Le conférencier se tenait debout sur une estrade, à la verticale de la coupole dorée du grand amphithéâtre de la Sorbonne, toisant son auditoire en silence, ménageant un suspense avant de conclure. Dans l’hémicycle, une centaine d’étudiants se demandaient ce que Christopher Clarence allait pouvoir ajouter après cet exposé qui avait déjà considérablement bousculé leurs certitudes.
L’homme d’une quarantaine d’années passa une main dans ses cheveux souples et frotta un instant sa barbe de trois jours. De son père irlandais, il avait hérité d’un visage franc au regard bleu et de sa mère italienne, d’une pilosité brune ainsi que d’une aisance dans la gestuelle et le sourire. Les débuts de rides au coin de ses yeux se plissèrent de malice alors qu’il observait la salle.
Il n’allait pas se mentir, il aimait ces moments où toute l’attention de l’auditoire était concentrée sur lui, se délectant par avance de l’effet de ses prochaines paroles. Beaucoup jugeaient cette attitude comme de la méprisable vanité, mais ils se trompaient. Même s’il n’avait jamais dédaigné les regards admiratifs d’étudiantes séduites par ses paroles et son allure d’intellectuel décontracté, ce n’était pas le plaisir d’être contemplé qui le grisait. Non, c’était la jubilation d’éveiller des esprits par un discours ciselé à la pause près. Là était son bonheur : dans la transmission de la connaissance et sa mise en scène toujours étudiée, parfois improvisée.
— Et enfin, pour conclure cette conférence sur les grandes impostures de notre quotidien, dit-il, je souhaiterais vous faire passer un test rapide qui devrait en déstabiliser plus d’un. Même si, ajouta-t-il en imprimant à sa voix une inflexion triviale, le vide qui plane dans le regard de certains confirme qu’aucun test ne semble nécessaire pour prouver la vacance de leur cerveau.
L’assemblée bruissa d’un léger murmure amusé.
— Bref. Qui parmi vous connaît son signe astrologique ?
La centaine d’élèves dans leur intégralité levèrent la main avec plus ou moins de célérité, mais tous curieux de voir où cette question allait mener.
— Bien, maintenant, quels sont ceux qui pensent que leur signe astrologique correspond à leur personnalité ?
Environ la moitié des mains se baissèrent. Parmi ceux qui gardaient la main levée, Christopher repéra celui qui l’amusait le plus.
— Oui, vous, jeune homme, là-bas ? Oui, vous avec l’improbable effigie de Che Guevara sur votre pull. Vous savez au passage que ce type est rapidement devenu un extrémiste communiste qui a entraîné son peuple dans la misère économique ?
L’étudiant leva les épaules.
— Peut-être, mais il avait l’air cool.
— Très bien, je vois que vous êtes quelqu’un d’engagé et de responsable. Bref, votre date de naissance et votre signe, donc ?
— Le 12 octobre 1985. Balance.
— Alors, d’après mon petit guide, les Balance sont des personnes calmes, peu ambitieuses et donc peu angoissées, avec un certain sens de la philanthropie. Ça vous correspond ?
— Carrément.
— Parfait. Le problème, cher jeune homme, c’est que vous n’êtes pas Balance.
Christopher attendit que les murmures se calment.
— Eh oui, monsieur le révolutionnaire en charentaises qui se croit Balance, vous êtes du signe de la Vierge. Donc, à défaut d’être calme, peu ambitieux et philanthrope, vous êtes en réalité un grand adepte du confort, vous aimez les mondanités et les compliments.
Dans le brouhaha général qui suivit ses paroles, Christopher distingua plusieurs fois les mots « n’importe quoi ». Il attendit que le niveau sonore retombe. Il était habitué à cette réaction lorsqu’il en arrivait à ce stade de sa démonstration.
— Oui, je sais, ça fiche un coup, mais on est là pour ça. Je vais vous expliquer pourquoi ce que je vous dis est vrai.
