Joseph dormait quand le Lépine avait accosté au port. Il avait raté le lent travelling avant l’arrivée dans la baie avec la ville accrochée aux collines. Elle ne s’était pas offerte à lui, il n’avait pu fouiller du regard cet amphithéâtre ondoyant ni écouter les autres passagers qui repéraient et nommaient des lieux connus.

Quand Joseph repensait à Alger, la première impression qui lui venait à l’esprit était cette lumière d’or en fusion au moment où il avait ouvert la porte de la coursive, encore engourdi, le flash interminable d’un photographe invisible qui l’avait obligé à protéger son visage avec ses mains. Il sentit une odeur vanillée, une bouffée de chaleur l’éclaboussa. Il se demanda s’il y avait le feu, il n’y avait aucune panique, à peine le ronronnement de la grue qui déchargeait les régimes de bananes sur le quai affairé. Il écarta lentement les doigts pour s’accoutumer à cette incandescence, leva les yeux, aperçut un bleu de paradis originel comme il n’en avait jamais vu, ni à Prague, ni à Paris, balayé de toute impureté, chaleureux et chatoyant, un monument monochrome en suspension dont la seule fonction semblait de vous hypnotiser.

En cette fin de journée d’octobre 38, à l’âge de vingt-huit ans, il découvrit enfin le ciel et le soleil, regarda les docks en arcade montante comme une vague et, posé fièrement au-dessus, un jeu inextricable de cubes soudés par un architecte fou dévalant en cascade jusqu’aux immeubles éclatants qui défiaient la mer et il comprit ce que voulait dire Alger la Blanche.

Joseph débarqua du bateau, ses deux valises à la main, chercha du regard la personne qui devait l’accueillir. Sur le quai il n’y avait que des dockers arabes au visage buriné qui déchargeaient la soute, le maillot maculé de sueur. Aucun des marins ne put le renseigner.

Il attendit à l’ombre d’un camion pendant une heure, demanda à l’officier de quart qui n’était au courant de rien, se résolut à prendre un taxi dont l’échappement dégageait autant de fumée que la cheminée du bateau. Dans sa Panhard rouge et noire, le chauffeur lui fit la conversation en se plaignant de la chaleur de cet été tardif qui n’en finissait pas.

Au premier abord, Joseph ne vit aucune différence avec la métropole, les mêmes avenues haussmanniennes avec une foule bruyante, des trams qui avançaient au milieu de passants indisciplinés, des cafés aux terrasses bondées, des voitures enchevêtrées, des magasins impeccables, des femmes habillées comme à Paris. Il débarquait en Afrique, quelque chose qui aurait dû ressembler au Sahara avec des dunes, des chameaux, des Touaregs, un goût d’aventure, de mystère, et il se retrouvait dans une cité occidentale.

Il était déçu.

Ils arrivèrent sur une place immense bordée de rangées de réverbères Art déco, de palmiers, écrasée par un monument polygonal gigantesque d’un blanc immaculé de style mauresque que Joseph prit pour la mosquée. Le taxi lui expliqua amusé que c’était la Grande Poste (heureusement les mosquées se trouvaient dans la Casbah). Joseph aperçut enfin une femme drapée dans un haïk, un fin voile blanc qui lui couvrait en partie le visage, plus loin un indigène en djellaba rayée tirant un âne pelé qui portait deux grands sacs en osier bourrés de légumes disparut dans une ruelle. Le taxi monta de larges avenues en lacet. Le chauffeur lui désigna le massif musée des Beaux-Arts, lui conseilla de se promener dans le Jardin d’essai réputé pour sa fraîcheur, ses espèces exotiques, ses eucalyptus au parfum mentholé. Par la fenêtre abaissée, Joseph respira profondément mais rien ne vint.

La pointe de la baie disparaissait dans une brume de chaleur, la ville entière s’y évanouissait.

Le taxi s’immobilisa devant un immense palais de trois étages aussi blanc que ses voisins. Il n’y avait pas de gardien à l’entrée, Joseph entra et aperçut d’autres locaux disséminés dans le parc. Il pénétra dans le bâtiment principal étonnamment silencieux où régnaient une fraîcheur réconfortante et une pénombre de cathédrale. Ses « Il y a quelqu’un ? » restèrent sans réponse. Il frappa à toutes les portes d’un long couloir, les poussa avec hésitation, les pièces étaient vides. Ce n’était pas possible qu’il n’y ait plus personne à cinq heures de l’après-midi. Il ouvrit la porte vitrée du fond, découvrit un vaste laboratoire encombré de dizaines de tubes à essai, de boîtes de Petri, de flacons compte-gouttes, d’éprouvettes graduées qui chauffaient dans des bains-marie, de fioles, de mortiers en céramique, d’ampoules à décanter et quatre hommes en blouse blanche penchés de part et d’autre d’une paillasse plantée de microscopes. L’un d’eux chauffait un récipient argenté à la flamme d’un bec Bunsen, puis il ferma la virole, transféra avec précaution son contenu dans une ampoule de coulée qui contenait une solution jaune. Il prit une spatule, agita. L’homme leva le ballon à bout de bras, imprima une légère rotation, le liquide devint vert foncé.

– Catastrophe ! s’écria un homme aux cheveux blancs en brosse et au visage rond.

– On est pourtant partis du même échantillonnage, observa son voisin.

– Si ça se trouve, c’est encore une autre espèce, répondit celui qui lui faisait face.

– Tant pis, on recommence tout de zéro avec les autres prélèvements.

Les épaules s’affaissèrent, Joseph entendit des murmures de découragement.

Des « On a pas de bol », mélangés à des « J’en peux plus », et des « On y arrivera jamais ».

L’homme aux cheveux en brosse le remarqua qui attendait dans l’entrebâillement.

– Je suis Joseph Kaplan. Je viens d’arriver.

– Kaplan ?… Ce n’est pas possible. Ils se foutent de moi ! Je leur ai dit que vous ne m’intéressiez pas. On est tous biologistes ici. C’est un entomologiste dont j’ai besoin !

La carrière de Joseph à l’Institut Pasteur ne commença pas sous les meilleurs auspices. Le patron s’appelait Edmond Sergent. Il ne lui demanda pas s’il avait fait bon voyage ou s’il avait trouvé facilement. Au premier abord, il donnait l’impression d’un homme affable, débonnaire, ce n’était qu’un leurre. Certainement un petit chef, un caporal, comme il avait dû en supporter tant à l’hôpital.

Joseph le suivit dans son bureau méticuleusement rangé au premier étage. Pendant une heure il essaya au téléphone de trouver celui qui, à Paris, avait engagé Kaplan. Il expliqua, réexpliqua que ce n’était pas Kaplan qui posait problème, il était, il n’en doutait pas, un remarquable microbiologiste, surtout s’il avait brillé au Grand Cours, mais lui il avait besoin d’un entomologiste, d’un docteur ès sciences confirmé, à la rigueur d’un vétérinaire, il l’avait dit à Guérin, répété à Tréfouël, écrit et réécrit dans ses demandes depuis un an, apparemment personne ne les avait lues ou on se fichait de ce qu’il écrivait et il ne voyait pas pourquoi il continuerait à accumuler des rapports dont nul ne tenait compte. Quand il apprit que c’était Louis Martin en personne qui avait embauché Joseph, il répondit accablé que non, il n’avait pas envie de lui parler.

Il reposa le combiné qui semblait peser une tonne, resta perdu dans ses pensées. Joseph se voyait déjà dans le bateau du retour, se dit qu’après tout il n’était pas pressé de rentrer, il avait de quoi vivre quelques semaines pour découvrir le pays.

Par la fenêtre, il apercevait deux palmiers qui paraissaient se saluer. Le désert n’était peut-être pas très loin ? Après, il irait en Espagne. Là-bas, il serait utile à quelque chose. Et après encore, il rentrerait chez lui et retrouverait son père.

Sergent se redressa et poussa un soupir.

– Vous avez de la chance qu’on soit en sous-effectifs et que j’aie lu avec un grand intérêt votre thèse sur la digestion intracellulaire des sipunculides et leurs cellules sanguines. Vous aurez une période d’essai statutaire d’un an. Après on verra. Bienvenue à Alger, monsieur Kaplan.

Commença pour Joseph une nouvelle vie qu’il n’aurait pas imaginé, un mois plus tôt, être capable de mener. Après son épisode parisien quelque peu agité, il avait l’impression de s’être transformé d’un coup de baguette en moine cistercien. Il avait tellement envie d’être accepté par Sergent et les autres, reconnu par eux comme un biologiste digne de faire partie de leur équipe qu’il se pliait sans rechigner à toutes les demandes, acceptait avec reconnaissance les tâches ingrates, les besognes fastidieuses. Il n’avait pas d’horaires, pouvait travailler trente ou quarante heures d’affilée. À plusieurs reprises, il s’écroula sur un lit de camp dans un coin du labo pour un sommeil sans rêves.

Un moine ne pose aucune question, il obéit. Cette obéissance devenait une source profonde de satisfaction intérieure comme il n’en avait jamais connu auparavant. Il n’avait plus à choisir ou à décider, faisait ce qu’on lui disait, vivait dans un monde idéal où il n’y avait aucun ennemi, aucun problème. Son emploi du temps était organisé, planifié sans le moindre interstice.

Pas une minute pour douter.

On lui avait réservé une chambre à la pension Montfleury tenue par les Moreno, à sept minutes à pied. Pendant des semaines, son seul déplacement se limita à cet aller-retour. Le dimanche en fin d’après-midi, quand c’était possible, il s’autorisait une petite détente dans l’immense Jardin d’essai qui était sur son passage, s’asseyait sous un eucalyptus géant pour lire Précis d’entomologie, un épais manuel de 1924 qui commençait à dater mais restait aussi passionnant qu’instructif.

Le soir de son arrivée, madame Armand, la secrétaire de Sergent, avait bien voulu s’occuper de lui, elle n’était pas là pour assurer les fonctions administratives, mais elle avait téléphoné pour lui. Joseph avait eu de la chance. Une chambre avec vue s’était libérée deux jours auparavant. Elle lui avait obtenu le prix de l’Institut. Tout seul, ça lui aurait coûté plus cher ; avec son traitement, il ne pouvait pas se le permettre. En attendant, il serait comme un coq en pâte. Joseph se contentait de cette chambre modeste où, en se penchant sur la droite de l’étroit balcon, il apercevait un rectangle de mer au loin.

C’était agréable mais inutile, il rentrait si tard qu’il ne servait à rien d’ouvrir les volets.

Le matin, il avait pris l’habitude de se lever à six heures, il partait travailler aussitôt après avoir pris son petit-déjeuner avec les autres pensionnaires, pour la plupart des fonctionnaires de passage ou des représentants de commerce qui lui racontaient leurs tournées dans le bled, il écoutait en hochant la tête d’un air entendu.

Les bruits de bottes, les rumeurs de conflit s’étaient évanouis. Personne n’avait l’air inquiet, ils le trouvaient d’un tempérament angoissé.

– On en a assez bavé et des deux côtés, vous comprenez jeune homme, c’est pour vous qu’on s’est battus, il ne se passera rien, personne ne veut d’une nouvelle guerre, lui expliquait monsieur Moreno.

Il avait laissé son bras et sa jambe gauches dans une tranchée de l’Argonne et passait ses soirées assis sur une chaise sur le pas de la porte à médire du gouvernement et à commenter les résultats de la coupe d’Afrique du Nord de football avec les voisins qui amenaient aussi leurs chaises pendant que les femmes parlaient à côté d’on ne sait quoi. Ces attroupements obligeaient les passants à descendre du trottoir, cela ne dérangeait personne, tout le monde se connaissait, le seul inconnu qu’on avait aperçu depuis longtemps, finalement, c’était lui.

Joseph était toujours aussi peu physionomiste et pour éviter une boulette avait adopté la combine de maître Meyer. Il disait bonjour à tous avec un grand sourire, tendait une main franche, lançait :

– Comment allez-vous aujourd’hui ? Ça fait plaisir de vous voir.

Dans le quartier, on trouvait ce Tchèque très sympathique. Si ce n’était son drôle d’accent, on aurait dit quelqu’un de chez nous. Pourtant, Joseph n’avait pas encore la mentalité du pays.

Un soir où il faisait chaud comme en plein jour, on lui proposa gentiment de s’asseoir et de bavarder avec le groupe. Il expliqua que c’était impossible : il se rendait à l’Institut pour un relevé d’expériences. Personne ne le crut, on n’avait jamais vu un médecin travailler à une heure pareille, hormis, bien sûr, quand on allait le chercher de nuit. Ce refus poli alimenta longtemps les conversations.

Deux clans s’affrontaient, de force très inégale. Les hommes soutenaient qu’il manifestait toute la condescendance des « patos », ces Français de métropole, et plus encore des Parisiens (ceux-là étaient imbattables sur l’échelle de la suffisance et du mépris). Une fois réaffirmé ce jugement intangible, ils étaient à court d’arguments. Ils ne pouvaient résister au débit tumultueux des femmes qui, au contraire, le trouvaient plein de charme, avec son sourire lointain, ses gestes délicats, ses cheveux brillants. D’abord, il était toujours bien mis, avec une élégance inhabituelle chez les Algérois, fagotés comme l’as de pique, débraillés et mal rasés, qui sortaient leur costume seulement pour un enterrement ou une communion. Lui, il devait avoir trouvé l’âme sœur.

– La meilleure preuve, clama Denise qui avait toujours le dernier mot, c’est que madame Moreno lui fait son linge, jamais ses costumes, ni ses chaussures. Vous avez vu comment il est tiré à quatre épingles, moi je dis que c’est sa belle qui s’en occupe.

Aucun homme ne pouvait rétorquer quoi que ce soit à une telle démonstration. Ils restèrent pensifs, se dirent :

– Le salaud, c’est un rapide !

Ils ne pouvaient pas imaginer qu’un homme, fût-il tchèque, puisse manier, et avec dextérité, un fer à repasser ou une brosse à reluire. Ignorant qu’il était le centre des commérages du quartier, Joseph laissa ainsi passer la chance qui lui était offerte d’être adopté.

La seule chose qui l’intéressait, c’étaient les nouvelles de son pays. Au début, il achetait L’Écho d’Alger chaque matin, mais la page internationale était anémique, elle avait comme unique objectif de vanter l’importance de la France et de son empire, son rôle déterminant dans les relations internationales. Rapidement, il ne fut plus question des accords de Munich. La Tchécoslovaquie avait été digérée, le journal énumérait les aspects positifs du gouvernement du Führer.

Joseph recevait de courtes lettres de son père. Tout allait pour le mieux à Prague. Il soignait l’officier allemand qui occupait désormais la moitié de son appartement, au grand dam de madame Marchova, la propriétaire, qui refusait de parler à l’occupant. Les lettres mettaient de plus en plus de temps à arriver ou se perdaient en chemin. Joseph écrivait, le bloc de papier sur ses genoux, dans le calme du Jardin d’essai, à peine troublé par des cris lointains de gamins qui jouaient aux cow-boys et aux Indiens…

Ça fait bien longtemps que je n’ai pas reçu de tes nouvelles, j’espère que cette lettre te trouvera en bonne santé. Je ne me souviens plus si je te l’ai dit, de ma chambre, j’ai une vue superbe sur la mer. Enfin, un morceau, parce qu’il y a un immeuble devant. D’où je t’écris, on aperçoit aussi la mer, j’ai l’impression de l’entendre. La prochaine fois, j’achèterai une carte postale pour que tu voies. À l’Institut, j’ai toujours autant de travail et je suis très content de

Il releva la tête, en panne d’inspiration. Un vent frais avait dispersé la brume. La ville apparaissait en relief avec des contrastes accentués dans le contour de la baie.

Soudain, ce fut comme s’il la découvrait et venait de débarquer.

Au loin, très loin, à l’endroit où la mer et le ciel s’entremêlaient, une côte montagneuse se découpait ou c’étaient des nuages incertains qui créaient cette illusion, il était impossible qu’il y ait une côte visible. Il scrutait en plissant les yeux, à en avoir mal aux tempes, il apercevait pourtant une masse bleutée de montagnes informes et l’horizon disparaissait.

Depuis son arrivée, Joseph travaillait, sous la direction du docteur Donatien, sur une nouvelle forme de fièvre ondulante qui affectait les moutons. Sergent ne lui avait plus adressé la parole. Ils se saluaient d’un signe de tête quand ils se croisaient dans les couloirs. Le jeune homme n’avait guère plus de relations avec les autres médecins de l’équipe, leurs discussions concernaient exclusivement leurs recherches. Quand ils parlaient entre eux et qu’il entrait dans la pièce, ils s’interrompaient, lui demandaient ce qu’il voulait et ils attendaient qu’il soit reparti pour poursuivre. Ses collègues ne lui posaient aucune question sur sa vie précédente ou actuelle. Un jour de la première semaine, un groupe bavardait dans le jardin de l’Institut à l’ombre du micocoulier. Quand Joseph tenta de s’immiscer dans la conversation, ils se turent. Une autre fois, Joseph avait voulu savoir si les docteurs Foley et Parrot étaient originaires d’Algérie et avaient fait leurs études ici, ceux-ci l’avaient dévisagé d’un air interloqué comme si ses questions étaient le summum de l’indiscrétion. Joseph s’était excusé de les avoir dérangés.

Il ne savait pas s’il devait insister ou attendre, s’ils étaient naturellement méprisants ou s’il y avait une raison. Ils avaient une fâcheuse tendance à lui laisser la surveillance des expériences en cours, il n’osait pas refuser d’y jeter un œil et de s’en occuper à leur place. C’est toujours au dernier arrivé qu’on refile les corvées.

Joseph déjeunait seul dans la cuisine aménagée au sous-sol où il avalait la gamelle à trois étages préparée le matin par la mère Moreno. Comme elle avait constaté qu’il ne rentrait jamais dîner, elle lui avait doublé les portions pour lui permettre de manger un morceau le soir. Elle n’était pas obligée. Elle ne le faisait pas pour les autres pensionnaires. La gamelle n’était pas comprise dans le prix de la pension, mais l’Institut, c’était différent, ils travaillaient pour le bien public sans se ménager ni compter leurs heures. C’était sa contribution aux progrès de la science. Joseph aimait rester seul la nuit quand les autres avaient rejoint leurs familles.

L’Institut lui appartenait.

Il traînait dans les salles, examinait les fiches de suivi, reconstituait les travaux, déduisait les analyses des comptes rendus, échafaudait d’autres pistes, retenait les pratiques des uns et des autres, leurs méthodes de classement et d’organisation, rectifiait ses erreurs et veillait à ne pas attirer l’attention du patron. Sergent dirigeait sans que rien lui échappe, avec un mélange curieux de pugnacité et de bienveillance, et chaque responsable de laboratoire lui rendait compte en direct. Il passait avec une facilité déconcertante des travaux permanents sur la prophylaxie du paludisme ou des problèmes liés à la scarification des nouveau-nés avec le BCG, de l’évolution du vaccin antirabique à l’élaboration de répulsifs contre les criquets pèlerins ou à l’utilisation du sulfamide soluble contre le trachome et les conjonctivites granuleuses. Sa mémoire était infaillible, il ne fallait pas traîner pour lui transmettre les résultats des recherches. Tout partait de lui et revenait à lui, son autorité était tellement évidente que personne n’aurait imaginé remettre en cause la moindre de ses directives. Quand il formulait une hypothèse de sa voix rauque, c’était aussitôt une nouvelle piste. S’il émettait un doute, on arrêtait sans hésitations ni regrets. Cela faisait près de quarante ans qu’il dirigeait en patron absolu.

Depuis trois semaines, Joseph s’occupait du sérum anticlaveleux. Il passait des heures l’œil collé au microscope, à ne plus pouvoir en ouvrir la paupière ni se redresser. Il suivait à la lettre le protocole établi, rien ne marchait. Il n’osait poser aucune question, exécutait les tests varioliques dans l’ordre défini.

Un matin, Sergent le trouva endormi sur le lit de camp dans la bergerie où il était censé surveiller les suites de l’inoculation d’une partie du troupeau. Joseph fut réveillé par le cri d’un mouton marqué que Sergent examinait avec attention.

– Il m’a l’air en pleine forme, affirma Sergent, satisfait.

– Vous croyez ? osa Joseph.

– Après ce qu’on lui a injecté, il est vivant.

Ils se retrouvèrent dans la cuisine. Joseph servit le café dans de grands bols qu’ils burent en silence.

– Kaplan, êtes-vous satisfait de votre travail ?

– Bien sûr, monsieur, c’est très intéressant. Le problème, c’est que je me sens un peu à l’écart de l’équipe.

– Tant que vous serez en stage, les autres médecins ne vous considéreront pas comme un des leurs. Pas facile d’être admis dans la congrégation. Vous devez tenir le coup. Et vous êtes bien installé ?

– La pension est correcte. Je ne fais qu’y dormir. Madame Moreno me prépare mes repas.

– Vous êtes toujours dans cette pension minable ! Qu’est-ce que ça veut dire ?

Sergent se leva, mécontent, disparut sans un mot.

Dans l’après-midi, madame Armand vint trouver Joseph, annonça d’un ton sec qu’elle lui avait pris un rendez-vous le lendemain à midi avec l’administrateur de biens de l’Institut.

– Quand vous aurez à vous plaindre de quelque chose, poursuivit-elle, il est préférable de vous adresser directement à moi.

Elle tourna les talons avant que Joseph ait pu lui répondre.

Alger la mystérieuse. Il n’avait jamais dépassé le marchand de journaux au coin de la rue de Lyon, sous prétexte qu’il avait trop de travail pour se balader.

Pas envie de connaître cette ville, il préférait y rester étranger, comme de passage.

Il avait objecté à madame Armand qu’il ne voulait pas s’installer dans un appartement, pas le temps de s’en occuper, la pension Moreno lui convenait parfaitement, elle avait répondu que chaque médecin avait droit à un logement de fonction dès son admission au stage. Aucune raison de déroger à cette règle. Il avait pris le trolleybus, après un trajet interminable il était descendu à Opéra, s’était promené un moment, perdu, trompé de direction, des rues identiques, la même bousculade qu’à Paris avant de se résoudre à demander son chemin à des passants pressés.

