– Pour nous, tout est important.

La voiture qui venait chercher chaque jour le rapport de Sourek arriva à 17 heures. Ramon discuta à l’écart avec son garde du corps qui l’embrassa et s’installa à l’arrière. Sourek avança vers Ramon, claqua des talons et s’inclina avec déférence.

– Je vous présente mes respects, mon commandant.

– Foutez le camp !

Le regard terrorisé, Sourek resta tétanisé quelques secondes puis comme un automate fit un salut militaire à Ramon mais sa main tremblait devant son front. Il recula de plusieurs pas et s’assit à côté du chauffeur. La voiture disparut dans le tournant.

– Bon débarras ! lança Ramon.

– Pourquoi a-t-il si peur de toi ? demanda Joseph.

– Je n’ai qu’un mot à dire et il disparaît de la surface de la terre. C’est compliqué à expliquer en cinq minutes, disons que Leonid Brejnev a besoin de moi.

– Tu connais Leonid Brejnev !

– Très bien et Kossyguine et tous les autres. Après ce qu’ils nous ont fait, ils ne peuvent rien me refuser.

– Excuse-moi, je suis peut-être indiscret, mais que vous ont-ils fait ?

– Khrouchtchev et eux, toute cette clique, ce sont des lâches, ils ne pensent qu’à sauver leur peau et à durer le plus longtemps possible, ce sont des bureaucrates. En vérité ils haïssent les communistes et ils nous ont mis dans la merde, pour longtemps, à cause d’eux, on n’arrivera jamais à s’en sortir.

– Sourek m’a donné un téléphone. Je dois les informer sur ton compte.

Il lui montra le bout de papier.

– N’oublie pas de téléphoner, Joseph. Et ne t’inquiète pas, cela n’a strictement aucune importance. Appelle-les chaque jour pour leur donner de mes nouvelles. Et si, par hasard, un jour, ils t’embêtent, dis-leur que tu es mon ami.

Un jour peut-être, si j’en ai le courage et surtout la patience, j’écrirai ce que je sais, ce que j’ai vu, entendu et supporté, et je dénoncerai la plus grande imposture de notre époque : la confiscation et l’élimination de l’idéal communiste par le Parti communiste d’Union soviétique. Il n’y a pas moins communiste que ces gens-là. Ce sont des planqués, des lâches, des bureaucrates qui ont réussi à se hisser au sommet du pouvoir, n’espèrent et n’attendent qu’une chose : s’y maintenir le plus longtemps possible. Par tous les moyens. Leur unique obsession est de profiter au maximum des avantages de leurs fonctions. Le Présidium du Soviet suprême n’est rien d’autre que le conseil d’administration d’une entreprise qui a pour seul objectif de conserver son pouvoir phénoménal. Le reste – la misère, l’exploitation de l’homme par l’homme, la lutte des classes – sont des arguments qui leur servent de leurres pour justifier leurs actions et manipuler les imbéciles qui y croient encore. Ils refusent tout affrontement avec leur ennemi naturel. Le capitalisme, l’impérialisme et les exploiteurs du monde entier ont de beaux jours devant eux. Ils n’ont rien à craindre des Soviétiques. Les Américains peuvent balancer des millions de bombes sur le Vietnam, avancer leurs pions au mieux de leurs intérêts, ils n’ont rien à redouter des communistes soviétiques. Nous avons perdu définitivement le combat le 28 octobre 62. Ce jour-là, Khrouchtchev a trahi ses promesses et retiré ses missiles de Cuba. Il a cédé au bluff américain et perdu la face devant le monde entier. Jamais, les Américains n’auraient engagé la guerre nucléaire les premiers. Sans agression directe. Ce repli a été celui de nos espoirs. Après, tous les combats étaient voués à l’échec. Il n’y aura plus entre eux que des escarmouches, pour se partager les miettes. Mais il n’y aura plus de choc frontal. Parce que les dirigeants soviétiques, soi-disant communistes, ont choisi leur camp. Ce n’est ni celui de la liberté ni celui des opprimés. En vérité, ils haïssent les communistes et, à cause d’eux, nous n’avons plus d’avenir.

L’éviction de Sourek n’était pas passée inaperçue. Depuis la cuisine, Tereza, Helena, Marta et Karel avaient suivi son départ avec effarement. Qu’un être humain (étranger de surcroît) ose s’en prendre à un officier de la Sécurité intérieure, l’insulter et l’humilier publiquement relevait de l’inconcevable, quelque chose qui n’avait pas de nom dans le langage courant. Non pas qu’ils en soient chagrinés le moins du monde (au contraire), mais c’était tellement blasphématoire qu’ils n’auraient pas été étonnés qu’une bombe atomique s’écrase aussitôt sur cette vallée perdue de Bohême pour les punir d’avoir été les témoins de cette transgression criminelle. C’était certain, ils étaient fautifs d’avoir vu et entendu et de pouvoir transmettre ce que nul n’aurait pu imaginer dans ce pays. Ils se demandaient s’ils n’avaient pas été les spectateurs d’un mirage collectif.

Karel se dépêcha de disparaître, suivi de Marta. Tereza fut envahie par cette vieille et sourde angoisse qui l’avait habitée si longtemps et qu’elle croyait effacée de sa mémoire et de son corps. Sans rien dire, elle leur emboîta le pas.

Helena, restée seule dans la cuisine, mit de l’eau à chauffer. Elle entendit du bruit et se retourna, Ramon venait d’entrer.

– Je fais du thé, tu en veux ?

– Avec plaisir mais très fort.

Ils restaient côte à côte, à attendre le frissonnement de l’eau.

– Est-ce que tu sais qui je suis ?

– Un communiste sud-américain, si j’ai bien compris.

– Ton père ne t’a rien dit ?

– Non.

– Tu ne lui as rien demandé ?

– Non.

– Il ne t’a pas parlé de moi ?

– Il ne parle jamais de ses malades.

– Je suis Guevara.

– Qui ça ?

– Ernesto Guevara. On m’appelle le Che. Tu as dû entendre parler de moi ?

– Non, excuse-moi, ça ne me dit rien.

– La révolution, à Cuba ?

– Déjà, la politique ne m’intéresse pas en Tchécoslovaquie, alors Cuba, franchement, je m’en fiche un peu, je ne sais même pas exactement où c’est. Tu m’en veux ?

– Non.

– Si, je vois bien que tu m’en veux. Mais je ne veux pas mentir, on est en train de crever du mensonge dans ce pays, moi, je ne veux plus mentir.

– Je comprends, quand j’avais dix-huit ans, la politique, je m’en fichais aussi.

– Finalement, je dois t’appeler comment : Ramon ou Ernesto ?

– Comme tu veux.

L’échec sans appel de la lutte africaine m’a ouvert les yeux, il est impossible d’entreprendre aucune action sans le soutien de la population. Si les exploités ne se révoltent pas, ne veulent pas se battre pour changer leur destin, le révolutionnaire est un fruit stérile, un être machinal. Sans eux, rien n’est possible, c’est pour cela que nous avons réussi à Cuba et échoué en Afrique. Cette interminable maladie, cet immobilisme auquel je suis contraint, ce silence effrayant qui me renvoie à moi-même m’amènent à un douloureux constat. Depuis toujours, les mêmes idées m’ont animé, les mêmes sentiments m’ont conduit : à la violence de l’exploitation devait répondre la violence des opprimés, je ne voyais pas quel autre chemin il était possible d’emprunter, sauf à renoncer à notre espoir d’un monde nouveau. Pendant ces années, la haine a été l’essence de mon corps, la haine de l’ennemi qui m’a poussé à le détruire, au-delà de mes limites humaines, et, quand je regarde ce que je suis devenu, je mesure à quel point je me suis éloigné de la raison même de mon idéal. Je ne suis pas sûr de m’être toujours battu pour la bonne cause mais plutôt pour de sombres besoins tapis au fond de moi. Tous les êtres humains haïssent la guerre, la redoutent et l’évitent. Quand on a commencé et mis sa foi dans l’engrenage, quand on a goûté à la guerre, on ne peut plus s’en passer. On ne peut plus s’arrêter, on veut recommencer. Le moment est peut-être venu pour moi d’abandonner cette course éperdue.

Helena avait l’impression de ne pas avoir fermé l’œil de la nuit. Elle ignorait quelle heure il pouvait être, elle alluma la lampe de chevet : cinq heures moins vingt. Elle se résigna à se lever et enfila sa robe de chambre. Elle emprunta l’escalier pour se rendre à la cuisine, arriva sur le palier de l’accueil. Elle allait continuer à descendre quand elle s’immobilisa, aux aguets, un silence de cimetière régnait dans le sanatorium. Dans la pénombre, elle aperçut une silhouette et alluma la lumière. Ramon était assis et la regardait.

– Qu’est-ce que tu fais dans le noir ?

– Je n’arrivais pas à dormir.

Elle s’assit dans le fauteuil près de lui.

– Moi non plus… Ça va ?

– Tu crois que je dois partir ou rester ?

– Je ne sais pas.

– Ton père dit que je suis guéri.

– Il y a des malades qui restent plusieurs mois ici, le temps de se rétablir complètement. On a beaucoup de mineurs qui ont les poumons silicosés. Il y en a qui viennent parce qu’ils en ont le droit, d’autres pour respirer le bon air et se reposer, profiter de la cuisine de Marta, presque des vacances, il y en a qui viennent pour oublier leur famille et leurs soucis. L’année dernière, un ancien mineur m’a dit qu’il venait parce qu’on avait la télévision.

– Qu’est-ce que je fais ?

– C’est à toi de décider, chacun a ses raisons de rester ou de partir.

À force de passer devant la coopérative, Ramon avait manifesté l’envie d’y faire un tour. D’habitude, les patients du sanatorium y allaient sans formalité, ils bavardaient avec les paysans qui les accueillaient chaleureusement et n’hésitaient pas à passer du temps avec eux. Certains malades s’y sentaient tellement bien qu’ils donnaient un coup de main pour les foins ou bricoler.

Helena demanda quand Ramon pourrait la visiter mais Jaroslav resta évasif, il n’avait absolument pas le temps. Elle expliqua que c’était un malade comme les autres, qui voulait découvrir leurs méthodes de production. Pour la première fois, Jaroslav se montra brutal, pas question que ce Ramon vienne ici.

– Je te connais depuis des années, Jaroslav, cela ne te ressemble pas. Il y a quelque chose que tu me caches. Tu as reçu des instructions ? Qu’est-ce qu’ils t’ont demandé ?

Jaroslav la fixa droit dans les yeux.

– Va-t’en, Helena, et laisse-nous tranquilles !

Elle ne voulut pas faire d’histoires, à quoi bon en parler à Joseph ? Elle affirma à Ramon que les paysans de la coopérative étaient trop pris par leurs travaux pour s’occuper de lui.

– Ah bon, dommage, fit Ramon. Ce n’est pas comme chez nous.

À partir de ce jour, Helena évita la coopérative. Au lieu de descendre par la route, elle empruntait le chemin de terre derrière le sanatorium, et ils rejoignaient les bois en faisant un détour.

De temps en temps, deux ou trois fois par semaine, Ramon se mettait à étouffer, l’air lui manquait, ce n’était pas forcément après avoir fumé une cigarette (au contraire, jurait-il, fumer lui asséchait les poumons et lui faisait le plus grand bien) ou après avoir marché pendant deux heures ou monté la colline. Même s’il refusait de l’admettre, cela arrivait quand il forçait trop. Il devenait blême et émettait un râle assez faible, la poitrine agitée de soubresauts, il s’asseyait, des fois à même le sol, fouillait dans sa poche, attrapait son inhalateur, l’agitait, renversait la tête en arrière, plaçait l’embout au fond de sa gorge et aspirait une dose. Il restait une ou deux minutes, les yeux fermés, à retrouver sa respiration, puis se relevait et repartait.

Ramon était surpris qu’Helena soit si peu curieuse et ne lui pose aucune question sur sa vie passée, comme si elle ne s’y intéressait pas. Ils s’assirent au sommet d’une pyramide d’arbres abattus.

– C’est qu’on a perdu l’habitude, expliqua-t-elle. Dans ce pays, poser une question, c’est toujours suspect. Les gens se demanderaient si tu ne cherches pas à les espionner. Il y a des dizaines de milliers d’individus qui travaillent pour la police, on ne sait pas qui, évidemment. Elle est partout et nulle part. On nous a tellement mis en garde que nous avons appris à nous surveiller en permanence. Joseph dit que c’est une épidémie sociale et que nous sommes tous contaminés. Alors, on ne se parle plus ou on ne se raconte rien de confidentiel, uniquement les banalités du quotidien, et encore, si tu dis que le prix des pommes de terre a augmenté ou que tu n’as pas trouvé de côtes de porc au marché, c’est que tu es probablement un ennemi du peuple et certains sont en prison pour ça.

– Tu te méfies de moi ?

– Bien sûr que non. Ici on l’oublie un peu parce que nous sommes loin de tout, mais chacun vit comme dans une prison, sauf qu’on a plus d’espace. Personne ne se sent vraiment libre.

– Tu te rends compte que c’est le contraire de ce que l’on voulait au départ, de ce pour quoi nous nous sommes battus ?

– C’est possible, mais il n’y a que le résultat qui compte. Dans ton pays, on peut s’exprimer librement ?

– Ce dont les exploités ont besoin, c’est de pouvoir nourrir leur famille sans mourir au travail, de se soigner et d’éduquer leurs enfants gratuitement, la liberté d’expression viendra plus tard. Elle est surtout utilisée par nos ennemis pour nous attaquer.

– Tu te trompes complètement, Ramon. C’est aussi important de se sentir libre que de manger à sa faim.

Le soleil éclairait doucement la clairière. Ramon ôta son pull écru et resta en chemise. Helena prit son paquet de cigarettes, en offrit une à Ramon. Elle enleva son manteau et s’en servit comme coussin. Ils restèrent à fumer côte à côte, assis sur le rondin, les yeux fermés, le visage tourné vers le ciel. Soudain, Helena entendit une voix qui l’appelait. Elle se redressa et aperçut son père et Tereza à quelques dizaines de mètres. Ils se promenaient dans la forêt et, de temps en temps, Joseph criait : « Ohé, Helena, Ramon. » Ils approchaient de la pile de bois.

– C’est Joseph, chuchota Helena, s’il te voit fumer, il va hurler.

Helena et Ramon se dissimulèrent comme des enfants. Le souffle court, elle se tapit derrière un tronc et mit un doigt sur sa bouche pour lui signifier qu’il ne devait pas faire de bruit. Elle jeta sa cigarette à terre et l’écrasa, Ramon tira une dernière bouffée et, sans se dépêcher, éteignit son mégot. Helena agita la main pour dissiper la fumée. Tereza et Joseph étaient maintenant à quelques mètres d’eux, lui se serait bien assis un moment pour se reposer, mais Tereza avait envie de continuer leur promenade. Ramon les observait par une fente entre deux troncs. Helena le tira par le bras et il se baissa. Joseph et Tereza passèrent devant le tas de bois sans les remarquer et poursuivirent leur chemin en bavardant.

Helena et Ramon entendirent leurs voix décroître. Elle ferma les yeux, reprit sa respiration, elle semblait dormir, il se rapprocha sans bruit, mit la main sur sa joue, lui caressa le front du bout des doigts, elle ne bougea pas, un infime sourire apparut sur ses lèvres. Il posa sa bouche sur la sienne, elle l’enveloppa de ses bras, ils s’embrassèrent, avec fièvre, les doigts d’Helena remontèrent sous la chemise de Ramon, elle balayait son dos comme si elle en prenait possession, la main de Ramon souleva sa jupe, elle le serra contre elle avec une force imprévisible. Ils firent l’amour avec précipitation et fébrilité, sans se dévêtir, collés l’un à l’autre, gauches, avec de petits cris de bonheur, puis ils restèrent longtemps à se regarder, sans rien se dire, leurs deux visages rapprochés.

Ce fut un dîner bizarre. Quelque chose avait changé mais ni Joseph ni Tereza ne pouvaient dire quoi. Helena répondait par monosyllabes et fixait son assiette. Ramon ne mangea presque rien, Tereza s’inquiéta de sa santé.

– Non, je t’assure, Tereza, ça va.

– Tu n’as pas l’air bien, observa Joseph. On fera des analyses demain.

Helena quitta la table avant la fin du repas, elle devait préparer son dossier d’inscription. Ramon prétexta un peu de fatigue pour s’éclipser à son tour.

Dans la nuit, ils se retrouvèrent, forcément. Ramon avait attendu que le calme revînt dans la maison. Il traversa le sanatorium dans l’obscurité, pieds nus, monta les escaliers et donna deux coups à la porte de la chambre d’Helena. Elle ouvrit aussitôt.