Christopher s’avança de quelques pas sur l’estrade et se plaça de profil pour accompagner son explication de gestes.
— Il se trouve qu’en plus de tourner autour du Soleil, la Terre voit son axe de rotation dériver lentement au cours des années. En gros, un degré tous les soixante-douze ans. Or les emplacements des douze signes astrologiques dans le ciel ont été définis par les Babyloniens, il y a environ deux mille ans. Depuis cette époque, les signes se sont donc décalés de plus de vingt-sept degrés, ce qui correspond pratiquement à l’étendue d’un signe. Voilà pourquoi un taureau actuel devrait plutôt lire l’horoscope du Bélier et le Cancer, celui du Gémeaux. C’est malheureusement mathématique et astronomique. Pourquoi n’en parle-t-on pas plus ? Pourquoi continue-t-on à déverser ce tissu d’âneries tous les matins à la radio et dans la presse ? Je vous laisse y réfléchir, c’est encore la meilleure façon de décourager ces âneries.
La salle applaudit chaleureusement, alors qu’une partie des étudiants était déjà en train de vérifier les propos du conférencier sur leur smartphone.
Christopher rassemblait ses notes quand une étudiante brune vêtue d’un pantalon treillis et d’un tee-shirt kaki s’approcha du bureau surélevé.
— J’ai beaucoup aimé votre conférence, dit la souriante jeune femme en rabattant une mèche violette derrière son oreille.
— Merci, répondit Christopher en rassemblant ses notes.
— En fait, reprit l’étudiante en tripotant un piercing au coin de sa bouche, je voulais savoir comment on passait de reporter de guerre comme vous l’avez été à conférencier sur l’histoire des sciences dans un amphithéâtre de bobos ? Perso, votre job d’avant m’intéresserait plus. Alors, je me demandais pourquoi vous aviez arrêté. Vous avez été blessé, c’est ça ?
Christopher fourrait les feuilles de son exposé à toute vitesse dans sa sacoche quand il remarqua qu’une autre présence féminine l’observait depuis un coin de l’amphithéâtre désormais vidé de son assemblée. Contrairement aux étudiantes et à leurs regards agités, elle était calme. Elle examinait Christopher avec beaucoup d’attention, les bras croisés, une mèche rousse cachant la moitié de son visage. Il lui donna une quarantaine d’années, peut-être moins.
— Oui, j’ai été blessé, mais je n’ai pas arrêté pour ça. J’ai arrêté parce que les médias pour lesquels il fallait travailler ne me laissaient plus le temps de bien faire mon travail. À savoir m’immerger, comprendre et vérifier. Ce n’est pas à une jeune femme comme vous que je vais décrire la multiplication des chaînes d’infos en continu. Et dites-vous bien que le temps que le journaliste passe à l’antenne à répéter la même chose pour vous faire croire que vous êtes informés, c’est autant de temps qu’il ne passe pas sur le terrain à recueillir l’information dont vous auriez vraiment besoin pour comprendre ce qu’il se passe.
L’étudiante opina du chef.
— OK, je vois. En tout cas, c’était plus cool. Je peux vous laisser mon numéro au cas où ça vous dirait qu’on tape la discute un jour ensemble. Je suis sûre que vous pourriez m’aider à trouver ma voie.
— C’est gentil, mais je ne serais pas de bon conseil.
Christopher compléta sa réponse d’un sourire navré alors que l’étudiante lui tendait déjà son numéro de téléphone.
— Écoutez, je suis désolé, mais…
Christopher fut coupé par la sonnerie d’alarme de son téléphone.
— Merde, souffla-t-il en se tapant sur le front.
Il regarda l’heure et jura une nouvelle fois. Il était déjà 17 h 57.
— Écoutez, mademoiselle, je suis désolé, mais je dois y aller. Je…
L’étudiante lui fit signe « peace » et s’en alla.