La quiétude villageoise de son quartier s’était transformée en tohu-bohu de femmes qui s’interpellaient d’un immeuble à l’autre, de livreurs qui couraient en tous sens avec leurs diables surchargés et d’encombrements de voitures. Il déboucha sur la rampe Magenta, découvrit que le port seul était de plain-pied avec la mer. Alger la citadine surplombait la Méditerranée, construite en hauteur sur des voûtes et des arcades comme si elle s’en méfiait et voulait s’en protéger. Cela permettait de la découvrir à chaque coin de rue, de l’admirer de partout. Le trolley passa en sens inverse, il hésita, il se trouvait bien à la pension Moreno et n’avait pas envie de changer de vie. Il arriva quinze minutes en retard rue Dumont-d’Urville, l’étude Morel était fermée. Sur un panneau, les horaires d’ouverture montraient qu’on ne plaisantait pas avec l’exactitude. Joseph descendait l’escalier quand la porte s’ouvrit.

Un homme d’une trentaine d’années aux cheveux ondulés, cigarette à la bouche, élégant avec son gilet pied-de-poule à revers, se précipita vers lui, bras tendus en avant.

– Monsieur Kaplan ? Vous avez eu du mal à trouver ?

Joseph n’eut pas le temps de répondre. L’homme le dévisageait avec insistance, sourcils froncés, il agrippa sa main d’un air soupçonneux, trois longues secondes, et son visage s’éclaira.

– Je suis si heureux de faire votre connaissance. Comment allez-vous ?

– On se connaît ?

– Je vous ai vu au Balajo, avec une femme superbe, il n’y avait que vous sur la piste, tout le monde vous admirait, un tango magnifique, vous dansez aussi bien que Fred Astaire.

– Vous exagérez.

– Je vous jure, on a dû vous le dire déjà. C’était comme au cinéma. J’ai pensé que vous étiez professeur de danse.

Il était si anormalement accueillant que Joseph se demanda s’il n’avait pas, lui aussi, profité des leçons de Meyer (ou peut-être était-il avocat). Il découvrit vite que chez lui, c’était spontané. Il n’arrêtait pas de lui répéter qu’il était heureux, tellement heureux de l’avoir rencontré, un grand bonheur.

Cet homme lui fut immédiatement sympathique.

Joseph ne pouvait se douter que cette rencontre avec Maurice Delaunay allait bouleverser sa vie. Celui-ci parlait à toute vitesse, et il ne lui laissa pas le temps de refuser son invitation à déjeuner.

– Je vous emmène à ma cantine, vous allez adorer.

Il alluma une cigarette et lui en proposa une. Il conduisait sa traction avant avec maestria, se faufilait dans les interstices de la circulation en riant comme un enfant, profitait de la puissance de la voiture pour doubler les trolleys sur la voie de gauche, et se rabattre in extremis en forçant le passage, sans répondre aux coups d’avertisseurs et aux insultes qui accompagnaient sa conduite musclée, occupé qu’il était à vanter les mérites incomparables de sa 7 CV qui ne lui avait pas coûté un centime. Il voulait absolument que Joseph devine comment il l’avait obtenue. Non, on ne lui en avait pas fait cadeau et il ne l’avait pas volée. Il l’avait gagnée !

– Ouais !

Un soir de chance inouïe au casino de la Corniche de la pointe Pescade. Onze tours de baccara gagnants à quitte ou double. Du jamais vu. Au fur et à mesure, de plus en plus de clients s’agglutinaient autour de la table pour suivre la partie. L’autre s’acharnait. Double ! Double !

– Au dernier coup, j’avais un six, lui aussi. Il a demandé une carte, un deux. Sur le tapis, il y avait une fortune. J’étais obligé de tirer une carte. Et Dieu m’a donné un trois. Ouais, un trois, j’en croyais pas mes yeux. Il tremblait comme une feuille de papier, il ne pouvait pas payer. Il m’a proposé sa voiture. Et voilà le travail. Je le croise de temps en temps, il m’évite. Son père a une cimenterie. À Alger, c’est des petits joueurs. Maintenant, personne ne veut jouer avec moi. Mais au fond tant mieux, j’ai pas les moyens.

Ils roulèrent une dizaine de minutes. Maurice se gara sur le trottoir du front de mer. Joseph, qui s’attendait à un austère restaurant d’entreprise, se retrouva au bord d’une plage de sable désertée à cette époque avec un fortin en béton à l’angle.

Une grande baraque en bois surplombait la mer avec une terrasse immense construite sur pilotis.

En entrant, Joseph retrouva une odeur familière et, sans y arriver, chercha dans sa mémoire à quoi ou à qui la rattacher.

Maurice connaissait tout le monde : le patron, un certain Padovani, sa femme, la serveuse, plusieurs clients à qui il alla serrer la main et demander comment ça allait aujourd’hui. Il présenta Joseph à chacun comme un des deux meilleurs danseurs du monde et aussi un des pontes de l’Institut Pasteur, un très grand médecin, spécialiste d’il ne savait plus trop quelle maladie redoutable qui pouvait vous faire mourir en cinq minutes, ils venaient de trouver le remède, on pouvait être tranquille. Par gratitude, le patron offrit une anisette bien tassée, accompagnée d’une demi-douzaine de petites assiettes, on pouvait picorer. C’était délicieux.

Le père Padovani était ravi qu’on le félicite enfin pour ses fèves au cumin, ses pommes de terre à l’harissa, ses pois chiches grillés, ses filets de sardine à l’escabèche et ses graines de lupin saumurées.

– Faits maison, vous pouvez me croire sur parole.

Joseph mit du temps à comprendre qu’il s’agissait juste d’amuse-gueules. Maurice expliqua que c’était et de loin la meilleure kémia d’Alger. Joseph lui fit répéter à deux reprises, demanda d’épeler le mot. Personne ne savait comment ça s’écrivait exactement, si ça prenait un k ou un q, ils s’en fichaient tous. Padovani resservit des anisettes. Joseph avait perdu l’habitude de l’alcool, sa tête lui tournait. Maurice parlait, les autres riaient. Ceux qui arrivaient les rejoignaient. Ils se tapaient deux ou trois fois sur les épaules. Joseph serrait des mains d’hommes bienveillants. Certains l’embrassaient comme s’ils l’avaient toujours connu. Il n’avait pas l’habitude de ces effusions. Il était, depuis son arrivée, en manque de chaleur humaine et n’eut aucune hésitation à adopter les rites de cette tribu. Il fit comme les autres, se mit à donner des tapes dans le dos, à poser une bise sur chaque joue, à laisser tomber le vouvoiement.

Une tape, une bise, on se tutoyait. Les chichis, c’est pour les Chinois.

Pour la première fois de sa vie, un inconnu, son voisin, posa la main sur son épaule, il eut un instant de doute, mais c’était une manifestation d’amitié qui ne prêtait à aucune confusion. Quand Joseph offrit sa tournée, il fut définitivement adopté. Il remarqua, au fond de la salle, une estrade avec de hauts tabourets, demanda à quoi servaient le piano et l’accordéon. On fait dancing, expliqua le patron, bien sûr le meilleur d’Alger et on dansait avec un orchestre chaque soir que Dieu laissait.

Et soudain, la mémoire lui revint. Cet effluve indéfinissable, c’était celui du Balajo ou du Mimi Pinson, de la transpiration et de la cigarette mêlées, des poitrines palpitantes étourdies par la valse, des parfums de femme dispersés, de la poudre des visages envolée dans les tournoiements de tangos à jamais en suspension, des corps chauds qui se séparent, une empreinte à nulle autre pareille. Joseph comprit pourquoi Maurice disait que les bains Padovani, c’était le paradis sur terre. Une anisette encore. Légère alors. Quelques noisettes. Des olives piquantes. La mer derrière les vitres panoramiques du ponton. Alger la bleue. Il demanda où il se trouvait. Peut-être à cause du trouble de l’anisette, du souvenir revenu de Viviane, où est-elle ? et des autres, estompées, ou du brouhaha, il entendit « tour de Babel ».

– Je ne savais pas que c’était ici, murmura-t-il.

– Je te jure, mon frère. Tu es à Bab-el-Oued, clama son voisin.

Maurice Delaunay était un rêveur invétéré mais obstiné, il avait les pieds sur terre. Enfant, un professeur lui avait demandé :

– Et toi, qu’est-ce que tu veux faire plus tard ?

Quand ses camarades répondaient aviateur, ingénieur ou pompier, il avait lancé :

– Moi, je veux être riche.

– Ce n’est pas un métier, Maurice.

– Ah bon !

Il se voyait en fondateur de la deux cent unième famille, avec un bureau en acajou immense donnant sur l’Arc de triomphe, des tapis persans, des cornes d’éléphant sculptées, des tableaux incompréhensibles comme il l’avait vu dans les magazines qui vantaient les exploits des capitaines d’industrie, avec leur col en fourrure d’astrakan, leurs souliers vernis italiens, leurs limousines anglaises bicolores, entourés d’artistes, de célébrités en toilette du soir, de danseurs russes et de Jean Cocteau. Il donnerait des ordres à des secrétaires empressées, on lui obéirait comme à un général, il enchérirait d’un geste délicat pour acquérir des babioles Renaissance, on l’applaudirait. Il chercha longtemps dans quel domaine son talent éclaterait, s’était successivement imaginé dans la fabrication de crèmes de beauté pour dames, dans la construction de cabriolets, d’ustensiles ménagers, de vêtements beaux et pas chers, producteur de cinéma et bien d’autres activités lucratives.

La crise de 29 le laissa désorienté. Si autant de fortunes s’envolaient en un clin d’œil, si tant d’hommes admirables se suicidaient, ruinés, qui la veille encore donnaient des dîners de gala, comment pourrait-il espérer accomplir sa destinée ?

Ses parents eurent la bonne idée d’emmener la famille au bois de Vincennes à l’Exposition coloniale de 31. Elle était gigantesque et il était impossible d’en faire le tour, ils y allèrent six dimanches et ne réussirent pas à tout visiter. Les visiteurs, ils se comptaient par dizaines de millions, étaient convaincus de la mission civilisatrice de l’Occident qui répandait bienfaits et progrès sur la terre entière ; la France, particulièrement, offrait sa culture et ses principes humanistes pour le plus grand bonheur du genre humain. Le maréchal Lyautey, commissaire de l’exposition, confirmait que la vraie mission de l’action coloniale était de réaliser une œuvre de paix et de solidarité humaine. Maurice, adolescent, en avait été bouleversé.

Les événements douloureux de 36 confirmèrent la cruelle incertitude qui pèse sur les gens de bien. Les manufactures occupées, les revendications odieuses de mécréants avinés à vous dégoûter d’entreprendre amenèrent sa mère à l’unique conclusion qui vaille :

– Dans la vie, mon fils, la seule chose durable et certaine, c’est la terre. Elle ne vous déçoit jamais. La pierre aussi, bien sûr. Une usine peut être occupée par ses salariés ingrats, la Bourse couler comme le Titanic, une idée géniale se révéler un désastre imprévisible, mais un immeuble de rapport, assuré auprès d’une compagnie notoirement solvable, c’est immuable.

Elle se félicitait d’avoir investi sa dot dans trois appartements sur les boulevards loués à des fonctionnaires comme il faut et deux commerces à côté des Grands Magasins qui lui assuraient une rente garantie contre les revers du sort, de la concurrence et les troubles de la populace.

– Dans ce pays heureusement la propriété est sacrée, on a beau dire, nos cocos sont moins pires que les autres.

Après avoir échoué trois fois au baccalauréat, avoir pas mal louvoyé et changé d’avis, Maurice avait enfin trouvé sa voie : faire fortune dans l’immobilier. C’était sûr et certain, il était taillé pour.

Il ne savait pas encore exactement comment, il devait étudier la question sous ses moindres aspects. Son père Philippe lui avait expliqué qu’il ne fallait pas compter sur lui pour financer ses extravagances, il ne mettrait pas un centime dans sa nouvelle lubie (encore un projet à la noix). On n’avait jamais vu une personne sans argent réussir à faire construire ; quant aux banques, elles n’étaient pas là pour prêter de l’argent, contrairement à ce que croyaient les imbéciles de son âge, mais pour en avancer à ceux qui en avaient déjà. S’il voulait gagner sa vie, il devrait bosser avec lui, se lever et se coucher plus tôt, ne plus traîner dans les boîtes de nuit, se donner du mal pour y arriver, il ne lui ferait pas plus de cadeaux que son propre père ne lui en avait fait quand il avait commencé à travailler au magasin après guerre ; sinon, sa sœur prendrait sa place, tant pis pour lui.

– Hélène ? Elle a à peine dix-huit ans.

Maurice n’avait jamais considéré sa petite sœur autrement que comme une fille, c’est-à-dire un être destiné à se marier, faire des enfants et vivre bourgeoisement, qu’elle veuille œuvrer dans une entreprise de plomberie zinguerie lui paraissait aussi comique qu’incongru, que son père y accorde du crédit relevait de cette révolution pernicieuse qui affaiblissait les esprits les plus stables.

– Ta sœur a du caractère, quand elle veut quelque chose, elle l’obtient. Aucun de mes fils n’ayant envie de reprendre cette affaire, je ne vais pas fermer boutique ou la vendre à un étranger. Heureusement, elle est là, je vais la former. Elle y arrivera.

Maurice s’en fichait à un point qui le fit paraître magnanime. Il leur souhaita bonne chance, embrassa sa sœur qu’il avait en affection, s’en alla avec deux valises. Il avait hésité un moment à émigrer aux États-Unis ; il parlait l’anglais couramment, seul acquis de ses maigres études, il était vraiment doué pour les langues ; tout le monde lui avait dit que, tout compte fait, l’Amérique, c’était beaucoup moins facile qu’on ne le disait pour devenir riche, la quasi-totalité des immigrants bossaient pour des clopinettes, il fallait se battre comme un forcené pour y arriver (en plus c’était dangereux, ça tirait dans tous les coins).

Il partit donc pour l’Afrique. L’Empire servirait à quelque chose. Là-bas, il le sentait, tout était encore possible, les richesses infinies, la main-d’œuvre abondante.

En descendant du Ville-de-Marseille, il eut comme chaque voyageur un coup de cœur pour cette ville sublime, la plus belle du monde. C’était là qu’il voulait vivre.

Il se donnait moins de dix ans pour réussir. Alger la New York.

– Avant trente ans, j’aurai fait fortune.

Quinze jours après son arrivée, grâce à un de ses nouveaux amis, il avait trouvé un travail plutôt bien payé de clerc de gestion, traitement frais et commission, chez Morel, le plus gros administrateur de biens d’Algérie. Celui-ci avait été impressionné par sa détermination (un bon vendeur sait se vendre, n’est-ce pas) et son anglais d’Oxford ; si la maîtrise de cette langue n’avait aucune utilité dans ce métier, elle ne constituait pas un obstacle. Le poste nécessitait une totale mobilité et convenait à un célibataire comme lui. Ça tombait pile poil, Maurice adorait voyager. Les distances ne lui faisaient pas peur, ni les voyages en car, les petits hôtels de l’arrière-pays, la chaleur, la poussière et les moustiques.

Maurice avait décidé d’adopter la tactique du cobra royal ; personne ne le voit venir, on passe à côté sans le remarquer, il fixe sa proie sans en avoir l’air, rit intérieurement puis se jette dessus pour l’engloutir. Infaillible. Quel meilleur poste que celui-là pour réaliser son étude du marché immobilier algérien, son potentiel, ses besoins, ses risques, pénétrer les cercles influents, se faire connaître et apprécier avant de lancer sa propre affaire ?

– On a beau dire, pour réussir il faut aussi de la chance.

– Vous aimez le poisson ? demanda Maurice.

Joseph devina qu’il devait aimer, répondit qu’il adorait. Maurice fut ravi. Aux bains Padovani, le déjeuner était simple : poisson grillé ou friture. Le choix dépendait de la pêche du jour : sardines, dorades ou rougets. Quand les bateaux ne sortaient pas, deux ou trois fois dans l’année, c’était comme le soir : grillades, côtelettes d’agneau, merguez.

– Mer… quoi ?

Maurice était certain que Joseph se moquait de lui. Pouvait-on imaginer une pareille ignorance ? Joseph expliqua qu’il avait débarqué seulement depuis deux mois et vivait dans un isolement relatif. À cet instant précis, Maurice Delaunay bascula définitivement. Il avait été cordial comme on devait l’être avec un nouveau client, il avait manifesté son admiration au danseur d’exception, mais un homme capable de charrier en ayant l’air sérieux était, dans ce pays, une personne recherchée et éminemment fréquentable.

– Hé, vous savez quoi ? lança-t-il à la cantonade. Joseph Kaplan dit qu’il ne sait pas ce que c’est qu’une merguez !

L’éclat de rire fut général. Longtemps qu’on n’en avait pas entendu une aussi bonne. Le patron s’approcha, main tendue.

– Les amis m’appellent Pado.

Joseph afficha l’air le plus malicieux possible, sourire jusqu’aux oreilles, sourcils arqués, yeux plissés de celui qui clame : je vous ai fait marcher, et il eut en quelques secondes plus d’amis qu’il n’en avait jamais eu. Aussi bien sûr, une réputation de pince-sans-rire. À Alger la blagueuse, c’était un passeport. Padovani grilla des côtelettes de mouton et un chapelet de merguez.

« Bon sang, ce que c’est piquant », pensa Joseph, le gosier en feu.

Dès lors, Joseph associerait le bonheur à l’odeur de la grillade au feu de bois. Il comprit cela bien plus tard, longtemps après être revenu en Tchécoslovaquie, et se glorifierait, à juste titre, d’avoir introduit la merguez au pays de Kafka.

– On se tutoie, si tu n’y vois pas d’inconvénient ? Moi je préfère.

– Oh oui, c’est mieux, avait répondu spontanément Joseph.

Maurice n’avait pas fait d’études : la faute à des enseignants incompétents et à la conviction qu’il était suffisamment malin pour s’en passer et réussir dans la vie. Joseph l’écoutait, fasciné par sa conviction et ses raisonnements imparables. Pour Maurice, l’école devait apprendre à lire, écrire et compter.

Le reste, c’était pipeaux, flûtes et tambourins.

– Les gens comme moi n’ont pas besoin de leurs salades. C’est la vie qu’ils devraient enseigner.

– Tu vas t’y prendre comment pour réussir ?

– Il y a encore deux, trois points à régler. L’agitation actuelle n’est pas favorable aux affaires, j’en profite pour peaufiner mon projet, étudier les détails des détails, rencontrer les personnes qui comptent, me faire des amis importants. Le moment venu, comme deux et deux font quatre, ça tombera. Ouais, pas possible autrement. Tu dois comprendre, Joseph, dans la vie, il n’y a que deux sortes d’hommes : les locomotives et les wagons.

– Je ne vois pas les choses comme toi. Dans mon métier, douter est une obligation. Moi ce que je veux, c’est faire reculer la frontière et découvrir quelque chose.

Maurice pensait que l’activité de l’Institut se limitait au seul vaccin contre la rage. Joseph lui expliqua une partie de leurs recherches.

– Je ne savais pas qu’il restait autant de maladies inconnues, dit Maurice. C’est une activité qui doit être rentable.

– Ce n’est pas notre préoccupation. Notre objectif n’est pas de faire des bénéfices. On vend les vaccins au prix coûtant. On y est très attaché. C’était l’idéal de Pasteur.

Quand il évoqua le nouveau sérum anticlaveleux qui semblait prometteur, Maurice horrifié posa sa brochette de mouton.

– Tu es vraiment sûr qu’il n’y a aucun danger ?

Maurice fit visiter à Joseph l’appartement qui lui était destiné, rue Géricault, un bel immeuble haussmannien sur arcades avec un ascenseur à piston assez lent qui les déposa au cinquième étage. Trois pièces blanches en enfilade avec vue sur l’immense square Nelson, une cuisine carrelée en zellige marocain avec un garde-manger pour famille nombreuse, une salle de bains avec une baignoire en émail immaculé, dans le couloir des placards à ne plus savoir quoi mettre dedans, et du balcon, on apercevait un étroit rectangle de mer.

– Je n’ai pas les moyens de payer.

– C’est un logement de fonction.

– C’est trop loin.

– Avec le trolley, tu y seras en un quart d’heure.

– À la pension, on me prépare mes repas, je ne sais pas cuisiner.

– Ça te coûtera moins cher d’aller au restaurant. Et puis, on sera voisins.

Sur la gauche, la façade monumentale du cinéma Majestic aux lettres rouges sur fond blanc s’étalait verticalement sur une hauteur de cinq étages.

– J’habite de l’autre côté de la rue, en face de la lettre E. Tu aimes le cinéma ?

– Ça fait un moment que je n’y suis pas allé.

– Tu vas pouvoir te rattraper. Ils jouent Les Aventures de Robin des bois avec Errol Flynn, j’adore les films américains. Je le reverrais avec plaisir. Je réserve des places pour demain soir ?

– J’ai tellement de travail.

– Tu finis à quelle heure ?

– Je n’ai pas d’horaires. J’arrête quand je veux, quand je suis fatigué.

Joseph était partagé entre ses résolutions et la sympathie que Maurice lui inspirait, comme un mauvais génie qui serait venu le tenter, le ramener à sa vie parisienne, mais, accoudé à la rambarde, se chauffant au vent d’un soleil blanc avec les cris d’enfants qui montaient du square, les palmiers qui le ceinturaient, la douceur de cet après-midi, il se dit qu’après tout, ce n’était pas inconciliable, au contraire. Son choix était fait, il n’aurait ni à résister ni à lutter, il ne se laisserait pas distraire de son engagement à l’Institut, il accomplirait dans ce pays quelque chose d’important et s’accorderait aussi du bon temps le samedi soir et le dimanche si possible. Maurice prit son paquet bleu et or de cigarettes Bastos, lui en proposa une. Ils fumèrent tranquillement.

– Tu peux toujours essayer. Si ça ne te plaît pas, tu pars quand tu veux.

Maurice l’aida à déménager ses affaires de la pension. La mère Moreno promit de lui garder sa chambre payée jusqu’à la fin du mois. Un seul voyage suffit pour transporter ses deux valises.

– Dis-moi, toi qui connais bien Alger, où est-ce qu’on peut acheter des cartes postales ?

Maurice prit l’habitude de l’emmener le matin et de venir le chercher chaque soir, il donnait de longs coups d’avertisseur pour le prévenir. Joseph n’avait pas besoin de regarder sa montre, il était neuf heures, il enlevait sa blouse, coupait l’électricité, quittait son laboratoire et, comme il était le dernier, personne ne se rendit compte qu’il partait plus tôt.

Trois fois, Maurice l’oublia. Joseph attendit, ne le vit pas venir, en déduisit qu’il avait probablement trouvé mieux à faire, n’en profita pas pour rattraper son retard et, comme il n’y avait plus de trolley, retourna à pied chez lui, une bonne heure de marche, il n’avait qu’à suivre la pente.