– Il faudrait qu’on parle, dit Ramon.

– De quoi ?

– De tout ça, de ton père aussi.

– Je m’en fous.

Elle l’attira vers lui, l’embrassa, sans le quitter du regard. Elle lui enleva sa chemise et dégrafa sa ceinture, le pantalon de Ramon tomba. Elle déboutonna son pyjama et le laissa glisser au sol. Ils étaient nus, face à face, ils avaient la peau incroyablement blanche. Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, elle l’entraîna sur son lit et s’allongea sur lui.

Après avoir fait l’amour, ils restèrent longtemps immobiles. Elle lui caressait la poitrine.

– Je vais partir demain, dit Ramon.

– Pourquoi ?

– Je ne peux pas rester, je me sens mal à l’aise vis-à-vis de ton père. Je préfère m’en aller.

– Si tu t’en vas, je pars avec toi.

– J’ai une vie compliquée, et tu n’étais pas prévue, ça ne va pas être facile nous deux.

– Tu ne veux pas que je vienne avec toi ?

Il tardait à répondre. Elle se redressa légèrement.

– Je vais aller voir Joseph, je vais lui parler, murmura-t-elle.

– Tu sais, il ne faut pas que tu te fasses d’illusions.

Elle lui posa la main sur la bouche, puis l’embrassa.

Joseph préparait du café dans la cuisine quand Helena le rejoignit. Il portait sa robe de chambre bleue. Il fut surpris de la voir levée et habillée de si bonne heure.

– Tu veux du café ? demanda-t-il.

Elle s'assit. Il posa deux bols sur la table et attendit que le café passe.

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Pourquoi tu me poses cette question ?

– Tu as un drôle d’air.

– Je vais partir avec Ramon.

– Quoi ?

– On va partir tous les deux. Tout à l’heure.

– Vous allez où ?

– Je ne sais pas. À Prague, probablement.

– Que se passe-t-il, Helena ?

– Je suis amoureuse de lui.

– Tu es folle !

– C’est comme ça, je n’y peux rien.

Le café était en train de passer mais Joseph ne le retirait pas du feu. Il attrapa la chaise d’une main et s’assit comme une masse. Il secoua la tête avec des yeux perdus.

– Tu te rends compte avec qui tu veux t’en aller ?

– Tu ne le connais pas, personne ne le connaît.

– Tu sais l’âge qu’il a ?

– Cela n’a aucune importance.

– Et Ludvik ?

– Il comprendra.

– Non, je te jure, ce n’est pas un homme pour toi, dit-il d’une voix faible. Pas lui.

Elle se dirigea vers le fourneau et retira la cafetière qui commençait à bouillir.

– Écoute, Helena, on a tous des tocades dans la vie. On ne peut pas toujours contrôler son corps. Des fois, il est plus fort que nous, on ne peut pas résister. Mais avec lui, tu n’as rien à attendre, rien à espérer. Cela ne durera pas. Crois-moi. Je dis ça pour toi. Je ne veux pas que tu souffres.

Elle fixa Joseph droit dans les yeux.

– Je t’en prie, ne m’en empêche pas.

– J’ai peur pour toi.

Elle approcha la main comme si elle voulait prendre la sienne mais elle se ravisa.

– Ne t’inquiète pas, Joseph.

Ramon avait demandé à passer un coup de fil. Joseph lui avait laissé son bureau. Ramon avait essayé de s’expliquer mais Joseph l’avait regardé d’une telle façon qu’il avait renoncé.

Vers 11 heures, une voiture noire arriva, conduite par un homme inconnu qui portait un blouson gris. Le chauffeur rangea leurs deux valises dans le coffre. Ramon et Helena montèrent à l’arrière, sans hésitation.

Sur les marches du sanatorium, Joseph et Tereza les regardèrent partir. Tereza posa son bras sur l’épaule de Joseph et se serra contre lui.

Dans la voiture qui les conduisait à Prague, Ramon avait le regard qui se perdait à travers la vitre, la campagne défilait sans qu’il y prête attention. Helena lui jetait des coups d’œil à la dérobée. Il se mordillait la lèvre inférieure. Dans le rétroviseur, elle apercevait le visage émacié du chauffeur. Elle se demandait s’il était tchèque. Elle prit son paquet de cigarettes, fit semblant de chercher ses allumettes dans sa poche et s’adressa à lui :

– Vous avez du feu, s’il vous plaît ?

L’homme continua de fixer la route sans répondre.

– C’est le chauffeur de l’ambassade, il ne parle que l’espagnol, dit Ramon. Dame fuego, Diego.

L’homme ouvrit la boîte à gants, prit une boîte d’allumettes, Ramon la donna à Helena.

– Merci, dit-elle. Tu veux une cigarette ?

– Pas maintenant. Je te remercie.

– À quoi tu pensais ?

– Enfin, une question. Finalement, tu ne sais pas grand-chose de moi et de ce que j’ai fait, je vais t’en parler, on va avoir le temps. Je suis venu dans ce pays parce que, après la déroute africaine – je te raconterai ça plus tard aussi –, je ne voulais pas rentrer chez moi dans cet état, j’avais besoin de faire le point, de comprendre ce qui s’était passé. Quand je suis arrivé à Prague, il y a deux mois, j’allais si mal que je n’imaginais même pas pouvoir me rétablir. J’avais tellement tiré sur la corde qu’elle avait fini par se rompre. J’étais persuadé que c’était la fin et j’étais désespéré de mourir si loin de chez moi, sans revoir ma femme et mes enfants. Le gouvernement tchèque m’avait installé dans une maison de la banlieue de Prague, c’est là où nous allons maintenant. J’y suis resté quelques jours et, quand ma santé s’est détériorée, ils ont fait venir un toubib, je revois sa tête, le malheureux, un médecin peut raconter des histoires à un patient, lui assurer qu’il va s’en sortir, qu’il doit garder espoir, même si lui sait que c’est foutu, mais il ne peut pas tromper un autre médecin. Est-ce cet échec épouvantable, ces maladies accumulées ou les deux, mais je n’avais plus aucune force et je n’arrivais plus à respirer. Dans mon semi-coma, j’ai entendu ce médecin leur dire que c’était la fin et qu’il n’y avait plus rien à faire. Lorsque vient ce moment, à quoi bon continuer ? Il faut savoir s’arrêter. Mais ils avaient tous l’air de tenir à moi comme à la prunelle de leurs yeux, comme si je leur étais plus indispensable que leur mère, je ne comprenais pas leur sollicitude, ils venaient à mon chevet me remonter le moral et m’encourager à lutter, ma survie était devenue leur priorité absolue. Je me suis retrouvé au sanatorium, je n’ai pas eu mon mot à dire. Je me suis dit, c’est là que je vais mourir, ce n’est pas si important, il faut bien mourir quelque part. Moi, je voulais en terminer au plus vite, je n’avais plus envie de souffrir, de traîner, et puis, à l’instant où je t’ai vue, dans la chambre, le premier soir, tout d’un coup, j’ai eu envie de continuer à vivre.

– C’est Joseph qui t’a sauvé.

– C’est vrai. Mais c’est toi qui m’as donné envie de vivre. Sans toi, je serais mort.

Ramon prit la main de Helena et lui sourit. La voiture s’immobilisa à un passage à niveau.

– C’est vrai que tu es médecin ?

– Ton père ne t’a rien dit ?

– Il ne parle jamais de ses patients.

– Il ressemble à l’homme que j’aurais aimé être. Je crois que j’aurais fait un bon médecin aussi. J’aimais ça. J’étais proche des gens. J’aurais pu être utile. Et puis, le destin en a voulu autrement.

Ramon et Helena s’installèrent dans la villa de Ladir que le gouvernement tchèque avait mise à la disposition de l’ambassade cubaine. Le réfrigérateur avait été rempli. Il y avait des géraniums en fleur dans les parterres. Le quartier était tranquille. Le chauffeur déposa leurs deux valises dans l’entrée. Ramon et lui discutèrent à voix basse puis il s’en alla.

– Comment tu trouves ? demanda Ramon. Ça te plaît ?

– Ce n’est pas mal mais c’est une banlieue perdue.

– Je ne savais pas. Prague est loin ?

– Au moins quinze ou vingt kilomètres. Il doit y avoir un train.

– On a un chauffeur. Il attend dehors.

– Ce n’est pas très pratique.

– Dans un hôtel, on serait sous surveillance constante. Au moins ici, on n’a pas ce problème. Mais si tu préfères, on peut trouver un hôtel à Prague.

– Non, on sera bien ici.

La première chose que fit Ramon, avant même d’enlever sa veste, fut d’ouvrir une boîte en bois sur le buffet. Il parut soulagé. Elle contenait une vingtaine de cigares cubains. Helena n’en avait jamais vu d’aussi énormes. Ils étaient fabriqués par un de ses amis, le meilleur torcedor de La Havane, ils faisaient près de vingt centimètres de long et dégageaient une odeur âcre qui ravissait Ramon. Il la respirait avec délectation comme si c’était un parfum. Il voulut absolument qu’Helena y goûte. Il en alluma deux en chauffant l’extrémité à la flamme d’une longue allumette et lui en donna un.

– C’est trop fort pour moi, dit Helena en chassant de la main la fumée qui envahissait la pièce. Et je ne sais pas si c’est très conseillé pour ton asthme.

– Je vais te dire une chose, la fumée du havane asphyxie le dragon qui sommeille dans ma poitrine. Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas senti aussi bien. Il ne faut pas exagérer, mais deux cigares par jour n’ont jamais fait de mal à personne. Au contraire.

Même si Helena ne voyait pas où il y avait un risque, Ramon refusait de sortir avec ses cheveux qui avaient repoussé. Depuis qu’il avait chassé Sourek et son garde du corps, il se rasait lui-même le sommet du crâne. À deux reprises, il s’était coupé, et la dernière fois, une estafilade avait saigné abondamment, depuis, il avait négligé de le faire.

Il demanda à Helena si elle voulait l’aider. Il s’assit sur une chaise, sortit son passeport de sa poche et lui montra la photo à laquelle il devait ressembler impérativement. Elle posa une serviette sur ses épaules, humidifia ses cheveux et, avec précaution, passa le rasoir et retrouva parfaitement le contour de la couronne. Il voulut aussi qu’elle en réduise l’épaisseur et, avec des ciseaux, elle égalisa le tour de sa tête.

– Merci beaucoup, Helena, c’est parfait, dit Ramon, en s’examinant dans la glace. J’ai retrouvé ma tête de comptable. Personne ne peut me reconnaître. Mais toi, tu me préférerais peut-être avec des cheveux, comme un jeune homme.

– Moi, je m’en fiche.

Et elle le prit dans ses bras et l’embrassa.

Je voudrais crier mon bonheur au monde entier, hurler ma joie, faire des pirouettes, rire et chanter à tue-tête, j’ai tellement envie de partager cette excitation, je la croyais impossible, comment garder pour soi une pareille émotion ? Quand elle me regarde, j’ai la chair de poule et je me sens comme un gamin de seize ans qui vient d’embrasser celle qu’il aime, je suis sûr que si je tendais la main, je pourrais attraper la lune et la lui offrir. Mais je ne dirai rien, personne ne le saura.

Elle, est-ce qu’elle s’en doute ?

Je ne sais pas trop ce que nous sommes venus faire ici. On va attendre, ne pas précipiter les choses. Qu’est-ce qu’elle peut vouloir vraiment ? En a-t-elle même une idée ?

Il reste quelques problèmes à résoudre, j’ai juste besoin de temps pour tout régler, mais il y en a un de taille qui m’écrase complètement. J’ai vingt ans de plus qu’elle, c’est probablement irrémédiable et c’est pour ça que je ne dois rien brusquer.

Chaque jour avec elle sera un jour gagné.

Tout bien considéré, avoir un chauffeur à sa disposition pour vous conduire où vous voulez, c’est très pratique. Au début, Helena était gênée, tout le monde la regardait.

– Dis-toi que c’est comme un chauffeur de taxi mais avec un seul client.

Le premier jour, elle avait voulu prendre le train, il avait fallu marcher trois kilomètres jusqu’à la gare de Ládví et là, patienter une heure pour monter dans un train brinquebalant qui s’arrêtait longtemps à chaque station et mit un temps interminable pour arriver à Prague. Diego, lui, était toujours disponible. Il pouvait attendre une journée entière, assis sans bouger ; dès que Ramon sortait de la villa, il mettait le contact.

– La nuit, il ne dort pas dans sa voiture quand même ?

Diego connaissait Prague et sa banlieue mieux qu’Helena. Pas besoin de lui indiquer le chemin. Il les déposait toujours au pont Mánes et, quand Ramon et Helena voulaient rentrer, ils le retrouvaient derrière l’arrêt du bus où il restait garé sans que jamais un agent de police lui dise quoi que ce soit.

Du pont Mánes, Prague leur était ouvert, ils pouvaient aller dans toutes les directions, vers la vieille ville ou le Château, le hasard de leurs pas les guidait. Ils arpentaient la ville des hauteurs du Hradčany à l’Opéra et du couvent Sainte-Agnès à la forteresse de Vyšehrad, ils se baladaient, le nez en l’air, Ramon avançait lentement, examinait chaque monument comme s’il voulait le mémoriser à jamais, il posait des questions précises sur l’architecture : « Pourquoi y a-t-il des statues sur les toits ? » ou : « Comment est-ce que ça a pu devenir si noir ? » Helena était incapable de lui répondre, elle découvrait des coins où elle était passée cent fois sans y prêter attention, ils achetèrent un guide d’occasion d’avant-guerre, ils étaient les seuls à faire du tourisme, on les prenait pour des étrangers.

Ramon aimait les rives sinueuses de la Vltava et ils y revenaient sans cesse.

Ils allaient souvent se reposer dans des cafés mais, quand elle lui fit découvrir la brasserie Slavia avec son immense baie sur le quai du fleuve, sa vue sur la colline de Petřin et le Château, ils devinrent des habitués. Ramon aimait par-dessus tout rester assis sur une banquette et bouquiner tranquille. Il avait trouvé sa place, en face du tableau du buveur d’absinthe, et détaillait la jeune femme mystérieuse en vert, probablement la tentatrice démoniaque, il fut déçu d’apprendre qu’on ne servait plus d’absinthe et que c’était une boisson interdite.

Ils lisaient côte à côte, bavardaient avec des voisins de table, Helena faisait l’interprète. Quand ils avaient faim, ils mangeaient des petits sandwichs, des œufs durs et du fromage de tête.

– Qu’est-ce qu’on est bien ici, dit Ramon. Tu ne trouves pas ?

– D’après toi, dans cette salle, combien y a-t-il de membres de la police politique qui nous observent ? Est-ce ce retraité qui lit le journal et qui est si sympathique, les joueurs d’échecs avec qui nous avons discuté, les deux femmes qui papotent près de la fenêtre ou les étudiants qui rigolent dans le fond ? la fille un peu nerveuse, là-bas, qui attend son amoureux, les ouvriers qui boivent une bière, la caissière qui ressemble à un bouledogue ou le patron ou encore cet homme seul qui fume cigarette sur cigarette en regardant ses ongles ? À moins que les policiers n’attendent dehors ? D’après toi ?

– Il ne faut pas tomber dans la paranoïa. On croit toujours que la police est omniprésente, qu’elle a des yeux et des oreilles partout, mais en vérité, elle ne sait pas grand-chose. Et puis, franchement, est-ce que nous sommes si intéressants que ça ? À quoi ça leur servirait de nous espionner ? Il faudrait vraiment qu’ils aient du temps à perdre.

Rapport de W.F. Vendredi 10 juin 1966.

Les susnommés sont restés au café Slavia de 16 h 40 à 18 h 25. C’est leur deuxième passage aujourd’hui (voir rapport précédent). Ils se sont parlé à l’oreille pendant dix minutes à voix basse (est-ce qu’ils se méfient ?). Je n’ai pu entendre leur conversation, ni lire sur leurs lèvres. Lui a pris un thé et a insisté pour qu’il soit bien fort (est-ce un signal codé ?), elle a commandé un café puis des sandwichs. À un moment, ils ont eu un fou rire, je ne sais pas pourquoi. Il lui a pris la main et l’a embrassée. Ils ont lu aussi, lui un livre en espagnol qu’il a tiré de sa poche et elle, mon journal. En entrant, ils ont suivi pendant dix minutes la partie des joueurs d’échecs, puis ils ont parlé du temps si agréable avec un retraité de la mairie et membre du Parti. Avec moi, c’est surtout elle qui a parlé pour me demander de lui prêter mon journal et si je trouvais que le fromage de tête était bon. À part au serveur, ils n’ont adressé la parole à personne d’autre. Le serveur est peut-être un complice. À vérifier. La surveillance se poursuit. RAS.

