est magnifique, ajouta Ramon en prenant une tour et admirant le raffinement de la figurine.
– Je crois qu’il vient de Chine, d’après ce qu’on nous a dit.
– Je n’en ai jamais vu d’aussi beau. Et vous jouez avec ?
Joseph aurait dû le prévoir mais manqua d’à-propos.
– Bien sûr.
Ramon prit le jeu à deux mains et, avec précaution, le souleva. Les pièces tremblèrent mais aucune ne tomba, il le posa avec délicatesse sur la table entre eux.
– Joseph, à nous deux.
– Je n’ai pas très envie, Ramon, ça va être long.
Ramon fit pivoter l’échiquier, Joseph se retrouvait avec les blancs devant lui. Tereza s’approcha, Helena s’assit sur une chaise. Ramon enleva l’écharpe.
– Jouons-la rapidement, pour nous échauffer, cela fait si longtemps que…
– C’est toujours ce qu’on dit, l’interrompit Joseph avec un sourire.
La partie fut expédiée en trente minutes. Ramon fixait le plateau avec une attention extrême, il avançait ses pièces comme un chat, à peine le voyait-on s’en saisir qu’il les avait déjà posées, Joseph lui jetait des coups d’œil à la dérobée, il se mordillait la lèvre, se pinçait la joue. Au vingt-troisième coup, il garda les yeux plissés un long moment, leva son regard vers Ramon qui restait concentré sur le jeu, puis il soupira et renversa son roi.
– Mes félicitations. Mais tu m’as cueilli à froid.
Ils se serrèrent la main par-dessus l’échiquier.
– Une revanche ?
– Pas maintenant, je vais préparer une tisane.
– Helena, tu sais jouer ? demanda Ramon.
– Et comment !
– Viens plutôt m’aider, fit Joseph en se levant.
– Moi, je veux bien en faire une, je te préviens, je ne suis pas une championne, dit Tereza.
Elle s’assit à la place de Joseph et ils remirent les pièces à leur place. Helena suivit son père de mauvaise grâce dans la cuisine. Joseph mit de l’eau à bouillir.
– Si tu joues avec lui, il faut que tu le laisses gagner.
– Ça ne va pas ?
– Ce serait mieux, pour lui.
– Je ne vois pas pourquoi.
– Il faut toujours que tu discutes pour tout. Pour une fois, tu ne peux pas faire ce que je te demande sans poser de question ?
– Je jouerai comme d’habitude et, s’il est meilleur, il gagnera.
– Moi, je l’ai laissé gagner.
– Ah oui ? Je ne m’en étais pas rendu compte.
– Je n’étais pas dans un bon jour.
Je m’appelle Ernesto. Chez moi, on m’appelait Ernestito pour ne pas me confondre avec mon père. On avait le même prénom. C’est la tradition chez nous. Le petit Ernesto, voilà qui j’étais, je n’aimais pas être petit et j’ai tout fait pour qu’on l’oublie. Mes parents m’ont élevé comme j’aurais rêvé, libre et sans contrainte, d’eux je n’ai reçu qu’amour et bienveillance, le meilleur exemple du monde pour l’éducation, mon père m’a toujours aidé à m’accomplir, mes six enfants pourront-ils garder de moi autre chose que le souvenir d’un barbu qui les a fait sauter sur ses genoux pendant cinq minutes ? Je les ai abandonnés à leurs mères et ne me suis jamais occupé d’eux. Que peut faire un homme pour ses enfants si ce n’est leur préparer une bonne vie, leur donner le meilleur pour qu’un jour ils puissent se dire, mon père a été un bon père. Moi, j’ai voulu qu’ils vivent dans un monde meilleur et plus juste. À la réflexion, je me suis surtout préoccupé de l’avenir des autres et j’ai négligé mes propres enfants. Jamais je n’avais mesuré combien j’ai dû leur manquer, comme ils me manquent à moi-même aujourd’hui. Peut-être n’étais-je pas vraiment fait pour avoir des enfants. Mon dernier s’appelle aussi Ernesto, je ne connais même pas la couleur de ses yeux, je me souviens à peine de son visage, il a moins d’un an et je l’ai porté deux fois dans mes bras. Ce n’est pas moi qui ai choisi son prénom mais ma femme, je n’étais pas très chaud, j’ai vu que ça lui faisait plaisir, alors j’ai dit : pourquoi pas ? Comme je ne suis pas un mari très présent, probablement a-t-elle voulu m’appeler encore quand je ne serais pas là. Mais je me demande si c’est vraiment une bonne idée pour un garçon de s’appeler Ernesto Guevara aujourd’hui.