Si Joseph et Maurice s’étaient rencontrés à Paris, ils ne seraient jamais devenus amis, au contraire, ils se seraient probablement insultés. Ils n’avaient pourtant changé de camp ni l’un ni l’autre. Ils conclurent donc que c’était le climat si doux, le bleu si bleu de la mer et du ciel qui les rendaient moins belliqueux, affirmèrent qu’au fond, ils s’en fichaient de ces histoires de droite, de gauche et de lutte des classes, ils n’allaient pas laisser leurs idées décider à leur place. Ils se trompaient. La beauté des lieux n’avait aucune influence sur leur comportement, il n’y a pas de mer plus sanglante que la Méditerranée.

Joseph écrivit souvent à son père, petite lumière qui s’éloignait inexorablement, il lui envoya aussi trois cartes postales avec des statues de la ville. Son père adorait les sculptures. À Alger il n’y en avait pas beaucoup. Elles étaient pompeuses et d’une rare lourdeur.

– Tu ne connais pas Prague ? dit-il à Maurice. On ira ensemble. Je te montrerai les plus belles statues du monde. J’aurais dû y retourner pour convaincre mon père de s’en aller, il aurait été obligé de m’écouter, on serait repartis ensemble.

– Tu te fais de la bile pour rien. Tu vas voir, ça va s’arranger.

Ils dînaient chez Padovani. Dès le deuxième soir, Joseph avait ressenti l’agréable sensation d’être un habitué. Un sourire sincère accompagné d’un « Comment il va aujourd’hui ? » Ils avaient maintenant leur table, près d’une fenêtre, personne ne se serait avisé de s’y asseoir. Avant qu’ils ne passent commande, Michèle, la serveuse, apportait les anisettes, les amuse-gueules et leur proposait le plat du jour.

Une autre bouteille de mascara.

On venait leur serrer la main, leur taper sur l’épaule, certains traversaient la salle pour trinquer. Ils avaient le droit à la même blague à plusieurs reprises sous différentes formes. Tu as pris quoi ? La friture ! Aïe aïe aïe !

– Cette femme si belle avec qui tu dansais, c’était ton amie ? demanda Maurice.

Joseph fit oui de la tête, chercha ses mots :

– On avait une relation bancale.

– Tu l’aimais ?

Joseph ne connaissait pas la réponse.

Comme chaque soir à dix heures, dans une lumière verte, l’orchestre commença. Deux accordéonistes et une batterie. Ils se débrouillaient bien. Le plus âgé était doué, adorait le paso doble, faisait des variations sur España Cañi. Joseph retrouvait cette musique miraculeuse, elle le pénétrait par tous les pores de la peau, le réchauffait.

– On a eu une curieuse séparation.

– Tu as dû beaucoup souffrir.

Joseph haussa les épaules, parla plus fort pour se faire entendre :

– Viviane avait… une peau… pas de la soie, pas du satin, plus douce encore… comme une pivoine… Tu as déjà touché une pivoine ? Quand je lui effleurais le corps, je tremblais.

Joseph hochait la tête. Un tourbillon d’accordéon, les doigts de Viviane plantés dans son dos, son odeur de jasmin et de mimosa, la voix de Gardel. L’avait-elle seulement regretté ?

– Pourquoi vous vous êtes séparés ? poursuivit Maurice.

Joseph pensa : « C’est ce qui arrive quand l’un des deux n’aime pas assez l’autre », mais il se tut et sourit. Personne ne lui avait jamais posé la moindre question. Un ami certainement. Ils trinquèrent à nouveau.

– Il faut se méfier de celui-là. Bien fruité mais 13 degrés. Il tape derrière la tête.

Maurice présentait Joseph à ceux qui arrivaient. Il n’avait que des meilleurs amis. Il lui faisait de la publicité. Comme s’ils s’étaient toujours connus.

– Le meilleur danseur que j’aie jamais vu. À Paris, les plus belles femmes se battent pour danser avec lui.

– Vous m’invitez ? demanda une brunette avec une robe bleue à fleurs.

Joseph faillit lui prendre la main. Trop risqué de valser sur Les Roses blanches.

– Pas ce soir. Une autre fois.

– Ça m’étonnerait, lança-t-elle en tournant les talons.

– Franchement, tu as eu tort de refuser. À Alger, les filles se prennent pour des duchesses, la réputation tu comprends, elles ne font jamais le premier pas. Vas-y.

– Cette chanson porte malheur.

– Ma chérie aime bien danser, confia Maurice, il faudrait que je prenne des cours, non ?

– Ça ne servira à rien. Écoute-moi bien, Maurice, les filles, si tu danses comme un fer à repasser, elles s’en fichent. Ne pense pas aux autres hommes, ils ne regardent que ta femme. Toi, tu as d’abord vu Viviane, tu t’en souviens encore. La danse et l’amour, c’est pareil. Regarde-la droit dans les yeux. Rien d’autre. Pour se lancer, la meilleure des danses, c’est la java. Quand elle mettra ses mains au-dessus de ton cou, ne la joue pas voyou, pas de mains dans les poches, elles ont horreur de ça, ni sur les hanches, c’est pour les bourges. Tes doigts en douceur sur l’amorce de ses fesses.

– Elle ne va pas apprécier.

– Mon pote Marcelin dit que les fesses des femmes ont été inventées pour la java. N’appuie pas, ne souris pas. Elle doit pouvoir douter. Elles ne sont pas idiotes. Des pas comme un canard. Les épaules un peu rentrées. Et ne la quitte pas une seconde du regard. Décontracté. Entre vous, il doit y avoir l’espace d’une feuille de papier à cigarette. Pas plus, pas moins. Tu pivotes doucement, sans te presser. Et puis ta main droite remonte au creux de ses reins, l’autre sur le haut de sa cuisse. Une légère pression. Tu la fixes toujours, sans sourire. Tu te dandines en douceur. Elle est obligée de te suivre.

Contrairement aux règles élémentaires du savoir-vivre, les femmes venaient lui demander un tango, elles n’avaient pas à insister, Joseph acceptait presque toujours, même pour celles dont le visage lui déplaisait ou qui ressemblaient à des tonneaux ou lui marchaient sur les pieds. Si par hasard il dansait deux fois avec une partenaire, aussitôt les pépiements se déchaînaient, le cancanage étant, en ce temps-là, le principal sport féminin à Alger la médisante.

Aucune fille ne pouvait comprendre Joseph.

Il ne cherchait ni à se caser ni à trouver un beau parti. Il s’en fichait royalement. Lui, la seule chose qu’il aimait sur terre, c’était travailler dans son laboratoire, danser le plus souvent possible, chantonner sur les disques de Gardel et nager une demi-heure en fin de journée sur la jetée de l’Amirauté, même quand l’eau était glacée.

Après tout, on ne connaissait pas les Tchèques et peut-être n’aimait-il pas les femmes, murmuraient certaines de dépit, mais elles se heurtaient aussitôt à leur sixième sens : un homme qui danse aussi bien la valse ne peut pas ne pas aimer les femmes. On lui pardonnait ses refus, ses « Je vais voir », ou ses « Dès que c’est possible, je vous le dis » ; on l’invitait à nouveau et il s’esquivait, comme un somnambule.

D’habitude, Maurice prenait peu de risques. Cette fois, sur l’avenue de la Marne en déboîtant, il n’avait ni le temps ni la distance pour doubler le trolleybus, il aurait dû se ranger mais il écrasa la pédale d’accélérateur. La traction n’était pas très nerveuse. Joseph ferma les yeux, se raidit sur son siège, s’accrocha à la poignée et attendit le choc. En face, le camion pila, dérapa légèrement, klaxonna. Maurice se rabattit in extremis, insulta le chauffeur par la fenêtre ouverte, éclata de rire, cria des ouais de contentement en tapant nerveusement sur le volant. Il se gara brutalement à proximité de la Grande Mosquée.

Jamais Joseph n’avait pénétré dans la Casbah, il détaillait ce quartier mauresque assoupi et insalubre. Des maisons décrépites, fermées, s’imbriquaient les unes dans les autres, des passages tortueux s’évanouissaient en escaliers obscurs. Ils passèrent par une ruelle sombre qui semblait finir en impasse où ils ne pouvaient marcher de front.

Maurice l’emmena dans un autre de ses fiefs. Le restaurant Le Marseillais était bondé. Ils durent attendre leur tour. Les serveurs portaient d’immenses plateaux avec des dizaines de plats empilés en pyramide. Maurice retrouva plusieurs connaissances, présenta Joseph comme un de ses meilleurs amis. On choisissait son repas sur un grand tableau, tout était au même prix. À un franc. Pour faire l’addition, c’était pratique, on comptait les assiettes.

Joseph proposa d’offrir sa bouteille de champagne. La maison n’en avait pas, ils se rabattirent sur un sidi-brahim assez âcre. Passant soudain de la jovialité excessive à l’abattement, Maurice se servit trois verres successivement. Si beaucoup l’ont expérimenté et décrit, personne n’a clairement explicité le lien de cause à effet entre l’alcool et l’amour. Pourquoi le désespoir amoureux amène-t-il à boire ? Pour chasser sa peine ? Se convaincre qu’on se trompe ? Gommer le présent ? Se donner du courage ? Se punir ? Rêver que rien n’est perdu ? Ou un de ces curieux mélanges qui expliquent l’incohérence du propos. Joseph n’eut pas à insister pour qu’il ouvre son cœur :

– Je l’aime à la folie, elle m’aime tout autant, pourtant elle va me quitter.

Christine, c’était son prénom, il parlait d’elle comme si Joseph la connaissait, lui posait une infinité de problèmes (il y contribuait passablement). Elle était comédienne et avait décidé de quitter Alger pour aller vivre à Paris.

Têtue comme une mule. Impossible de la faire changer d’avis.

– Si tu l’aimes, tu peux la suivre. Tu n’as pas d’obligations.

– Je suis venu ici pour faire fortune ! Je ne vais pas rentrer maintenant, je n’ai pas un rond. De quoi j’aurais l’air ?

– Pourquoi sa carrière serait-elle moins importante que la tienne ?

– Elle n’arrête pas de travailler. Elle fait du théâtre, enchaîne tournée sur tournée. Il y a une foule de théâtres dans ce pays. Ce n’est pas le boulot qui manque. Elle en refuse. Elle répète nuit et jour une nouvelle pièce depuis un mois. Ce n’est pas suffisant, madame a besoin de nouveaux défis.

Christine en avait assez du théâtre algérois, elle rêvait de cinéma. À Alger, le dernier film qu’on avait tourné, c’était Pépé le Moko, trois ans déjà, où elle avait fait de la figuration, on l’apercevait dans deux scènes, dont une avec Gabin. Depuis, rien.

Elle avait écrit à Gabin afin de lui demander conseil mais il n’avait pas répondu. Elle avait fait un aller-retour pour passer une audition aux studios de Billancourt pour un rôle dans un film en costumes qui se passait sous la Révolution. N’ayant jamais eu de nouvelles, elle s’était persuadée qu’elle devait être sur place pour réussir. Sa décision était prise, à la fin de sa pièce ou de la tournée s’il y en avait une, elle partirait à Paris.

– Si elle s’en va, il y aura un malheur. Je suis fou d’amour, tu comprends ? Tu dois m’aider, Joseph.

Maurice avait élaboré une théorie du comédien qui portait le théâtre aux nues et vouait le cinéma aux gémonies. En réalité, il avait lu avec attention des interviews d’acteurs célèbres dans Cinémonde et Cinérevue. D’après eux, le métier de comédien, le vrai, c’était sur une scène qu’il se pratiquait. Maurice ne voyait pas trop la différence mais il leur faisait confiance. Ils avaient l’air de mépriser le cinéma, une activité purement lucrative, factice, destinée à ceux qui avaient échoué sur les planches face à un public de connaisseurs qui sifflait ceux qui n’avaient ni présence ni voix pour s’imposer dans les classiques. Le cinéma, c’était l’art de l’illusion où le comédien n’était plus qu’un jouet entre les mains d’un metteur en scène habile.

– Si Raimu, Jouvet et Guitry affirment la même chose, on peut les croire, non ?

Il sortit un article de journal plié en quatre de son portefeuille, l’ouvrit avec précaution, fit la lecture d’une voix bouleversante :

« … Avec la musique on explique l’histoire, avec les lumières on dit au spectateur ce qu’il doit regarder, avec le montage on lui impose ce qu’il doit voir. Le vrai comédien n’a pas besoin de ces artifices pour convaincre le public en chair et en os qui bouge, tousse, respire, applaudit, siffle, vibre, c’est le public qui fait le comédien. Au cinéma, il y a un écran entre le comédien et son public… »

– C’est ce que tu dois lui expliquer.

– On ne se connaît pas !

– Je lui ai souvent parlé de toi. Elle a hâte de faire ta connaissance. Demain, c’est la première de sa pièce.

– Je n’ai pas envie, je m’ennuie au théâtre.

– Je te demande de me rendre un service ! Fais un effort.

– Si sa décision est prise, aucun argument au monde ne la fera changer d’avis. Tu l’aimes vraiment ? Alors, épouse-la.

– J’y ai pensé, elle est contre le mariage. Elle affirme que c’est une prison pour les femmes. Elle veut absolument garder sa liberté.

– Une féministe ! Tu n’as pas de chance. Sur le fond, elle n’a pas tort. Peut-être qu’il faut lui présenter les choses autrement. Tu aimes les enfants ? Tu as envie de fonder une famille ?

– Elle dit que les enfants, c’est le début de l’asservissement. Pour elle, femme au foyer c’est une insulte. Elle veut s’épanouir dans son métier, ne dépendre que d’elle, ne pas s’occuper de tâches ménagères.

– Insiste, la robe blanche, Mendelssohn, le voyage à Venise, ça marche.

– J’ai menti sur mon âge.

Si Joseph avait été une femme, Maurice l’aurait ému, il l’aurait pris dans ses bras et consolé. Il en aurait ri, et lui aurait pardonné. Mais personne ne pouvait miser un centime sur la réaction de Christine quand elle apprendrait son mensonge. Pas le genre à apprécier.

Maurice faisait partie de cette race de petits paons, dragueurs impénitents, raconteurs de bobards, marchands de salades sentimentales et d’histoires à la noix. Il y en a qui mettent des talonnettes, d’autres des épaulettes, certains rabattent leurs cheveux d’arrière en avant, ou les teignent couleur charbon de jeunesse, lui c’était un incorrigible baratineur.

Le genre à lâcher sous un air de confidence (faussement détaché) qu’il était le petit-fils caché de Rockefeller (pas tous les jours facile), pilote d’essai sur le nouvel avion à réaction français (faut surtout pas en parler), agent des services secrets en repos incognito (je vous fais confiance).

– Tu as vingt-trois ans ? Incroyable. Moi aussi, tu m’as eu, reconnut Joseph.

– C’est ma force, je fais beaucoup plus vieux. Pour les affaires, c’est impeccable.

– Les femmes sont bizarres, si tu couches avec une autre, elle se dira : c’est la vie, les mecs sont des salauds, il faut se résigner. Mais ça, elle ne te le pardonnera jamais.

Une fumée blanchâtre sortait d’une cheminée d’usine en brique. Une odeur capiteuse d’orange enveloppait les quatre à cinq cents personnes agglutinées sur la place de cette zone industrielle le long du boulevard Thiers sur les hauteurs d’Alger. En ce début de soirée, Maurice patientait avec Joseph et quelques amis. Ils essayaient de le convaincre des bienfaits médicaux de l’Amer Picon dans le traitement du paludisme.

C’était prouvé.

Cet apéritif avait d’abord été un médicament que l’armée française commandait en quantité considérable pour soigner la troupe. Le scepticisme de Joseph les choquait, son incrédulité montrait qu’il était encore un étranger.

– Il y a un ou deux siècles, en surdosant le quinquina, on a pu observer des effets bénéfiques, soutint Joseph. Aujourd’hui, il faudrait boire des centaines de litres pour obtenir un résultat, tu mourrais d’une cirrhose avant. Le paludisme tue toujours autant.

Il n’eut pas le temps de poursuivre, la foule se mit à avancer, ils pénétrèrent dans un dépôt désaffecté mal éclairé.

Aucune affiche, aucune indication de salle ne donnait à penser qu’un spectacle allait se donner. Pas de guichet, pas de billet à acheter, pas d’ouvreuse, pas de chaises ou de fauteuils non plus.

Ils restaient debout, collés les uns aux autres, ceux qui entraient poussaient ceux qui piétinaient. Maurice et Joseph furent séparés de leurs amis et se retrouvèrent adossés à un pilier, une demi-heure fut nécessaire pour que tous trouvent place dans l’entrepôt, les portes furent fermées, les lumières faiblirent, le silence se fit peu à peu.

Une rangée de spots illumina l’estrade sans rideau.

L’odeur entêtante de l’orange l’emportait sur la fumée de centaines de cigarettes.

Le noir se fit.

Des cris, des coups de feu, des hurlements.

« Mauvais début, théâtre amateur », pensa Joseph.

Une faible ampoule éclairait à peine la scène. Des hurlements plus forts.

Joseph poussa un soupir de résignation, combien de temps pouvait durer une pièce dans un endroit pareil, longtemps probablement.

Des bruits de bottes, comme un concerto allegro, une charge de cavalerie.

Joseph eut un frisson dans le dos. Trois hommes et une femme en uniforme de l’armée allemande captèrent son attention. Un officier, des soldats. L’action se déplaçait uniquement grâce à des éclairages fugitifs sur le mur nu et vide, sans décor ni meubles ni accessoires, tour à tour un bureau, une cellule, un palan de déchargement avec ses poulies comme salle de torture, un renfoncement dans le mur pour une autre cellule.

Maurice donna un léger coup de coude à Joseph.

– C’est elle, chuchota-t-il en la désignant du menton.

Christine était impitoyable, méthodique, calme. On venait enfin d’arrêter l’homme recherché, était-ce l’écrivain Kassner, haut responsable en fuite du parti en déroute ? Personne ne le savait, on ne possédait qu’un de ses livres immondes sans photo, pourquoi avoir brûlé les autres ?

Une autre femme la suppliait, en appelait à son humanité, elle la repoussait sans ménagement.

– C’est Nelly, murmura Maurice.

Une heure ou deux ? Joseph n’aurait pu dire combien de temps avait duré la représentation. Elle lui avait paru brève. Jamais il n’avait été aussi bouleversé et passionné par une pièce de théâtre. Maurice fut le premier à applaudir, à donner le signal. Un bonheur unanime. Comment dire merci autrement qu’en frappant dans ses mains à en avoir mal, en criant des bravos ?

Deux spots s’allumèrent. Les comédiens ne vinrent pas saluer, pas de rappel, la foule insista, les spectateurs frustrés se hissaient sur la pointe des pieds, où étaient-ils donc ?

Ils avaient disparu, plus d’acteurs, plus de théâtre. Juste l’odeur de l’orange.

La foule sortait du hangar et bloquait la circulation.

– Comment t’as trouvé ? demanda Maurice. Franchement.

Il ne laissa pas à Joseph le temps de répondre. Maurice avait uniquement aimé Christine, un tel plaisir de la voir sur scène, bouger, réciter son texte comme si elle y croyait vraiment. Incroyable cette sincérité. Sans elle : aucun intérêt. Le reste, la pièce, il n’était pas emballé. Du théâtre comme de la peinture abstraite, sans logique ni réalisme. Il n’avait pas compris grand-chose à cette histoire tarabiscotée. Qui était qui, lequel était vraiment Kassner, pourquoi les autres le cherchaient avec autant d’acharnement et criaient sans cesse ? Pas facile de se repérer dans ce vide, c’était triste qu’ils n’aient pas les moyens de se payer un décor. Ils auraient pu faire un effort, avec trois bouts de bois, des rideaux, un coup de peinture. Il n’y avait pas cru un instant. Il avait entendu des réflexions dans le public, apparemment il n’était pas le seul à s’être cassé les pieds, il était inquiet pour leur avenir, ici le spectacle c’était pour se distraire, pas chercher midi à quatorze heures.

– Il faut quand même des rebondissements, des quiproquos et des bons mots, non ?

Joseph expliqua que c’était une nouvelle forme d’expression développant une approche politique, en rupture avec le théâtre traditionnel, et surtout une mise en garde sur ce qui se passait en Allemagne, mais Maurice n’en démordait pas :

– Ennuyeux au possible, en plus deux heures debout, pas de chaises pour s’asseoir, c’est se foutre du monde !

Il était embêté à l’idée d’affronter Christine.

– Tu ne peux pas lui dire le fond de ta pensée, Maurice. À mon avis, le mieux, c’est de dire que tu as adoré, tu ne trouves pas les mots pour exprimer ton bonheur, elle jouait merveilleusement et tous les spectateurs avaient l’air heureux.

– Ouais, tu as raison.

Du haut de ses vingt-cinq ans, Albert Mathé prônait des valeurs ascétiques au nom de la morale. Il clamait que l’art n’était qu’un instrument de propagande au service de la bourgeoisie, le théâtre commercial était mort, il devait désormais éclairer les âmes, se transformer en outil de libération culturelle et avait comme fonction de porter un message politique indépendant du contenu idéologique, d’informer de la réalité sociale, donc l’histoire devait être au centre de l’expression, la dramaturgie délaisser l’individu avec son destin personnel au profit d’une dimension épique.

Mathé avait rencontré Malraux en 35 alors qu’il était venu à Alger présenter son roman Le Temps du mépris, le premier livre écrit sur la barbarie nazie et ses atteintes à la dignité humaine. Il lui avait demandé l’autorisation d’en faire une pièce de théâtre, Malraux lui avait envoyé un télégramme avec un seul mot : « Joue. »

Dans sa troupe, l’œuvre était collective, anonyme : les auteurs, les techniciens, les comédiens n’étaient pas cités, ils ne venaient pas saluer le public, ne réclamaient aucune notoriété, gagnaient peu ou pas d’argent ; pour subvenir à leurs besoins ils avaient des métiers, pour vivre ils avaient le théâtre. Les places n’étaient jamais payantes, le spectateur participait s’il voulait. On ne lui demandait rien. Il devenait aussi important que les acteurs, était appelé à se substituer à eux la pièce finie, le plaisir n’était plus le but recherché mais la prise de conscience et la compréhension du monde.

Cela dit, il était chez Padovani comme chez lui. Il y avait même joué une pièce.