Note du lieutenant Sourek : Le serveur est aussi un de nos agents. Lui demander son rapport.

Helena entraîna Ramon au monumental Musée national parce que la pluie s’était mise à tomber. Helena n’arrivait pas à se rappeler à quand remontait sa dernière visite, ni avec qui, peut-être avec Tereza, il faudrait qu’elle demande à Ludvik, à moins que ce ne soit encore plus lointain…

– Il y a un problème ? demanda Ramon en la voyant immobile et soucieuse.

– Non, rien, de vieux souvenirs, allons-y.

– Tu sais, moi, les musées, ça m’ennuie. Traîner pendant des heures devant des tableaux, ça me casse les pieds. Je préfère aller me balader.

– C’est surtout un musée de sciences naturelles.

Ramon adora les collections de paléontologie et d’archéologie, c’était une de ses passions. Ce jour-là, il lui raconta qu’après ses études, il avait eu la chance de parcourir l’Amérique latine, il avait admiré les temples mayas du Guatemala et escaladé les pyramides perdues dans les forêts primitives du Yucatán, il était fasciné par cette civilisation de bâtisseurs et de mathématiciens qui, alors que Rome n’existait pas encore, disposait déjà d’une langue d’une subtilité exceptionnelle, avait inventé le système décimal et des calendriers astronomiques d’une fabuleuse précision, avant de disparaître pour des raisons mystérieuses. Ramon était intarissable. De sa voix rauque et douce, il décrivait les ascensions vertigineuses, l’asthme qui lui coupait le souffle autant que les splendeurs qu’il découvrait. Il parlait aussi de la vie misérable des paysans, lointains descendants des constructeurs, et de sa rage devant le pillage des monuments. Helena l’écoutait sans l’interrompre, il voyait bien qu’elle buvait ses paroles et il continuait encore, l’emmenant avec lui dans le dédale de la cité mythique de Chichén Itzá, la plus grande et la plus fascinante des villes mayas. Il s’était promis d’y retourner et le moment était peut-être venu d’accomplir cette promesse. Il remarqua ses yeux qui pétillaient et ce fut la première fois qu’il parla d’avenir.

– Ce serait bien d’y aller ensemble, non ? Ça te dirait ?

– Oh oui.

Quand ils se promenaient dans Prague, Helena croisait quelquefois des amies de lycée ou des connaissances de Ludvik. Au début, elle avait préféré éviter les environs du Hradčany mais elle en rencontrait tout autant dans la vieille ville et elle se résigna. À moins de rester enfermés dans la villa, il n’y avait pas d’autre solution. Ce n’était pas tant Helena qui attirait leur attention que l’homme à moitié chauve au sourire énigmatique qui l’accompagnait. Un étranger qu’elle présentait comme un ami de son père et à qui elle faisait visiter la ville. C’était une bonne explication, sauf quand elle croisait les mêmes à plusieurs reprises, elle remarquait les sourires narquois et précisait qu’il était en visite officielle et là, plus personne ne souriait.

– Tu as plein de blessures partout, c’est incroyable.

Ils étaient nus dans le lit défait, avec la faible lueur de la lampe de chevet qui vacillait. Ramon haussa les épaules, pas par forfanterie bien sûr, il ne se souvenait pas, c’était si loin.

– Celle-là, c’était où ?

L’index de Helena suivit une cicatrice le long du cou de Ramon. Elle le fixa d’un air interrogateur, il lui sourit.

– Tu ne veux pas me dire ?

– Je ne sais plus, c’était dans une autre vie.

– Et là, qu’est-ce qui s’est passé ?

Elle avait posé la main sur une autre cicatrice sur sa cuisse blanche et fine. Il répondit par une moue.

– Tu t’es beaucoup battu ?

Il fit oui de la tête et la prit dans ses bras.

– C’est fini tout ça.

– Je sens tes os.

– J’ai repris du poids, pourtant.

– Tu es maigre encore.

Ils restèrent un moment silencieux, blottis l’un contre l’autre.

– Tu veux que je te pose des questions, c’est ça ?

– Oui, je veux que tu saches tout de moi.

Rapport de L.S. Mercredi 15 juin 1966

À 10 h 15, ils sont descendus du véhicule de l’ambassade et se sont éloignés à pied par le pont Mánes. L’homme était tête nue, vêtu d’un costume en serge gris, la femme était habillée d’une jupe en tissu beige et d’un corsage blanc avec un tricot bleu sur les épaules. Ils ont emprunté l’avenue Krizovnicka. Ils se sont arrêtés à plusieurs reprises pour inspecter les bâtiments. Lui a tout le temps le nez en l’air. Nous n’avons pas pu déterminer ce qu’il regardait. Elle a acheté un paquet de cigarettes au café du Théâtre (derrière le Théâtre national), elle est ressortie puis est rentrée à nouveau avec l’homme et ils ont pris chacun un café, lui a mangé trois brioches aux pommes, elle n’a rien mangé. Ils se sont engagés dans l’avenue Národní jusqu’à la station Mustek, ils ont discuté sur le trottoir puis sont allés s’asseoir sur un banc du jardin du Muséum. L’homme a lu un livre qu’il a sorti de sa poche, elle s’est fait chauffer au soleil. À un moment il lui a désigné du doigt quelque chose. Ils ont bavardé la tête levée mais nous n’avons pas pu voir ce que c’était. Trente-deux minutes plus tard, ils sont repartis par la rue Vodičkova. Rue Lazarská, l’homme a eu un malaise, probablement une crise d’asthme, car il a utilisé un inhalateur qu’il avait dans sa poche droite. Au bout de quelques minutes, ils ont poursuivi leur chemin par la rue Spatena et la rue Ostrovni, toujours en observant le haut des immeubles. À 13 h 08, ils ont pénétré dans le café Slavia.

Ramon et Helena étaient assis sur un banc du square, il faisait si bon ce matin-là. Ramon leva la tête : en face de lui, au sommet d’un palais, des statues anachroniques au cou tournoyant et aux bras comme des ailes dansaient au bord du vide et semblaient prêtes à s’envoler dans les nuages. Il ne se lassait pas de ce spectacle et de leur légèreté de funambules. Ils fumèrent une cigarette puis il prit son livre et commença à lire. Helena renversa la tête, remonta sa frange et se fit bronzer. Elle ouvrit un œil, le regarda longtemps, il finit par le remarquer et lui sourit.

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Qu’est-ce que tu lis tout le temps ?

– Oh, c’est mon livre de chevet. Il ne me quitte jamais.

Il lui montra la page de garde.

– Je ne connais pas, dit-elle. Il y a un poète tchèque qui porte le même nom, Jan Neruda.

– Je crois qu’il a pris son nom par admiration pour sa poésie. Pablo, c’est le plus grand poète du monde. J’ai toujours eu l’impression que c’était mon compagnon, mon unique ami, je ne l’ai rencontré qu’une fois, quand on le voit, il ne ressemble pas à un poète, mais c’est l’homme le plus libre que j’aie jamais croisé, je le porte contre mon cœur, il ne m’abandonne jamais. Souvent, dans la Sierra Maestra, pendant la guérilla, le soir, je lisais ses poèmes à mes hommes, pour la plupart, c’était la première fois qu’ils entendaient de la poésie, ils adoraient ça, c’est cela aussi la révolution. J’ai même enregistré un de ses recueils sur une bande. Je ne sais pas si ce sont les plus beaux vers du monde, cette question ne m’intéresse pas, mais ce sont ceux que j’aime le plus. Ils me touchaient désespérément déjà quand j’étais jeune homme, je les récitais à ma cousine, ils sont ancrés au fond de moi.

– Tu m’en lis un ?

– Attends, je vais te traduire mon préféré, il n’avait pas vingt ans quand il l’a écrit.

Ramon feuilleta le recueil, s’arrêta sur une page et prit sa respiration :

J’aime l’amour des marins qui embrassent et s’en vont,

ils laissent une promesse et jamais ne reviennent

dans chaque port attend une femme,

les marins embrassent, et s’en vont

et puis, une nuit, ils se couchent avec la mort,

dans le lit de la mer…

Au café Slavia, Ramon et Helena devinrent rapidement des habitués. Pour faire partie de la famille, il ne fallait pas grand-chose : venir régulièrement, dire bonjour, bavarder avec les uns et les autres. Ramon les intriguait tous. Qu’est-ce qu’il faisait cet oiseau-là ? On voyait si peu de touristes. Helena expliqua que c’était un ami uruguayen qui travaillait au ministère de l’Agriculture de son pays et qui en profitait pour prendre les eaux à Karlovy Vary. Cet étranger qui bredouillait quelques mots de tchèque parut à tous immédiatement sympathique. Surtout que Ramon n’était pas chiche de ses cigares. Personne n’en avait jamais vu de pareils. Il en offrait à qui en voulait et se fit beaucoup d’amis ainsi. De temps en temps, Helena prenait le cigare de Ramon, tirait deux trois bouffées et commençait à y prendre goût.

– On n’a jamais joué aux échecs ensemble, dit Helena en lui rendant son cigare.

– Tu sais jouer ?

– Pas très bien.

– C’est toujours ce que disent les bons joueurs. Je me méfie des gens modestes.

Il lui laissa les blancs. Contrairement à lui, elle réfléchissait longuement avant chaque coup. Elle gardait la tête baissée et fixait l’échiquier, complètement absorbée par le jeu. Lui, il ne se lassait pas de la dévisager. Il aurait peut-être mieux fait d’être plus attentif au jeu. À chaque coup ou presque, elle lui prenait une pièce. En se dégageant d’une mise en échec, il commit une erreur qu’elle exploita aussitôt et elle lui prit un cavalier. Il était en difficulté.

– Je te trouve très agressive. Où est-ce que tu as appris à jouer comme ça ?

– C’est Ludvik. Lui, c’est un champion. Il fait des tournois. C’est l’école tchèque de l’attaque permanente ou l’anti-école russe, si tu préfères.

– Je me disais que ça ne pouvait pas être Joseph, il ne joue pas très bien.

– Il s’en fiche, il laisse gagner ses invités.

– Tu penses vraiment me battre ?

– D’après toi ?

Il resta un moment à réfléchir et déplaça son fou. Elle sentit le danger et roqua, la reine de Ramon allait être menacée, il dut sacrifier son deuxième fou. Le retraité de la table voisine s’approcha pour suivre la partie et les enveloppa de la fumée de son cigare. Ramon avait compris qu’il aurait le plus grand mal à s’en sortir et pratiqua une politique de terre brûlée en procédant à des échanges systématiques. Elle n’eut d’autre solution que de reconnaître l’égalité.

– Je m’en veux, je n’ai pas su finir, reconnut Helena.

– Tu joues vraiment bien. D’habitude, je gagne toujours. Une autre ?

– Demain, peut-être.

– Si vous voulez, je suis à votre disposition, dit le retraité à Ramon.

– Qu’est-ce qu’il a dit ? demanda Ramon à Helena. Elle traduisit.

– Avec plaisir, répondit Ramon en replaçant les pièces sur le plateau.

Helena avait un regret qui la poursuivait sans qu’elle puisse s’en défaire : elle ne pouvait emmener Ramon au cinéma pour voir un film de la nouvelle vague tchèque, aucun ne passait en espagnol ou en français. Elle aurait pourtant tellement voulu les lui faire découvrir, elle avait l’impression que si elle n’y arrivait pas, il y aurait toujours un vide entre eux, un abîme même, parce que, à ses yeux, c’était fondamental.

Un soir, ils étaient allés jusqu’au Lucerna où passaient encore Les Amours d’une blonde. En désespoir de cause, elle s’était demandé si elle ne pourrait pas lui traduire au fur et à mesure mais il avait trouvé que c’était une drôle d’idée.

– Ne te fais pas de bile, dit Ramon, un jour, je verrai ce film, ils le passeront en espagnol.

– Oui, mais peut-être pas, et tu ne comprendras jamais ce que je voulais te dire.

Elle était navrée qu’ils ne puissent y aller ensemble. C’était ça le plus important. Être ensemble pour partager cette émotion et pouvoir en parler après.

Dans le hall du cinéma, il y avait des photographies du film, elle les replaça dans la chronologie mais elle n’arriva pas vraiment à lui raconter, ce n’était pas l’histoire le plus important mais le reste, ce qu’il y avait dans les regards et les silences et entre les scènes, ce qui n’était pas filmé.

– C’est l’histoire de notre pays depuis près de vingt ans, le résultat de la destruction systématique des individus, les plus belles idées broyées, le mensonge et la lâcheté érigés en principes d’une société figée, le nivellement par la médiocrité et cette conviction profonde, enracinée dans la jeunesse, que seule une troisième guerre mondiale arrivera à nous libérer. Voilà où nous en étions arrivés. Et puis, certains se sont mis à détourner les codes, à écrire entre les lignes, à construire des dramaturgies à double sens, à fabriquer des images qui disent le contraire de ce qu’on voit. Avec humour et dérision, nos armes préférées. Dans ce film, tu aurais vu comment on peut élever l’allusion et le deuxième degré au niveau d’un art de survie, parler de politique d’une façon subversive sans en avoir l’air et raconter ce que vivent les gens, leur tristesse, leur désenchantement, leur désarroi et le fossé immense qu’il y a entre nous sans que la censure s’en rende compte.

Helena avait envoyé un dossier d’inscription à la Famu, l’école de cinéma de Prague. Il y avait plus de candidats que de places disponibles. Elle devait passer devant la commission d’admission. Elle attendait la convocation et craignait d’être recalée.

Parce qu’elle était trop jeune.

Le dimanche 19 juin, il était presque minuit quand on sonna à la porte de la villa. Ramon sortit et, sur le perron, discuta en espagnol pendant une dizaine de minutes avec un homme aux cheveux blancs d’une cinquantaine d’années, vêtu d’un costume élégant, qu’Helena n’avait jamais vu. À travers la fenêtre, elle aperçut Diego qui attendait, garé devant la maison. Puis l’homme monta à l’avant de la voiture qui s’éloigna.

Ramon resta une minute dehors puis rentra. Il lui annonça d’une façon un peu sèche qu’il devait partir le lendemain, il ne pouvait pas en dire plus, ni où il allait, ni combien de temps allait durer son déplacement. C’est pour avoir ce rendez-vous qu’il était venu en Tchécoslovaquie mais sa maladie l’avait obligé à tout reporter. Il n’avait pas le choix et espérait que ce ne serait pas trop long. Une histoire de quelques jours.

Elle sentit qu’il était inutile de poser la moindre question.

Cette nuit-là, il lui fit l’amour avec une intensité particulière, une sorte de rage inconnue. Soudain, elle fut persuadée que c’était la dernière fois, qu’il le savait aussi et qu’ils ne se verraient plus. Elle étouffait, il y avait un cri qui ne sortait pas de sa poitrine. Elle le regarda, il lui sourit, la caressa, elle se colla à lui mais ne dit rien de son pressentiment et se laissa aller comme jamais.

Il était bouillant. Elle se demanda s’il n’avait pas de la fièvre, s’il n’était pas à nouveau malade.

– Tu as incroyablement chaud, dit-il. Tu te sens bien ?

Elle ne savait plus qui d’elle ou de lui avait le corps brûlant. Ou peut-être était-ce tous les deux.

Ils étaient nus l’un contre l’autre dans le noir, ils ne dormaient pas. La lumière du réverbère de la rue passait par les interstices des volets.

– Fais-moi confiance, je vais revenir, dit-il d’une voix douce.

– Tu vas faire quoi après ? Tu vas repartir ?

– Le combat n’est pas fini. Il y a des luttes partout.

– Je ne comprends pas bien. Vous avez réussi à abattre un régime pourri, pourquoi ne pas conforter cette victoire ?

– Tu as raison, après la révolution, il faut construire des usines, des routes et des écoles, cultiver la terre et soigner, mais les bureaucrates prennent le pouvoir et ne le lâchent plus. Les hommes comme moi n’ont aucun avenir.

– Tu vas faire la révolution toute ta vie ?

– J’espère.

– Alors, la révolution, c’est ton métier ?

– D’une certaine façon, oui.

Ramon se leva tôt. Helena dormait encore. Il prit une douche, se rasa de près, mit le costume bleu marine rangé dans l’armoire. Il recommença trois fois son nœud de cravate. Il vérifia que son passeport se trouvait bien dans sa poche, sortit des papiers d’une valise et les rangea dans un cartable en cuir. Ils ne se parlèrent pas beaucoup pendant le petit-déjeuner. Il lui dit qu’elle pouvait rester ici jusqu’à son retour.

