En avril 1996, après des palabres interminables, le Parlement tchèque vota une loi permettant à chaque citoyen de consulter son éventuel dossier à la Sécurité d’État. Pendant plus de quarante ans, la StB, la police politique, sous tutelle du KGB, avait surveillé la population. Des chiffres effarants et invérifiables circulaient. On disait que la politique secrète comptait seize mille employés, c’est-à-dire qu’un Tchèque sur mille y travaillait, il y aurait eu cent trente mille informateurs ou agents occasionnels, soit plus de dix pour cent de la population, et plus de cent mille dossiers constitués depuis 1948. On savait aussi que, dans les derniers mois, la StB avait détruit des dizaines de milliers de dossiers, les plus récents et les plus compromettants pour les fonctionnaires encore en activité.
Helena se souvenait de la réflexion de Sourek. Il avait mentionné son dossier. Elle voulait savoir ce qui s’était passé et espérait obtenir les réponses qui lui manquaient pour relier les fils épars de sa vie. Elle formula une demande de consultation, paya un droit de cinquante couronnes et attendit la réponse.
Ludvik soutenait que c’était inutile de remuer la boue, que cela ne servirait qu’à accabler le présent. C’était la position qu’il défendait au journal dont il était rédacteur en chef adjoint. Joseph partageait cet avis et ne voulait pas consulter son dossier, il était partisan d’une amnistie générale.
– Qu’est-ce qu’on va apprendre ? Toutes les choses pas jolies jolies qu’on a faites ? Il y en a marre des procès et des accusations. Qu’on le veuille ou non, ils ont réussi à faire de nous leurs complices. Ne les laissons pas nous pourrir notre avenir.
En décembre, Helena reçut une lettre du ministère de l’Intérieur lui apprenant qu’il existait un dossier à son nom dans les archives. Elle prit le train pour Pardubice où les dossiers avaient été centralisés.
Elle dut patienter une heure dans la salle d’attente avant qu’on appelle son numéro. Elle suivit un appariteur dans une salle carrée où se trouvaient quatre tables de travail. Trois étaient occupées par des hommes qui consultaient leur dossier sous la surveillance d’une femme en uniforme kaki assise sur une estrade. Un carton marron était posé sur le quatrième bureau.
La femme en uniforme vérifia l’identité d’Helena, lui demanda de s’asseoir, ouvrit le carton et en sortit un épais dossier beige tenu par deux sangles, contrôla à nouveau que c’était bien son nom qui figurait dessus. Helena avait le droit de prendre des notes, il était interdit de modifier les pièces, de les annoter, de les emporter, de les photographier ou de les photocopier. Tous les documents étaient cotés et devaient être replacés dans le même ordre.
Helena resta un moment immobile devant son dossier. Il portait le numéro 398181. Son nom était calligraphié avec une encre mauve. Dans le coin gauche, une étiquette avec la mention manuscrite : « 3e section – joint dossier de Ramon Benitez Fernandez le 20-07-66 : (il n’existe plus de référence Ramon Benitez) instruction 66-1625, colonel A. Lorenc. » Deux tampons ronds, chacun avec une signature différente et illisible, validaient la jonction. Helena respira profondément et ouvrit son dossier. Il contenait 373 documents cotés, essentiellement les 42 rapports de Sourek au sanatorium, 25 relevés d’écoutes téléphoniques, 15 états de frais d’agents en déplacement, 176 rapports de filature pendant le séjour de Ramon et Helena à Prague, des enquêtes de voisinage et des notes d’informateurs et d’agents.
Et une lettre volée et un compte rendu d’une réunion d’assassins.
Et trois rapports à vomir. Et une facture monstrueuse.
La Havane, 9 octobre 1966
Helena,
J’étais bien décidé à ne jamais t’écrire. Je ne voulais pas te souhaiter ton anniversaire. Je n’avais pas envie de tomber dans ce sentimentalisme stupide. Ça ne sert à rien de remuer notre passé. On ne rattrapera pas aujourd’hui avec quelques mots ce que nous n’avons pas réussi à construire. Mais ce soir, il s’est produit un de ces clins d’œil que le destin s’amuse à mettre sur notre route pour nous rappeler à notre condition.
Je me demandais souvent à quoi avait pu servir la révolution à Cuba. Je viens d’en avoir la réponse sur un écran de cinéma. Je dois remercier d’abord cet échange culturel organisé avec la Tchécoslovaquie qui a permis cette projection. Et quand j’ai appris qu’on y jouait ce film, je me suis précipité. Je ne sais pas si j’ai adoré
Les Amours d’une blonde
parce que c’est un film magnifique ou parce que tu l’aimais tellement ou parce que ça m’a rappelé Prague ou que je te voyais sur l’écran à la place de cette comédienne magnétique. Pendant une heure et demie, j’ai eu la chance d’être avec toi, on a dansé ensemble, je t’ai serrée dans mes bras et je t’ai aimée encore une fois. Je n’aurais jamais dû aller voir ce film. En sortant, je voulais revenir te chercher mais…
Nos vies ne nous appartiennent pas. D’autres les écrivent pour nous. Je dois partir ailleurs. Nous ne nous reverrons pas. Je vais tenir un rôle que je n’avais pas envie de jouer, dans un mauvais film, avec une fin stupide, mais ce film aura certainement beaucoup de succès. Et il paraît que ce sera une grande victoire pour notre cause. Sauf pour moi.