Michèle l’interrompit pour servir les plats. Les comédiens, Joseph et Maurice levèrent le bras, les assiettes passaient de main en main, ils commencèrent à manger. Il y avait tellement de monde que Padovani leur avait installé une table sur la terrasse ouverte. En ce début décembre, dans cette nuit souveraine, on se serait cru au printemps, mer immobile et ciel laqué piqueté d’étoiles.

Sur l’estrade, Tony et Jeannot, deux guitaristes manouches, enjôlaient les amateurs en demi-cercle devant eux. Des groupes assis sur la plage bavardaient ou profitaient du concert assourdi.

Joseph ferma les yeux. Cette musique le transperçait, pas seulement la virtuosité, la tempête intérieure, l’ivresse du tournis. Sa tête tremblait, ses lèvres aussi. Quand il rouvrit les yeux, Christine le fixait d’un air amusé.

– On danse ? demanda-t-il.

– C’est une musique pour écouter, répondit-elle.

– Eh ben moi, j’ai des fourmis dans les jambes, dit Nelly.

Elle se leva, cigarette au bec, pas le genre à se laisser influencer par le qu’en-pensera-t-on d’Alger la cancanière. Rien à attendre de ces petits-bourgeois, des minus. Elle s’en tamponnait le coquillard. Depuis toujours cataloguée mauvais genre, elle mettait un point d’honneur à honorer sa réputation. À l’école on la punissait, elle ne baissait pas les yeux, l’effrontée, têtue pire qu’une mule, elle répond vous vous rendez compte ! Elle fumait dans la rue, sortait sans chapeau, riait trop fort, se maquillait comme une moins-que-rien, s’habillait avec des robes de scène, elle n’était pas devenue putain, elle jouait la comédie, faisait ce qui lui plaisait quand ça lui chantait, elle avait juste envie de danser avec ce type qui avait envie de danser.

– Vas-y mollo, dit Christine, il a eu une grosse peine de cœur.

Joseph n’était pas content après Maurice qui baissait les yeux. Pouvait pas savoir qu’elle allait lui répéter, les femmes tu vois on ne peut pas leur faire confiance, des perruches, tu dis un truc à voix basse sous le sceau du secret absolu, l’histoire confidentielle d’un ami très cher, jamais un homme le répéterait, elles le racontent à leurs deux ou peut-être trois meilleures copines…, faut se taire, jamais parler de personne. Par ailleurs, tout bien considéré, ce n’était pas grave non plus, sauf que maintenant devait plus y avoir beaucoup de monde à Alger qui l’ignorait.

Finalement, c’est fou ce que deux types peuvent se dire d’un seul regard.

Joseph aurait pu tomber plus mal. Nelly avait les yeux verdoyants. Incroyablement. Et aucun sens du rythme, elle se laissait conduire, une vraie comédienne, elle le suivait au millimètre.

– Il ne faut pas être triste, chuchota-t-elle en se pressant contre lui.

Joseph connaissait les sentimentales depuis longtemps, il ne répondit rien, un sourire mie de pain, il savait bien que les femmes adoraient les hommes qui avaient eu des chagrins d’amour, ils avaient droit à un statut privilégié. Avec une auréole. Ça voulait dire qu’ils avaient aimé, souffert, pleuré peut-être, il y avait de la sensibilité sous le capot, pas une brute d’Algérois mais une espèce à part, si on y mettait de la chaleur et de la tendresse, un vieux cœur maltraité pouvait recommencer à battre, servir encore une fois. Elle en était passée par là, un vrai salaud, un type d’ici, elle le croisait de temps en temps, sa famille n’avait pas voulu d’elle, une actrice vous pensez, il l’avait jetée comme une vieille chaussette, elle avait mis du temps à s’en remettre, heureusement elle avait son travail, sans Mathé elle ne savait pas ce qu’elle serait devenue, lui c’était un monsieur.

Tony et Jeannot allèrent se reposer. Lumière verte, musique douce, les choses sérieuses. Padovani mettait un point d’honneur à offrir les dernières nouveautés, il adorait Bing Crosby, Ray Ventura, Lucienne Boyer et aussi Jean Sablon, bien qu’il n’ait pas de voix. Rina Ketty chantait J’attendrai avec son délicieux accent italien. La piste se remplissait. Nelly connaissait les paroles par cœur.

– C’est ma chanson préférée. Vous dansez très bien. Elle s’appelait comment ?

– Je préfère ne plus y penser.

Et voilà une histoire qui commence.

Christine était heureuse, sa meilleure amie avait enfin tiré le bon numéro, difficile de trouver un défaut à ce zèbre rare, célibataire pas encore endurci, avec ses cheveux brillants, son élégant costume cintré, sans oursins dans les poches, médecin très doué, affirmait Maurice qui l’avait connu à Paris, il disait aussi que son ancienne amie était belle comme une orchidée, il y a des hommes champions pour cacher leur histoire, il n’avait pas l’air désespéré, la tristesse devait être à l’intérieur, des comme lui elle n’en rencontrerait pas souvent.

– T’es vraiment sûr qu’il n’est pas marié ? insista Nelly.

Elle avait son idée sur la façon dont il fallait soigner Joseph.

– Les hommes, ce n’est pas le tango qui les intéresse.

Fine mouche, elle lui posa des questions avisées, innocentes, depuis combien de temps il était là, s’il aimait la ville, ce qu’il faisait à son travail, s’il pensait rester longtemps, elle ne voulait pas lui montrer qu’il lui plaisait, elle en avait marre des anguilles et des commis voyageurs, elle ne connaissait rien à la biologie, encore moins à la recherche, elle, l’école elle l’avait arrêtée pour être couturière, pas désagréable mais adjudante vieille bique, quand elle était adolescente, elle rêvait d’être Jeanne d’Arc et de sauver la France, la voix rauque c’est le tabac, elle n’arrivait pas à diminuer, elle ne connaissait pas non plus la Tchécoslovaquie, elle n’avait pas beaucoup voyagé.

– Ah bon, il fait très froid ? J’ai horreur du froid, je suis allée à Paris une fois, j’ai gelé.

Un jour, elle achèterait un manteau en renard argenté ou en lapin bleuté d’Alaska, elle économisait pour.

– Si on veut faire du cinéma, c’est Paris ou Hollywood, non ? Je ne suis pas pressée, j’adore votre accent, si je vous assure, ça change des hommes d’ici, ils ont une patate chaude dans la bouche, je n’ai pas d’accent moi, hein ? Au théâtre ce n’est pas possible, Mathé est intraitable, il dit que Bérénice avec l’accent de Bab-el-Oued ne mérite pas de vivre. Dans ce pays, les hommes sont immobiles, rien ne bouge, ils vivent encore au Moyen Âge, les femmes à la maison avec les enfants. Je ne les supporte plus. Christine encore moins que moi. On ne veut plus sortir avec des types d’ici, ils nous dégoûtent.

– Ah bon ? fit Joseph.

Nelly n’aurait pas dû, ça ne se faisait pas, pas la première fois, pas à la première danse. Était-ce le bonhomme ou sa chaleur ou les couples d’amoureux qui les cernaient dans l’attente de l’éternel retour, la tête qui tournait, y a beaucoup de monde ce soir, hein ? Les mains autour du cou, les yeux qui souriaient, les cœurs en tambourin, elle en avait envie, c’est tout, lui il n’aurait pas osé, il était bien élevé, les hommes n’osent pas toujours ou alors les mufles, les Tchèques y doivent être timides, elle s’appuie sur lui, il se baisse légèrement, elle n’a pas honte, elle ferme les yeux, tremblement de ses lèvres sur ses lèvres collées, elle l’embrasse comme une femme qui a envie d’embrasser, vraiment, pas comme au cinéma, un baiser d’amour, il la serre contre lui très fort, l’aubaine des corps inattendue.

Mathé prit Joseph en amitié, un passeport rêvé pour être aussitôt accepté et intégré au groupe, sinon il n’aurait été que l’ami de Maurice, c’est-à-dire un Parisien, et le petit ami de Nelly (ce qui n’était pas une originalité). Parce qu’il était tchèque, que Mathé n’en rencontrait jamais dans cette ville coloniale, qu’il rêvait de Prague, vénérait Kafka et trouvait une coïncidence extraordinaire dans le fait que Joseph avait le même prénom et les mêmes initiales que le héros du Procès.

– Cette similitude est une malédiction, confia Joseph. Je suis né en 1910, Kafka n’avait encore rien publié. Pour moi, il n’est pas vraiment un écrivain tchèque. Quand on est bilingue, on écrit dans la langue de son cœur. J’ignore dans quelle langue il rêvait mais, comme Rilke, il a écrit toute son œuvre en allemand. C’était la langue dominante et de la reconnaissance sociale, et Brod l’a publiée à Berlin. Aujourd’hui encore, elle n’a pas été totalement traduite en tchèque. En dehors des cercles intellectuels, il reste méconnu et peu apprécié.

Le Château vient de sortir en français, c’est plus qu’un roman, vous ne pouvez pas nier qu’il se passe dans votre pays.

– Dans la version originale, il n’y a pas le moindre détail qui indique que Le Procès ou Le Château se déroule à Prague, pas un seul. Il n’y a pas un écrivain moins pragois que Kafka.

– Ça pourrait se passer en Afrique d’après vous ?

– Où vous voulez.

– À Alger ? À Oran ?

– L’histoire pourrait se dérouler n’importe où. Si Kafka paraît énigmatique, c’est qu’il n’a jamais trouvé de solution à ses problèmes littéraires personnels, ses livres sont tous restés inachevés. Quand un romancier ne finit jamais un roman, n’est-ce pas un aveu d’impuissance ? Kafka voulait qu’on les brûle, il n’était pas dupe de leur valeur. Son ami Brod l’a trahi et il s’est trouvé une mission : il a entrepris de les réécrire et de les restructurer. Pourquoi, d’après vous ? Kafka était incapable de construire une intrigue, de trouver une chute, aussi, à chaque fois qu’il se heurtait à une impasse dans son labyrinthe, s’en sortait-il par une pirouette qui repoussait l’échéance, ou il posait son manuscrit sur une étagère et passait à un autre texte.

Maurice avait rappelé à Joseph qu’il devait sermonner Christine, la convaincre de renoncer à sa carrière parisienne. Au cours du repas, Joseph attaqua de côté, demanda à Christine quels étaient ses projets. Mathé qui lui faisait face répondit à sa place : Le Temps du mépris avait eu un immense retentissement, il venait de signer avec un théâtre pour une série de représentations et une tournée en Algérie, peut-être aussi en Tunisie, il avait accepté une proposition de Radio Alger pour monter des pièces radiophoniques, il avait plusieurs idées à mettre en chantier, dont une adaptation des Frères Karamazov qui lui tenait à cœur.

– Trente-neuf aurait pu être une bonne année pour nous, conclut-il.

– Vous croyez qu’il y aura la guerre ? demanda Joseph.

– Elle a commencé, nous ne nous en sommes pas rendu compte.

Pour Joseph, la vie aurait pu être agréable s’il n’avait été obsédé par son père. Pas une nuit sans qu’il se réveille brusquement dans sa chambre pragoise, un moment de confusion et d’angoisse. Il ne recevait plus aucune lettre d’Édouard et n’était pas sûr que les siennes lui parviennent. Il avait tellement envie d’entendre sa voix.

Les communications téléphoniques étaient aléatoires. N’ayant pas de téléphone dans son appartement, il était obligé d’aller à la Grande Poste. À deux reprises, il réussit à obtenir Prague en moins de quinze minutes, sinon, en général, c’étaient de longues heures de patience. Ils étaient de part et d’autre d’une porte de prison et attendaient qu’elle s’entrouvre. À chaque fois, c’était un bonheur immense, une véritable libération, cette sensation d’être si proches, à nouveau intimes, comme s’ils allaient se retrouver en soirée.

– Tu as le bonjour de madame Marchova, elle m’a demandé si un jour tu viendrais t’installer dans l’autre appartement sur le palier ou si elle pouvait le louer.

– Je ne suis pas près de revenir à Prague, papa. Et certainement pas pour y travailler.

Joseph demandait des précisions sur la vie à Prague, son père le rassurait sans cesse, il n’y avait aucun problème, les Allemands s’occupaient surtout des questions industrielles, son colonel était charmant, il lui avait conseillé de lire Nietzsche qu’il vénérait, lui avait laissé son exemplaire personnel de Humain, trop humain, son livre de chevet. Ils avaient ensemble de longues conversations. Édouard, qui comme tous les médecins avait du mal avec la philosophie, avait la plus grande difficulté à assimiler ce concept troublant de chimie des sentiments, heureusement Gerhard (c’était le prénom de son colonel) lui avait expliqué qu’il devait sublimer son instinct et en terminer avec la métaphysique. Quand son père écourta l’appel sous prétexte de terminer sa lecture Joseph comprit qu’il n’était pas libre de s’exprimer, peut-être son colonel était-il en face de lui.

Le plus souvent, l’attente était interminable. Au début, Joseph emportait son Précis d’entomologie, lisait sur un banc ou bavardait avec les autres usagers du mystère infini des transmissions.

Sujet unique de discussions interminables.

Apparemment, le temps d’attente n’était pas lié aux aléas politiques ou militaires mais on n’en était pas sûr. À plusieurs reprises lors de menaces graves ou de crises diplomatiques, on obtint Anvers, Séville, Florence ou Hambourg sans problème. Par contre, quand il ne se passait rien de notable, le téléphone était coupé et nul ne pouvait dire pourquoi.

Ils formaient un groupe qui avait fini par se connaître et se nommer par leur pays d’appel. Quand Joseph arrivait, un Italien ou un Espagnol, les nationalités les plus représentées, le tenait informé de l’état du trafic. Pour la Hollande, c’était impossible, pour la Pologne ce n’était pas le jour non plus, l’Allemand poireautait depuis le matin. Ou, aujourd’hui il y avait une chance, le Hongrois avait eu Budapest rapidement. Certains alléguaient le rôle des services secrets sans pouvoir être plus précis, ou celui de la censure, on ne savait plus très bien laquelle, de la météo sur le continent qui était sous la neige quand nous on se baignait encore, de l’état du réseau algérien qui datait de la guerre de 14, de l’armée qui réquisitionnait les lignes, du bordel dû au Front populaire, des trotskystes ou bien du gouvernement anglais.

Ils fixaient tous l’immense horloge qui les menaçait là-haut dans la nef.

– Vous ne croyez pas qu’elle avance ?

Ce n’était pas seulement ce silence imposé qui était insupportable, c’était d’être totalement désarmé, assis comme des andouilles à des milliers de kilomètres de chez vous à attendre sans espoir, avec ces doutes poisseux qui vous rongeaient l’esprit. Le plus souvent, ils patientaient pour rien, la Grande Poste fermait à sept heures, ils se retrouvaient sur les marches à se demander s’ils allaient tenter leur chance le lendemain, se donnaient rendez-vous, se souhaitaient bon courage puis s’en retournaient chacun de leur côté.

Joseph, qui prenait ce temps précieux sur son travail, ne venait qu’une fois par semaine, et encore, quand il réussissait à s’esquiver en fin d’après-midi sans se faire remarquer. Malgré la déception, le découragement, il continuait à venir, renoncer aurait été un abandon, comme une autre trahison.

Les bonnes résolutions sont conçues pour s’autodétruire. On ne change jamais.

Joseph finit par vivre comme à Paris. Nelly fut son mauvais prétexte. Elle riait pour un rien. C’était agréable. Elle disait avoir eu son lot de misères, refusait de les évoquer, jurait ne plus y penser, elles avaient disparu à jamais de sa mémoire.

Parmi d’autres qualités, Nelly avait le don de la conviction. Elle adorait persuader les autres qu’elle avait raison, ne supportait pas la contradiction, ne renonçait jamais, avait une capacité de discussion hors du commun et, de guerre lasse ou à court d’arguments, vous reconnaissiez que oui, on ne pouvait pas dire le contraire, elle avait raison. Cela dit, il fallait résister, elle se méfiait de ceux qui cédaient trop vite :

– Tu dis que tu es d’accord pour me faire plaisir.

Elle soutenait que les douleurs amoureuses ressemblaient aux chaussures en cuir neuves, elles font mal au début, souvent de façon intolérable, on croit qu’on va en mourir (mais personne n’est jamais mort d’un mal aux pieds), les grands chagrins, c’était kif-kif bourricot, au bout d’un temps plus ou moins long et après avoir plus ou moins souffert, on s’en accommodait en les rangeant dans un coin où ils finissaient par s’étioler, vieux trophées devenus inoffensifs.

Après avoir longuement étudié la question, elle en était arrivée à la conclusion que le complice du désespoir était la solitude, il fallait donc ne jamais rester seul et éviter les gens tristes, c’était à cela que servaient les amis, des embauchoirs contre la déprime.

Souvent, elle remarquait que Joseph avait l’air lointain, répondait « Rien » d’une voix absente quand elle lui demandait à quoi il pensait, elle lui conseillait :

– Ne reste pas à Prague, reviens ici.

Ou quand, malgré elle, il y retournait :

– Il faut t’adresser à ton malheur, lui poser des questions, trouver une solution pour qu’il arrête de t’importuner. Parle-lui. S’il est trop dur, n’hésite pas à marchander. S’il a peur que tu l’abandonnes, il négociera avec toi.

Les premières fois où elle lui prodigua ces conseils, il la prit pour une douce illuminée, une de ces filles un peu maboules comme il en avait croisé une bonne douzaine, Joseph n’était pas du genre à affronter les femmes de face, il préférait esquiver, s’en sortir par un sourire, marmonner on verra ma caille en sucre.

Et puis une nuit très tard, alors qu’elle ronflotait la tête sur son épaule, il s’adressa à haute voix à son père qui le fixait dans le noir, lui non plus n’arrivait pas à trouver le sommeil, ils bavardèrent de choses banales, comme ils ne l’avaient jamais fait auparavant, de météo et d’approvisionnement, Joseph évoqua son travail à l’Institut, Édouard était vraiment intéressé, posa plein de questions, il était très fier et lui recommanda de ne pas se mettre en avant, ils décidèrent de se retrouver de temps en temps, ils réglèrent ainsi pas mal de problèmes.

Pas tous, bien sûr.

Joseph finit par ne plus savoir s’il voyait son père ou s’il rêvait de lui, si ce contact magique relevait de la télépathie ou du subconscient. Ces moments lui laissaient un souvenir tellement précis qu’il en était désorienté. Comme cette fois où son père lui avait raconté que son colonel, qui adorait Jean-Sébastien Bach, lui avait offert un enregistrement des Variations Goldberg par Wanda Landowska. Jamais de toute sa vie il n’avait rien entendu d’aussi beau. Ils les écoutaient ensemble, bouleversés, à en avoir les larmes aux yeux.

Nelly avait également élaboré une sorte de théorie d’Archimède appliquée à la peine et à la tristesse qui la rendait toujours gaie, elle réussissait à en faire profiter les autres grâce à des questions auxquelles on ne pouvait répondre que par oui.

– Ton père, il t’aime vraiment ? Il pense d’abord à ton bonheur ? Il t’a envoyé à Paris pour que tu deviennes un grand médecin ? Il t’a poussé à venir à Alger ? N’as-tu jamais pensé qu’il t’avait éloigné de lui pour ton bien ? Il rêve que tu sois heureux ? Oui, oui, oui, alors, où est le problème ?

D’après elle, plus le désespoir était fort, plus il fallait poser de questions, si on se débrouillait bien, il finissait toujours par reculer. Ce qui étonnait Joseph dans cette négociation avec la souffrance, c’est qu’elle l’interrogeait de façon spontanée, sans méthode ni calcul.

Elle soutenait aussi que l’avenir n’existait pas, une invention des curés pour briser les hommes et les tenir en laisse. Ignorant le temps qui nous restait, on devait faire ce qu’on avait envie de faire au moment où on le voulait, sans rien remettre au lendemain. Si on réfléchissait, si on hésitait, on était foutu. Elle ne conjuguait rien au futur et n’embarrassait personne avec ses angoisses du lendemain.

Nelly n’évoquait jamais son passé, comme si elle était née la veille ou était amnésique, impossible d’avoir la moindre précision sur sa vie d’avant, d’où elle venait, où elle avait grandi, les souvenirs lui étaient étrangers. Elle ne vivait que dans l’instant, au jour le soir, sans autre projet que de se demander où ils iraient dîner après la représentation.

– Je t’embête tout le temps avec mon père, tu ne me parles jamais de ta famille.

– On est ensemble, il n’y a rien d’autre que nous entre nous.

Hormis du passé qu’elle cachait et de l’avenir qu’elle fuyait, Nelly discutait de tout avec passion, était toujours d’humeur enjouée, elle se lançait régulièrement dans des démonstrations aventureuses. La première fois, c’était sur l’existence indiscutable de l’Atlantide. Joseph, désagréablement cartésien, osa émettre un doute.

– Tu paries ? lança-t-elle avec défi.

– Et on parie quoi ?

– Une nuit d’amour.

Nelly adorait perdre. Joseph aussi. Elle pariait souvent.

Quand elle affirma que le hasard n’existait pas, que notre destin nous dominait et qu’il était donc inutile de nous faire de la bile pour des nèfles, il se retint de lancer que c’était une aberration. Elle trouvait évident que les deux meilleures amies du monde se retrouvent en couple avec les deux amis qu’étaient Joseph et Maurice.

C’était écrit à l’avance.

– Il n’y a pas de coïncidences, conclut Nelly.

Nelly habitait avec Christine un bel appartement avec vue sur l’Amirauté qui, à deux, ne leur revenait pas cher. Résultat, les filles habitaient à dix minutes des garçons.

Dès leur rencontre, Nelly prit l’habitude de dormir souvent chez Joseph. Depuis Viviane, il n’avait plus vécu avec quelqu’un. Elle, il ne savait pas, il ne posa pas cette question idiote. Il avait furieusement envie d’elle, une chaleur au creux du ventre, elle aussi, c’est tout, purement et totalement incontrôlable, la mécanique des sens. Ils ne se donnaient jamais de rendez-vous, pas question de se ficeler.

– On se retrouvera.

Il passait au théâtre, ils dînaient souvent en tête à tête dans un restaurant du bord de mer, rentraient en marchant main dans la main ou, quand il avait trop de travail et ne pouvait la rejoindre, vers minuit elle donnait quatre coups contre la porte, avec un bref temps d’arrêt après le premier (un signal de conspiratrice), elle n’allumait jamais la lumière sur le palier. Dans le noir, ils se détectaient à tâtons comme deux aimants qui se percutent, se soudaient avec une brutalité et une tendresse irrésistibles et ne pouvaient plus savoir lequel des deux palpitait autant. Il mettait du temps à s’endormir, la peau exacerbée, l’oreiller brûlant, il allumait la lampe de chevet, ne se lassait pas de la regarder, nue dans le lit, avec les draps en boule, vestiges de ces moments magnétiques.