Prêt à partir, Christopher croisa de nouveau le regard de cette femme rousse qui le guettait de loin. Elle n’était pas là pendant la conférence, il en était certain. Son attitude si concentrée et scrutatrice l’aurait troublé. Était-ce une prof venue s’assurer que tout s’était bien déroulé ? Une étudiante plus âgée qui n’avait pas osé se mêler aux plus jeunes ? Quoi qu’il en soit et malgré son empressement, il eut le temps de réaliser que quelque chose l’interpellait chez cette femme. Quoi ? Il n’en savait trop rien. De loin, elle était plutôt jolie avec sa silhouette affûtée, ses cheveux noués par un élastique, dont plusieurs mèches dissimulaient une partie du visage où l’on devinait des taches de rousseur et une bouche joliment dessinée. Mais c’est autre chose qui intrigua Christopher. Peut-être parce qu’il lui sembla qu’elle ne se composait aucun visage de circonstance, qu’elle se contentait de l’observer. Oui, ce devait être ça. Lui qui passait son temps à deviner les pensées des gens en un regard, il était incapable de dire ce que cette femme immobile pensait.
De son côté, Sarah avait assisté à la fin de la conférence de Christopher, dans l’ombre des gradins. Elle avait été séduite par la démonstration pédagogique sur les failles de l’astrologie. L’espace de quelques secondes, elle devait avouer qu’elle s’était même laissé absorber par le discours et avait oublié pourquoi elle était là.
Mais elle avait trouvé le personnage trop séduisant, trop sûr de lui et de son ascendant sur des étudiants acquis à sa cause. Elle avait même été surprise qu’il décline le numéro de téléphone de cette étudiante entreprenante. Elle songea qu’il n’avait pas dû la trouver assez à son goût. Le frère d’Adam Clarence était un homme probablement suffisant et intéressé seulement par sa personne. Un homme dont l’éloquence séduisait et qui un jour vous trompait, trop attiré par l’envie de plaire à une autre.
Elle fut donc déconcertée lorsqu’il lui adressa un discret et presque maladroit signe de la main pour la saluer. Elle s’attendait à ce qu’il l’ignore ou, pire, qu’il lui tende sa carte en passant devant elle d’un pas pressé. Elle décolla son dos du mur et s’approcha de lui.
Agacé par l’alarme de son téléphone qui se déclencha à nouveau, Christopher emporta sa sacoche à la volée, mais les pans de cuir mal fermés se détachèrent et toutes les feuilles de sa conférence s’éparpillèrent par terre. Il pesta et ramassa cette fois ses notes sans ménagement en les bourrant dans son sac.
Il était à genoux quand une main lui tendit un petit paquet de feuilles bien rangées l’une sur l’autre. Il leva la tête vers l’inconnue avec dans les yeux cet air amusé dont l’ironie s’appliquait aussi à lui-même.
— Merci… C’est gentil… Et puis c’est… plus réussi que moi, dit-il en considérant la boule de papiers froissés qu’il serrait dans son poing.
— Je m’appelle Sarah Geringën. Je suis inspectrice. C’est la réceptionniste de votre journal qui m’a dit que vous seriez là aujourd’hui. J’aimerais vous parler de quelque chose.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? s’inquiéta Christopher.
Sarah le trouva bien paniqué. Avait-il quelque chose à se reprocher ?
— Rien d’urgent, soyez rassuré. Mais je viens de loin pour vous voir.
Elle lui présenta son badge de la police d’Oslo.
— Vous venez de Norvège ? C’est à propos de quoi ?
La pendule de la salle de conférences sonna six coups.
— C’est à propos de votre frère.
En l’espace d’une seconde, l’état d’esprit de Christopher bascula. L’adrénaline de la conférence, l’excitation des jeunes femmes, le trouble qu’avait provoqué en lui l’inspectrice. Tout disparut pour laisser place à une gravité qui le cloua sur place.
— Adam est mort, madame… Geringën.
— C’est justement de cela que je voudrais vous parler.
Christopher vit un voile noir recouvrir un instant ses yeux. Il dut secouer la tête pour se reprendre.