Ramon aurait eu du mal à y couper. Quand Tereza l’avait vu si mal équipé pour affronter le froid incisif des collines, elle lui avait prêté les affaires de Ludvik mais ce dernier avait laissé peu de choses dans son armoire. Un soir, après le dîner, Ramon écoutait un disque de Gardel, elle s’était assise à côté de lui sur le canapé pendant que Joseph et Helena débarrassaient la table.
– Est-ce que tu as froid, Ramon ?
– Il fait bon ici.
– J’ai envie de te tricoter un pull irlandais comme celui de Joseph. Qu’en penses-tu ?
– Il est magnifique, j’ai vu le même à New York. Mais c’est inutile de te donner cette peine.
– Tout homme a droit à un beau pull.
Ramon se dit que c’était sans doute la coutume dans ce pays et qu’il serait impoli de refuser. Ils se levèrent en même temps. Elle donna une feuille et un crayon à Helena et attrapa son mètre à ruban.
– Lève les bras, je vais prendre tes mesures.
Elle lui entoura le torse avec le mètre.
– Quatre-vingt-six…, tu n’es pas bien épais, Ramon.
– Tu pourrais dire comme Don Quichotte : « Je sens de nouveau sous mes talons les côtes de Rossinante. »
Elle lui fit plier le bras et mesura les longueurs de l’épaule au poignet, de l’aisselle à la hanche et la taille, Helena les inscrivit sur la feuille.
– Tu es tout en os. Pourtant tu manges bien.
– Je suis parti de loin. Cela fait quelques jours que Joseph ne m’a pas pesé. J’avais repris cinq kilos en un mois.
– On se demande où tu les as mis.
– Dis-moi, qui est Ludvik ?
Avec le redoux, la neige avait disparu. Ramon et Helena, assis à la lisière de la clairière sur un empilement de troncs d’épicéas équarris, lui sur le sommet, elle à l’étage du dessous, fumaient une unique cigarette qu’ils se passaient l’un l’autre. Ils entendaient le bruit de râpe des scies, la cognée des haches, les cris des bûcherons qui reprenaient le travail après la fonte. S’ils étaient allés au bord de la forêt, ils les auraient aperçus dans le dévers de la pente. Ils se faisaient chauffer au faible soleil qui traversait la frondaison.
– C’est mon petit ami. Il fait ses études à Prague. Il reviendra cet été.
– Il étudie quoi ?
– Journalisme.
– C’est vraiment ton petit ami ?
– Et le seul que j’ai eu, si tu veux tout savoir.
– Excuse-moi, tu couches avec lui ?
– Ça nous arrive, en effet.
– C’est bizarre, non ?
– Pourquoi ?
– C’est le fils de Tereza.
– Oh, je comprends. Tereza n’est pas ma mère et Ludvik n’est pas mon frère. Mon père s’est remarié avec elle et ils sont venus vivre avec nous. Maintenant, c’est vrai, je considère Tereza comme ma mère, je reconnais que c’est une relation un peu particulière.
– Et tu es amoureuse de lui ?
– Pourquoi tu me poses cette question ?
Il ne répondit pas, elle leva la tête vers lui, il tirait sur le mégot une bouffée de haute précision, à s’en brûler les doigts, et l’écrasa sur le tronc.
– On est presque un vieux couple, on se connaît depuis toujours. Entre nous, c’était écrit.
– Et ta mère ?
– Ma mère ? Elle a disparu. Il y a longtemps.