Le matin, elle ne l’entendait pas se préparer et partir, elle se levait vers midi, il lui préparait toujours son petit-déjeuner, elle tirait la porte, n’avait pas la clef et n’en voulait pas. Il ne fut jamais question qu’elle s’installe chez lui, elle aurait été obligée de revoir sa conception du lendemain ou elle n’en avait tout simplement pas envie.

Il y avait des nuits où elle trouvait porte close, Joseph, absorbé par son travail, l’avait oubliée, penché sur son microscope ou ses éprouvettes. Elle ne faisait aucune réflexion.

Il y avait des nuits où elle ne venait pas, où à minuit il éteignait la lumière dans l’entrée, attendait en vain ses coups sur la porte, lui non plus ne posait aucune question et se disait que demain serait une autre nuit.

Quand Christine et Nelly les invitaient à dîner, essentiellement les dimanches et lundis soir, jours de relâche, les garçons arrivaient chacun avec deux bouteilles, soit du rosé de Mascara soit du rouge de Tlemcen, Christine ne voulait pas de mélange pour éviter le mal de tête.

Elles ne se cassaient pas trop la nénette à préparer les repas.

Christine mettait un point d’honneur à ne rien faire, soutenait en fixant Maurice droit dans les yeux que les hommes ne servaient qu’à déboucher les bouteilles de champagne, ouvrir les boîtes de conserve, poser les papiers peints, porter les valises et deux ou trois choses pour lesquelles ils avaient réussi à se rendre indispensables, elle affirmait ne pas se souvenir du dernier jour où elle avait touché à une casserole, un chiffon ou un balai.

Nelly heureusement ne formulait aucune revendication féministe, préparait tout avec bonne humeur, cocas aux poivrons achetés à la boulangerie voisine, tomates avec thon à l’huile, œufs durs pas trop cuits, concombres vinaigrette, artichauts violets et des montagnes de carottes râpées au citron, rien de meilleur pour garder joues roses et teint frais, quand elle avait du courage, elle les faisait cuire au cumin, délicieux mais peu fréquent.

Deux fois, elle fit cette omelette à la soubressade piquante dont elle raffolait, deux fois Maurice fut tellement malade que la mère Landru ne recommença plus.

Nelly n’appréciait pas qu’on la charrie sur ses talents de cuisinière, prétendait au contraire être douée pour le risotto aux calamars et aux oursins qu’elle préparait en période de répétitions, Mathé affirma qu’il n’avait jamais rien mangé de meilleur. Quand Joseph avait réussi à la convaincre de le cuisiner, Christine s’y était opposée, jurant que jamais chez elle une femme ne servirait un homme, ils avaient eu droit à des cacahuètes et des olives, si bien que Joseph et Maurice prenaient désormais leurs précautions et apportaient un poulet acheté chez le rôtisseur de la place Nelson. Elles préféraient aller au restaurant, ce n’était pas plus cher, c’était moins fatigant et meilleur, mais souvent, ils avaient la flemme de sortir.

Un soir qu’ils croquaient des carottes, Christine leva son verre de vin rouge à la santé de Nelly.

– Au fait, bon anniversaire, fit-elle en le vidant d’un coup.

Maurice et Joseph étaient surpris qu’elle ne les ait pas prévenus, ils auraient commandé un gâteau praliné avenue de la Marne et acheté un cadeau, c’était la moindre des choses.

Nelly avait horreur des célébrations à date fixe, chaque jour devait être une fête et elle détestait surtout les anniversaires. Aucune raison de fêter sa jeunesse disparue et ses rides inévitables.

À force d’insister, ils lui arrachèrent qu’elle venait d’avoir vingt-quatre ans et qu’il lui manquait une dent.

– Et toi au fait, demanda-t-elle à Joseph, tu as quel âge ?

Il allait répondre quand il remarqua les yeux froncés de Maurice.

– Un peu plus vieux que toi. C’est important ?

– Je m’en fiche.

– Je suis d’accord avec toi, dit Maurice, moi aussi, les anniversaires me dépriment.

– Vous n’êtes pas marrants, conclut Christine. C’est beau de souffler des bougies.

– Excuse-moi de te le dire, mais pour une femme soi-disant moderne c’est d’un démodé, lança-t-il.

Christine se leva sans un mot, attrapa sa veste, son sac, sortit en claquant la porte. Maurice hésita, pensa qu’elle allait peut-être revenir, leur demanda ce qu’il avait dit de choquant, se précipita à sa poursuite, ils l’entendirent crier des « Kiki attends-moi », dans les escaliers, sa voix s’éloigna et s’éteignit.

Le principal sujet de conversation de Nelly consistait à papoter de gens que Joseph ne connaissait pas ou qu’il avait croisés une fois ou deux. Elle reliait les uns aux autres avec légèreté et évidence, racontait sous le sceau de la confidence absolue des rancunes, des ruptures, des tocades, des folies impossibles à croire. D’après elle, la moitié de la ville avait couché avec l’autre moitié, s’était aimée clandestinement, fâchée, réconciliée, disputée à nouveau ; un manège étourdissant d’aventures, de disparitions, de retrouvailles, de haines de pieds-noirs à côté desquelles les Montaigu et les Capulet étaient des blagueurs et le marquis de Sade un enfant de chœur, de secrets de famille remontant au siècle précédent, un charivari de passions troubles, souvent incestueuses, d’histoires de vierges qui faisaient sourire les initiés, de mariages arrangés in extremis, d’accouchements lointains, de sarabandes de mœurs africaines inconnues et de bien d’autres choses, pires encore, dont elle ne pouvait pas parler car elle avait juré le silence.

Un feuilleton quotidien, inépuisable et pimenté.

Elle échangeait ses informations avec quelques amies proches, formant un réseau de renseignements d’une efficacité redoutable. Chaque jour, elle faisait l’éducation algérienne de Joseph, commençait par un « Où j’en étais restée ? » qui permettait un enchaînement parfait.

Joseph finit par connaître intimement une foule de personnes. Quand Nelly les lui présentait chez Padovani ou ailleurs, ils prenaient son sourire pour de la gentillesse, ils auraient été effarés de découvrir que ce sympathique étranger en savait plus sur eux que leur propre mère. Joseph était fatigué de ces monologues, lui n’avait rien à révéler, hormis l’avancement de ses recherches, mais elle ne s’y intéressait pas. À plusieurs reprises, il avait voulu l’interrompre, lui dire qu’il n’en avait rien à faire de ces petites turpitudes mais elle avait des yeux tellement verts qu’il avait préféré se taire.

Sur elle, Nelly était mutique. Quand il l’interrogeait sur son travail, elle ne parlait jamais de théâtre, de Tchekhov, de Brecht ou d’aucun auteur, mais de Mathé : sa précision, son humanité, son enthousiasme, sa culture immense, son énergie, sa simplicité, son humour, sa ferveur, au point que Joseph lui demanda s’il n’y avait pas eu quelque chose entre eux. Elle cligna des yeux.

– Trois fois rien. C’est un homme exceptionnel. Totalement honnête. Il t’aime beaucoup.

– Et avec Christine, il est comment ?

– Les hommes posent trop de questions, en général.

Nelly lui apprit que Maurice avait fini par rattraper Christine dans la rue, elle l’avait fait mariner, il s’était excusé, elle lui avait pardonné. Joseph ne voyait pas quelle faute il avait commise, Nelly ne s’en souvenait plus. Christine et Maurice n’étaient pas un sujet de conversation.

– Tu es son ami, tu irais tout lui raconter, elle ne veut pas.

Deux fois par mois, Maurice partait en tournée pour son patron, des itinéraires interminables qui duraient une semaine quand il faisait l’Oranais ou le Constantinois, pas marrant mais instructif.

Ils passaient alors des soirées tous les trois. Jamais Joseph ne parlait autant qu’en l’absence de Maurice. D’habitude personne (absolument personne) ne lui posait la moindre question sur son activité. On se contentait d’un hochement de tête, d’un « Ah c’est bien », admiratif, quelquefois on le félicitait et l’encourageait à continuer.

Au début, Joseph se sentait frustré de ce manque de curiosité. Christine, au contraire, demandait mille explications et précisions sur son travail et ces maladies horribles, ne s’épargnait aucune description des douleurs et de leur évolution, réclamait des détails sur des expérimentations qui retournaient le cœur de Nelly.

– Arrêtez de parler de choses aussi dégoûtantes. C’est vrai, quoi, on est en train de manger.

Christine n’était pas du genre à obtempérer. Quand elle avait une idée en tête, nul ne pouvait l’en faire démordre (surtout pas Nelly). Elle revenait à la charge, continuait à l’interroger, avec une mémoire de scribe infatigable.

– Au fait, comment avez-vous réussi à démontrer le rôle de la tique du chien dans la transmission de la leishmaniose cutanée ?


***

Le réveillon du jour de l’an 39 fut particulier. Nelly l’appréhendait, Joseph s’en faisait une joie.

Il avait été décidé que ce serait le plus grand, le plus beau jamais vécu. Personne ne se souvenait comment cette idée était née, qui l’avait lancée. Elle s’était diffusée dans l’air, un parfum de fin du monde les envahissait insidieusement, avec la conviction partagée que le sablier s’était retourné, probablement le dernier réveillon avant l’explosion. On avait juste envie de s’amuser, ensemble, une dernière fois, de garder cette soirée comme un souvenir merveilleux qu’ils pourraient évoquer plus tard en se disant : Au moins, on a été heureux.

Nul n’aurait imaginé aller ailleurs que chez Padovani. Les places étaient comptées, seuls les bons clients auraient ce privilège mais il y en avait tant, si on ajoutait les parents, les amis des amis, le patron refusa trois réservations sur quatre, sa femme passait des heures à expliquer qu’il y avait deux cent soixante places assises, en poussant les tables, on frôlerait les trois cent dix, du jamais vu.

Il y eut plus de monde que prévu. La piste de danse avait été sacrifiée, Padovani avait été obligé d’ajouter des tables, il avait hésité mais il faisait trop froid pour en mettre sur la terrasse. On pouvait difficilement quitter sa table et les serveuses avaient le plus grand mal à se déplacer, elles posaient les plats en bout de rangée et ils passaient de main en main. Les commandes se perdaient dans les airs. En désespoir d’ivresse, plusieurs se servirent directement, une foule de bouteilles disparurent du bar sans être comptées. Les Padovani se disputèrent, elle criait que c’était sa faute, il criait plus fort encore qu’il n’y pouvait rien.

C’était imprévisible.

L’orchestre jouait en sourdine, il y avait un tel bruit qu’on ne l’entendait plus.

Mathé, encadré par sa nouvelle amie, et par Christine, avec sa troupe au complet, occupait la table habituelle près de la fenêtre, Joseph leur faisait face, essayant de répondre aux questions précises de Mathé qui l’interrogeait comme s’il avait été un spécialiste de Kafka. Joseph lui avait déjà expliqué qu’il appréciait peu cet auteur. Sans se soucier de ses réserves, Mathé revenait à la charge, il avait repensé à leur désaccord sur l’interprétation du Procès, il soutenait que c’était un manifeste remarquable sur l’absurde et Joseph, au contraire, que l’absence de rationalité n’avait aucun intérêt.

– Quand Joseph K. est arrêté, il reste libre. Lors de son interrogatoire, il ne se défend pas, on ne l’accuse pas, c’est lui au contraire qui critique le système. L’appartement de l’huissier sert de tribunal, pendant son procès la femme de l’huissier a une relation sexuelle avec un étudiant. Cela n’a aucun sens, ces situations privent le texte de la force du quotidien. C’est la réalité qui doit être irrationnelle et incompréhensible.

– C’est pourtant ce qui se passe dans les pays fascistes, rétorqua Mathé.

– C’est une erreur d’avoir une lecture métaphorique de Kafka. Il est dans le néant, confiné dans un monde désincarné, eux sont dans la négation des droits.

– La barbe ! On ne pourrait pas avoir une discussion plus marrante un soir de réveillon ! lança Nelly.

Joseph se dressa. Pouvant à peine reculer sa chaise, il grimpa sur la table, attrapa Nelly par la main, la hissa à la force du poignet. Sans se préoccuper des exclamations et des protestations, il avança, essayant de ne pas piétiner les assiettes, l’entraînant dans son sillage, elle renversa quelques verres en criant « Désolée, désolée ». Joseph demanda à un des comédiens d’ouvrir la fenêtre. Une bouffée de vent glacé s’engouffra dans le restaurant. Il s’élança sur le rebord, aida Nelly à le rejoindre, ils étaient en déséquilibre, faisaient des moulinets avec leurs bras. Ils sautèrent sur la terrasse déserte. Comme un orchestre obéissant au chef qui le commande avec ses doigts tendus, les musiciens jouèrent enfin dans le silence revenu. La foule ébahie s’agglutinait derrière les vitres. Joseph entraîna Nelly dans Quand on s’promène au bord de l’eau. La mer était noire, il n’y avait pas d’étoiles, pas de lune. Ils avaient la piste pour eux seuls, elle tournoyait trop vite, se raidissait, chevauchait ses pas, avait tendance à se rapprocher.

– Ferme les yeux, murmura-t-il.

Ils tournaient, tournaient, elle se laissait guider. Presque le bonheur. Une douzaine de couples les rejoignirent. Des courageux à qui le froid ne faisait pas peur, emmitouflés dans leurs manteaux. Maurice en complet-veston tira Christine par la main. Elle n’avait pas envie de danser.

– Tu vas voir, lança-t-il. C’est un grand moment.

Au milieu de la piste, Christine lui faisait face, attendant qu’il la prenne dans ses bras, la ronde continuait autour d’eux. Soudain, Maurice tomba à genoux, écarta les bras. Un à un, les couples s’arrêtèrent et les entourèrent.

– Christine chérie, j’ai l’honneur de te demander ta main.

Elle mit quelques secondes à comprendre, ouvrit la bouche, ses lèvres tremblaient. Maurice, nerveux, chercha quelque chose dans sa poche et sortit un écrin rouge.

– Mon amour, c’est pour toi.

Il ouvrit le boîtier, découvrant un diamant serti dans un anneau doré qu’il offrit à sa bien-aimée.

– Pour nos fiançailles.

– Tu es tombé sur la tête !

D’un revers lifté, elle envoya promener le boîtier. La bague s’envola, vingt cous gracieusement synchronisés suivirent les loopings. Maurice, effaré, regarda son diamant se noyer au milieu de la forêt de jambes, son premier réflexe fut de se précipiter pour le récupérer. Christine retourna vers le restaurant. Un instant, il hésita, fit quelques pas à genoux pour la suivre, se ravisa, fonça tel un demi de mêlée à la recherche du bijou. Heureusement, il y avait une Algéroise honnête dans l’assistance qui, trouvant la bague vraiment jolie, la lui présenta au creux de sa paume, et quand il voulut la prendre referma ses doigts.

– Moi, je vous épouse de suite, dit-elle, émue.

« Encore une folle ! » pensa Maurice. Il lui ouvrit la main, récupéra son bien.

– Christine ! Christine ! cria-t-il en se frayant un passage.

Elle avait disparu, engloutie par la foule. Il titubait face à ce mur infranchissable comme un boxeur groggy. Maurice pleurait, sans honte aucune, des perles de tristesse infinie. Il buvait un coup, un autre, reniflait toujours. Mathé le consola, lui donna sa cigarette, lui mit la main sur l’épaule, un frère.

– Tu sais, Christine, c’est une chic fille. Il ne faut pas lui en vouloir.

Heureusement, Maurice avait fait sa demande impromptue avant les douze coups fatidiques. À Alger la superstitieuse, c’était l’année 38 qui finissait mal. Trente-neuf gardait toutes ses chances. Le décompte fut assourdissant, le zéro fêté triomphalement.

Avec hystérie même (c’était, paraît-il, habituel ici).

À la table de Mathé, aucune effusion, on ne s’embrassa pas.

– Ce sera une mauvaise année, affirma-t-il. Elle aurait mieux fait d’accepter.

Les hommes n’étaient pas tendres avec cet imbécile de Maurice. Quelle idée de prendre un risque pareil ! Pourquoi ne pas s’être déclaré en tête à tête ? Après tout, on ne savait pas grand-chose de ce Parisien. Nous au moins on est plus malins (on n’achète rien sans l’accord des parents). En revanche, l’image de Maurice auprès de la gent féminine s’en trouva considérablement rehaussée. Derrière l’homme entreprenant se cachait un romantique. De nos jours, il n’y en avait plus beaucoup. Les trente témoins de cette scène, et les quelques milliers à qui elle fut rapportée les jours suivants, s’interrogèrent longuement : était-ce qu’elle ne l’aimait pas ou en aimait-elle un autre ? Cette dernière hypothèse avait la faveur. D’abord, parce que c’est péché de gâcher la marchandise, on n’imaginait pas Christine bête au point de faire la difficile. Derrière ce refus se cachait un autre homme.

Forcément.

Et, de l’avis de ces connaisseuses, il ressemblait à Mathé, elles en auraient mis leur main au feu. Nelly et les autres comédiennes levaient les yeux au ciel, juraient sur tous les saints que c’était un fantasme collectif. Personne ne les croyait.

À Alger la cul-bénite, le mariage relevait de l’extatique, les rares courageuses qui, après bien des circonlocutions, osèrent aborder la question avec Christine, furent horrifiées. Christine haïssait l’engagement solennel, la promesse du meilleur et du pire provoquait chez elle (toutes proportions gardées) un effet identique à celui du chiffon rouge agité devant le taureau.

– Ce n’est pas la mort qui te séparera de l’homme qui t’aime, c’est ta connerie qui le fera fuir, lança-t-elle à une intrépide qui voulait savoir si elle aimait Maurice. Jamais je ne me marierai ! L’esclavage de la femme reste à abolir !

– Tu feras comment si tu as un enfant ? insista la téméraire.

– Je n’aurai jamais d’enfant ! On nous engrosse pour nous ligoter, nous interdire de vivre. Je ne suis pas une bonniche ! S’il veut un môme, il n’a qu’à le pondre lui-même !

Si elle avait craché sur la Croix, elle se serait fait moins d’ennemis. Personne ne discute avec un taureau. On s’écarte ou on le tue. On la laissa s’énerver, on plaignait ce pauvre Maurice, il n’avait pas tiré le bon numéro celui-là.

On peut classer les problèmes insolubles de la vie dans deux cercueils, ceux qu’on cache dans un coin obscur où on arrive à les oublier, ils finissent par ne plus vous embarrasser, abcès dormants peut-être étouffés (peut-être pas), et ceux qui vous écorchent comme des hameçons, vous continuez à saigner sans vous en rendre compte et ce sont les pires car on s’habitue à vivre avec la souffrance.

Le matin du jour de l’an, un dimanche de pluie, Joseph alla sonner à la porte de Maurice. Ce dernier ne répondit pas. Joseph insista, ils devaient déjeuner chez les filles. Maurice finit par ouvrir, en pyjama rayé, avec le visage gonflé d’un homme qui n’a pas dormi. Joseph eut le plus grand mal à le convaincre de le suivre. Maurice n’avait pas faim, il avait besoin de rester seul et détestait le 1er janvier. Ils arrivèrent en retard. Avec un bouquet de glaïeuls roses car les femmes adorent ces fleurs hideuses.

Elles s’extasièrent, n’avaient pas de vase assez grand, les mirent à tremper dans l’évier. Un gros poulet cuisait dans le four. Ça sentait une journée de bonheur. Elles servirent l’apéritif avec des olives, des amandes, des canapés au fromage. On trinqua en se souhaitant une bonne santé. Sauf Maurice. Il se dressa, un rien cérémonieux, leva son bras pour porter un toast.

– Christine, mon cœur, excuse-moi pour hier soir. Laissons tomber le mariage, les formalités, tout le bataclan. On n’en a pas besoin. Quand on veut vivre ensemble, on doit se respecter, non ?

Il vida son verre d’un coup. Il y eut un silence flottant. Le lapement de sa langue sur ses lèvres anisées.

– Tu penses à quoi ? fit Christine.

– Je me disais que tu pourrais venir habiter à la maison. Tu aurais de la place.

– Restons indépendants. On peut vivre ensemble, chacun chez soi, libres de se voir quand on en a envie. Je ne veux pas de la routine du quotidien, te demander ce que tu as fait aujourd’hui et que tu me répondes : « Comme d’habitude. » On aura uniquement le meilleur, tu ne crois pas que c’est mieux ?

Il s’assit, ne dit presque rien du repas, ne fit aucun commentaire sur le poulet rôti. Pour une fois qu’elles faisaient un effort.

– On vous félicite, les filles, il est fameux, lança Joseph. Hein, Maurice ?

– Ouais.

Maurice n’évoqua plus ses demandes ratées, Christine n’y fit jamais aucune allusion. La vie continua. Pourtant, il y avait un petit caillou dans le cœur de Maurice.


***

Sergent détestait être convoqué au Gouvernement général par un coup de téléphone. Toujours une très mauvaise nouvelle. Des hommes tombaient comme des mouches dans une ville de la Mitidja, des enfants devenaient aveugles après avoir été piqués par des insectes, des troupeaux étaient décimés par une épidémie bizarre apparue dans le djebel, la vigne pourrissait pour Dieu sait quelle raison, un ver sournois inconnu s’infiltrait sous la peau et cent autres calamités effroyables, ce pays s’ingéniait à empiler toutes les misères du monde. Le gouverneur général n’avait d’autre solution que d’appeler Sergent au secours, il n’avait aucun budget prévu et pas de personnel non plus, il allait demander une rallonge à Paris mais, avec les événements, il ne fallait guère se faire d’illusions. Sergent vitupérait que, la dernière fois déjà, il avait juré que ce serait la dernière fois, c’était physiquement infaisable, ses médecins planchaient sur des recherches impossibles à interrompre et étaient saturés de travail.

– Monsieur le Gouverneur, je suis au regret de devoir refuser.

– Pour la France, Sergent, pour notre mission civilisatrice. L’approvisionnement des troupes est menacé. Vous êtes mobilisé !

– C’est la dernière fois.