Elle fit oui de la tête.

Il y eut deux coups d’avertisseur. Ramon se leva sans avoir fini son café, il regarda par la fenêtre, mit sa veste, écrasa sa cigarette et ajusta sa tenue dans la glace. Il ressemblait à un homme d’affaires. Il posa un baiser sur le front d’Helena, lui caressa la joue, elle prit sa main et l’embrassa. Il s’écarta, sortit sans se retourner. Elle entendit la porte de la villa claquer puis le moteur de la voiture qui s’éloignait, elle resta longtemps à fixer la toile cirée.

Helena rassembla ses affaires et partit dans la matinée. Elle ferma les volets, poussa la porte, et fit à pied les trois kilomètres jusqu’à la gare de Ládví en portant sa valise. Elle ne savait pas trop où aller, elle n’avait rien décidé. En vérité, elle n’avait envie d’aller nulle part. Une impression de chien abandonné. Le train puait la rouille. Ou peut-être était-ce ces banlieusards avec leurs mines de ferraille. Jamais de toute sa vie, elle ne s’était sentie si seule. À cet instant, elle n’était plus sûre de rien, elle se demandait si Ramon l’avait aimée ou s’il avait juste voulu baiser avec elle. Il y a des questions auxquelles il ne faut jamais répondre. Elle hésitait à repartir pour Kamenice.

« Pas tout de suite, pensa-t-elle. Et puis non, qu’est-ce que j’irais faire là-bas ? C’est fini tout ça maintenant. Mais je ne dois pas être prisonnière de cet homme ni de personne. Je dois me débrouiller seule. Oui, il faut que je me secoue. »

Le paysage des usines qui défilait était encore plus sinistre que d’habitude. Elle posa son front contre la vitre froide. Il était là, dans le reflet de la glace, avec son sourire de petit séducteur et son sourcil relevé. Elle ne voulait pas se sentir occupée par lui. C’est ça l’amour, l’envahissement ? se dit-elle. Elle ferma les yeux et pour la première fois entendit les guitares rock joyeuses du film. Et puis, il y eut cette évidence, elle était comme Andula, l’héroïne des Amours d’une blonde, qui, après de vagues promesses, avait cédé au beau pianiste, passade d’une nuit, et se retrouvait délaissée, avec ses illusions perdues. Andula était son amie la plus proche et, comme elle, elle survivrait. Avec lui dans la tête. C’était presque rassurant.

Ce n’était pas du cinéma.

Le train arriva à Prague. Helena ne connaissait personne chez qui débarquer à l’improviste. Elle avait besoin de temps et de tranquillité pour faire le point et savoir ce qu’elle voulait. Il y avait bien l’appartement familial à côté de l’Académie de musique mais Ludvik y habitait et elle ne se voyait pas sonner, l’air enfariné, et lui demander si elle pouvait s’installer. Comme s’il ne s’était rien passé. Elle ignorait ce que Ludvik pensait d’elle. Était-il seulement au courant de ce qui était arrivé ? Elle ne lui avait rien dit. Et il était probable que ni Joseph ni Tereza ne lui en avaient parlé. C’était à elle de le lui annoncer. Elle était incapable d’imaginer sa réaction quand il saurait. Serait-il bouleversé ou en rirait-il ? Ou serait-il violent et en colère ?

Non, pas Ludvik.

Elle alla le chercher à la sortie de son travail. Après la faculté, Ludvik avait été embauché comme journaliste au Rudé právo, le journal du Parti. Elle prit le métro, descendit à la station Jiřího z Poděbrad et, après 15 heures, s’installa au café à l’angle de la rue Slezská. À travers la vitre, elle apercevait la porte du journal. Elle ignorait à quelle heure Ludvik sortirait, et même s’il se trouvait à l’intérieur. Il avait mentionné, avec une certaine fierté, ses horaires élastiques jusqu’au bouclage, à minuit, et elle se demandait si elle devrait patienter si longtemps. Quand il était venu en mars, il avait évoqué quelques tiraillements à la rédaction mais il ne s’était pas étendu sur la question. Elle attendit, les yeux rivés sur la porte d’entrée du journal. Elle prit trois cafés et des petits sandwichs. À 19 heures, elle aperçut Ludvik qui arrivait avec deux hommes. Ils discutaient de l’autre côté de la rue. Elle sortit du café, sa valise à la main, et alla à sa rencontre. Il la découvrit d’un air étonné.

– Helena ! Qu’est-ce que tu fais là ?

Helena n’avait pas prévu cette question, ni celle-là, ni aucune autre.

– J’étais dans le quartier…

– C’est gentil. Tu aurais dû aller à la maison.

– J’ai oublié les clefs.

– Écoute, je rentre de reportage. Je tape mon article et j’arrive. Tu peux m’attendre là si tu veux, ce ne sera pas long.

Le café était rempli de journalistes qui discutaient à voix haute de l’actualité. Elle n’avait pas besoin d’acheter le journal, elle n’avait qu’à les écouter : au Vietnam, les bombardements s’accéléraient, le président Lyndon Johnson menaçait d’envoyer ses bombardiers raser Hanoi et Haiphong. Ce conflit interminable serait probablement au centre des discussions entre Brejnev et de Gaulle qui venait d’arriver à Moscou en voyage officiel. Il ne fallait pas compter sur les Chinois empêtrés dans leur Révolution culturelle pour intervenir. La une du journal se ferait sur la résolution votée à l’unanimité par les participants du XIIIe Congrès du Parti communiste tchécoslovaque qui exigeait l’arrêt immédiat des hostilités.

– C’est sûr que les Américains vont être terrorisés par cette résolution, lança un journaliste.

Les autres, autour de lui, éclatèrent de rire.

Helena les dévisagea avec effarement. Elle n’avait jamais entendu quelqu’un se moquer ouvertement du Parti et que ce soient des journalistes du journal dudit Parti lui paraissait invraisemblable. Elle s’attendait à voir la police surgir qui se précipiterait pour arrêter ces blasphémateurs. Non seulement il ne se passa rien, mais ils continuèrent en toute impunité. Ludvik la rejoignit à 23 h 10, il salua plusieurs personnes de la main, s’assit face à elle et commanda des sandwichs et une bière.

– Tu connais ces gens ? murmura-t-elle à voix basse en désignant le groupe bruyant derrière eux.

– Ce sont des collègues.

– Ils se sont moqués du Parti et des résolutions du Congrès !

– Ce n’est pas grave, ils sont tous membres du Parti. Tu sais ce qu’on dit : « Il ment comme le Rudé právo. » Ils veulent en finir avec ce brouillard permanent dans lequel nous vivons. Les choses changent. On est en train de noyauter le Parti de l’intérieur pour le faire évoluer vers la démocratie. Tu te rends compte, le Congrès vient de voter un programme de libéralisation économique. Ici, nous sommes nombreux à soutenir Dubček et à vouloir en finir avec Novotný et les vieux stals.

– C’est très dangereux ce que tu dis, tu devrais faire attention à ne pas parler en public. Je t’en prie, ne te fais pas remarquer.

– Tu t’intéresses à la politique, maintenant ?

Ludvik avalait les sandwichs comme s’il n’avait pas mangé depuis deux jours, il finit sa bière et en commanda une autre.

– Tu ne manges rien ? demanda-t-il.

– J’ai comme une boule à l’estomac… Ludvik, il faut que je te dise… j’ai rencontré quelqu’un.

Il la fixa, incrédule, et resta silencieux quelques secondes.

– Qu’est-ce que ça veut dire ?

– Ça veut dire qu’entre nous, c’est fini.

– Ah bon.

– Excuse-moi, mais je ne savais pas comment te le dire.

– J’apprécie ta franchise. Au moins, c’est clair.

– Je suis désolée si j’ai été un peu brutale.

– Tu as eu raison, Helena, et moi aussi je vais te dire une chose. Entre nous, ce n’était pas possible. Ça n’aurait pas duré. Notre histoire était induite par nos parents. On suivait le chemin qu’ils nous avaient tracé depuis toujours. On est plutôt comme frère et sœur.

– Tu as de curieuses relations avec ta sœur. Tu as l’air d’avoir oublié, mais c’est toi qui m’as dévergondée et qui voulais sans arrêt qu’on fasse l’amour.

– Je n’ai pas eu beaucoup à insister.

– Oui, mais moi au moins, je ne pensais pas que je couchais avec mon frère.

Ludvik et Helena quittèrent le café avant la fermeture. Un ami journaliste proposa de les avancer en voiture et les déposa au pont Legii. Ils poursuivirent à pied. Ludvik porta la valise jusqu’à la tour de péage et s’arrêta pour allumer une cigarette.

– Attends, dit Helena en ouvrant son sac.

Elle en sortit une boîte allongée et, à l’intérieur, attrapa deux cigares.

– Tu fumes ça ? s’exclama-t-il.

– Tu verras, on s’y fait.

Elle craqua une allumette et, comme elle avait vu Ramon le faire, chauffa le bout du cigare avant de l’allumer et de le donner à Ludvik, puis elle alluma le sien. Ils s’accoudèrent à la rambarde du pont et fumèrent en regardant les eaux noires de la Vltava.

– Les parents t’ont rien dit ? demanda Helena.

– Non, on ne se téléphone pas souvent. Et j’ai été occupé.

– C’est la personne avec qui j’étais qui fumait ça.

– C’est assez fort. Vous n’êtes plus ensemble ?

– Je n’ai pas envie d’en parler.

– Si on ne peut pas se parler tous les deux, avec qui alors ?

– C’est le malade qui a été amené au sanatorium après la finale de hockey. Un étranger, un homme… je ne sais pas comment dire… énigmatique.

– Je ne l’ai pas vu, j’étais déjà parti.

– Jamais je n’aurais cru tomber amoureuse d’un homme comme lui. Ça s’est fait sans que je m’en rende compte. Et maintenant, je suis vraiment accrochée. Il est parti je ne sais pas où et j’ai l’impression d’être comme un avion qui tombe en vrille sans plus personne aux commandes. Il a dû retourner dans son pays et il n’a pas voulu me le dire.

– Tu n’en sais rien en définitive. Tu te fais peut-être des idées.

– Quand il était en face de moi, je le croyais. À cent pour cent. Rien qu’à son regard, j’étais persuadée qu’il disait la vérité. Je n’avais pas le moindre doute. Il a dû réfléchir. On s’est laissé emporter. En vérité, nous n’avons rien à faire ensemble. Tout nous sépare : il a vingt ans de plus que moi, il est marié et il a cinq ou six enfants, il habite à l’autre bout du monde et il a un drôle de métier. C’est pour ça qu’il est parti. Avant que ce soit impossible de revenir en arrière et qu’on soit trop malheureux.

– Qu’est-ce qu’il fait dans la vie ?

Helena allait répondre mais se retint, elle haussa les épaules, tira à deux reprises sur son cigare et suivit des yeux la fumée qui s’élevait.

– Aucune importance. Allons-y.

– Attends, il faut que je te dise quelque chose.

Elle se tourna vers Ludvik qui jeta son cigare dans le fleuve et resta un instant silencieux. Elle dut tendre l’oreille, il parlait à voix basse, comme à lui-même :

– Moi aussi j’ai rencontré quelqu’un, il y a longtemps déjà, ce n’était pas sérieux, la femme d’un collègue, un bon copain, et puis c’est devenu une vraie histoire, je ne peux même pas t’expliquer, on allait se mettre ensemble quand il est tombé malade. En plus, ils ont deux jeunes enfants et il les manipule. Quand on est tous les deux, ça se passe tellement bien mais c’est le reste autour, on n’arrive pas à s’en sortir. Lui, il fait du chantage à l’affection et elle, elle n’arrive pas à couper le cordon. Au début, je pensais qu’il allait se résigner mais ça traîne, maintenant il doit se faire opérer, elle ne sait plus quoi faire, il faudrait qu’on trouve une solution et pour l’instant, il n’y en a pas. On doit attendre que les choses se décantent. Il faut croire que les histoires d’amour sont toujours très compliquées.

– Ce n’est pas l’amour qui est compliqué, c’est nous.

– C’est vrai, quand on était ensemble, c’était simple… Tu m’en veux ?

– Pourquoi ?

– Pour tout ça.

– C’est la vie qui est comme ça.

– Je vais te dire une chose, je ne devrais peut-être pas d’ailleurs, mais je ne regrette rien.

– Moi non plus.

Helena se réinstalla dans sa chambre et retrouva ses affaires avec plaisir. Elle se réveilla en fin de matinée. Ludvik était parti sans la réveiller. En l’absence des parents, l’appartement lui parut encore plus agréable.

Dans l’après-midi, elle passa à la Famu pour voir où en était son dossier mais la responsable ne put lui dire quand la commission d’admission la convoquerait. Peut-être pas avant le mois de septembre. En sortant, elle tomba sur son amie Vera qu’elle n’avait pas vue depuis près d’un an. Vera allait travailler comme deuxième assistante sur le premier long-métrage d’un ancien de la Famu qui serait tourné en Slovaquie fin juillet et elle proposa à Helena de la présenter au premier assistant qui cherchait à renforcer son équipe. Helena accepta avec enthousiasme.

Ludvik avait des horaires très irréguliers. Il s’en fichait et acceptait tout ce que lui demandait son chef de service. Il pouvait suivre les débats ennuyeux d’un congrès sans sourciller, interviewer un cheminot héroïque à l’autre bout du pays ou mener une enquête sur les mérites de la gymnastique collective, il restait enfermé à rédiger ses articles toujours trop longs puis il avait deux jours de repos. Le plus difficile, c’est que chaque jour il voyait Magda, il était si heureux de la voir (s’il ne l’avait pas vue, ç’aurait été encore plus dur), elle travaillait au service des abonnés du journal, elle lui donnait des nouvelles du traitement de Petr, il s’en foutait mais il en demandait quand même, parce que comme ça, il était avec elle. Il y avait des hauts et des bas, les médecins n’avaient pas l’air de savoir. Ludvik avait dit que s’il mourait, ils seraient libres et pourraient vivre ensemble. Lui était prêt à s’occuper des mômes, elle avait été choquée qu’il puisse proférer une horreur pareille. Le soir, il l’accompagnait à l’hôpital, ça leur permettait de rester une demi-heure de plus ensemble, il la laissait à la porte. La veille, il avait même attendu une heure qu’elle ressorte mais quand elle l’avait vu, elle avait éclaté en pleurs et il ne savait pas ce qu’ils allaient devenir.

– Qu’est-ce que tu ferais à ma place ? demanda-t-il à Helena.

– Si elle l’abandonnait maintenant, elle se le reprocherait toute sa vie. Il faut que tu sois patient et que tu tiennes, coûte que coûte.

– On dit que les épreuves renforcent l’amour.

– Oui, c’est ce qu’on dit.

Helena rencontra le premier assistant qui lui demanda d’un ton condescendant pourquoi elle voulait faire du cinéma.

– Parce que ça occupera tous mes jours et toutes mes nuits et qu’il n’y a rien de mieux à faire dans la vie, non ?

Il l’embaucha aussitôt sur le film qui entrait en préparation. Ce n’était pas bien payé mais les frais étaient pris en charge. Helena espérait qu’avec ce travail elle penserait à autre chose qu’à Ramon. Elle l’aida dans le découpage et les repérages. Il n’avait jamais vu une assistante aussi jolie qui bossait autant.

Dommage qu’elle soit aussi revêche.

Un après-midi, n’y tenant plus, Helena prétexta qu’elle était malade et prit le train pour Ládví. Elle se disait que Ramon était peut-être rentré et se morfondait sans savoir comment la retrouver. Elle mit deux heures pour arriver devant la maison fermée. Elle sonna, personne ne répondit. Comment savoir s’il n’était pas revenu et reparti ? Elle posa la question à un voisin qui la dévisagea d’un air méfiant et s’éloigna sans répondre. Elle griffonna quelques mots sur un bout de papier, nota son adresse à Prague. Il n’y avait pas de boîte aux lettres pour le déposer. Elle essaya en vain de le glisser dans l’interstice de la porte, il n’y avait aucun espace pour le faire tenir. Elle se dit qu’il fallait laisser un message qu’il comprendrait s’il le voyait et ne trouva rien d’autre que de nouer son écharpe rouge à un des barreaux de la grille.