Au moment de m’en aller, je voulais que tu saches à quel point j’ai pu t’aimer, tu as été une lumière merveilleuse, tu m’accompagneras toujours où que j’aille et je souhaite à chaque homme sur cette terre de connaître une femme comme toi.
Ne sois pas triste. Pense à moi comme je pense à toi.
Ernesto G.
Rapport no 23/E.S. (réf. 398181), jeudi 30 juin 1966.
L’agent Ludvik Cibulka a téléphoné à 20 h 23. Il confirme le retour de Ramon Benitez. À peine était-il arrivé qu’Helena Kaplan est partie avec lui. Ils n’ont pas dit où.
Note Sourek : Activer agents autour de la villa de Ládví. Urgent.
Rapport no30/E.S. (réf. 398181), vendredi 31 juin 1966.
L’agent Ludvik Cibulka a téléphoné à 11 h 31. Il vient de recevoir un appel d’Helena Kaplan, tout heureuse de lui annoncer sa décision de partir en Argentine avec Ramon Benitez. Ils vont déposer demain une demande de visa.
Note Sourek : recouper avec le relevé des écoutes téléphoniques de Ládví.
Rapport no 41/E.S. (réf. 398181), mercredi 5 juillet 1966.
L’agent Ludvik Cibulka nous rapporte son dîner de la veille avec Ramon Benitez et Helena Kaplan. Le susnommé Ramon Benitez a affirmé que s’il n’avait pas le visa dans les 48 heures, il n’hésiterait pas à demander à l’ambassadeur de Cuba à Prague d’intervenir auprès du Président, et s’il le faut, il est déterminé à contacter le camarade Kossyguine avec qui il affirme entretenir les meilleures relations.
Reçu no181-66, 23 juillet 1966 :
Je soussigné Ludvik Cibulka certifie avoir reçu du lieutenant Emil Sourek la somme de quinze mille couronnes (15 000) en espèces en rétribution de mes services.
Daté et signé par Ludvik Cibulka, visé par lieutenant Sourek
Note du lieutenant Sourek au colonel Lorenc :
L’agent Ludvik Cibulka demande à bénéficier d’une promotion au sein de la rédaction de Rudé právo. Avis favorable. C’est un idiot utile.
Compte rendu de la réunion d’urgence du dimanche 2 juillet 1966 au siège de la Sécurité intérieure à Prague.
Étaient présents : le premier secrétaire de l’ambassade de Cuba à Prague, l’attaché militaire de l’ambassade d’Union soviétique à Prague, le colonel A. Lorenc et le lieutenant E. Sourek.
Le colonel Lorenc informe les autorités cubaines et soviétiques de la demande de visa déposée la veille par Helena Kaplan, maîtresse d’Ernesto Guevara, alias Ramon Benitez, et de leur intention commune de quitter la Tchécoslovaquie pour l’Argentine où ils ont décidé de s’installer.
Le représentant du gouvernement cubain qualifie ce projet d’extravagant, contraire aux intérêts du gouvernement et du peuple cubains. Il indique que les autorités cubaines, en accord avec les autorités soviétiques, ont décidé d’allumer deux ou trois Vietnam, notamment en Amérique centrale et en Amérique latine. Il n’est pas besoin de s’étendre ici sur les raisons et l’importance stratégique de ce programme contre l’impérialisme et le capitalisme américains.
Ernesto Guevara est l’homme-clé de ce dispositif, il est utile à la cause prolétarienne. Il n’est pas question qu’il se soustraie aujourd’hui à ce plan longuement réfléchi et élaboré par les responsables cubains et soviétiques.
Comme le précise le représentant soviétique : On n’a pas besoin d’un Guevara heureux. Il convient donc d’empêcher par tous les moyens le départ d’Helena Kaplan.
Mais il est tout aussi indispensable, pour que l’opération réussisse, que Guevara soit tenu dans la plus totale ignorance de l’intervention des autorités ici présentes et qu’il soit persuadé et convaincu qu’Helena Kaplan renonce spontanément à son aventure antisocialiste.
Le lieutenant Sourek a élaboré le plan suivant : la veille de leur départ en avion, Joseph Kaplan, père d’Helena, sera arrêté par la Sécurité intérieure et incarcéré. Le lieutenant Sourek mettra le marché suivant entre les mains d’Helena Kaplan : ou elle renonce à son départ et à sa relation avec Guevara, et son père sera libéré après le départ de Guevara, ou elle part avec lui et son père sera exécuté pour haute trahison. D’après le lieutenant Sourek qui la connaît bien, cette menace devrait être suffisante pour la faire renoncer.
Au cas où Helena Kaplan passerait outre, il est décidé qu’elle sera victime le jour même d’un grave accident de la circulation. Pour obliger Guevara à partir seul et à ne pas rester en Tchécoslovaquie. Si l’accident s’avère inopérant, l’élimination définitive d’Helena Kaplan aura lieu pendant son transfert à l’hôpital.
Helena relut deux fois ce compte rendu. Bien que vingt-six longues années se soient écoulées depuis cette triste journée de juillet 1966 où elle avait été contrainte d’abandonner l’homme de sa vie, elle eut la chair de poule et se mit à pleurer. Cela ne lui arrivait jamais.
Elle avait tellement de raisons de pleurer.