Quand madame Armand poussait les portes en meuglant : « Réunion dans un quart d’heure ! », les plus prévoyants arrivaient avec une pile de comptes rendus de travaux et d’expériences en cours, comme un mot d’excuse, parapluie censé détourner le cours de l’avalanche, les plus anciens avaient une excuse, leurs femmes demanderaient le divorce s’ils en faisaient plus et, avec leur modeste traitement (cette année encore, on n’a pas été augmenté), ils n’avaient pas les moyens de payer des pensions alimentaires. Il y avait un accord tacite, aimable et ferme, entre ces médecins déterminés à ne plus céder, déchirés entre les priorités et à la limite de la rupture nerveuse.

Joseph n’était pas assez aguerri.

– J’ai une montagne de travail fut sa seule défense. Vous m’aviez dit que c’était urgent.

– Il faut vous organiser. Chez nous, jeune homme, les journées ont vingt-quatre heures et les semaines sept jours.

La mission était à accomplir séance tenante. Un éleveur du village de Saint-Arnaud dans les environs de Sétif, à environ trois cents kilomètres à l’est d’Alger, une région de hauts plateaux, voyait son troupeau de bovins souffrir d’une piroplasmose transmise par une tique résistant au traitement habituel. Le fermier Fagès fournissait l’armée de terre et, le moral des troupes étant directement proportionnel à la quantité de pitance, l’enjeu stratégique était primordial.

– En vous dépêchant, vous attraperez le train de nuit, demain matin vous faites votre récolte de tiques et les ponctions aux bovidés, et vous pourrez rentrer le soir. Vous avez de la chance, l’été on y suffoque.

Pendant plus de six mois, une ou deux fois par semaine, Joseph allait faire le voyage pour Sétif, dormant d’un œil, abruti de fatigue tellement le wagon était bruyant, et il n’eut jamais l’occasion de visiter la sous-préfecture ni les ruines romaines.

Au premier voyage, Joseph fut accueilli par une délégation d’une trentaine de personnalités, le sous-préfet s’était déplacé avec le commandant de la subdivision militaire, ainsi que les curés, maires, notables et fermiers de la région dont le bétail succombait mystérieusement. Le vétérinaire lui parla comme à la réincarnation de Pasteur, ils le reçurent avec mille prévenances, lui offrirent une superbe boîte de dattes fraîches. Fagès, le plus gros exploitant, n’était pas effrayé par la perte du marché d’approvisionnement de l’armée ni par sa ruine prochaine mais par la mort inexorable de son cheptel, ses bêtes se vidaient et cessaient de s’alimenter.

Joseph resta avec lui dans l’étable, brossa doucement le pelage des bœufs, attrapa les tiques avec une pince, les jeta dans un tube rempli de lamelles de papier, fermé d’un bouchon de coton pour l’aération et la conservation pendant le voyage, fit des ponctions à tous les animaux, refusa dîner et hébergement, rentra par le train de nuit avec ses prélèvements qu’il analysa, découvrit avec stupeur que plusieurs bovins étaient infectés par cinq sortes de tiques, certains en portaient des centaines.

Sergent regarda les plaques au microscope avec consternation.

– C’est effrayant, murmura-t-il. Heureusement, il n’y en a que dix pour cent de contaminés. Il faut d’abord isoler les animaux sains. En général, le pic de l’infection a lieu en avril, il n’y a que deux espèces de tiques actives toute l’année, ce ne sont pas les plus dangereuses.

Les tests en culture montrèrent que l’augmentation d’une dose de quinine concentrée était efficace contre ces acariens. Joseph finit par trouver le bon dosage. Un gros tiers des troupeaux avait disparu. Malgré leur coût relativement élevé, il fut décidé d’administrer des traitements préventifs. Joseph fut chargé de déterminer l’état de prémunition des animaux et réussit à établir un calendrier du traitement acaricide. Pendant cette période, il travailla quasiment sans s’arrêter, confirmant le vieil adage qu’un bon chercheur doit avoir surtout des fesses résistantes.

Sergent, qui habitait au dernier étage avec sa famille, lui prêtait sa salle de bains, son épouse lui apportait du café fort et des biscuits. Elle disputait son mari quand elle trouvait Joseph endormi sur sa paillasse, affirmait qu’un employeur, quel que fût son prestige, devait protéger ses employés, et (ce que Sergent appréciait peu) que la nouvelle législation sur les quarante heures s’appliquait aussi aux jeunes médecins de l’Institut. Elle renvoyait Joseph de force chez lui en rappelant que le Seigneur interdisait le travail le dimanche, lui conseillait de ne pas se laisser dépouiller de sa journée de repos, il aurait le temps à l’âge de Sergent de passer sa vie dans son laboratoire.

Ce qui procurait une intense satisfaction à Joseph, ce n’était pas seulement d’avoir mené à bien cette mission mais aussi d’être devenu un membre à part entière de l’équipe. Désormais, ses collègues prenaient de ses nouvelles, s’enquéraient de l’avancement de ses recherches, lui parlaient avec simplicité et voulaient son avis sur leurs travaux. Certains l’invitèrent à déjeuner chez eux le dimanche. Il se retrouva assis à côté de jeunes filles de la bonne société algéroise aussi ennuyeuses que celles de Prague et finit par refuser ces invitations sous le prétexte qu’il avait trop de travail.


***

Peut-être ce pays rêvé et son soleil blanc leur aveuglaient-ils l’esprit ou son hiver comme un printemps les amollissait-il, mais les Algérois étaient persuadés que la guerre n’aurait pas lieu, une impossibilité qui relevait d’un calcul mathématique. Il y avait eu neuf millions de morts lors du dernier conflit et huit millions d’invalides, en Allemagne ils n’avaient pas pu oublier leurs quatre millions de morts. Étaient-ils assez fous pour se battre à nouveau ? De l’intimidation, c’était certain, du bluff, c’était probable, chacun avançait ses pions, prenait ses avantages, les plus forts profitaient des plus faibles, c’était la vie, au dernier moment ils s’arrêteraient.

On rassurait Joseph, on lui déconseillait de lire la presse parisienne, alarmiste pour vendre son papier, et de s’en tenir aux journaux d’Alger qui accordaient une confiance inébranlable au gouvernement pour éviter la catastrophe. À l’Institut, ses collègues pensaient qu’avec la fin de la guerre d’Espagne, tout allait rentrer dans l’ordre. Des sondages avaient montré qu’une large majorité de la population approuvait les accords de Munich. Face à l’agressivité d’Hitler, l’opinion hésitait, des informations précises montraient que l’armée n’était pas prête, il fallait réarmer. Les plus âgés gardaient en mémoire les quatre années d’horreur et condamnaient la course à l’armement.

Christine était la plus déterminée des pacifistes que Joseph ait jamais croisés et la plus convaincante. Nelly avait confié à Joseph, en lui faisant jurer de ne pas le répéter, que Christine avait été pupille de la Nation. Elle le tenait de Mathé (Christine n’en parlait jamais), tous deux avaient perdu leur père en 14 lors de la bataille de la Marne. Depuis sept ou huit ans, Christine s’était fait connaître comme une activiste des luttes féministes. « Sur cette terre, ce sont d’abord les femmes, françaises ou arabes, qui sont colonisées et opprimées, réduites à l’état de génisses. On s’époumone dans le désert. Autant vouloir faire reconnaître les droits de la souris à un chat. »

Les sympathisantes se comptaient sur les doigts des deux mains, se divisaient pour un rien, passaient plus de temps à se disputer qu’à lutter. Un combat et un sacerdoce. Christine ne se décourageait pas, signait un nombre considérable de manifestes, enchaînait rendez-vous, assemblées, comités, harcelait sans répit la presse locale pour qu’elle annonce débats et réunions sur le droit de vote et l’égalité des femmes, les mariages forcés, les brutalités subies en silence, la contraception et l’avortement. Elle subissait une censure permanente, les deux principaux journaux, La Dépêche algérienne et L’Écho d’Alger, ne publiaient rien sous prétexte que ces informations n’intéressaient pas leurs lecteurs. Le premier, de droite, l’ignorait, le second, radical-socialiste, conservateur et colonialiste, la détestait. Seul Alger républicain passait ses communiqués mais c’était un journal de gauche que peu de gens lisaient, et ceux-là étaient déjà convaincus.

En 33, elle n’avait que vingt-trois ans. Christine avait participé à la création du Comité algérien d’initiative pour le mouvement Amsterdam-Pleyel qui dénonçait les menaces de guerre impérialistes et prônait le désarmement général, une vague gigantesque de millions de femmes et d’hommes exigeaient la paix de leurs dirigeants. À Alger, près de mille adhérents avaient reçu la carte blanche à lettres bleues et, chaque année, y collaient le timbre à l’effigie d’Henri Barbusse, de Romain Rolland ou de Maxime Gorki ; après le Front populaire, le mouvement s’était effiloché, victime de dissensions internes. Christine avait poursuivi avec le Rassemblement universel pour la paix, qui l’avait déçue également, et elle venait de rejoindre avec enthousiasme la Ligue des femmes pour la paix dont le Manifeste l’avait bouleversée.

Pour la première fois, des femmes s’élevaient contre la guerre non en raison de leurs opinions politiques mais en tant que femmes : « Aux femmes qui ne se lasseront pas de défendre la vie. Nous, mères, femmes, sœurs, déclarons que nous ne nous résignerons pas, comme en 14, au massacre de nos fils, de nos compagnons, de nos frères. »

Leur groupe ne comptait plus que sept participantes. Elles se postaient chacune sur une place ou à un carrefour important, installaient une table pliante et faisaient signer la pétition de soutien. Elles expliquaient, discutaient, essayaient de faire partager leur opinion, obtenaient souvent des signatures de femmes seules, des encouragements de celles, les plus nombreuses, qui ne voulaient pas signer sans l’accord de leur mari ; plusieurs musulmanes, surtout des jeunes qui ne portaient pas le voile, s’engagèrent aussi. Avec les couples, il y avait des incidents, les hommes d’une façon générale n’appréciaient guère, pas rare qu’elles se fassent insulter, voire bousculer, la pétition arrachée et déchirée, la table renversée d’un méchant coup de pied. Elles parlementaient, mais en vain. Leurs femmes, alors, s’excitaient, hurlaient, les molestaient. Quelquefois, des sympathisants s’en mêlaient, le ton montait, des cris, des injures.

Une désolation pour un mouvement pacifiste.

À plusieurs reprises, les agents de police durent intervenir, confisquèrent des listes précieuses de noms. Du jour au lendemain, comme si elle avait reçu des instructions, la police changea d’attitude. Presque chaque jour, elles recevaient des amendes pour troubles sur la voie publique : la première à trente-cinq francs, ça allait encore ; soixante-dix francs les suivantes, c’était dissuasif, même pour les plus virulentes, sauf pour Christine.

– On veut nous asphyxier, on espère nous imposer le silence, nous ne céderons pas !

Les économies si péniblement sauvegardées furent attaquées. Les proches, les clients de Padovani, Mathé et les comédiens, par conviction ou charité, tous y allèrent de leur obole. Joseph fit exception. Il soupesa le chapeau avec une moue, le passa ostensiblement à son voisin sans mettre le moindre billet à l’intérieur.

– Tu pourrais nous aider, exprimer ton amitié.

– Si tu as besoin d’argent, je veux bien t’en prêter ou t’en donner, mais si c’est pour manifester ma solidarité avec cette cause absurde, pas question. Vous faites le jeu d’Hitler.

Arriva le moment où, les carnets d’épargne engloutis, la quête ne suffit plus, les bonnes volontés trouvèrent la contribution intolérable. Après une tumultueuse assemblée générale, elles se promirent de chercher d’autres moyens de réveiller cette population apathique et se résolurent à ne manifester qu’une seule fois par semaine le samedi matin sur la place des Trois-Horloges au marché Triolet, avec des camarades un peu musclés qui imposaient le respect. Elles n’entraînaient plus beaucoup l’adhésion, c’était pour le principe, pour montrer que le mouvement existait. Christine sentait que l’idée de la guerre s’insinuait dans les consciences, une évidence pour les uns, un poison pour elle.

– Pourquoi ceux qui défendent la paix sont-ils les lâches et ceux qui prônent la guerre les courageux ?

Maurice ne venait plus chercher Joseph à l’Institut. À deux reprises, il était reparti bredouille, pour cause d’expériences impossibles à interrompre, sans savoir s’il devait se vexer d’un « Je ne sais pas quand je pourrai » murmuré les dents serrées, avec l’air énervé de celui qui a trop de travail envers celui qui n’en a pas assez.

En cet après-midi de fin janvier 39, Joseph fut surpris de voir Maurice débouler à l’improviste dans son laboratoire. Ils ne s’étaient pas revus depuis ce déjeuner du jour de l’an où Christine avait refusé de venir habiter chez lui.

Quand Joseph le découvrit, la lèvre fébrile, cherchant ses mots, les vêtements en pagaille, il pensa : « Cet imbécile a recommencé et elle l’a encore envoyé promener. »

– Il faut que tu viennes, c’est urgent.

– Je ne peux pas, j’en ai encore pour une heure ou deux.

– Christine a été arrêtée !

Avec les adhérentes de la Ligue des femmes pour la paix, elles avaient décidé de protester contre la pratique de ces amendes insidieuses lors de la venue d’Édouard Daladier. Pendant que certaines distribuaient des tracts à la foule des passants venus l’acclamer, d’autres agitaient des pancartes pacifistes. On les bousculait, on leur crachait dessus. Christine, malgré l’imposant service d’ordre échaudé par les incidents survenus lors du passage de Daladier à Tunis, avait réussi à franchir le cordon de sécurité et à bloquer la voiture du président du Conseil pour lui remettre une pétition exigeant l’arrêt du réarmement, tambourinant sur sa vitre avant d’être ceinturée sans ménagement par des agents de police. Un ami avait prévenu Maurice.

Jusqu’au soir, ils firent le tour des postes de police de la ville, renvoyés de l’un à l’autre sans obtenir la moindre information, attendant sur un banc qu’on daigne s’occuper d’eux, expliquant dix fois leur situation. Au poste du boulevard Gallieni, un brigadier les envoya au commissariat central. On les considéra avec suspicion, on leur demanda s’ils faisaient partie de ce mouvement, s’ils étaient de la famille. Maurice était furieux. Il avait dû fournir sa carte d’identité et allait se retrouver fiché comme sympathisant. Il clamait pourtant qu’il n’avait rien à voir avec ces folles, c’était juste son amie, ils espéraient se marier, ce n’est pas un crime d’être amoureux.

– On n’est pas obligés de partager les mêmes opinions. Je ne suis pas d’accord avec elle !

Un inspecteur de police corse leur avait confié que c’était une furie, il avait fallu quatre hommes, et des costauds, pour la maîtriser. Le chef du gouvernement avait eu une vraie frayeur, ils avaient tous cru à un attentat.

Pour ne pas donner à cette affaire une importance qu’elle n’avait pas, elle ne serait poursuivie que pour insultes et outrages à agents de la force publique devant le tribunal.

– On ne pouvait pas faire moins, elle a été vraiment trop grossière, expliqua l’inspecteur.

Il affirma qu’elle ne tarderait pas à sortir. Maurice écumait :

– C’est de la folie ! De quoi elle se mêle ? Elle ne pouvait pas rester tranquille à faire la comédienne ? Tu vois ce que ça donne quand les femmes s’occupent de politique ? Finies les conneries ou je la laisse tomber ! Elle me pourrit la vie ! Je vais reprendre les choses en main, crois-moi, elle va m’entendre.

Ils l’attendirent des heures. On leur annonça qu’elle allait être jugée séance tenante. Ils eurent à peine le temps de retourner chez eux. Nelly était terriblement inquiète. Pas informée de la manifestation, elle était passée chez Maurice puis chez Joseph, avait trouvé porte close, interrogé les voisins, personne ne put la renseigner.

Transférée au palais de justice, Christine passa le lendemain matin devant le tribunal des affaires correctionnelles statuant en flagrant délit, seule femme au milieu de onze hommes, dont six Arabes. Elle avait les cheveux en bataille, la lèvre supérieure gonflée, le corsage blanc moucheté de taches grenat, son mouchoir rougi collé sur le nez, les paumes des mains éraflées d’avoir agrippé le bitume. On lui fit une fleur, elle fut la première à comparaître. Joseph et Maurice s’assirent au troisième rang, épuisés. Avec leurs mines de déterrés, ils ressemblaient aux prévenus dans le box. Un retraité leur confia que le président du tribunal était un dur, à la main lourde. Christine refusa l’assistance d’un avocat sous le prétexte idiot qu’elle était innocente et clama qu’elle déposait plainte pour coups et blessures contre la police. Le président lui expliqua qu’elle n’avait pas la parole, elle le traita de militariste.

– J’en suis fier, madame.

– Vous n’êtes qu’un boucher !

Il la fit expulser par les gendarmes. Le procureur réclama une peine d’une exceptionnelle sévérité. Elle fut condamnée à six mois de prison avec sursis et mille cinq cents francs d’amende. Ils furent tous effarés par l’énormité de la somme.

Affaire suivante.

Dans la soirée, Christine fut relâchée. Elle devait signer le registre de levée d’écrou. Elle refusa catégoriquement, exigea de se faire examiner par un médecin pour établir les mauvais traitements subis. Quand le gardien de la paix, derrière sa guérite, lui demanda de débarrasser le plancher fissa, elle le traita de gros con de flic. Il hésita un instant, afficha une moue de mépris, lui répondit d’aller se faire soigner chez les folles. Maurice et Joseph intervinrent pour la faire sortir, c’était difficile tellement elle était énervée, elle réclamait son sac à main. Apparemment, elle l’avait perdu dans l’échauffourée lors de son arrestation. Elle refusait de sortir tant qu’ils ne lui auraient pas restitué ses affaires, voulait aussi déposer plainte contre la police pour vol.

– Tous des pourris !

– Si vous ne l’emmenez pas de suite, je la recolle au violon, lança le policier à Maurice et Joseph.

– Je veux récupérer mon sac ! Où est mon porte-monnaie ? Ils l’ont piqué ! Salauds de flics !

Ils ne furent pas trop de deux pour la pousser dehors. À peine arrivée au bas des marches, était-ce la vertu bienfaisante de la nuit fraîche ou le contrecoup de la colère, Christine se calma, passant de l’excitation extrême à la léthargie. Ils marchèrent le long de la rue d’Isly déserte, sans dire un mot. Elle avançait comme un automate, ils lui jetaient de brefs coups d’œil.

Soudain, elle se figea. Dans le miroir d’une boutique de mode allumée, elle avait découvert son visage tuméfié. Elle avança à en avoir le nez collé à la vitre, passa une main tremblante sur ses lèvres, remit de l’ordre dans sa coiffure, contempla ses paumes meurtries, les tamponna avec son mouchoir, se tourna lentement vers Joseph.

– Dis-moi, je suis défigurée ?

– Je vais te soigner.

– Je ne pourrai pas jouer demain.

Maurice s’approcha, lui prit la main, y déposa un baiser, lui sourit.

– Avec un peu de maquillage, ça ne se verra pas. Franchement.

– On ne faisait rien de mal. C’était pour la paix.

– Ce sont des brutes, fit Maurice.

Les blessures étaient superficielles, des éraflures que Joseph savonna délicatement et nettoya avec de l’eau oxygénée. La lèvre était bosselée, avec son Rouge Baiser il n’y paraîtrait plus, et elle avait un hématome sur la hanche gauche, apparemment rien de cassé. Christine s’était débattue, peut-être avait-elle mordu un agent, elle ne s’en souvenait plus, un autre l’avait soulevée, jetée à terre violemment, traînée par un bras, elle avait résisté, essayé de se relever, reçu un coup de coude sur le nez, après elle avait été piétinée.

Christine était déterminée à déposer plainte pour le vol de son sac et les blessures, pas question de s’écraser, elle n’avait pas peur, il y aurait cent témoins pour prouver l’agression dont elle avait été victime, la brutalité des policiers, leur acharnement.

– Ils ont peur de nous, nos armes sont nos idées.

– Si tu veux, je connais un avocat, un coriace, affirma Maurice.

– Oh oui !

– Demain matin, tu iras consulter mon médecin qui te fera une attestation.

– Tu as raison.

– C’est une question de principe, mon amour. On ne doit pas transiger avec la paix.

– Heureusement que tu es là.

Joseph observait Maurice : il avait l’air terriblement convaincu mais évitait son regard.

– On n’arrêtera pas Hitler avec de belles paroles, objecta Joseph. Les pacifistes allemands, il les a tués, ceux qui s’opposaient à lui aussi. On ne pourra pas éviter la guerre.

– Tu te rends compte de l’hécatombe ? C’est une folie ! lança Christine.

– On ne peut pas discuter avec les fascistes. L’affrontement est inévitable. Quand ils attaqueront, tu feras quoi ? On sera obligés de se défendre. Il faut se préparer.

– Si tout le monde se bat comme toi en Espagne, Hitler n’a aucun souci à se faire.

– C’est minable ce que tu dis.

– Il y en a qui ont eu du courage, d’autres non.

Joseph se redressa, désorienté, à la fois blessé et en colère.

– Donc il fallait se battre en Espagne et pas contre Hitler ? Votre vrai problème à vous les pacifistes, c’est votre profonde stupidité.

Il partit sans se retourner. Personne ne songea à le retenir ou à le rappeler. Le soir, il pensa que Nelly allait sonner chez lui, ou Maurice. Personne ne vint.

Chaque jour qui passait écorchait Joseph un peu plus. Il se disait que c’était fini entre eux, qu’il était préférable de se fâcher et de rester seul que de se trahir, mais il prenait conscience qu’il avait un sérieux problème, il était trop dur avec ses amis et incapable de les garder. Il ne regrettait rien, mais cette rupture lui pesait. À son travail ou la nuit, il ne cessait d’y penser, trouvait que Christine avait raison et tort à la fois, ne pouvait s’empêcher de reconnaître sa force de caractère et son courage à défendre ses opinions. Peut-être aussi avait-elle touché le point sensible. Ne s’était-il pas trouvé de bons prétextes pour ne pas s’engager dans les Brigades internationales ? Ou avait-il compris avant les autres que la cause était désespérée et qu’il ne servait à rien de poursuivre un combat perdu d’avance ?

Au bout de deux semaines, Nelly réapparut. Elle l’attendait en fumant au bas de son immeuble, elle l’aperçut au loin qui rentrait chez lui en lisant le journal.

– Tu boudes ?

Il ne sut quoi répondre, compta sept mégots sur le sol. Elle insista :

– On n’est pas fâchés ?

Il avait oublié à quel point ses yeux étaient verts.

Nelly avait l’impudeur réjouissante. Une façon irrésistible d’incliner la tête. Elle s’approcha lentement de son visage, l’embrassa sur la bouche. Dans la rue ! Devant tout le monde ! Mon Dieu, cela ne se faisait pas. Elle avait la chair de poule. Lui aussi.