Cela faisait maintenant sept jours que Ramon était parti. Sept journées interminables sans nouvelles. Même en allant loin, se disait-elle, même si vous menez de longues négociations politiques, cela ne durait pas aussi longtemps. Pas une semaine. Lui-même n’avait pas l’air de penser que ça durerait autant. Bien sûr, s’il avait dû la prévenir, il n’aurait pas pu la joindre. Combien de temps faudrait-il attendre encore ? À partir de quand devrait-elle estimer que c’était sans espoir ? La seule personne à qui elle pouvait poser la question était Ludvik et il ne connaissait pas la réponse.

Trois jours plus tard, il l’invita à dîner pour lui remonter le moral. Il affichait sa mine des mauvais jours. Après avoir goûté au vin blanc de Moravie, il lui révéla que Petr avait été opéré avec succès. Et le pire, Magda était aux anges.

– En ce moment, dit-il en vidant son verre, je ne suis pas très optimiste. Petr aurait pu mourir, à toi je peux le dire, ça ne m’aurait pas vraiment dérangé. J’aurais été là pour la suite, je lui aurais remonté le moral. Maintenant, il va nous faire une convalescence pendant des mois et il sait se faire plaindre, le salaud. Je crois que ni toi ni moi ne devons nous faire trop d’illusions sur la suite des événements. Ton Ramon, il ne reviendra pas. Dix jours ! Pourquoi est-ce si long ? Où il a pu aller, qu’est-ce qu’il peut faire, hein ? Non, loin des yeux, loin du cœur, il s’est rendu compte que votre histoire était trop compliquée et qu’il s’était mis dans un guêpier pas possible. Il s’est dit, le mieux, c’est de laisser tomber et de se barrer. Il n’a pas eu le courage de te le dire en face, c’est humain. Qu’est-ce que tu vas faire ?

– Pour l’instant, je travaille sur le film. J’escomptais que ça m’occupe la tête mais il est là, comme un fantôme, partout où je vais, il marche avec moi, il s’endort avec moi, il me réveille, il s’incruste dans toutes les personnes à qui je parle. Cela ne me dérange pas vraiment. Même ici, quand je parle, il est là en surimpression. Peut-être que, lorsque le tournage commencera, il disparaîtra.

– J’ai droit à quelques jours de repos, Et si on allait à Kamenice, pour voir les parents, ça te changerait les idées et ça leur ferait plaisir.

– Je n’ai pas envie de les voir. Je t’en prie, ne leur dis rien.

Le jeudi 30 juin, Helena était dans la cuisine en train de préparer le dîner de Ludvik quand retentirent des coups de sonnette appuyés.

– J’y vais, dit Ludvik.

Il revint une minute plus tard, embarrassé.

– Qui c’est ?

– Il y a un type au crâne dégarni et avec un costume bleu marine qui s’exprime en français et demande si tu es là.

Helena ne prit pas la peine de se sécher les mains et d’enlever son tablier. Elle se précipita dans l’entrée. Ramon attendait sur le pas de la porte. Elle s’immobilisa quelques secondes. Bêtement, elle demanda : « C’est toi ? » Elle voulait juste être certaine qu’il ne s’agissait pas d’un de ces mirages diaboliques qui l’avaient trompée si souvent. Elle ne remarqua pas ses traits tirés mais seulement son sourire imperceptible qui s’agrandissait. Un frisson rayonna dans chaque parcelle de son corps et s’attarda dans sa colonne vertébrale, son visage devint rose, sa lèvre inférieure trembla légèrement.

« Faut pas que… », se dit-elle, mais même cette pensée s’évanouit.

En une seconde, la boule au creux de son ventre s’envola et elle retrouva sa légèreté. Il ouvrit les bras, elle s’y jeta.

– Ramon, Ramon, Ramon.

Jamais aucune femme ne l’avait étreint avec autant de force. Ils restèrent longtemps serrés l’un contre l’autre.

« C’est incroyable la force qu’elle a », pensa-t-il en se sentant vaciller.

Elle lui caressa le visage, palpa chaque centimètre de sa peau comme si elle voulait s’assurer que c’était bien lui.

– Comment tu m’as retrouvée ? murmura-t-elle.

– Quand j’ai vu ton foulard à la grille de la villa, j’ai demandé à Sourek où tu étais et il m’a donné l’adresse. Pour ce genre de choses, ils sont très efficaces.

– Tu as l’air fatigué.

– Ça va aller.

– Viens, je vais te présenter à Ludvik.

Il la suivit dans le salon où Ludvik attendait.

– Ludvik, c’est Ramon.

Ils se serrèrent la main avec franchise et Ludvik se demanda en le détaillant : « Mais que peut-elle bien trouver à ce rond-de-cuir ? »

Ludvik lui proposa de partager son repas. Ramon le remercia, il n’avait pas faim. Ils restaient là, à piétiner et à se sourire sans savoir quoi se dire. Helena disparut et revint avec sa veste.

– Merci pour tout, Ludvik, dit-elle. Je n’oublierai jamais. (Elle l’embrassa sur la joue.) Bonne chance et garde espoir.

Ramon et Helena descendirent les escaliers en courant, ils marchèrent en se tenant par la main le long des quais de la Vltava puis remontèrent vers le Château. L’été avait pris possession de la ville. Ramon scruta les statues ailées posées sur les toits des palais, anges déguisés, femmes aguicheuses ou prophètes difformes qui semblaient sur le point de s’envoler ou de se jeter dans le vide. Il remarqua un café avec trois guéridons dehors, ils s’assirent en terrasse et commandèrent des bières.

– Tu ne peux pas savoir à quel point je suis heureuse que tu sois là. J’ai eu peur que tu m’aies oubliée.

– J’étais coincé. Avec la visite de De Gaulle, il y a eu des contretemps, ça a duré plus longtemps que prévu. On a passé notre temps à se faire des reproches. Il n’y a rien à attendre des Russes. Leur communisme n’est qu’une variante du capitalisme. Ce sont les meilleurs alliés des Américains. En fin de compte, cette réunion n’a servi à rien. Ils m’ont baladé. Rien ne bougera plus jamais. Nous avons perdu. Je leur ai dit que j’arrêtais tout.

– De quoi tu parles ?

– De rien. Cela n’a plus d’importance maintenant.

Elle ouvrit son sac, prit son paquet de cigarettes, lui en proposa une.

– J’ai fini tes cigares. Ils ont eu du succès. Regarde ce ciel bleu, Ramon, cette douceur, est-ce qu’on se croirait à Prague ? C’est tellement merveilleux que tu sois là.

– Je suis revenu mais je vais repartir, Helena.

– Ah bon, dit-elle, désappointée.

Il fit oui de la tête. Son visage se contracta.

– Et je voulais savoir si tu accepterais de venir avec moi ?

La jambe d’Helena se mit à trembler, elle craignait de bouger. Elle se demandait s’il avait bien voulu dire ce qu’elle avait entendu ou si c’était encore son imagination qui galopait. Sa respiration s’accéléra comme si elle venait de courir. Elle releva lentement la tête, l’interrogea du regard.

– Oui, je voudrais qu’on parte ensemble. J’ai eu le temps de réfléchir ces derniers jours et je suis sûr de moi, on peut essayer de faire quelque chose ensemble. Je ne veux pas te faire de promesses mirobolantes, ce n’est pas mon genre. Jusqu’à présent, j’étais convaincu qu’un homme n’était pas fait pour vivre toute sa vie avec la même femme mais cette évidence a complètement disparu grâce à toi. Une certitude m’a envahi et je sais aujourd’hui que tu es la femme, la seule femme avec laquelle je veux vivre chaque jour de ma vie. Je me sens neuf comme un jeune homme. Nous pourrions aller dans mon pays, en Argentine. Là-bas, je suis libre de faire ce que bon me semble. À Buenos Aires ou à Córdoba. Si tu savais comme c’est beau Córdoba, comme on y vit bien, comme on y sera heureux. On vivra comme tout le monde, je partirai le matin travailler à l’hôpital, je rentrerai un peu fatigué, et le soir, on se promènera. Le samedi, on ira danser, tu m’apprendras. Toi, je ne sais pas ce que tu feras, tu verras, il y a des tas de choses à faire, on aura des enfants si tu veux, on aura les miens aussi qui pourront venir nous voir, on fera une belle famille ensemble. Et à chaque instant, on se dira quelle belle vie que la nôtre.

– Toi, tu n’es pas fait pour ce genre de quotidien, tu vas regretter.

– Il faut que tu saches une chose, il y avait depuis toujours en moi une violence, une haine même, qui a guidé mes actions ; toi, tu as tué ma colère, elle était tapie dans mon cœur, insatiable, eh bien, cette rage s’est évanouie. Et quand j’ai regardé au fond de moi, il n’y avait plus que toi. Je ne suis pas devenu indifférent au bonheur des hommes, je voulais vraiment changer le monde, je n’ai pas réussi mais au moins, moi, il ne m’a pas changé. Je viens d’avoir trente-huit ans, j’ai consacré ma vie à me battre pour ces idées, à essayer de les faire triompher, j’espère sincèrement que ça se fera mais je ne prendrai plus un fusil pour ça, il y a d’autres chemins. Je ne suis pas certain d’avoir pris les bons. Des gens plus jeunes, avec plus d’enthousiasme et de détermination, y arriveront mieux que moi. Peut-être aurait-il fallu explorer d’autres voies, accepter ce qui m’a toujours répugné, aller plus loin dans la violence, mais je n’ai jamais cru au terrorisme et à la stratégie du désespoir. Si c’est cela la solution, je la refuse, ce n’est pas ma conception de la lutte. Je pense, aujourd’hui, que la partie est truquée et perdue d’avance parce que ceux qui devaient se battre ont trahi leur camp et choisi le confort et la tranquillité. Seuls, nous allons nous faire massacrer. Sans toi, j’aurais continué mais tu es là. C’est toi qui m’as ouvert les yeux et qui me donnes le courage de tourner la page. Il n’y a rien à espérer de l’avenir. Il n’y aura pas de lendemains qui chantent. La seule chose à laquelle on puisse s’attendre, c’est que demain soit pire qu’aujourd’hui. C’est pour cela que nous devons être heureux, ensemble et maintenant.

– Mais la révolution, c’était ton idéal.

– Tout est fini, Helena. Depuis longtemps d’ailleurs, mais je n’en avais pas pris conscience. Les Russes veulent par-dessus tout que rien ne change et ils nous abandonnent. Nous n’avons plus aucune chance de nous en sortir par le combat. On doit donc essayer une autre voie. Ce qu’on n’a pas pu arracher par les armes, il faut l’obtenir par la négociation et le parlementarisme. J’avais préparé plein d’autres choses à te dire pour te convaincre de m’accompagner, que j’étais certainement le meilleur homme que tu pourrais jamais rencontrer, que notre différence d’âge ce n’était rien du tout parce que le plus important c’est de s’aimer, j’avais trouvé des tas d’arguments formidables mais je ne m’en souviens plus. Ah oui, je voulais te dire que tu ne me connais pas encore, je sais faire plein de choses, et j’espère que tu vas accepter parce que sinon, je ne sais pas ce que je vais devenir.

Pour se donner une contenance, Helena prit son verre mais il était vide. Elle alluma une cigarette.

– Si tu as besoin de temps pour réfléchir, ce n’est pas un problème, prends le temps qu’il te faudra, c’est normal. Et pose-moi toutes les questions que tu veux. J’ai envie d’une cigarette aussi.

Elle lui donna sa cigarette.

– C’est tout réfléchi, dit Helena. On part quand tu veux et où tu veux. Je suis infiniment heureuse, Ramon, tu ne peux pas savoir. Mais il y a une chose que je veux te demander avant. Une seule.

– Bien sûr.

– Pour moi, c’est important, très important même. Tout le reste, je m’en fous. Promets-moi de me le dire si un jour tu changeais d’avis. Je t’en prie, Ramon, ne me mens jamais.

– Je te jure, je te dirai toujours la vérité.

On voudrait toujours rester le même mais ce n’est pas possible, la vie c’est l’évolution. L’homme que je suis aujourd’hui n’est pas celui d’il y a dix ans. La révolution, c’est une affaire de jeunesse, on ne peut pas continuer la guérilla jusqu’à devenir un vieillard, non ? Il faut être fort, sans états d’âme et plein de certitudes. Quand un révolutionnaire n’a pas la chance de mourir jeune, il finit obligatoirement dictateur et bourreau. Saint-Just est mort à vingt-sept ans. À un moment, le courage consiste à s’arrêter et à passer à autre chose. Un jour, il faut poser son sac, baisser son fusil, vivre une vie d’homme et élever des enfants. Je ne peux pas continuer à être le seul révolutionnaire de la terre. Ma décision est prise, je vais redevenir médecin. À Córdoba, j’espère. Je pars avec Helena, c’est la femme avec qui je veux vivre. Je lui ferai connaître l’Argentine, mon père et ma famille, elle apprendra l’espagnol et se sentira vite chez elle car c’est un pays accueillant. Mais je pourrais vivre n’importe où avec elle. Quand elle le voudra, nous aurons des enfants. Je tourne une page de ma vie et vais découvrir l’anonymat des gens heureux. Nul n’entendra plus jamais parler de moi, et, d’ici un an, personne ne se souviendra de moi.

Ils se réinstallèrent dans la villa de Ládví. Comme s’il n’y avait eu aucune interruption. À deux reprises, Helena posa des questions à Ramon sur ce qui s’était passé pendant son déplacement. Il fumait des cigarettes qu’il sortait d’un paquet de couleur bleue avec des caractères cyrilliques, il répugnait à en parler.

– À quoi ça sert de discuter quand on sait qu’il n’y a aucune solution ? répétait-il. Je leur ai annoncé qu’ils ne devaient plus compter sur moi, que je voulais faire autre chose de ma vie.

– Et qu’est-ce qu’ils t’ont répondu ?

– Rien. Il est question qu’on parte le 19 juillet. Tu n’as pas changé d’avis ?

– Si tu crois que tu vas te débarrasser de moi aussi facilement, tu te trompes, Ernesto.

– Je préfère que tu m’appelles comme ça. Ramon était un imposteur.

– Pour moi, tu seras toujours Ramon, mais j’aime Ernesto aussi.

Ramon l’encourageait à retourner à Kamenice deux ou trois jours, il lui proposa même de l’accompagner et de s’expliquer avec son père.

– Tu ne vas quand même pas aller demander ma main à Joseph. D’abord à notre époque, ça ne se fait plus, et ensuite que feras-tu s’il te dit non ?

– Je l’apprécie beaucoup et il m’a sauvé. On se serait parlé, il aurait compris. On se serait quittés en bonne entente.

– Je ne suis pas assez courageuse pour le lui dire en face.

– Réfléchis bien, Helena, si ça se trouve, tu ne le reverras pas avant longtemps ou peut-être même jamais.

– Ne me dis pas une chose pareille.

– Vas-y seule alors.

L’idée de se retrouver en face de son père lui paraissait une épreuve insurmontable. Elle craignait son regard quand elle lui annoncerait qu’elle l’abandonnait pour toujours. Joseph ne lui ferait aucun reproche, elle le connaissait, il lui souhaiterait d’être heureuse et affirmerait, avec sincérité, que son seul désir était son bonheur. C’était elle qui ne pouvait se résoudre à l’embrasser pour la dernière fois de sa vie.

Comment peut-on se dire adieu quand on s’aime autant ?

Quand on se sépare, c’est avec l’espoir de se retrouver un jour, sinon c’est comme mourir chacun de son côté. Elle décida de lui écrire. Elle s’assit dans un fauteuil du salon, un bloc de papier sur les cuisses, elle marqua : « Joseph » en haut de la page et resta avec le stylo en l’air sans savoir comment poursuivre. Il y avait tant de choses qu’elle voulait lui dire, cette vieille cicatrice qui la faisait encore souffrir et dont elle n’arrivait pas à se dépêtrer. Elle griffonna, biffa, ratura et, à la quatrième tentative, se leva et rangea le bloc de papier.

– Je lui téléphonerai avant de partir. Ce sera plus… enfin moins…

Le vendredi, Helena téléphona au premier assistant et lui annonça qu’elle devait renoncer au film. Il voulut savoir pourquoi, elle n’avait pas envie de discuter, il essaya de l’en dissuader, elle raccrocha rapidement. Elle passa à l’appartement familial mais Ludvik n’y était pas. Elle lui téléphona au journal pour l’informer. Il lui souhaita bonne chance. Elle récupéra quelques affaires. Huit jours à patienter avant de prendre l’avion pour Vienne, puis Alger pour Lisbonne et Rio ou peut-être Madrid pour Mexico, puis l’Argentine, mais il pouvait y avoir un vol par Dakar. Ramon ne savait pas encore précisément quel chemin ils emprunteraient pour Buenos Aires ni s’ils devraient s’arrêter en route quelques jours pour régler certaines affaires ou voir certaines personnes, il restait évasif et attendait des réponses.

