Je m’appelle Joseph Kaplan et aujourd’hui, en ce dimanche 25 avril 2010, j’ai cent ans. Oui, cent ans. On pense que c’est un anniversaire particulier mais je dois dire qu’avoir cent ans n’est pas mieux ni pire que vingt-neuf ou cinquante-trois. C’est un âge comme un autre. Un peu plus rare peut-être. On me félicite comme si je venais d’accomplir une prouesse sportive, une sorte de marathon mais moi, je n’ai pas l’impression d’avoir gagné quoi que ce soit. Je me sens plutôt bien. Hormis le fait que je maigris et qu’il n’y a apparemment rien à y faire, je me porte comme un charme. On me demande souvent quel est mon secret, comment je suis arrivé à ce grand âge en aussi bon état, je ne sais jamais quoi répondre. Je bois un verre d’eau au réveil et c’est tout. Si j’avais dû avaler toutes les pilules que mon médecin avait voulu me refiler, je serais mort avant lui, empoisonné depuis longtemps. Je vis bien mieux que la plupart des gens que je croise et qui ont toujours un pet de travers. Moi, je pèse cinquante-six kilos et je ressemble à la marionnette de Don Quichotte. Je n’ai plus faim. Je vais disparaître parce qu’un jour une rafale m’emportera comme un cerf-volant ou le vent finira par passer à travers mes côtes mais ce n’est pas grave, il faut bien s’arrêter un jour. Pourtant, je ne cherche pas particulièrement à durer. Je m’en fiche de partir. Depuis toujours. Cela m’est profondément indifférent. Je n’ai pas plus peur de la mort que je n’ai eu peur de la vie. J’ai surmonté ma malédiction. Joseph K. était un personnage de Kafka. Ce n’est pas moi. Je n’ai rien à voir avec lui.

Ce qui m’étonne le plus, ce n’est pas d’avoir cent ans, c’est d’être en 2010. C’est quand je me retourne que je me sens vieux. Enfant, j’ai vu les misères de la Première Guerre mondiale et cette hécatombe qui nous paraissait ne jamais pouvoir être dépassée. Je me souviens de l’effroi suscité par la révolution russe et cette terrible grippe espagnole qui emporta ma mère. Il y a eu tant de guerres, tant de monstruosités que c’en est à désespérer de notre condition humaine, mais tant de progrès et de découvertes aussi. Je ne vais pas me mettre à énumérer la liste infinie des événements du siècle. Et de tous, si je ne devais en retenir qu’un seul, ce serait la chute du Mur. Parce que ce fut ce jour-là l’écroulement de la pire dictature de tous les temps, du plus grand mensonge de l’histoire de l’humanité. La vie aujourd’hui est dure mais au moins c’est une vie d’hommes et de femmes libres.

Difficile pourtant d’affirmer que je regarde l’avenir. Maintenant, les jours me sont comptés. Je peux voir les grains au fond du sablier. Bien sûr, je suis le dernier de ma génération. C’est une piètre satisfaction. Quand je me retourne, j’ai l’impression d’avancer dans l’interminable allée d’un cimetière. Je ferme les yeux et mon père revient. Il y a peu, j’ai réalisé que jamais, jamais, il n’avait élevé la voix contre moi. Je revois aussi tous ceux qui m’ont accompagné : Viviane et Nelly, Maurice et Mathé, Sergent et Carmona, Pavel et Tereza. Après moi, plus personne ne se souviendra d’eux. Quand je pense à eux, j’ai l’impression d’être une espèce en voie de disparition.

Et Christine, bien sûr… Christine… Oui, nous nous sommes aimés. Peut-être pas aussi fort ou aussi longtemps que je l’aurais voulu, mais elle fut la seule femme qui ait compté. Elle était lumineuse, je ne peux rien dire d’autre. Et il y avait en elle tellement d’éclat qu’elle brille encore aujourd’hui en moi. Quoi qu’elle ait fait, personne n’a le droit de la juger. Il y en a marre des juges. Des gens qui vous condamnent sans vous connaître. Au soir de ma vie, je peux dire simplement que si c’était à refaire, je recommencerais sans hésiter. Avec elle. Car je le sais, elle m’a aimé. Vraiment.

Il fait beau sur Prague, avec un vent chaud, on a ouvert les fenêtres.

J’ai cent ans et la chance inouïe d’être entouré de ceux que mon cœur aime. Helena, ses trois enfants et ses sept petits-enfants. Elle les a bien élevés. Ils font de belles choses. Ça n’a pas toujours été facile pour elle. Surtout après son divorce. Elle s’est séparée de Ludvik un peu brutalement mais les femmes de la famille ont toujours eu un certain caractère. C’est Antonin qui en a le plus souffert. Ils n’ont jamais voulu lui révéler qui était son père. C’était leur choix et je le respecte. Depuis la mort de Ludvik, nous ne sommes plus que deux à connaître la vérité. Helena ne la lui dira jamais, moi non plus. Quand j’écoute Antonin s’exprimer, dans ses gestes, dans son rire et dans sa générosité, je revois Ernesto.

Heureusement pour Antonin, il s’est trouvé un ami. Martin vit avec nous. Il va avoir soixante ans. Je suis retourné le voir plusieurs fois au parloir. Ce n’était pas très pratique mais cela en valait la peine. À la mort de Christine, il a obtenu une permission pour aller à son enterrement. Helena, elle, a refusé de venir. Martin n’a pas pleuré. Mais il a fait la paix avec son passé. Il a changé d’avocat et a fini par sortir de prison. Il vit à Prague avec moi. Il fait le guide pour des touristes français. On se promène souvent tous les deux. Il en connaît plus sur cette ville que moi. Il me pose plein de questions sur notre vie à tous. Il a retrouvé l’arbre généalogique qu’avait constitué mon grand-père et il a décidé de le poursuivre.

Je n’ai qu’un seul regret, un seul, c’est de ne plus pouvoir danser. Il y a quelques années déjà, Antonin m’a offert un baladeur avec l’intégralité des chansons de Gardel. C’est un tel bonheur de pouvoir retrouver ce vieil ami. J’écoute

Volver

en boucle…

Загрузка...