— De quoi vous voulez me parler exactement ? Et puis qu’est-ce que la Norvège vient faire là-dedans ?
— C’est un peu long à expliquer, monsieur Clarence.
Nerveux, Christopher consulta sa montre. Il mourait d’envie de demander des détails, mais il lui était impossible d’avoir du retard à son rendez-vous.
— Écoutez, je n’ai vraiment pas le temps, là, tout de suite. Je peux vous rappeler ce soir ?
Sarah le scruta. Probablement un rendez-vous galant qui ne pouvait pas attendre.
— Si vous ne le faites pas, je le ferai.
— Venez chez moi à 21 h 30, code B649, répliqua Christopher en lui tendant sa carte avec son adresse personnelle.
Et il partit en courant, inquiété par ce que cette inspectrice venue du froid allait bien pouvoir lui demander sur Adam.
Son frère avait perdu la vie dans un accident de voiture il y a un an avec sa femme. Un bête accident dû à la vitesse. Le rapport d’expert l’avait confirmé. Les freins étaient en bon état, la route n’était pas glissante, Adam roulait malheureusement trop vite et avait perdu le contrôle de son véhicule dans un virage. Que pouvait-il y avoir de plus à dire ?
Christopher arrêta sa voiture en mordant sur le trottoir, sortit en manquant déchirer la doublure de sa veste sur son rétroviseur et courut à toute allure vers les portes de la petite école primaire du 6e arrondissement de Paris.
Ses pas claquèrent sur le bitume quand il arriva, haletant, devant les grilles fermées de l’établissement scolaire. Le trottoir était désert, plus aucun enfant dans les environs. Plus aucun parent non plus. La panique le gagna. Se calmer et réfléchir, se dit-il en cherchant à respirer, une main crispée sur son front. Il fouilla dans sa poche à la recherche de son téléphone. Il avait le numéro de la directrice. Elle allait lui répondre qu’il était en retard, que ce n’était pas la première fois et que Simon était avec elle dans son bureau. Au bout de trois sonneries, il tomba sur le répondeur.
— Merde, merde, merde, vociféra-t-il en raccrochant. Simon ! cria-t-il en pleine rue devant le regard indifférent des passants. Simon !
Il se hissa sur la pointe des pieds pour regarder par-dessus le portail de l’entrée. La cour était terriblement vide. Il escalada le muret de l’école et sauta de l’autre côté. Il aperçut de la lumière dans une salle. Oui, c’est ça. Simon devait être dans une salle d’études. Il s’apprêtait à courir lorsqu’il entendit crier.
— Christopher, on est là !
Il fit volte-face. La voix venait de la rue. Il passa une tête par-dessus la palissade.
Il était là, de l’autre côté de la rue, avec sa camarade, la petite Alice, et Elizabeth, sa maman. C’est elle qui venait d’interpeller Christopher.
Christopher poussa un soupir de soulagement, repassa par-dessus la palissade et traversa la rue.
— Je suis désolée, dit la mère d’Alice, une belle femme d’une quarantaine d’années aux yeux noisette et au regard bienveillant. On était dans la voiture en train de réviser leur cours d’histoire et je vous ai vu seulement quand vous avez grimpé sur le portail. Vous avez dû avoir tellement peur, je suis désolée.
— C’est moi qui suis désolé, répondit Christopher.
Il s’accroupit devant Simon.
— Pardon, mon chéri. Je te promets que cette fois je suis parti à l’heure, mais la circulation est impossible dans cette ville.
Le petit garçon de huit ans garda la tête baissée, silencieux. Christopher fit une pause et reprit sa respiration.
— J’ai eu une de ces peurs…
— Tout va bien, dit la mère d’Alice, un sourire complice dans le regard. Simon et Alice adorent passer du temps ensemble.
Elle les regarda avec une vraie joie et Christopher trouva que cette douceur et cette gentillesse la rendaient encore plus séduisante.