Quand Ramon retrouva Helena à la villa, il avait l’air ennuyé. L’ambassade cubaine tardait à lui donner son parcours. De plus, Helena devait impérativement obtenir un visa de sortie. Ramon avait demandé qu’elle en soit dispensée mais c’était impossible. Cela ne devait être qu’une formalité.

Le lendemain, Diego les déposa devant le 4, rue Bartolomejska. Helena connaissait de réputation cette adresse sinistre et entra dans le bâtiment avec appréhension. C’était le siège de la Sécurité intérieure. Beaucoup de gens qui y avaient pénétré n’en étaient jamais ressortis. Les Pragois faisaient un détour pour éviter de passer sur ce trottoir où certains juraient avoir entendu des hurlements monter du sous-sol.

Surtout la nuit.

Sourek les reçut avec une déférence un peu forcée, il les précéda dans un bureau anonyme du rez-de-chaussée et sortit deux imprimés d’un classeur. Il commença par parler en tchèque à Helena mais Ramon l’interrompit et voulut qu’il s’exprime en français.

– Il existe deux visas de sortie, poursuivit Sourek, le visa numéro 1 à date fixe où votre retour est prévu de façon impérative, et vous ne devez pas manquer de rentrer au jour dit, et le visa de sortie sans date de retour qui implique que vous renoncez à revenir en Tchécoslovaquie.

– Je ne sais pas quand je reviendrai, répondit Helena.

– Donc, c’est définitif. Vous avez bien conscience de ce que cela veut dire ?

– Il n’y a pas moyen de faire autrement ? demanda Ramon.

– Pas à ma connaissance. Si vous souhaitez quitter le pays de façon définitive, nous vous accorderons le visa numéro 2, il n’y aura aucun problème. Mais si vous souhaitez revenir un jour, il faudra remplir à ce moment-là une demande de visa d’entrée depuis une ambassade et je ne peux pas vous garantir qu’il sera accordé. Je crois qu’il n’y en a jamais eu. Je préfère être franc pour que vous preniez votre décision en connaissance de cause.

– Vous faites du chantage ! s’exclama Ramon.

– J’exécute les ordres, ce n’est pas moi qui décide. Je dois ajouter que souvent, le visa numéro 2 entraîne une destitution de la nationalité tchèque.

– Ce n’est pas normal ! s’exclama Helena.

– Écoute, si tu veux réfléchir, dit Ramon, il est encore temps. On n’est pas pressés. On peut rester ici. Après tout, on n’en a pas parlé mais on pourrait s’installer à Prague.

Sourek fixa Ramon, se demandant s’il était sérieux ou s’il plaisantait.

– Ma décision est prise, dit Helena calmement. Je veux quitter ce pays.

– Comme vous le souhaitez.

Il lui présenta le formulaire 2, elle remplit les cases et le signa. Sourek vérifia que tout était conforme, il eut l’air satisfait, tamponna le document et le signa à son tour.

– Vous aurez votre visa dans quelques jours.

Helena n’avait pas le moral. Elle était persuadée qu’on ne lui donnerait jamais ce visa et qu’elle resterait prisonnière à jamais mais Ramon était catégorique : les autorités tchèques ne pouvaient rien lui refuser et elle se laissait convaincre. Il s’amusait à la taquiner :

– En vérité, je me demande si tu m’aimes vraiment ou si tu profites de moi pour fuir ce pays.

– Je vivrais avec toi n’importe où. Même à Prague si on n’avait pas pu faire autrement. Mais ce sera tellement mieux de vivre dans un monde où il n’y a pas de police politique, où l’on peut faire ce qu’on veut, voyager sans entraves, s’exprimer sans avoir à se surveiller en permanence, à jurer qu’on est heureux quand on crève de peur. C’est vrai, je veux m’en aller parce que je sais que le bonheur, je ne le connaîtrai jamais ici.

Ramon ne s’était pas trompé. Cinq jours plus tard, Sourek apporta le précieux visa dans une enveloppe marron. Jamais, précisa-t-il, cela n’était allé aussi vite. Probablement attendait-il un remerciement pour sa diligence. Il fut dépité que Ramon le reçoive sur le perron et lui claque la porte au nez.

– C’est le visa numéro 2, dit Ramon à Helena. (Il examina le document avec attention.) Il y a six tampons ! Avec ça, tu es sûre que Brejnev en personne a donné son feu vert.

– Tu plaisantes ?

– Pas tant que ça. Ici, rien ne se fait sans l’accord du KGB. On prend l’avion le 19 juillet pour Moscou, ensuite direction Buenos Aires, mais je ne sais pas où nous ferons escale.

– Tu es sûr que tu ne veux pas retourner à Cuba ?

– Je n’ai plus rien à y faire. Bien sûr, il y a ma famille là-bas, on pourra quand même les voir. J’espère qu’ils viendront en Argentine embrasser le docteur Guevara.

– À Cuba, tu étais médecin aussi ?

– Tu ne devineras jamais ce que je faisais.

Elle resta quelques secondes dans l’expectative.

– … J’étais banquier, je dirigeais la Banque nationale.

– Toi ! Mais tu étais compétent ?

– Absolument pas. Ça s’est fait d’une curieuse façon. Après la prise du pouvoir, on était réunis autour d’une immense table. À l’autre bout, Castro désignait le responsable de chaque ministère. À un moment, je l’entends demander : « Y a-t-il un communiste dans la salle ? » Moi, je lève la main. J’étais le seul d’ailleurs. J’ai été très surpris quand il a poursuivi d’un air étonné : « Bon, Ernesto, tu es nommé président de la Banque nationale. » Je ne m’y attendais pas, surtout que je n’y connais rien et que l’argent ne m’a jamais intéressé. Après la séance, je suis allé le voir et je lui ai demandé pour quelle raison il m’avait désigné. Il m’a répondu : « Quand j’ai posé la question : “Y a-t-il un économiste parmi vous ?” tu as levé la main… » Au départ, cela n’a pas été facile, crois-moi, mais je me suis accroché, cela m’a appris que je pouvais tout faire, même ce que je n’aimais pas.

Avant le départ, Ramon fut occupé par des réunions à l’ambassade dont il ne voulait pas parler. Diego venait le chercher le matin et le ramenait le soir. Le 18 juillet, il confirma à Helena que le départ était prévu pour le lendemain après-midi.

Il voulut faire un dernier tour dans Prague, ils arpentèrent la vieille ville, montèrent jusqu’au Château et dînèrent dans un restaurant que Ramon appréciait.

Pendant la nuit, Helena ne cessa de tourner dans le lit sans trouver le sommeil. Elle se leva sans réveiller Ramon, passa dans le salon et s’assit dans le fauteuil. Elle cala le bloc de papier sur ses cuisses.

« Je suis au pied du mur, se disait-elle. Je ne peux pas partir sans lui écrire. Ce n’est pas possible. Il ne comprendrait pas. »

Elle écrivit en haut à droite : « Prague, mardi 18 juillet 1966 », et en dessous : « Joseph ». Elle alluma une cigarette puis resta longtemps devant la feuille blanche sans savoir par quoi commencer…

Il est tard et, au dernier moment, je trouve enfin le courage de me lancer. Depuis un mois que nous sommes ici, je n’ai pas réussi à t’écrire, encore moins à te téléphoner. Tu as dû attendre un mot ou un appel et être déçu de mon silence. Ce n’était pas que je redoutais quoi que ce soit de toi. C’était de moi que j’avais peur et aussi de réveiller de vieux démons.

Ramon dort dans la chambre à côté. Nous allons partir ensemble. Oui, nous partons demain en Argentine. Nous allons vivre là-bas, dans son pays. Il me l’a demandé et je n’attendais que ça. Je veux te dire que je suis immensément heureuse. J’ignore combien de temps cela durera, huit mois ou huit ans, je ne me pose pas la question, je pars sans autre espoir que de vivre avec cet homme au jour le jour et le temps qui nous sera donné. J’ai la certitude que chaque jour que je vivrai avec lui sera le plus beau de ma vie.

C’est tellement loin où nous allons, tellement différent d’ici. Il y a un Mur entre nous. Et il n’est pas près de tomber. C’est vrai, il se peut que nous ne nous revoyions jamais, rien que d’écrire ces mots est une déchirure. C’est tout cela que je n’arrivais pas à te dire avant.

Et puis, son ombre est revenue me hanter. Au moment de m’enfuir, comme elle, sans te prévenir ni me retourner, je me dis que je ne t’ai pas beaucoup aidé. Je ne t’ai pas tendu la main, je t’ai laissé avec ta douleur, je le regrette maintenant. Nous avons porté cette plaie béante chacun de notre côté sans oser nous en parler, je sais que tu n’as jamais cessé de penser à elle et que mon départ va raviver cette douleur. Peut-être aurais-tu voulu que nous la partagions mais j’avais fermé la porte pour ne pas sombrer. Tu n’auras pas eu de chance avec les femmes de ta vie.

Quand j’écris cela, je suis bouleversée parce que ni toi ni moi n’étions préparés à cette séparation brutale, mais j’ai la sensation d’accomplir mon destin. Tu m’as toujours appris qu’il ne fallait ni se trahir ni calculer ses sentiments, et tu m'as si souvent répété que, quand on a la chance de connaître le bonheur, même fugitivement, on n’a pas le droit au moindre remords, que j’ai la conviction de t’être fidèle et je sais aussi que, malgré la tristesse, malgré l’abandon, tu seras heureux pour moi et ne m’en voudras point.

Nous penserons l’un à l’autre chaque jour de notre vie et rien, jamais, ne pourra rompre ce lien.

Au revoir, papa.

Leurs affaires ne prenaient pas trop de place. Celles de Ramon dans une valise plus petite que celle d’Helena. Diego les chargea dans le coffre. Ramon devait passer à l’ambassade pour régler certains détails, il ne savait toujours pas si un rendez-vous était prévu ou non à Moscou. Helena avait décidé de faire un saut à l’appartement. À cette heure, Ludvik serait certainement au journal. Elle lui laisserait la lettre pour qu’il la remette à Joseph quand il irait à Kamenice dans les prochains jours. Il y avait aussi quelques livres qu’elle n’imaginait pas ne plus avoir à portée de main.

– Est-ce que je peux prendre une autre valise, uniquement avec des livres ? demanda-t-elle.

– Emporte tous les livres que tu veux, tu n’es pas près d’en trouver en tchèque. On se retrouve à l’aéroport. Si tu veux, Diego peut venir te chercher pour t’y conduire.

– Je n’en ai pas pour longtemps. Je prendrai le bus. Je préfère. Je veux faire mes adieux à Prague.

Quand ils quittèrent la villa, ils ne prêtèrent pas attention à une voiture noire qui les suivait discrètement (mais toutes les voitures étaient noires). Diego laissa Ramon à l’ambassade et déposa Helena à côté de l’Académie de musique. Elle pénétra dans l’immeuble sans remarquer la voiture noire qui se garait à proximité.

L’appartement familial était silencieux. Ludvik avait dû partir tôt car son lit était défait et la vaisselle s’empilait dans l’évier. Elle posa la lettre bien en évidence sur le buffet et lui écrivit un mot pour lui demander de la remettre à Joseph.

Mon Ludvik,

Je pars dans trois heures pour l’Argentine et, malheureusement, je crains que nous ne nous revoyions plus. Notre pays me sera bientôt interdit, j’en suis triste bien sûr, mais je ne regrette pas ma décision. Je voulais te dire que tu auras toujours la première place dans mon cœur. Tu resteras à jamais mon meilleur ami. Je compte sur toi pour remonter le moral à Joseph. Il ne sait rien encore. Ça va lui faire un choc. Accompagne-le. Il t’aime comme son fils. Dis-lui que je suis heureuse. Je prends quelques livres dans la bibliothèque, j’espère qu’ils ne te manqueront pas. Je garde la clef de l’appartement avec moi et tant que je vivrai, je conserverai un infime espoir de revenir et de vous serrer tous contre mon cœur.

Helena récupéra des vêtements dans son armoire. Puis elle se mit à choisir les livres, resta un long moment à effleurer les rayons de la bibliothèque, passant en revue ses compagnons de jeunesse. Elle se trouva confrontée à un dilemme imprévu. Il y avait ceux qui étaient comme des petits cailloux dans sa mémoire, à côté desquels elle était passée. Cela valait-il la peine de s’en charger, de faire confiance à la critique qui affirmait qu’ils étaient indispensables ? Elle se dit qu’il fallait avancer, que ceux qui étaient lus n’étaient plus à lire. La valise n’était pas assez grande pour les contenir tous. Elle dut en écarter certains, elle les soupesa, se demanda si elle arriverait jamais à aimer autant Joyce qu’Hemingway. Elle emporta Lumière d’août, pour rien au monde elle ne s’en serait séparée. Elle jaugeait ses vieux Faulkner quand le téléphone se mit à sonner. Elle hésita un instant et, au bout de cinq sonneries, elle décrocha.

– Allô, Ludvik ! fit une femme.

Helena ne reconnut pas immédiatement cette voix affolée.

– Tereza, c’est toi ?

– Oui. Qui c’est ?

– C’est moi, Helena.

– Ah, tu es à la maison, oh, mon Dieu, ton père a été arrêté !

– Quoi ?

– Ce matin, à l’aube, ils ont débarqué et ils l’ont emmené.

– Pourquoi ?

– Ils n’ont rien dit. Ç’a été très brutal. Ils ont cassé la porte, ils l’ont même frappé au visage, il a saigné du nez.

– Mais pourquoi ?

– Il a protesté, il s’est énervé, il n’aurait pas dû. C’était la Sécurité intérieure.

– Tu es sûre ?

– Malheureusement, je les connais. J’ai eu suffisamment affaire à eux.

– Qu’est-ce qu’il a fait ?

– Rien du tout. Il y a des années qu’il ne s’occupe plus de politique. Je ne sais plus quoi faire, j’ai appelé un vieil ami au ministère mais il n’est pas encore arrivé. Je me disais que Ludvik, lui, il saurait. Il n’est pas là ?

– Il doit être à son travail. Quand je suis arrivé, il était parti. Mais je vais l’appeler. Ne t’inquiète pas, ça ne peut pas être grave, ça doit être une erreur ou…

Elle ne finit pas sa phrase. Une angoisse soudaine l’envahit, elle fronça les sourcils, sa respiration s’accéléra.

– Helena, ça va ?

– Oui, Tereza, je vais lui téléphoner. Je te tiens au courant.

Helena raccrocha. Elle se sentait emportée par une vague qui la suffoquait, elle résistait, luttait contre une idée horrible qu’elle refusait de formuler. Pourtant, Joseph lui avait si souvent répété que les coïncidences n’existaient pas. Pas dans ce pays. Elle redoutait le moment où elle devrait se confronter au hasard.

« Non, ce n’est pas possible, se disait-elle. Il ne peut pas y avoir de relation. »

Elle chercha le numéro de téléphone du journal dans son carnet, le trouva sur un exemplaire du Rudé právo qui traînait. La standardiste lui demanda de patienter. Helena adressa une prière à un dieu inconnu pour que Ludvik lui réponde. Après l’avoir fait attendre une minute, la standardiste lui annonça que Ludvik était en reportage à l’extérieur et qu’il ne repasserait pas avant le soir. Helena ne voulut pas laisser de message. Sa main tremblait en raccrochant.

Le carillon de la porte d’entrée retentit.

Elle se précipita, persuadée que Ludvik revenait et que ses ennuis allaient disparaître. Elle ouvrit au lieutenant Sourek. Il était accompagné d’un homme plus jeune, lui aussi en uniforme. Sourek la salua d’un mouvement de tête et entra sans demander l’autorisation. L’autre policier resta en retrait, les mains croisées derrière le dos.

Helena recula comme un automate jusqu’au mur. Elle aurait voulu s’évaporer, se fondre dans le papier peint, elle s’attendait à ce qu’il la frappe ou sorte son revolver et lui tire dessus à bout portant. Elle n’était pas effrayée à la pensée de mourir. Mais Sourek pénétra dans le salon, se retourna, lui sourit et attendit qu’elle le suive.

– Asseyez-vous, dit-il d’une voix basse.

Elle se laissa tomber dans le fauteuil. Il s’assit face à elle et consulta sa montre.