Elle n’est pas triste quand elle parle de sa mère. Elle devait être jeune quand elle est morte et Tereza l’a remplacée complètement. Je n’ai pas voulu poser de questions. Je lui en pose déjà trop. Elle, elle ne m’en pose aucune. J’aurais pu lui parler de ce vide immense au fond de moi et qui m’aspire irrésistiblement, il y a presque un an, ma mère est morte et je n’étais pas là, elle m’a appelé au secours, on a refusé de lui dire où j’étais, qu’a-t-elle pu imaginer ? Elle voulait que je vienne la retrouver, que je sois à ses côtés dans ce moment d’éternité où nous nous séparons. J’aurais tellement voulu lui tenir la main, je lui aurais donné ma force, je l’aurais retenue, je lui aurais accordé cette joie ultime de voir son fils avant de partir. Mais ce 19 mai 65, j’étais à des milliers de kilomètres de Buenos Aires, au fin fond de la jungle africaine, en déroute, en perdition, cherchant à comprendre pourquoi tout s’écroulait, pourquoi les Africains refusaient de se battre, comment éviter le fiasco de notre guérilla aventureuse. Je suis sorti de cette catastrophe détruit moralement et physiquement à l’agonie, ce n’était pas seulement l’échec hallucinant de toutes mes idées mais la manière calamiteuse dont ce désastre s’était produit, nous nous sommes comportés comme des amateurs, aveugles et bornés. Les pieds nickelés de la révolution, voilà ce que nous avons été. Et, le pire de tout, c’est que, par mon aveuglement, mes maladresses, mes erreurs répétées, j’ai été le seul et unique responsable de cette pitoyable pantalonnade militaire. Et au milieu de cette déconfiture, j’apprends son décès. Personne n’avait pensé à me prévenir ! Je la savais malade d’un mal inguérissable. Et tout ce que j’ai pu faire, là-bas, quelque part au milieu du Congo, c’est une veillée funèbre à notre manière, lui chanter quelques-uns de ces tangos de Gardel qu’elle aimait tant.
Lorsque Sourek lui apprit qu’à Prague on était très content de lui, Joseph sentit une bouffée de chaleur envahir son visage et un léger tressaillement lui parcourir le dos. Le lieutenant ne distribuait jamais de récompense, ne disait jamais merci, Joseph connaissait trop la manière de fonctionner de la Sécurité intérieure pour avoir encore la moindre illusion et se tint sur ses gardes, attendant l’estocade.
– Je vous assure, professeur, poursuivit Sourek, le colonel Lorenc apprécie beaucoup votre collaboration. D’après vous, est-ce qu’il peut partir ?
– D’un point de vue médical, la crise de palu est guérie et son asthme stabilisé. Il n’est pas à l’abri d’une rechute mais pour moi, il peut quitter le sana.
– Quand j’ai abordé la question, il ne m’a même pas répondu.
– Je ne peux pas le mettre à la porte. Il est faible, il doit se reposer.
– Il y a trop de choses que nous ignorons. Ce qu’il raconte à votre fille, par exemple, ils se promènent matin et soir. De quoi discutent-ils, hein, vous le savez, vous ? Et pendant le dîner, aborde-t-il des sujets politiques concernant l’URSS ou les USA ?
– Jamais.
– Que dit-il ?
– On bavarde de choses et d’autres. Rien d’important.
– On veut tout savoir, tout ! l’interrompit Sourek.
– Ce que vous me proposez ne me plaît pas ! Je n’espionne personne !
– Tant pis pour vous, je vais faire mon rapport.
Sourek n’en eut pas le temps. Joseph croisa Ramon, il était assis dans un des fauteuils de l’accueil et attendait Helena.
– Ça ne va pas, Joseph ? Tu es tout rouge.
Ce n’était pas prudent de révéler ce qui devait rester secret, pas malin d’évoquer les machinations, mais Joseph était trop bouleversé pour se contenir.
Ramon était furieux. Jamais on ne l’avait entendu crier aussi fort. Sourek ressemblait à un enfant fautif. Ramon l’entraîna dans le bureau de Joseph et ils téléphonèrent à Prague. Sourek servit d’interprète avec son colonel ; la communication fut brève. Sourek et le garde du corps firent leurs bagages en un rien de temps et se retrouvèrent en bas du grand escalier. Joseph vint lui demander s’il pouvait faire quelque chose. Sourek n’avait pas l’air de lui en vouloir mais Joseph savait qu’avec un officier de la Sécurité intérieure, il ne fallait jamais se fier aux apparences.
– S’il se passe quelque chose d’important, appelez ce numéro, dit Sourek à voix basse en lui donnant une feuille de papier pliée en quatre.
– Comment saurai-je si c’est important ?
Note
2. Traduction de Louis Viardot, éd. BeQ.
3. Va te coucher.
4. Entrez !