— Merci mille fois, Elizabeth, d’être restée pour garder Simon le temps que j’arrive. C’est vraiment très gentil. Je sais que ce n’est pas la première fois et je ne sais pas comment vous remercier.
— Ne vous inquiétez pas. Le service est complètement gratuit, le rassura-t-elle.
Christopher sentait bien qu’il devait ajouter quelque chose
— Bon et bien… je n’espère pas à bientôt. Enfin, je veux dire si, mais dans d’autres circonstances, quand je ne serai pas en retard.
— J’ai bien compris, répondit Elizabeth, amusée.
— Bon, bah, bonne soirée alors. Au revoir, Alice, dit Christopher d’un petit geste de la main.
— Au revoir, répondit la petite fille en sautillant à côté de sa maman. À demain, Simon.
— À demain. Au revoir, madame Versali.
De retour dans la voiture, Simon accrocha sa ceinture et regarda par la fenêtre, le visage fermé.
Menu, les cheveux en bataille tombant parfois devant ses yeux, Simon donnait l’impression d’être un petit garçon rêveur et fragile. Et pourtant, son regard avait quelque chose de mature.
— Vraiment, je suis désolé, Simon. Je te promets que je fais de mon mieux, mais… mais ça ne se reproduira plus. La prochaine fois, t’auras honte devant tes amis tellement je serai en avance.
Simon ne répondit pas, posa son coude sur le rebord de la fenêtre et appuya son menton dans la paume de sa main.
— Bon sinon, t’as passé une bonne journée ?
— Ça va.
— T’as fait quoi aujourd’hui ? Tu remarqueras que je ne te dis pas t’as fait quoi de beau, donc même si c’est moche tu peux me le dire.
Christopher tourna la tête et perçut un bref tremblement des zygomatiques de Simon. Mais le petit garçon avait sa fierté et ne céda pas au sourire. Ils descendirent la rue de Rennes sans un mot jusqu’à ce que Simon décide de rompre le silence à un feu rouge.
— Contrôle de maths.
— Oui, je m’en souviens. Et alors, ça a donné quoi ?
— Je sais pas, soupira Simon en haussant les épaules. Je préfère le français et l’histoire. Alors, elles viennent quand, Alice et sa maman, à la maison ?
— On en reparle après tes résultats en maths ?
— Vert !
Christopher sursauta en entendant le concert de klaxons des automobilistes bloqués derrière lui.
Il démarra et s’engouffra dans un parking souterrain sous son bel immeuble du XVIIIe siècle du quartier de Saint-Germain-des-Prés.
Quand ils arrivèrent dans leur 75 m2 aux poutres apparentes, Simon fila dans sa chambre au bout du couloir.
Christopher le regarda courir, content de voir qu’il prenait ses marques. Même s’il aurait encore besoin de beaucoup de temps pour accorder sa pleine confiance à celui qui, il y a moins d’un an, n’était que son oncle.
Trente minutes plus tard, assis sur de hauts tabourets de cuisine, ils mâchaient en silence. Christopher avala sa bouchée de purée mal écrasée en se disant qu’il devait définitivement arrêter de faire la cuisine avec de vrais aliments.
— Pourquoi t’as pas d’amoureuse ? demanda Simon en faisant des cercles sur sa purée du bout de sa fourchette.
— Je ne sais pas, je n’en ai pas trouvé une qui me convenait, répondit Christopher avant de boire une gorgée d’eau pour ne pas s’étouffer.
— Oui, mais tu commences à être vieux, alors après les femmes ne vont plus te trouver beau.
— Je te remercie, Simon, ça m’aide à me sentir bien dans ma peau, ce que tu me dis.
Le petit garçon rigola en dévoilant une bouche pleine d’une mixture qu’il avait lui aussi du mal à avaler. Puis il se mit à tousser et projeta des particules de purée sur la table.
— Désolé… bafouilla-t-il.
— Ne t’excuse pas. Si les services sociaux passaient maintenant, ils penseraient que j’ai voulu t’empoisonner. Alors, tu sais quoi, on va faire un truc magique, OK ?