– Nous avons peu de temps devant nous, poursuivit-il d’un ton très doux, comme s’il faisait la conversation à une amie. Nous ne nous connaissons pas très bien. Nous n’avons pas eu l’occasion de beaucoup discuter à Kamenice. Les circonstances étaient si particulières. Vous savez qui je suis ? (Helena fit oui de la tête.) C’est bien. Moi, je sais deux trois choses sur vous. De mauvaises fréquentations. Un état d’esprit individualiste comme les jeunes de nos jours. Nous avons un dossier sur vous. Tereza vous a informée de l’arrestation de votre père. Je dois vous dire que c’est grave. Très grave même.

– Qu’est-ce qu’il a fait ?

– Il est accusé de trahison et d’espionnage.

– Vous vous trompez ! Il se préoccupe uniquement de soigner des malades.

– C’était en effet une couverture pratique.

– C’est invraisemblable.

– Les proches des criminels sont les derniers à se douter de leurs agissements. Mais je ne suis pas venu pour discuter de la culpabilité de votre père. Il avouera. Tout le monde avoue. Nous avons sur lui un vieux et gros dossier qui remonte à la disparition de Pavel Cibulka. Vous étiez très jeune à l’époque mais vous avez dû en entendre parler. Votre père l’a aidé à s’enfuir. D’autres crimes encore. Plus récents. Nous avons des témoins. Il y aura un procès et il sera condamné. Obligatoirement. Pour ces crimes, la sanction habituelle est la peine de mort. Par pendaison. Ce n’est pas une certitude absolue, il peut être condamné à perpétuité, envoyé dans un camp de travail. C’est assez dur à vivre à ce qu’il paraît.

– Pourquoi vous acharner sur lui ? Je vais en parler à Ramon.

– Votre père peut aussi avoir une crise cardiaque cette nuit. Sait-on jamais ? À son âge, avec la fatigue, la tristesse. Ou dans quelques jours. Malheureusement, vous allez partir et vous ne pourrez pas le soutenir dans cette épreuve.

Helena le dévisageait, essayant de décrypter le sens caché des mots. Sa panique avait disparu. Sourek affichait un sourire contrit puis il regarda à nouveau sa montre. Un silence pénible s’installa, troublé par le tic-tac de l’horloge, le second policier ressemblait à une statue. Sourek prit une cigarette, l’alluma sans en proposer une à Helena. Il souffla la fumée en hauteur et agita la main pour la disperser.

– Vous devriez vous dépêcher, vous allez rater le départ, lança-t-il. Vous avez rendez-vous dans quarante minutes. L’avion ne vous attendra pas.

– Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-elle.

Sourek soupira et fixa ses ongles.

– Il existe une possibilité de sauver votre père. Une seule.

Il tardait à continuer, comme s’il voulait ménager son effet. Son sourire amical restait accroché à ses lèvres.

– Je vous en prie, murmura Helena.

– Je vais être direct, écoutez bien ce que je vais vous dire, je ne le répéterai pas. Si vous renoncez à partir, si vous restez ici, nous abandonnerons les poursuites contre votre père. Il sera libéré très rapidement. Il pourra reprendre ses activités. De votre côté, vous suivrez vos études à l’Académie du cinéma. Et on oubliera tout. La vie reprendra comme s’il ne s’était rien passé. Si vous décidez de partir, il sera condamné. Son destin est entre vos mains. À vous de choisir.

– Et Ramon ?

– Il doit s’en aller. Sans vous. C’est la condition sine qua non du marché.

– Je ne sais pas s’il va accepter.

– À vous de lui dire que vous avez changé d’avis : vous avez réfléchi, vous ne voulez plus partir, vous ne l’aimez pas assez pour tout abandonner.

– Il ne me croira pas.

– Peu importe qu’il vous croie. L’important, c’est qu’il s’en aille.

– Et s’il refuse ?

– Tant pis pour votre père. Vous devez le convaincre.

– Pourquoi faites-vous ça ?

Sourek allait répondre, se retint, haussa les épaules, écrasa sa cigarette.

– Si vous êtes d’accord, dans une demi-heure, vous appellerez l’aéroport. Vous pourrez vous entretenir avec Ramon. Je vous laisse réfléchir.

– C’est tout réfléchi.

– Non, non, pas de précipitation. Quelle que soit votre décision, je veux que vous en pesiez les avantages et les inconvénients. À tête reposée. Vous n’aurez jamais dans votre vie de choix plus important à faire, vous pouvez y consacrer un peu de temps.

Il prit une autre cigarette dans son paquet. Cette fois, il lui en proposa une.

Helena ferma les yeux pour se concentrer sur Joseph. Elle avait déjà pris sa décision. Il ne lui avait pas fallu plus d’une demi-seconde. Elle était sûre d’elle. Elle ne savait pas si c’était bien ou pas, c’était une évidence, il n’y avait même pas à en discuter. Ce n’était même pas un choix. L’alternative n’existait pas. À ce moment précis, devant ses yeux clos, ce n’était pas le visage de Joseph qui surgissait, pas celui de Ramon non plus. Christine s’imposait. Qu’elle avait refoulée depuis dix ans. Dont il ne restait qu’une photo à la maison. Une seule qui avait échappé au feu expiatoire de Joseph. Une photo en noir et blanc aux bords dentelés, noircie par la flamme sur le côté droit, trouvée par hasard dans Lumière d’août. Un champ avec, en arrière-plan, une meule de foin et, plus loin, un morceau de rivière entre des sapins. La mère donnait la main à sa fille. Helena devait avoir sept ans et un fichu blanc sur la tête. Peut-être l’été avant sa disparition ? On ne voyait pas bien le regard de Christine qui plissait les yeux face au soleil. Oui, Christine lui donnait la main, elle n’imaginait probablement pas qu’elle allait la lâcher pour toujours. Il ne lui restait de sa mère que cette unique image. Elle n’en conservait aucune autre. Tout le reste avait été effacé. Helena se souvenait de cet après-midi plein de soleil, de cette lumière blanche, de leur promenade au bord de la rivière et de leurs rires. Ou peut-être avait-elle fabriqué ces souvenirs ? C’est souvent ce qui arrive quand on en a tellement besoin.

Sourek répéta à Helena ce qu’elle devait dire et taire, ce qu’elle devait obtenir et la meilleure manière d’y arriver. Un peu pédagogue, un peu metteur en scène. Il lui proposa des phrases qui avaient fait leurs preuves et lui suggéra le ton à employer :

– Soyez sèche et très calme. Restez maîtresse de vous. Très important, conservez une diction posée. Vous êtes déterminée. Vous ne serez ni la première ni la dernière à changer d’avis. Il ne comprend pas ce que vous dites ? Votre revirement est incompréhensible ? Tant mieux, il sera déstabilisé. Vous n’avez ni à vous expliquer, ni à vous justifier. Ce qu’il pensera de vous ou ses états d’âme n’ont plus aucune importance. Surtout, ne lui répondez pas. Vous n’êtes pas là pour discuter mais pour signifier votre décision.

Sourek s’assura qu’elle avait parfaitement compris les conditions du marché, lui promit que Joseph serait libéré aussitôt Ramon envolé, elle pouvait avoir confiance. Pas question qu’il s’engage par écrit. Sa parole était suffisante. Il n’avait aucune raison de lui mentir. Aucun intérêt surtout. Joseph était juste une monnaie d’échange. Il la laissa avec son assistant.

Il y avait peu de voyageurs dans l’aéroport de Ruzyněĕ. Sourek repéra immédiatement Ramon assis à la cafétéria du rez-de-chaussée. En vrai professionnel, il prit le temps de l’observer. Avec son costume, sa cravate unie et son crâne dégarni, Ramon ressemblait à Monsieur Tout-le-monde. Une valise marron était posée près de la table. Personne ne lui prêtait la moindre attention. Ramon lisait un livre, fumait une cigarette et, de temps en temps, guettait l’arrivée d’Helena. Il regarda sa montre, reprit sa lecture. Sourek fit un signe de la main à une hôtesse derrière un guichet puis se dirigea vers Ramon. Ce dernier dressa la tête en entendant son nom dans le haut-parleur et aperçut en même temps Sourek qui venait vers lui.

« Monsieur Ramon Benitez est demandé de toute urgence à l’accueil des passagers », répéta le haut-parleur.

– Je crois que vous êtes demandé à l’accueil, dit Sourek.

Ramon se leva et suivit Sourek, qui interrogea l’hôtesse et traduisit pour Ramon.

– On vous demande au téléphone.

Sourek désigna la cabine située derrière le stand. Ramon y pénétra, ferma la porte et décrocha le combiné.

– C’est moi, Ramon, je ne savais pas comment te joindre, dit Helena.

– Ça va ? Tu es en retard. Tu veux que Diego vienne te chercher ?

– Ce n’est pas la peine, je ne viendrai pas.

– Qu’est-ce que tu dis ?

– Je ne partirai pas avec toi.

– Mais pourquoi ?

– Je ne suis pas prête à tout abandonner, à partir à l’autre bout du monde, à quitter ma famille. Pas encore.

– Ce matin…

– Je sais mais c’est trop précipité, ça va trop vite.

– On avait décidé, c’était d’accord.

– Ramon, j’ai besoin de plus de temps.

– C’est maintenant qu’on doit partir. Après, ce ne sera plus possible. Tu as un visa, c’est une chance, profites-en.

– Plus tard, peut-être.

– Qu’est-ce que tu crois ? Il a fallu que je me batte pour l’obtenir. Tu n’en auras pas d’autre.

– Je ne peux pas partir comme ça.

– Helena, je ne pourrai pas t’attendre. C’est notre vie qui est en jeu. Ne gâche pas tout. On sera heureux, je te le promets, nous deux ce sera une histoire merveilleuse.

– Je t’en prie, n’insiste pas, je ne veux pas partir.

– Mais je m’en fiche de l’Argentine, moi ! Si tu y tiens, je veux bien rester ici. Tu vois, comme ça, il n’y aura pas de problème, plus besoin de visa. On s’installe à Prague. Tous les deux. Ça te va comme ça ? Ta vie ne changera pas, c’est moi qui m’adapterai.

Helena fut prise de court. Elle ne savait pas quoi répondre. Cette hypothèse n’avait pas été envisagée. Elle interrogea du regard le policier qui suivait l’entretien avec l’écouteur. Ce dernier secoua la tête. Il n’avait pas d’arguments à lui proposer. Helena hésita.

– Allô, Helena ? fit Ramon. Tu m’écoutes ? Qu’est-ce que tu en penses ?

– Tu n’as pas compris, je ne veux plus vivre avec toi. C’est fini, tous les deux. Tu dois partir seul.

Ramon écarta le combiné, il avait la bouche ouverte, cherchait son souffle. Un instant, il pensa avoir une crise d’asthme, fouilla dans sa poche mais il n’eut pas besoin de son inhalateur et retrouva une respiration hachée. Il ferma les yeux, tentant de rassembler ses esprits. Quand il les rouvrit, à travers la vitre il aperçut Sourek.

– Qu’y a-t-il, Helena ? Il y a un problème ?

– Mais non.

– Que tu aies peur de partir, d’abandonner ton pays, ta famille, je peux le comprendre, c’est une décision difficile. Mais que tu me dises que tu ne veux plus de moi, comme ça, au téléphone, c’est incohérent. Que se passe-t-il ?

– Rien, j’ai changé d’avis, c’est tout.

– Je ne te crois pas. Je te connais et je ne te crois pas. On va en discuter de vive voix. Tu es où ? Chez toi ?

– Oui.

– Ne bouge pas, j’arrive.

– Et ton avion ?

– Je m’en fous de l’avion !…Dis-moi, Helena, ils t’ont fait du mal ?

Helena se tut, elle serra les lèvres pour refouler le cri qui montait et hoqueta.

– Ils ont arrêté Joseph ! hurla-t-elle.

– Quoi ?

À cet instant, le jeune policier à côté d’Helena coupa la communication.

Ramon donna un coup de poing sur la tablette de la cabine, ouvrit la porte avec brutalité, se jeta sur Sourek, l’attrapa par les revers de sa veste et se mit à le secouer.

– Qu’est-ce que vous avez fait ? Bande de salauds !

Sourek lui agrippa les mains, un policier se précipita pour le ceinturer.

– Calmez-vous ! lança Sourek. Je vais vous expliquer.

Sourek affrontait Ramon du regard. D’habitude, il baissait la tête et cédait tout de suite. Ramon relâcha son étreinte.

– Suivez-moi, dit Sourek en remettant son uniforme d’aplomb.

Ils passèrent derrière le comptoir et marchèrent le long d’un couloir. Sourek précédait Ramon. Le policier suivait en portant la valise de Ramon. Ils pénétrèrent dans une salle où deux policiers classaient des fiches. En voyant Sourek, ils se levèrent et sortirent immédiatement. Sourek ferma la porte, présenta une chaise à Ramon et s’assit sur le rebord de la table. Ramon préféra rester debout.

– Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Vous avez arrêté Joseph ?

– En effet.

– Pourquoi ?

– Cela ne vous concerne pas. C’est une affaire intérieure.

– Ah non, pas à moi. Je vous pratique depuis assez longtemps pour savoir que tout se décide à Moscou et que vous êtes là pour exécuter les ordres qu’on vous donne.

– Les seuls ordres que je reçois viennent de mon supérieur hiérarchique, j’ignore qui lui donne les siens. Mais à vous, je peux le dire, le dossier de Joseph Kaplan est très grave. Il risque gros. C’est pour cela que sa fille n’a pas envie de voyager.

– Je vais rester pour l’aider.

– Ce n’est pas prévu.

– Je ne partirai pas sans avoir revu Helena et sans savoir ce qui arrive à Joseph.

Sourek secoua la tête. Il avait une mine désolée. Il prit son paquet de cigarettes dans sa poche, en proposa une à Ramon, qui refusa, puis consulta sa montre.

– Votre avion part dans quarante-cinq minutes.

– Vous savez qui je suis, Sourek ? Il faut vraiment que j’appelle Novotný ou Brejnev, c’est ça que vous voulez ?

Sourek retourna le téléphone qui se trouvait sur la table et le poussa vers Ramon.

– Appelez qui vous voulez. Castro aussi, peut-être, ou votre ambassade.

– Je n’ai pas l’intention d’appeler l’ambassadeur depuis un téléphone sur écoute. Ramenez-moi à Prague.

– Vous n’avez pas compris. Vos soutiens vous ont abandonné. Votre tour est passé. Joseph Kaplan a été arrêté pour espionnage. Chez nous, c’est l’accusation la plus redoutable. Il sera condamné. Si, en plus, sa fille fuit à l’étranger sans espoir de retour, l’abandonne au plus mauvais moment, cela confirmera le tribunal dans sa conviction de culpabilité. Au contraire, si elle reste, qu’elle soutient son père, il y aura peut-être une mesure de clémence exceptionnelle.

– C’est du chantage, c’est de la folie !

Ramon attrapa le téléphone, chercha le numéro de l’ambassade dans un calepin. Sourek sortit et resta devant la porte. Il regarda à nouveau sa montre. Ramon discuta en espagnol. Sourek entendit des éclats de voix à travers la cloison mais la conversation était incompréhensible, il l’écouterait plus tard, à tête reposée. Puis le ton de Ramon baissa, se fit mesuré. Sourek colla son oreille contre le mur. Au bout de quatre minutes et dix secondes, Ramon raccrocha avec brutalité et le silence se fit. Sourek entrouvrit la porte. Ramon était prostré, face au combiné. Sourek attendit. À travers l’entrebâillement, il apercevait Ramon de dos, la tête entre les mains. À un moment, il fut agité d’un soubresaut. On aurait dit qu'il pleurait, Sourek pensa que ce n’était pas possible. Pas lui. Un spasme peut-être. Son asthme, certainement. Puis l’asthme se calma. Au bout de quelques minutes, Sourek le rejoignit.

– Ils me laissent tomber, murmura Ramon, le visage blême.

– C’est un problème qui ne concerne pas votre pays, c’est tout.

– Laissez-moi la voir juste un moment et je partirai.

– Ce n’est pas possible.

– Cinq minutes. Ce n’est pas grand-chose.

– On ne peut plus la joindre. Elle est en chemin pour voir son père à la prison.

– Si je m’en vais, Joseph a-t-il vraiment une chance de s’en sortir ?

– Il y a dix ans, il aurait été pendu. Aujourd’hui, il s’en tirera.

– Il y aura des poursuites contre Helena ?

– Bien sûr que non. Elle va reprendre une vie normale.

Le Tupolev 114 décolla avec du retard. Aucune explication ne fut donnée. Il n’y avait pas beaucoup de monde à bord. L’avion se remplirait à l’escale de Moscou. Le personnel de bord était très compétent. Il avait reçu la consigne d’être attentionné avec cet Uruguayen chauve qui était resté accroché au hublot lors du décollage à scruter les nuages sous l’horizon et qui, malgré ses quintes de toux, fumait comme un pompier caucasien.