Il l’agrippa à la broyer. Les passants détournaient le regard. Des réflexions désagréables, inaudibles, des « On aura tout vu ! » Il entendit aussi : « Où va-t-on ? »

Joseph perdit avec jubilation sa réputation de médecin comme il faut.

Nelly le prit par la main, ils n’attendirent pas l’ascenseur, montèrent les escaliers quatre à quatre, au troisième étage ils étaient essoufflés, la poitrine de Nelly palpitait, il haletait, elle l’embrassa encore, aspira son frisson. Elle l’empêcha d’allumer la lumière, ils gravirent les dernières marches en trébuchant, dans le noir il ne trouvait pas la serrure, elle lui arracha sa veste, il murmura : « Et si quelqu’un vient ? » Elle ne l’entendit pas ou elle s’en fichait. Ses doigts palpaient son visage, sa peau en nage. Elle lui fit l’amour sur le palier. La veine de son cou battait à se rompre. Il reconnut la radio du voisin du cinquième, Martinique, un air de jazz assourdi, rythma leur envol.

Ils dînèrent dans le restaurant du square Nelson. Elle ne fit aucune allusion à la dispute, lui parla de la nouvelle pièce que Mathé leur faisait répéter : Le Baladin du monde occidental, du dramaturge irlandais John Millington Synge, plus une minute à elle, le répéta trois fois (sous-entendant que c’était l’unique raison de sa disparition). Mathé jouait aussi, retraduisait et adaptait le texte au fur et à mesure des répétitions.

– Comment s’y retrouver quand on change de rôle chaque jour ?

Elle lui prit la main, la serra, gênée, but un autre verre de vin rouge et demanda s’il accepterait de revoir Christine.

– Pourquoi pas ?

– J’avais peur que tu refuses. Ça serait merveilleux que tout recommence comme avant.

Joseph rata la première de la pièce, qui tomba lors d’un de ses déplacements à Sétif d’où il rentrait en train vers une heure du matin. Il en lut dans Alger républicain une critique élogieuse, trouva une invitation signée par Nelly et Christine glissée sous son paillasson.

On l’attendait avec impatience.

Malgré sa fatigue, il ne put faire autrement que d’aller à L’Œuvre Moderne, place du Général-Bugeaud. Heureusement, sa place avait été réservée. La salle était bondée. Très vite, il fut transporté au siècle précédent dans un village irlandais épuré à l’extrême avec un puits, un banc et une toile peinte d’un arbre au bas d’une colline. Mathé jouait le fils qui s’accuse d’avoir tué son père et affronte crânement la colère et le mépris des villageois, sa diction était imparfaite.

– C’est l’acoustique épouvantable de cette salle rectangulaire, jura plus tard Nelly, particulièrement convaincante dans le rôle de la fille du pasteur.

Joseph fut surpris de l’emballement du public qui applaudit debout pendant dix minutes. Il eut le plus grand mal à accéder aux loges et entendit des remarques élogieuses sur la prestation de Christine. Quand la porte s’ouvrit, il ne vit qu’elle dans la cohue de la pièce. Elle se précipita, ravie qu’il soit venu, l’embrassa avec chaleur, il lui dit qu’il avait adoré et l’avait trouvée extraordinaire. Elle fut surprise.

– Vraiment ? répéta-t-elle deux fois, incrédule et heureuse.

– Je te jure, confirma-t-il avec une sincérité de voleur surpris la main dans le sac. C’était passionnant, bouleversant, tu étais… unique.

Elle avait l’air si épanoui.

– Tu ne peux pas savoir à quel point je suis contente.

Joseph n’était pas un homme hypocrite. Après tout, il ne connaissait pas grand-chose au théâtre. Il se persuada qu’elle avait été remarquable. Maurice l’embrassa aussi, le prit par l’épaule à la mode du pays.

– Je suis si heureux de te voir, vieux frère. Elle est épatante, ouais ? Allez, je vous invite. On va fêter ça.

Chez Padovani, Mathé était désappointé. Jamais il n’y avait eu aussi peu d’argent dans le chapeau, un comédien soutenait qu’il existait une relation de cause à effet entre le montant de la recette et la satisfaction des spectateurs.

– Je n’avais jamais vu une salle aussi heureuse, affirma Joseph.

– Des radins, oui. Désormais, on fera payer l’entrée.

Maurice leva son verre, porta un toast à leur amitié retrouvée.

– Vous vous étiez disputés ? demanda Mathé.

– Oh, des bêtises, répondit Nelly.

– On ne laissera plus la politique nous séparer, poursuivit Maurice. On n’en parlera plus. Nous avons mille sujets de conversation agréables. Celui ou celle qui abordera une discussion polémique sera sanctionné. Il offrira le cinéma à tout le monde. Et, pour le plaisir, je vous invite demain à voir Seuls les anges ont des ailes au Majestic, il paraît que c’est un excellent film américain avec Cary Grant.

– Pourquoi on n’irait pas plutôt au Trianon ? On y passe Quai des brumes, demanda Nelly.

– J’ai déjà réservé quatre places.

Christine détestait les films qui faisaient l’apologie de la violence virile et n’appréciait pas qu’on choisisse le programme pour elle. Maurice avait beau promettre qu’elles ne s’ennuieraient pas une seconde tellement il y avait d’action avec les avions et de suspense avec les aviateurs, ce ne serait pas de la guimauve pleurnicharde comme avec Carné et après il offrirait les glaces, elles décidèrent d’aller seules au Trianon, aimant à l’avance l’histoire d’amour de ce déserteur désenchanté et de cette fille perdue.

– Vous n’allez pas me laisser les billets sur les bras. Ils ne les reprennent pas.

– On ne va pas se disputer pour un film quand on fête notre réconciliation, plaida Joseph. On ira la semaine prochaine. Ils vont le jouer longtemps.

Joseph alla jusqu’au bar, se pencha à l’oreille de Padovani. Ce dernier fit oui de la tête, chercha un 78-tours dans son immense collection, disparut derrière la cloison et retentirent les premières notes de Volver. Joseph retourna à la table, tendit la main à Christine qui le suivit sans hésiter. Il dansa en fermant les yeux, elle les ferma à son tour. Ils glissaient sur la piste, emportés par la musique de Gardel, tournoyant lentement au milieu des autres couples. Elle dansa vraiment bien, il sentit son corps qui frémissait, elle se laissa aller mais pas trop. Et sa main sur son cou, elle le caressa, non, elle était juste posée contre sa peau. Et sa jambe contre la sienne…

À la fin, les danseurs applaudirent.

– J’adore cette chanson, dit-il.

– Elle est vraiment émouvante.

– C’est parce que Gardel chante pour nous. À Prague, j’avais tous ses disques.

Padovani enchaîna avec El día que me quieras, un tango sublime du chanteur argentin. Joseph s’apprêtait à proposer à Christine de poursuivre quand elle lui tourna le dos.

– Tu m’invites ? demanda Christine à Maurice.

– Oh, écoute, je suis fatigué. Je dois me lever à l’aube. Je vais rentrer.

Il fit un signe de la main. La serveuse arriva avec son carnet.

– C’est pour moi l’addition, Michèle.

– Tu ne vas pas recommencer, lança Christine.

– J’avais dit que je vous invitais.

– À qui ? Pas à moi. On fait comme d’habitude. Chacun paie sa part.

– Non, ça me fait plaisir.

– Pas question. Je suis assez grande pour payer mon repas, j’en ai marre de ta condescendance.

– De quoi tu parles ?

Christine attrapa son sac à main, fouilla dedans deux secondes avant de le jeter sur la table.

– Nelly, prête-moi un peu d’argent.

Nelly fouilla dans son porte-monnaie, sortit deux billets de dix francs et de la monnaie.

– Je ne suis pas très riche, c’est tout ce qui me reste.

– On ne va pas faire de salamalecs pour un malheureux repas, reprit Maurice.

– Je ne demande pas la charité. Je te l’ai dit : tu ne m’achèteras pas.

– Je peux t’avancer les cachets de la prochaine tournée, proposa Mathé.

– Je te dois déjà deux mois de représentations.

– Voilà ma contribution, intervint Joseph en portant la main à son portefeuille.

– Je ne veux pas d’argent d’un militariste !

Les amendes à répétition et celle, énorme, du tribunal, avaient ruiné Christine. Sa mère, avec qui elle était en froid sans qu’on sache pourquoi, lui avait adressé un mandat télégraphique depuis Saint-Étienne en lui précisant que c’était le dernier ; la moindre des choses quand on réclamait de l’aide, c’était de remercier et de souhaiter une bonne année aux gens qu’on aurait dû aimer. Grâce à une amie de Mathé, Christine donnait l’après-midi des cours de théâtre, un travail agréable et mal payé, et jouait des pièces radiophoniques, ces compléments de revenus lui permettant à peine de survivre. Elle avait réussi à obtenir une ardoise au restaurant Le Marseillais qui pourtant ne faisait jamais crédit à personne, Padovani continuait à l’aider malgré les gros yeux de la mère Padovani qui, ce soir-là, ne put se retenir :

– Ma petite Christine, je suis désolée de te le dire, quand on n’a pas les moyens de se payer le restaurant, on mange chez soi.

– Oh, le patron, c’est moi ici ! Tu peux venir quand tu veux, ma belle.

– Je ne suis pas ta belle !

Elle partit en claquant la porte, suivie par Maurice. Padovani était sidéré. La patronne triomphait :

– Tu peux dire adieu à ta note.

Peu après, un tableau joliment décoré fit son apparition au-dessus du comptoir. Personne n’y prêta attention. À chaque fois qu’un client venait demander un bref délai – « Tu me connais » – au père Padovani, il le renvoyait vers son épouse, elle désignait le cadre et le solliciteur apprenait avec consternation que les mauvais payeurs avaient lâchement assassiné le crédit.

Pour pallier cette fâcheuse situation, l’alternance fut décidée à l’unanimité, les garçons inviteraient les filles à dîner chez eux et prépareraient le dîner une fois sur deux. L’heure du repas variait, s’il y avait représentation c’était tardif. Plus question de dépenser l’argent qu’on n’avait pas dans des restaurants, certes sympathiques, mais désormais plus dans les moyens de Christine, on ne pouvait pas la laisser seule. Il y eut une réflexion désabusée de Nelly sur l’abus des spaghettis, omelettes et riz à la sauce tomate dans la cuisine masculine ; une autre, cynique, sur les talents culinaires des femmes d’aujourd’hui, mais l’important, n’était-ce pas d’être ensemble ?

Chez eux, il n’y avait pas, bien sûr, l’ambiance des restaurants qu’ils fréquentaient, pas les rires, les blagues idiotes, pas les amis, les copains qu’on revoit après une longue absence et vous racontent leur vie comme on comble un fossé. Ils n’étaient que quatre, avec des silences tapis, des sujets à ne pas aborder si on ne voulait pas se fâcher. Maurice avait un poste radio à galène qui captait les ondes à l’autre bout du monde (à La Nouvelle-Orléans, affirmait-il). Ils s’asseyaient en rond, écoutaient des jazz inconnus et des solos de clarinette qui les bouleversaient. Joseph acheta un phonographe-valise Gramophone avec arrêt automatique et une douzaine de 78-tours de Gardel.

Comment avait-il pu attendre si longtemps pour le retrouver ?

Les filles avaient droit à des concerts réguliers mais le trouvaient sucre d’orge à la fin. Il leur proposait de danser, était prêt à déménager la table, les fauteuils, il y renonça, son phono n’était pas assez puissant et puis c’était ridicule de prendre son coin-salle à manger pour un dancing.

Certains soirs, chacun restait avec sa chacune.

Il y avait une grande différence entre Nelly et Christine. L’une acceptait avec plaisir qu’on l’invite, l’autre pas.

– Je suis féminine, pas féministe. Toi, je t’autorise à m’inviter, précisait Nelly. Tous les hommes n’ont pas cet honneur.

Joseph payait volontiers pour Nelly, sans regarder ni compter. En général, ils séparaient leurs additions.

Quant à Christine, ses revendications passaient par l’autonomie financière. Après avoir refusé la demande en mariage de Maurice, elle lui avait expliqué à nouveau : elle n’acceptait pas cette législation qui la décrétait mineure, l’obligeait à obéir à son mari, lui demander son autorisation pour avoir un emploi, ouvrir un compte en banque ou obtenir un passeport. Maurice avait sauté sur l’occasion :

– Moi, je t’autorise mon amour.

– C’est ton autorisation qui est intolérable. Je préfère rester célibataire. Moi, je veux exister, pas être la femme de !

La liste de ses revendications était assez longue. Elle voulait voter, être éligible aux élections comme les femmes turques ou anglaises, pouvoir disposer de ses biens propres sans passer par le bon vouloir de son mari, elle réclamait l’égalité des salaires, une juste répartition des tâches ménagères, les mêmes emplois que les hommes, un libre accès aux contraceptifs interdits depuis la loi de 1920. Elle ne supportait plus, surtout, ce dogme gravé dans les consciences, martelé sans cesse par le pape, l’Église et les autres religions, cet asservissement érigé en idéal : la place naturelle de la femme est au foyer.

– Ces injustices nous tuent, ces brutalités inexorables, on n’en finira jamais, disait-elle parfois, fatiguée.

– Quelles brutalités ? s’inquiétait Maurice.

Joseph et Nelly remarquèrent un changement chez Maurice. Jusqu’alors, il avait toujours manifesté un faible intérêt pour la chose publique. Mais, dans cette période troublée, il était difficile de ne jamais exprimer ses convictions. Il vouait une haine tribale au Front populaire qui avait ruiné le pays. Jusque-là, il avait répété ce qu’il avait entendu partout : Mussolini avait redressé l’Italie en remettant les Italiens au travail, on aurait bien besoin d’un homme fort pour en finir avec ces feignants de pauvres qui rêvaient de piquer l’argent des riches.

Au début, Christine avait demandé : « Qu’est-ce que ça peut te faire ? Tu n’as pas d’argent.

– Je vais faire fortune. Je n’ai pas envie de bosser pour les congés payés. »

Comme les autres, il s’était résolu à la guerre. Impossible de faire autrement.

Et puis, avec la nouvelle année, touché par la grâce, il était devenu pacifiste convaincu, stigmatisait les va-t-en-guerre avec la foi des néophytes, se mit à dévorer Romain Rolland et en recommandait la lecture si émouvante, il ne ricanait plus des exigences grotesques du sexe faible, avait oublié ses sous-entendus goguenards sur ses frustrations ou ses défaillances psychologiques, il se révélait compagnon de route des plus véhémentes suffragettes, prêt à se colleter malgré sa nouvelle non-violence avec ceux, innombrables, qui les traitaient de harpies et de mères indignes.

Maurice n’était jamais aussi pacifiste et féministe qu’en présence de Christine. Quand elle n’était pas là, franchement, il restait tel qu’on l’avait toujours connu et pensait comme tout le monde. Par charité, on évita de relever cet écart. Cette évolution imprévue – Joseph parlait d’alignement – lui valait la reconnaissance et l’admiration de sa chérie.

– Comment peut-elle l’aimer ? demandait Joseph.

– L’amour est aveugle, non ? répondait Nelly, qui refusait d’évoquer ce dilemme avec son amie. Elle est enfin heureuse, c’est le principal.

– Qu’est-ce qu’elle lui trouve ?

– Il est gai, bel homme, plein d’enthousiasme, il l’adore.

– Ils ne vont pas bien ensemble. Elle est devant lui.

Maurice venait de réaliser l’affaire du siècle. La première de sa destinée africaine. Il en avait raconté les péripéties à tout le monde. On avait compris qu’il disait vrai car il ne changea aucun détail. Il offrit plusieurs tournées chez Padovani et se fit de nouveaux amis. Pour un Parigot, il n’avait pas la bouche en cul-de-poule. Il en profita pour apurer l’ardoise de Christine, il ne savait pas comment le lui annoncer, il était sûr qu’elle n’apprécierait pas. Il avait vendu une immense maison avec un parc style anglais, un verger quasi normand, une véritable palmeraie, une écurie, des dépendances et la mer au loin.

Un coup d’éclat. Une affaire menée de main de maître de bout en bout, comme un chef. Il avait reçu les félicitations publiques de Morel, son patron, avare de compliments. Personne n’aurait imaginé qu’il réussirait à fourguer cette propriété, invendable à ce prix ou à n’importe lequel dans la situation actuelle. Il avait trouvé un général muté depuis peu, dont la femme, tombée amoureuse de ce pays, plaçait ainsi son héritage. Cet honorable militaire, originaire de Saint-Amand-les-Eaux, n’avait aucune idée du mot « marchandage ». Il ne lui serait jamais venu à l’esprit de discuter du montant. Quand son épouse chérie, la mère de ses cinq enfants, lui confirma que c’était la demeure de ses rêves, il se retourna vers Maurice, ôta son monocle, claqua des talons.

– Topons là. Voilà une vente rondement menée.

Maurice ressentit une gêne envers cet honnête homme, un sentiment bizarre et inconnu dont il n’aurait plus tard aucun mal à se débarrasser (mais il était encore débutant dans l’immobilier).

Une suée sur le front. Un imperceptible tremblement de la lèvre inférieure.

Quand il annonça à son général – c’est ainsi qu’il le nommait – qu’il avait pris l’initiative de négocier et lui avait obtenu une remise substantielle, ce dernier commença par refuser. On pourrait croire qu’il n’avait pas les moyens d’installer sa famille. Maurice dut insister, il ne pouvait supporter qu’un officier de l’armée française soit abusé.

– Ce serait une grande malhonnêteté, mon général.

– J’admire vos scrupules, jeune homme, c’est si rare de nos jours.

La générale le trouva charmant, d’une excellente famille certainement. L’éducation, ça se voit. C’est de cette façon que Maurice fut admis dans l’entourage du général, invité aux délicieux goûters que son épouse donnait une fois par mois le dimanche après-midi, elle les appelait « garden-parties », il y rencontrait la meilleure société.

Le gratin algérois.

Si le paradis a jamais existé, il aurait pu se situer sur cette côte sublime où à l’infini du regard, au sommet d’une plage de sable immaculée, s’étendaient une forêt de pins parasols, gardiens discrets courbés vers la rive, des bouquets de palmiers, une mer opale et ce silence ouaté, ce vent léger comme un cachemire, quelque part entre Sidi Ferruch et Zéralda, si près si loin d’Alger. Là, on se sentait au commencement du monde, seul sur terre. En ce dimanche tellement heureux de la fin août 39, Christine parcourait un éditorial, Nelly bronzait, Maurice et Joseph faisaient la planche.

– « Nous sommes arrivés au bout du toboggan. Nous n’avons pas su nous arrêter quand il était encore temps. L’Europe va exploser », lut Christine.

– Si tu arrêtais de t’empoisonner avec ces journaux, tu n’en saurais rien. Profite du bonheur, observa Nelly sans ouvrir un œil.

– C’est peut-être notre dernier dimanche.

– Allez les filles, venez vous baigner, criaient les garçons.

Début septembre, Hitler envahit la Pologne, on s’y attendait, on fut quand même surpris, la France et l’Angleterre lui déclarèrent la guerre. On prévoyait un choc frontal d’une brutalité inouïe. Quelque chose comme Verdun ou un anéantissement. Pendant près d’un an, il ne se passa rien ou presque. À Alger, on continua comme avant, on écoutait les nouvelles à la radio, elles n’étaient pas bonnes, ça n’empêchait personne de travailler, d’aller danser ou manger une glace en famille. Au contraire, on voulait vivre encore un peu. On s’habituait à cette drôle de guerre. Certains prédisaient qu’elle n’aurait jamais lieu, tout était arrangé, négocié en sous-main comme le traité de non-agression entre l’Allemagne et l’URSS.

Christine gardait confiance.

– Personne n’a envie de mourir pour Dantzig ou la Pologne. Il y a une vraie chance de sauver la paix.

La mobilisation générale fut décrétée. Le 19e corps d’armée se constitua dans la pagaille. Maurice fut affecté à la 1re brigade d’infanterie algérienne, une des deux seules à ne pas être envoyée en métropole, puis muté comme ordonnance à l’état-major. Hormis les intimes, personne ne sut comment il s’y était pris. Il ne donna aucun détail, fut pour une fois d’une étonnante discrétion, probablement lui avait-on recommandé d’en dire le moins possible.

– Ma bonne étoile, affirmait-il aux sceptiques.

À l’état-major, il retrouva son général qu’il venait chercher en traction à la propriété qu’il lui avait vendue et qu’il ramenait le soir avant de rentrer chez lui, son service accompli. Le moral au centre de commandement était, assurait-il, d’un calme olympien. Derrière eux (derrière nous, donc), il y avait l’Empire, le colossal empire colonial français avec ses treize millions de kilomètres carrés, ses soixante-dix millions d’habitants, ses richesses incommensurables. Ses populations allaient enfin pouvoir manifester leur reconnaissance à la France éternelle qui leur avait tant apporté. Cette base arrière, hors de portée des prédateurs, y compris Anglais et Américains, allait mettre six cent mille hommes de troupe entraînés et équipés à la disposition du ministre des Colonies.

Maurice passa une guerre tranquille mais avec beaucoup de responsabilités au Fort national et reprit avec assurance l’argumentation développée par Christine. Non, ce n’était pas un planqué, il agissait ainsi pour exprimer ses convictions pacifistes. Et il avait un travail phénoménal, on ne pouvait pas imaginer. Il évita ainsi le sort funeste des soldats des trois divisions nord-africaines postées en première ligne lors de l’attaque allemande, régiments mélangés de Français et d’indigènes, quasi décimés, chair à canon sacrifiée sans utilité militaire.

Joseph, médecin tchécoslovaque, n’était pas concerné par la mobilisation. Il y avait une méchante loi qui interdisait d’exercer aux médecins étrangers. On ne savait pas trop si elle s’appliquait à l’Algérie et à la recherche. Lui bataillait sans relâche avec ses collègues sur le nouveau traitement contre le paludisme à base de plasmoquine. Il avait passé avec succès la redoutable épreuve de la prémunition. En restant enfermé à plusieurs reprises et de nombreuses heures dans une chambre stérile, il avait été piqué par des dizaines d’anophèles, peut-être des centaines, nés dans le laboratoire et provenant de larves prélevées dans des étangs infestés. Aucune maladie n’en avait résulté car le moustique, pour transmettre le parasite, devait avoir été contaminé par un homme impaludé. Cette première infection latente protégeait Joseph comme un vaccin naturel contre une surinfection. Suivant l’exemple de Pasteur, tous les médecins avaient testé sur eux-mêmes cette technique et aucun n’avait jamais attrapé le paludisme.