Une demi-heure plus tard, Christopher et Simon étaient affalés l’un contre l’autre, dégustant leur pizza tout en regardant un documentaire animalier.
Sur les images, un guépard tapi dans les herbes hautes s’approchait en rampant d’un troupeau de gazelles paissant dans la savane. Quand l’une d’elles leva brutalement le museau pour humer l’air, Simon resta la bouche ouverte, sa pizza glissant de ses mains.
Et soudain, le prédateur se précipita vers le troupeau. Après une course effrénée, une des gazelles fut attrapée et plaquée au sol dans un nuage de poussière. Le guépard planta ses crocs dans sa gorge.
Christopher se demanda s’il était très judicieux de montrer ce genre de reportage à un petit garçon de huit ans.
— Tu crois qu’elle avait des enfants, la maman gazelle ? s’inquiéta Simon.
— Je ne sais pas. Peut-être. Mais tu sais, c’est la nature, Simon…
— Et tu crois que les enfants gazelles, ils ont aussi quelqu’un qui s’occupe d’eux quand leur papa et leur maman sont tués par les guépards ?
Christopher ferma les yeux, s’en voulant d’avoir provoqué cette pensée chez Simon.
— Euh, je crois que les gazelles sont très solidaires entre elles. Et je suis sûr que les enfants gazelles trouvent aussi une nouvelle famille pour les accueillir et leur apprendre à se défendre.
— Alors, toi, tu es un peu une gazelle en fait ?
Christopher sourit.
— Oui, sauf que je cours moins vite.
— C’est pour ça que t’es toujours en retard…
Christopher l’attrapa par le cou et le fit glisser sur ses genoux en le traitant de petit blagueur. Simon se laissa faire et resta couché, les yeux grands ouverts. Christopher éteignit la télé, laissant place au silence et à la rumeur de la rue.
— Tu sais, ton père me manque aussi, dit Christopher. Comme ta maman. Mais de là où ils sont, je suis sûr qu’ils sont très fiers de toi.
— Et toi, tu es fier de moi ?
— Bien sûr que je suis fier de toi ! Je parle de toi à tout le monde ! Tu es mo… (Christopher aurait voulu dire mon fils, mais il se ravisa), je t’adore pour l’éternité.
— C’est quoi l’éternité ?
— C’est comme l’amour. Ça ne s’arrête jamais.
Christopher caressa la tête de Simon et ils profitèrent quelques instants du calme de la nuit.
— Bon, je crois qu’il est temps d’aller se coucher. Il est presque 21 heures.
Le petit garçon se leva et prit la direction de sa chambre.
— Hep, hep ! Salle de bains, Simon ! La douche et le brossage de dents !
Simon laissa retomber ses épaules et marcha jusqu’à la salle de bains, le dos voûté, comme s’il avait régressé à l’état d’australopithèque.
Sachant que l’inspectrice allait arriver, Christopher le pressa et écourta le brossage de dents.
Une fois en pyjama, Simon tendit le bras sous son lit pour en tirer un petit carton dans lequel se trouvaient quelques affaires de ses parents qu’il avait récupérées dans leur chambre après leur mort.
Il s’empara d’un sweat-shirt Abercrombie à capuche gris que son père portait les week-ends et se glissa sous sa couette en serrant le vêtement contre lui.
Christopher s’assit sur le rebord du lit et alluma la veilleuse en forme de sabre laser qui diffusait une lumière douce et feutrée dans la chambre.
— Bonne nuit, Christopher.
Christopher dissimula sa déception sous un sourire. Il espérait chaque soir que Simon lui dise « bonne nuit, papa ».
Simon se retourna en posant son nez sur le sweat-shirt roulé en boule contre lui. Christopher l’embrassa sur le front et sortit de la chambre sans faire de bruit.
Puis il regagna le salon et chercha un numéro de téléphone sur Internet avant de composer un indicatif le redirigeant vers l’étranger.