À Moscou, il ne descendit pas pour se dégourdir les jambes. Quand l’hôtesse qui parlait espagnol lui demandait s’il voulait quelque chose, il ne répondait pas, il secouait la tête. Pendant l’interminable voyage, elle n’entendit pas le son de sa voix et pensa qu’il était muet. Il ne dormit à aucun moment, ne mangea rien, accepta un jus d’orange. Il fumait et, quand il ne regardait pas le ciel, il passait son temps plongé dans un recueil de poèmes.

Un jour, bien que nos souvenirs soient une voile

plus loin que l’horizon

et ton souvenir soit un navire

échoué dans ma mémoire,

apparaîtra l’aurore pour crier avec étonnement

en voyant les frères rouges à l’horizon

marchant joyeux vers l’avenir5.


***

Assis sur une paillasse en béton, Joseph attendait dans une cellule obscure. Une faible lumière électrique parvenait par un vasistas, une puanteur de pisse et d’ammoniaque l’empêchait de respirer. Il avait des élancements au coude gauche, il se l’était peut-être cassé quand il avait glissé dans les escaliers du sanatorium. Il osait à peine le toucher. Il guettait les bruits à travers la porte en fer et percevait des sons indistincts. Il ne savait pas quelle heure il était, ni depuis combien de temps il croupissait là. On ne lui avait pas laissé le loisir de mettre sa montre.

Joseph avait été tiré de son sommeil quand la porte de sa chambre à coucher avait été ouverte violemment. Six hommes y avaient pénétré, l’avaient maintenu au sol et menotté dans le dos. Quand il avait exigé des explications, il avait reçu une forte gifle sur la joue et le nez. Tereza avait été repoussée sur le lit sans ménagement. Ils l’avaient embarqué, pieds nus et en pyjama, sans lui laisser le temps de s’habiller. Joseph n’avait pas compris pourquoi ils lui avaient enfoncé un sac sur la tête, il avait trébuché et dévalé les marches. Il s’était retrouvé ballotté dans un camion ; après une longue route, il avait descendu d’autres escaliers, senti le froid d’un souterrain, et il avait été jeté dans cette cellule. On lui avait enlevé la cagoule et les menottes.

Et, dans son pyjama déchiré et taché de sang, Joseph avait soif.

« Qu’est-ce que j’ai fait ? » se répétait-il. Il cherchait ce qui lui valait ce traitement. À en avoir mal à la tête. Quand on fouille dans les recoins de sa mémoire, on trouve toujours des escarbilles oubliées dont on n’est pas fier, des fautes escamotées et des secrets qui ne le sont probablement plus. Joseph cherchait quelle faute il avait commise. Mais il ne trouvait pas.

La porte de la cellule s’ouvrit en grinçant. Joseph se leva sans qu’on lui demande. Le policier lui fit signe de sortir. Au début, leurs pas résonnaient, ils retenaient leur marche comme dans un ballet et, à l’arrivée, il n’y avait plus aucun bruit. Des couloirs non éclairés sur la droite et la gauche. Des portes en fer. Des cellules ou quoi d’autre ? La salle d’interrogatoire était située au bout d’un interminable tunnel souterrain. Une vaste pièce rectangulaire peinte en marron, mal éclairée, avec au milieu une table en bois noir et deux chaises en fer.

La première fois, Joseph se trouva face à un officier corpulent d’une cinquantaine d’années dont le ventre boursouflait la vareuse (et lui fit penser à un dindon). Joseph se dit : « Je ne dois pas avoir cet état d’esprit, je dois le convaincre que… » L’officier ne lui jeta pas un coup d’œil, absorbé par la lecture de plusieurs feuillets dactylographiés devant lui. Un policier en uniforme, assis derrière une table près du mur, écrivait dans un registre. Un autre gardait la porte.

– Je vous écoute, Joseph Kaplan, dit l’officier sans relever la tête.

– Pourquoi suis-je traité de cette façon ?

– Vous avez l’intention de me faire croire que vous l’ignorez ?

– Il doit y avoir un malentendu.

– Pourquoi tous les gens que nous arrêtons nous prennent-ils pour des imbéciles ?

– Que me reprochez-vous ?

– Vous ne savez pas, bien sûr ?

– Non. Je ne vois pas.

– Vous êtes innocent, probablement ? Comme tous les autres. C’est connu, nous arrêtons de préférence des innocents. Nous faisons mal notre travail, c’est cela ?

– Je ne voulais pas dire ça.

– Donc, vous reconnaissez.

– J’ignore ce que vous me reprochez.

– Vous recommencez. Vous pensez aussi que nous sommes injustes et bornés ? Que c’est encore une erreur judiciaire ?

– De quoi suis-je accusé ?

– Vous avez un gros dossier, Joseph Kaplan. Vous devez avoir des complices haut placés pour avoir échappé si longtemps à la justice.

L’officier leva enfin la tête. Il avait deux mentons superposés, des poches sous les yeux, des poils lui sortaient du nez (comme un sanglier, se dit Joseph) et ses dents étaient jaunes.

– Qui sont-ils ? demanda-t-il en détachant chaque syllabe.

– Je n’ai aucun complice. Je n’ai rien fait.

– Nous savons beaucoup de choses, il ne faut pas nous prendre pour des imbéciles.

– Ce n’est pas mon intention.

– Je suis content de voir que vous acceptez de collaborer.

– Je ne sais pas quoi vous dire.

– Vous me faites perdre mon temps et c’est mauvais pour vous.

L’officier fit un signe de la main, le policier près de la porte se rapprocha de Joseph.

– J’ai très mal à l’épaule et au coude, dit Joseph à l’officier. J’ai certainement quelque chose de cassé. Il faut que je voie un médecin.

– Après tout, vous êtes médecin, consultez-vous vous-même.

Il replongea aussitôt le nez dans son dossier.

Helena, Tereza et Ludvik se présentèrent en début d’après-midi au siège de la Sécurité intérieure. Le policier de service derrière son guichet leur enjoignit de s’asseoir sur un banc de la salle d’attente, ils y restèrent à guetter les allées et venues. Quand, après 18 heures, Ludvik réclama des nouvelles, un autre policier sembla les découvrir, passa un coup de téléphone et lui dit de retourner s’asseoir. Vers 21 heures, un autre policier leur lança qu’ils devaient s’en aller. Personne n’était au courant de leurs démarches. Helena insista, demanda à parler au lieutenant Sourek. Le policier derrière le guichet passa un autre coup de fil et, quand il raccrocha, lui dit que le lieutenant n’était pas là et qu’ils devaient sortir immédiatement. Ils se retrouvèrent sur le trottoir désert de la rue Bartolomejska. Ils n’avaient obtenu aucune information et ne savaient même pas si Joseph se trouvait détenu ici ou ailleurs.

Il n’y avait plus de chaise. Joseph était fatigué mais n’osa pas en demander une à l’officier assis derrière le bureau. Les enquêteurs changeaient à chaque interrogatoire et recommençaient de zéro. Celui-là devait avoir une trentaine d’années mais faisait plus jeune, avec une certaine bonhomie dans ses traits. Il valait mieux ne pas se mettre mal avec lui. Joseph avait une barbe de plusieurs jours et les cheveux en bataille. Son pyjama était crasseux, maculé de taches, la veste ne tenait plus que par un seul bouton. L’officier regarda sa montre et, soudain, plissa le nez, détailla Joseph des pieds à la tête.

– Vous puez la merde !

– Je crois, oui. Je suis désolé. Il n’y a pas d’eau pour se laver. Dans la cellule, il y a juste une rigole où je peux faire mes besoins.

– Je ne comprends pas votre ligne de défense, Joseph Kaplan. Vous feriez mieux d’avouer tout de suite.

– Je n’ai commis aucune faute.

– Nous inventons, nous sommes des sadiques.

– Je suis un citoyen qui respecte les lois de son pays.

– Nous avons des preuves de votre culpabilité.

– Ah oui, lesquelles ? Montrez-les-moi.

– Des enquêtes ont été faites. Nous avons des témoins.

– De quoi suis-je accusé ?

– Parlez-moi de Pavel Cibulka.

– Pavel ?

– C’était votre ami ?

– Oui. Enfin, jusqu’à son départ.

– Ah ! Vous reconnaissez qu’il est parti, vous l’avez aidé, sinon comment le sauriez-vous ?

– Je voulais dire jusqu’à sa disparition. S’il lui était arrivé quelque chose, on l’aurait retrouvé.

L’officier se tourna vers le policier qui prenait des notes.

– Tu as bien noté que l’accusé reconnaît avoir été l’ami de Pavel Cibulka. Ça, c’est grave.

– Je ne savais rien, je vous jure. Oui, nous étions amis, mais j’ignorais ce qu’il faisait. Moi, j’étais à Prague, à l’époque j’étais député. Lui, il était à Sofia, on se voyait deux fois par an.

– Si vous aviez su qu’il était coupable, vous l’auriez dénoncé ?

Joseph baissa la tête, il voyait le piège, il sentait les mâchoires se refermer.

– S’il avait été un criminel, je lui aurais dit de faire confiance à la justice de son pays.

– Ce n’est pas ce que je vous ai demandé. Si vous aviez su quelque chose le concernant, l’auriez-vous dénoncé ?

Joseph respira profondément. Une odeur aigre l’envahit.

– C’était mon ami. Je n’ai rien d’autre à dire.

Joseph arrêta de compter les interrogatoires après le septième ou le huitième, il ne savait plus, et il s’en fichait. Ils le ramenaient dans sa cellule et, un moment plus tard, venaient le rechercher. Quand il leur avait fait observer qu’on venait de l’interroger, il avait reçu deux méchantes gifles. Il fallait toujours répéter. Les enquêteurs ne communiquaient pas entre eux.

Et cette odeur infâme qui l’asphyxiait, il était obligé de respirer en mettant sa main sur son nez et sa bouche. Il ne trouvait pas le sommeil, ils devaient le surveiller par un trou dans le mur ; quand enfin il arrivait à s’endormir, ils le réveillaient, et quand il avait crié qu’il était épuisé, il avait reçu une autre gifle. Alors il ne disait plus rien, il les suivait, tête baissée, s’asseyait sur la chaise en fer, attendait les questions, toujours les mêmes.

Répéter qu’il était innocent.

Les interrogatoires se succédaient sans logique, avec l’unique objectif de le faire craquer. Il le savait. Ce que Joseph ne savait pas, c’est combien de temps il pourrait tenir. Avant de larguer les amarres, avant d’accepter, avant d’avouer. Juste pour avoir la paix. Joseph voulait dormir. Il se disait qu’il ne tiendrait pas le coup. Peut-être que, s’il leur disait quelque chose, ils lui foutraient la paix. Oui, c’était la solution, leur donner un os à ronger, les lancer sur autre chose.

Oui, mais quoi leur dire ?

Joseph avait perdu tous ses repères, quand c’était le jour et quand c’était la nuit. Il ignorait où il se trouvait, que la Sécurité intérieure avait annexé le couvent des franciscains situé en face du 4, rue Bartolomejska. On passait d’un côté de la rue à l’autre par un corridor qui ouvrait sur un réseau souterrain de cellules, de salles d’interrogatoire, de réunion et d’archives. Aucun des policiers ne savait ce qu’on reprochait à Joseph mais, comme on l’avait sous la main, qu’il avait été l’ami d’un ennemi du peuple, Sourek s’était dit qu’on pouvait profiter de l’occasion ; en lui pressant un peu le citron, ils obtiendraient certainement des informations. Après tout, pour pêcher, il faut juste lancer sa canne avec un hameçon et un appât, vous ne savez jamais si vous allez remonter quelque chose, ni quel poisson, ni sa taille.

C’est un des plaisirs de la pêche.

On interrogea Joseph sans relâche. Les meilleurs spécialistes de la maison se succédèrent, répétèrent les mêmes questions à en avoir la nausée, utilisèrent toutes les ficelles connues : la menace, les hurlements, la gentillesse, l’argent, les promesses, les insultes, les menaces encore ; on le priva de nourriture, de sommeil, de boisson, on le mit dans une cellule ignoble, il dut faire ses besoins à même le sol, on le laissa nu comme un ver pendant quarante-huit heures, on prit des photos de lui avec un flash, on le balada entravé d’une salle à l’autre, on lui donna des gifles avec des bagues, on lui tordit le bras gauche jusqu’à ce qu’il devienne bleu, on l’obligea à rester debout avec interdiction de s’asseoir jusqu’à ce qu’il s’écroule, on lui jura qu’il serait condamné à dix ans de camp de travail dans les effrayantes mines d’uranium de Jáchymov où personne n’avait tenu plus de deux ans, on lui fit entendre des hurlements de femme enregistrés, c’était Helena qu’on violait dans la pièce voisine et ils allaient tous lui faire son affaire. Joseph en eut les larmes aux yeux, trembla, mais il n’avait presque rien à dire. Ce qu’il aurait pu avouer, il le garderait pour lui. Il était persuadé qu’on le liquiderait, qu’il parle ou se taise. Il se souvenait qu’à la fin, deux hommes avaient planté un couteau dans le cœur de Joseph K. Il se suppliait de leur résister.

Tenir jusqu’au bout.

Le mardi 26 juillet 66, une réunion des responsables de la troisième section de la Sécurité intérieure en charge de la lutte contre l’ennemi de l’intérieur examina le cas de Joseph Kaplan. Sourek fit un tour de table des enquêteurs. Il avait au préalable analysé les rapports, lu avec attention les comptes rendus d’interrogatoires. Force était de reconnaître qu’on n’avait rien tiré de lui. Hormis un lieutenant qui préconisait la poursuite des investigations mais sans fournir de raisons objectives, les onze autres furent d’avis que cela ne servirait qu’à perdre son temps. Sourek reconnut son erreur. Personne ne lui en voulut. On ne pouvait pas réussir à tous les coups.

Souvent, le pêcheur ne ramène rien à la surface.

Après sept jours et six nuits, il fut donc décidé de libérer Joseph Kaplan. On lui permit de prendre une douche chaude, un coiffeur le rasa, on lui donna une chemise verte, un costume gris trop grand pour lui et des chaussures cloutées. On le fit attendre dans une cellule propre. Et, en fin d’après-midi, sans un mot, on le mit dehors. Joseph se retrouva rue Bartolomejska, leva la tête et ne vit que du ciel bleu.

Il souriait, se disant que ce ciel était magnifique, quand il vit Helena se précipiter vers lui. Elle se jeta dans ses bras. Elle l’embrassait, lui palpait le visage, les larmes aux yeux. Il lui caressa les cheveux. Ils restèrent serrés longtemps l’un contre l’autre.

Helena lui posa plein de questions mais Joseph ne voulait pas parler. Il ne dit pas un mot des conditions de sa détention ni des mauvais traitements qu’il avait subis. Même plus tard, avec Tereza, il refuserait d’en parler. Il avait horreur des gens qui se plaignaient (lui, personne ne lui avait planté un couteau dans le cœur). Il ne savait pas si c’était la peur qui lui clouait le bec ou s’il ne voulait pas devenir une victime.

Ou un peu des deux.

– Je suis là. Nous sommes à nouveau réunis. C’est le principal.

Joseph décida de rentrer à pied. Il avait besoin de se dégourdir les jambes et de respirer. Il savourait sa ville retrouvée. Il avançait en se tenant le bras gauche. Helena le trouva amaigri et fatigué.

– C’est ce costume de policier qui me donne mauvaise mine. Et Ernesto ? Où est-il ?

– Ernesto est reparti chez lui.

– Ah bon.

Elle baissa la tête, songeuse.

– Tu veux qu’on en parle ? dit-il.

– Ce n’est pas utile. Ça ne le fera pas revenir.

– Je crois que c’est une bonne chose. Vous deux, ça n’aurait pas marché.

– On ne le saura jamais. Tu sais, il t’aimait beaucoup.

– Moi aussi, je l’aimais bien. Helena, tu es jeune, tu as la vie devant toi. Ce n’était pas un homme pour toi.

Il la prit par l’épaule et ils avancèrent ainsi. Cette tempête les avait tourneboulés. Cela faisait longtemps qu’ils n’avaient pas éprouvé ce sentiment de calme. Ni Helena, ni Joseph n’évoquèrent les épreuves traversées. On fit comme si c’était une interpellation ordinaire pour lui, une séparation banale pour elle.

Une autre façon de continuer à vivre ensemble.


Note

2. Traduction de Louis Viardot, éd. BeQ.

3. Va te coucher.

4. Entrez !

5. Poème d’Ernesto Guevara.

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