Sergent avait obtenu que le personnel en âge d’être appelé sous les drapeaux lui reste affecté au titre de l’effort de guerre. L’Institut devait fournir des quantités industrielles de médicaments et de vaccins contre le typhus et la variole pour l’armée, la charge de travail devenait considérable mais personne ne se plaignait.

Seule, Nelly trouvait que ce n’était pas humain de passer ainsi ses jours et ses nuits à bosser. Surtout les nuits.


***

Pour le réveillon de l’année 40, nul n’avait envie de faire la fête. Ils dînèrent simplement tous les quatre, écoutèrent le concert de Debussy à la radio en sirotant quelques bouteilles de gris de Boulaouane, se souhaitèrent une bonne année avec une émotion inhabituelle, ils mesuraient leur chance d’être encore ensemble quand les autres couples étaient séparés. Après minuit, ils avaient probablement trop bu, Nelly se sentit sentimentale, elle commença à fredonner J’ai ta main, une chanson de Charles Trenet qu’elle adorait, en fixant Joseph, ses yeux verts brillaient, il lui prit la sienne, Christine et Maurice les rejoignirent et ils chantèrent en chœur autour de la table basse :

Viens plus près, mon amour

Ton cœur contre mon cœur

Et dis-moi qu’il n’est pas de plus charmant bonheur

Que ces yeux dans le ciel, que ce ciel dans tes yeux,

Que ta main qui joue avec ma main…

Le lundi 16 mars 40, en fin d’après-midi, quand Maurice débarqua à l’Institut en uniforme, il était blême. Joseph pensa qu’un malheur avait frappé Christine. La main fébrile, Maurice lui tendit un télégramme : « Affaire extrême gravité, stop. Contacte-moi de toute urgence, stop. Philippe Delaunay. »

– C’est mon père. Il a dû arriver une catastrophe. Je t’en supplie, Joseph, me laisse pas tomber.

Maurice avait peur de téléphoner. Il redoutait une mauvaise nouvelle. Même s’il l’aimait beaucoup, il avait peu de contacts avec sa famille restée à Paris. Ils avaient juste échangé une carte de vœux pour la nouvelle année. Joseph l’emmena à la Grande Poste, retrouva ses vieux amis assis sous l’horloge. Ils essayaient toujours d’appeler leurs proches. Depuis la déclaration de guerre, c’était de plus en plus long, sauf pour les Italiens qui étaient en dehors des hostilités. Joseph avait renoncé à tenter de joindre son père à Prague, il ne pouvait passer ses journées à attendre. Ils se parlaient la nuit.

L’opératrice obtint Paris en dix minutes. Ils entrèrent dans la cabine trois.

– Du courage, mon vieux, dit Joseph.

Maurice respira profondément, décrocha le combiné qui résonnait de Allô, donna l’écouteur à Joseph.

– Papa, c’est moi Maurice. Comment ça va ? réussit-il à prononcer d’une voix blanche.

– C’est ta sœur, mon grand.

– Hélène ! Elle est morte ?

– Non, elle est enceinte.

– Ce n’est pas possible ! Elle a… elle a…

Il cherchait son âge, effaré, se laissa choir sur le tabouret, arracha l’écouteur de la main de Joseph.

– Pourquoi elle n’avorte pas ? s’écria-t-il.

Son père continuait à parler.

– Mon Dieu ! murmura Maurice deux fois.

Il reprit des couleurs, celles de la fureur, de la colère, se redressa. Joseph le laissa dans la cabine, referma la porte pour préserver l’intimité de cette conversation familiale. C’était inutile, Maurice hurlait : « La salope ! La salope ! » On l’entendait à l’autre bout de la poste. Joseph alluma une Bastos, se crut obligé d’en offrir une à chacun de ses amis assis sur le banc. Ils fumèrent cinq minutes en regardant ailleurs, en parlant du temps assez beau pour la saison. Maurice raccrocha brutalement, resta prostré. Sa mâchoire était animée d’un tremblement. Il sortit en titubant, donna un méchant coup de pied dans la porte et éclata en pleurs. Joseph lui mit la main sur l’épaule, le serra contre lui. Ils quittèrent la Grande Poste où régnait un silence caverneux.

Tellement de malheurs de nos jours.

Hélène, sa sœur, sa petite sœur chérie, s’était fait engrosser par un inconnu, enfin, c’était une façon de parler, elle, elle le connaissait bien sûr, mais elle ne voulait pas dire son nom, son père avait crié, très fort, elle lui avait répondu effrontément.

Elle préférait mourir plutôt.

Sa mère avait pleuré et pleurait encore, Hélène n’avait pas révélé le nom du « malfaiteur », il n’y avait pas d’autre mot pour qualifier l’enfant de salaud qui avait abusé d’une jeune fille d’à peine dix-sept ans, dix-huit depuis trois semaines, promise à un avenir merveilleux désormais gâché, à un beau parti envolé, avec une belle dot dont elle n’aurait pas une miette, tant pis pour cette gourde, aucun honnête homme ne voudrait d’elle maintenant, si ça se trouve on connaissait la crapule, son père ne voyait pas qui ça pouvait être, comme quoi ça ne servait à rien de donner aux filles une bonne éducation, le vice dans la peau, ouais.

L’imbécile de médecin avait diagnostiqué une anémie graisseuse, paraît qu’elle était grosse comme une vache. Si encore elle l’avait dit tout de suite, faute avouée aurait pu être réparée, elle avait attendu six mois cette andouille.

– Je croyais que vous étiez très catholiques ?

– Pourquoi tu dis ça ?

– L’avortement n’est-il pas formellement interdit par l’Église ?

– Là, ce n’est pas pareil. De toute façon, c’est foutu.

Maurice était si abattu, si triste, qu’il craignait de se mettre à pleurer comme une gonzesse. Il ne voulait plus voir Christine pendant un moment. Le temps que le chagrin passe.

Joseph avait été chargé d’annoncer qu’il était patraque.

– Ah bon ? s’était-elle inquiétée.

Joseph ne devait plus savoir mentir ou était-ce elle qui lisait dans son regard ou lui qui la laissait lire ? Elle pensa : « Il me cache la vérité, mon Maurice est à l’agonie », elle ne voulut rien entendre, se précipita à son domicile, trouva son chéri effondré, plein de rage et d’humiliation mêlées. De dignité aussi.

– Tu comprends, dans notre famille, l’avortement est inconcevable.

Son père avait décidé d’envoyer Hélène à la campagne pour éviter la honte et l’ignominie, un oncle avait une affaire de bois à Périgueux. L’accouchement s’y ferait dans la plus grande discrétion.

S’il n’y avait pas eu la guerre et tout ce bordel, Maurice serait remonté à Paris, sa sœur et lui se seraient parlé comme avant, elle aurait confié à son grand frère le nom du fumier qui abandonnait une gamine enceinte, il serait allé lui casser la gueule, un homme ça doit assumer ses responsabilités ou c’est pas un homme, non ? Un moins-que-rien, ouais.

Christine se pencha vers son amoureux, lui posa la main sur l’épaule, il gardait la tête baissée, elle passa la main dans ses cheveux, lui caressa le visage, l’embrassa sur le front, il finit par lui sourire.

– Tu aimes ta sœur ? demanda Christine.

– Je l’adore.

– Tu ne crois pas qu’elle a besoin de soutien ? Elle est jeune, elle est perdue, abandonnée. Ce n’est pas un drame d’avoir un enfant, c’est un bonheur.

– Ça veut dire que toi, tu accepterais d’avoir un enfant ?

– Pourquoi pas ?

– Avec moi ?

– Avec qui d’autre, imbécile ! Dès qu’on y verra plus clair.

Poussé par Christine, il se lança dans une longue, inhabituellement longue lettre à son père. « Il faut pardonner, papa, c’est notre devoir de chrétiens », écrivit-il avec ses jambages tout ronds. Quand il hésita, Christine lui dicta ce qu’il devait mettre : « Nous devons la soutenir, l’aider dans cette épreuve, pas l’accabler. Le déshonneur serait de l’abandonner aujourd’hui. » Nelly précisa aussi : « Sinon, à quoi servirait une famille ? Avec un point d’interrogation, Maurice. Moi, ce qui m’a manqué, c’est d’avoir un frère comme toi. » Elle poursuivit, inspirée : « En ces temps troublés que nous vivons, cet enfant sera un espoir pour notre famille, son avenir. » Joseph ajouta : « La colère et l’amertume sont des poisons qui ruinent la santé. Elle a besoin de calme, de fortifiants et de viande rouge. Pour faire un beau bébé, c’est mieux, expliqua-t-il, et pas d’alcool ni de cigarettes. Vas-y, mets-le, qu’est-ce que tu attends ? C’est pour son bien. »

Philippe Delaunay ne s’attendait pas à ce message œcuménique. Il réfléchit, son fils n’avait pas tort, il remonta dans son estime : « Il est meilleur que je ne l’imaginais. C’est une belle chose qu’un fils donne une leçon de vie à son père. » Il consola son épouse.

– Le mal est fait, dit-il, nous allons lui montrer notre amour, le moment est venu pour nous d’appliquer nos convictions chrétiennes. Nous n’avons pas à en avoir honte, elle accouchera chez nous.

Sa femme fut stupéfaite et montra à sa fille la lettre qui avait tout changé. Cette missive consolida à jamais l’amour qu’Hélène vouait à son frère aîné et valut à Maurice sa reconnaissance éternelle.

– Tu sais, dit Nelly, je t’entends la nuit quand tu parles à ton père.

– Il m’arrive souvent de rêver de lui.

– Tu ne rêves pas, tu lui parles.

– Oui, je lui parle dans mes rêves.

Une déroute invraisemblable. Des colonnes de civils hagards comme des somnambules sur des routes bombardées, sans un regard pour les cadavres dans les fossés. Orléans, Gien, rasés. Les centaines de milliers d’hommes des armées alliées en perdition, acculés dans le piège de Dunkerque et embarquant dans la confusion, Paris ville abandonnée, la Wehrmacht défilant sur les Champs-Élysées et Hitler guilleret face à la tour Eiffel.

La honte et l’amertume.

À Alger, on ne pouvait pas se douter de ce qui se passait là-haut. Fin mai, le téléphone ne passait plus. Sauf à l’état-major, mais Maurice ne pouvait rien dire. Secret-défense. À force d’être tanné (« À nous, tu peux le dire ») il avait fini par lâcher :

– Ça va très mal.

– Tu plaisantes, Maurice ?

– C’est la catastrophe. Ouais. C’est foutu.

Comment imaginer ce cauchemar ? Il y avait la radio avec ses informations amidonnées. Les journaux plus ou moins précis avec leurs photographies riquiqui. La stupeur, on l’avait au cinéma. Jamais il n’y avait eu autant de monde dans les salles. Les films, on s’en fichait, on voulait juste voir les actualités cinématographiques. Les gens se levaient dans le noir, criaient, pleuraient, refusaient de sortir, restaient plusieurs séances d’affilée pour revoir l’horreur. Ceux qui avaient vu racontaient aux autres qui ne les croyaient pas. Il y en a qui juraient que c’était de la propagande. L’armée française, c’était quelque chose. Elle ne s’était pas évaporée. Où était-elle ?

La rumeur se répandait. « Au Vox, ils ont les nouvelles actualités Gaumont. » On se précipitait. C’étaient les mêmes, ou d’autres qui leur ressemblaient. Ou au Plaza ou au Rialto. On faisait la tournée des cinémas. Il y avait des files d’attente inhabituelles. On demandait juste à la caissière quand ils avaient reçu les actualités.

Des journaux parlaient de cent mille Français tués. Aux actualités, ils disaient soixante mille côté Alliés ? Comment savoir ? Qui les a comptés ? Avec qui sommes-nous alliés depuis la capitulation ? Avec les Allemands ? avec les Anglais ? Avec qui on est ?

Qui est avec nous ?

Au Marignan, c’était effrayant. Pire qu’un film de guerre. Il n’y avait pas de musique.

Le pont de Sully-sur-Loire éventré, le château en ruine, la ville comme un champ de gravats, une seule maison debout, une cohorte interminable de fourmis, civils perdus et soldats fusil en berne à la recherche d’un pont, et des corps alignés par centaines sur les rives du fleuve.

On était écrasés. Christine pleurait. Elle voulait être seule.

La seule bonne nouvelle en cette sinistre période fut apportée par Maurice. Sa sœur venait d’avoir un garçon. L’accouchement avait été difficile. Le toubib avait refusé de faire une césarienne. Par principe. Elle en avait bavé.

– Ça lui apprendra ! avait commenté Maurice. Et elle ne veut toujours pas dire qui est le père. Ça ne lui portera pas chance. Un môme qui arrive pendant la débâcle, ce n’est pas bon signe.

– Comment peux-tu dire des horreurs pareilles ? avait rétorqué Christine. Je te trouve odieux ! Tu ne penses pas que c’est assez dur pour elle ?

Maurice finit par en convenir.

– Ouais, le môme s’appelle Franck.


***

Joseph analysait les résultats décevants du nouveau traitement contre le paludisme quand Sergent vint le trouver. Il s’assit en face de lui, de l’autre côté de la paillasse.

– Nous devons nous parler, dit-il.

– Les derniers tests sont encore négatifs, répondit Joseph en désignant une série d’éprouvettes graduées. Je dois tout recommencer, il va me falloir plus de temps que prévu. Sur ce tube, c’est encore plus embêtant, j’ai une réaction positive alors que le sérum n’est pas celui d’un paludéen, j’avais fait extrêmement attention, je ne vois pas où j’ai commis une erreur.

Sergent restait perdu dans ses pensées. Joseph crut qu’il était contrarié par cette nouvelle. Après un long silence, Sergent soupira profondément.

– Je n’aurais jamais cru devoir faire un aussi sale boulot. J’ai deux questions à vous poser. Je vous demande des réponses franches et sans ambiguïté. Êtes-vous juif, Kaplan ?

– Oui, c’est ma religion de naissance mais je ne suis pas très croyant.

– Que vous soyez un peu juif ou beaucoup ne changera rien. Est-ce que vous me faites une confiance totale ?

– Bien sûr, monsieur.

Le 4 octobre de cette sombre année 40, le gouvernement du maréchal Pétain avait promulgué une loi prévoyant l’internement des ressortissants juifs étrangers. Trois jours plus tard, une autre loi retirait la nationalité française aux juifs d’Algérie. Au mois d’août, une loi avait déjà interdit l’exercice de la médecine aux juifs, français ou étrangers. L’amiral Abrial, nouveau gouverneur général, venait d’arriver pour appliquer ces textes avec zèle.

Sergent devait remplir, toutes affaires cessantes, un formulaire sur la composition ethnique du personnel de l’Institut avec l’origine raciale en remontant aux quatre grands-parents paternels et maternels. Il ne pouvait conserver des indigènes israélites ou musulmans que dans le personnel subalterne. Pour le personnel scientifique, c’était hors de question.

– Je me doutais que tôt ou tard il y aurait un problème, fit Joseph.

– Mon cher Kaplan, j’ai longuement réfléchi, votre nationalité autant que votre religion vous condamnent. Il n’y a que trois solutions. En tant que patron d’un organisme public, je suis obligé de vous virer, on vous arrête, vous serez interné d’abord ici et après en métropole. Inutile de souligner à quel point cette idée me révulse. Deuxième possibilité, vous quittez l’Institut pour fuir je ne sais trop où. Dans le contexte actuel, vous n’irez pas loin et serez ramené entre deux gendarmes et emprisonné. Dernière hypothèse, je peux vous envoyer quelque part où jamais personne ne viendra vous arrêter mais, je vous préviens, les conditions de vie y sont extrêmement pénibles pour un Européen.

– Ai-je vraiment le choix ?

– Je prends un gros risque pour l’Institut, il faudra être très discret. Vous avez entendu parler de la station expérimentale ?

Sergent conduisait vite sur la route étroite. Chargée à la hâte d’un assortiment de provisions, de matériel et de produits de laboratoire calés et protégés avec soin, la Juvaquatre filait dans la nuit. Après avoir rempli à ras bord la camionnette à l’Institut, ils étaient passés à l’appartement de Joseph. Sergent avait voulu l’accompagner pour l’aider à emporter ses affaires. Joseph n’avait toujours que les deux valises avec lesquelles il était arrivé à Alger deux ans auparavant. Qu’allait-il faire de ce qu’il avait acquis depuis ?

– Prenez l’essentiel. Le reste, laissez-le, vous n’en aurez pas besoin.

Joseph aurait voulu emporter son Gramophone, les disques de Gardel et son poste à galène quand Sergent l’arrêta :

– Là où vous vivrez, il n’y a pas encore l’électricité. Il vous faut tout abandonner, ce sera la preuve de votre départ précipité.

Sergent refusa qu’il laisse le moindre message. Joseph était gêné de partir sans prévenir Nelly, Christine et Maurice.

Le sentiment poisseux de les trahir.

– Que vont-ils imaginer ? Ce sont mes amis.

– Ils ne pourront rien pour vous. Une première vague d’arrestations est prévue dans les prochains jours. Les juifs auront la primeur, ils seront regroupés dans un camp d’internement ouvert dans l’Oranais, viendront les rejoindre les gaullistes, les francs-maçons, les communistes, les républicains espagnols et les nationalistes algériens. On prépare activement les listes. On parle d’ouvrir un autre camp dans le Constantinois. Nous avons une infection sociale mortifère qui se propage de façon foudroyante, une épidémie contre laquelle il n’existe pour l’instant aucun autre remède que la fuite. Vous êtes engagé avec la femme qui vit avec vous ?

– Avec Nelly ? Nous vivons d’une façon indépendante. Elle n’a pas la clef d’ici.

– Tant mieux. Vous n’aurez pas à l’entraîner dans ce calvaire. Personne ne doit savoir que vous partez ni où vous allez. Si ce sont des gens qui vous aiment, ils comprendront quand vous leur expliquerez, une fois la guerre terminée. Quand la police les interrogera, ils diront la vérité : vous avez disparu brutalement sans leur dire au revoir, en emportant uniquement quelques vêtements. On pensera que vous avez pris le train pour la Tunisie, le Maroc ou le Sénégal et on vous oubliera. C’est la meilleure chose qui puisse vous arriver.

En conduisant, Sergent lui donnait ses consignes sur le programme de recherches. Il parlait fort pour couvrir le bruit du moteur poussé à fond. Au fur et à mesure, il s’assurait que Joseph l’avait bien compris et adhérait sans réserve.

– Ce projet a commencé il y a quelques années, il a subi beaucoup de retard, il durera encore longtemps, l’idéal serait que vous restiez deux ou trois ans.

Joseph le regarda pour deviner s’il était sérieux, il n’apercevait que le contour de son visage rond à peine éclairé par le tison de sa cigarette. Sergent fixait la route pierreuse.

– C’est le minimum pour faire du bon boulot. De toute façon, les hostilités seront longues. Dans votre situation, vous ne pourrez pas revenir avant la fin de la guerre, ni écrire ou voir qui que ce soit. Vous allez vivre dans une des régions les plus insalubres d’Algérie. Un endroit totalement inhospitalier. À part mon chef de chantier, il n’y a pas un Blanc à quinze kilomètres à la ronde et ce sont de malheureux fermiers. Vous vivrez avec des Arabes dont la plupart ne parlent pas français. Vous, vous avez de la chance, vous êtes prémuni contre le palu. Vous allez pouvoir accomplir quelque chose de grand. Si j’avais été plus jeune, j’aurais été heureux de m’en charger. Dupré fait l’approvisionnement en matériel de chantier et en nourriture toutes les cinq ou six semaines, vous pouvez avoir confiance en lui. Parfois pendant la saison des pluies, le camion n’arrive pas à passer, il faudra vous débrouiller.

Sergent se gara lentement sur un terre-plein au bord de la route, prit une autre cigarette, en offrit une à Joseph. Il coupa les phares. Ils fumèrent en silence.

– Je vous préviens, Kaplan, vous ne pourrez pas quitter votre poste avant que je vous aie trouvé un remplaçant.

– Je ne sais pas si j’arriverai à tenir le coup seul si longtemps.

– Vous serez trop occupé pour y penser, les indigènes sont dans un état de dénuement sanitaire total. La science, c’est bien, mais soigner les êtres humains, c’est primordial.

– Je ne l’ai jamais fait.

– Quand vous aurez en face de vous un gamin avec une rate protubérante, vous réaliserez que le paludisme n’est pas qu’un sujet de recherche. Il y a toujours eu dans cette contrée une mortalité effrayante. Désormais, votre problème ne sera plus un tube qui vire au bleu ou au blanc, ce sera un bébé qui meurt.

Joseph essayait d’apercevoir le paysage invisible au-delà de la vitre noire. Il devait réfléchir d’une façon cartésienne, peser le pour et le contre, évaluer les avantages et les inconvénients, son esprit était vide, il ferma les yeux, lui revint la vision solaire d’Alger depuis le pont du bateau lors de son arrivée, il pensa à cette ville blanche où il faisait si bon vivre, où il avait été si heureux, se dit que c’était fini, provisoirement ou peut-être pour toujours. Qui pouvait dire comment tournerait cette guerre si mal partie ? Après tout, deux ou trois ans, qu’est-ce que c’est quand on vient d’avoir trente ans ?

– Vous croyez que j’en serai capable ?

– Si je n’en étais pas convaincu, je ne vous l’aurais pas proposé.

Joseph termina sa cigarette, ouvrit sa vitre pour la jeter, un air glacé pénétra dans le véhicule. Il avança le bras droit vers Sergent, les deux hommes échangèrent une longue poignée de main.

– Une chose encore, vous ne pouvez plus vous appeler Kaplan. À partir de maintenant, vous êtes le docteur Garnier.

De la poche intérieure de sa veste, Sergent sortit un carnet vert qu’il lui donna.

– Vous trouverez dans ce cahier le programme d’expériences que j’ai élaboré, vous allez le réaliser in vivo. Vous serez seul pour prendre les bonnes décisions. Pour les détails matériels, officiellement vous ne serez plus rémunéré par l’Institut. Votre traitement et vos indemnités seront versés sur un compte dont vous disposerez à votre retour et vous prendrez vos congés d’un coup. Si possible, on vous gardera votre appartement. Ne vous inquiétez pas, personne ne vous posera la moindre question. Parce que personne ne s’aventure jamais dans ce coin perdu. D’ailleurs, il n’y a pas de route.

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