Elle crut d’abord que c’était dans son rêve, ou plutôt son cauchemar. Mais la voix se fit plus proche, plus réelle. Et elle ouvrit les yeux.
— C’est bien, mon enfant… Réveille-toi, car tu vas bientôt t’endormir pour longtemps.
Sarah sentit la douleur irradier dans son bras. Elle voulut saisir son poignet, mais elle était ligotée à une chaise. La voix venait de son dos.
— Quelle heure est-il ? souffla-t-elle.
— Quelle heure est-il ? répéta Hotkins. C’est la première fois que j’entends quelqu’un me demander ça avant de mourir. Mais je vais te répondre, il est 4 h 08 précisément.
L’ultimatum expirait à 4 h 30.
— Où est Christopher ?
— Mort entre les mains de ma charmante coéquipière.
Une lame de désespoir et de souffrance faucha le cœur de Sarah.
— Logiquement, tu devrais être morte toi aussi, poursuivit Hotkins. Mais tu as de la chance, tu es tombée sur moi. Sur quelqu’un qui aime que ses victimes partent en paix. Malheureusement, aujourd’hui, nous n’avons guère de temps. Alors, tu vas devoir faire vite.
Sarah n’écoutait plus. Plus rien n’avait de sens.
— Croyez-vous en Dieu, madame Geringën ?
Elle ne répondit pas. La peine écrasait ses dernières forces.
— Croyez-vous en Dieu ?! hurla Hotkins au visage de l’inspectrice.
Sarah ferma les yeux, le corps et l’esprit brisés, sentant revenir l’ombre qu’elle avait réussi à contenir ces dernières soixante-douze heures. Cette envie morbide de tout abandonner, de se laisser mourir pour ne plus souffrir.
— Dans une minute, je vous aurai ôté la vie, Sarah. C’est le temps qu’il vous reste pour vous confesser.
Hotkins déclencha un chronomètre sur sa montre.
— Apaisez votre conscience avant de faire face au Seigneur. Dites-moi ce qui vous pèse sur le cœur et Dieu vous pardonnera.
— Christopher ! hurla Sarah.
— Il te reste cinquante-cinq secondes pour partir libre.
Dans un dernier espoir, elle s’abandonna et appela Christopher, comme pour lui dire au revoir, avant que sa gorge se noue dans un sanglot.
Hotkins s’agenouilla devant elle.
— Il est trop tard. Tu vas voir la fin et tu as forcément un poids qui pèse sur ton cœur. Pars sereine. Tu le mérites.
Sarah laissa retomber la tête sur sa poitrine. Elle était allée au bout de son être.
On n’entendait plus que le tic-tac de la montre d’Hotkins.
— Confesse-toi, ma fille, et Dieu te pardonnera.
Sarah sentit les mains du tueur se positionner autour de son cou.
— Il te reste quinze secondes…
L’étreinte se fit plus étouffante. Alors, soudain, elle sentit comme une ultime envie de délivrance avant de quitter la vie.
— Pardonnez-moi, les enfants. Toi, petite âme de huit ans que j’ai fauchée d’une balle, dans ce champ de blé, alors que tu venais me demander pourquoi j’avais tué ton papa. Pardonne-moi.
Sarah tremblait et sa voix n’était plus qu’un hoquet.
— Et toi, petite âme que j’ai tant désirée et que je n’ai pas été capable de faire naître. Pardonne-moi de ne pas avoir su garder ton père auprès de moi. Pardon de ne pas avoir réussi à t’offrir… la vie que j’avais tant rêvée pour toi…
Sarah ne pouvait plus parler, les larmes noyaient ses yeux et la peine étranglait sa voix. Hotkins lui jeta un regard méprisant.
— Dieu ne pardonne pas tout, siffla-t-il.
Et il resserra sa poigne d’acier sur le cou de sa pécheresse.
Caché derrière la porte, Christopher avait entendu la confession de Sarah. Même si ce n’était pas le moment d’y penser, il fut bouleversé de mesurer le poids des culpabilités que Sarah portait.
Reprenant ses esprits, il empoigna avec plus de fermeté le manche de la pioche. Et quand il entendit Hotkins lâcher « Dieu ne pardonne pas tout », il s’introduisit dans la pièce.
Le tueur lui tournait le dos, les mains autour du cou de Sarah qui ne se débattait plus. Christopher prit une inspiration, puis se releva et se précipita vers Hotkins qui se retourna vers lui au moment où la tête de pioche se plantait dans sa clavicule.
Hotkins hurla de douleur et chuta en arrière. L’artère sous-clavière sectionnée, le sang s’épanchant par saccades de son épaule.
Christopher abandonna la pioche plantée dans le corps d’Hotkins et se précipita vers Sarah. Immobile, le visage livide, le menton reposant sur sa poitrine, Christopher ne savait même pas si elle était encore vivante. Il posa un doigt sur sa jugulaire et perçut une faible pulsation. Il jeta un œil vers Hotkins qui tentait de retirer la pointe de pioche en poussant des râles de rage et de douleur. Puis il commença à délier les liens qui maintenaient Sarah prisonnière. Les cordelettes qui la ligotaient étaient tellement serrées que Christopher avait un mal fou à défaire les nœuds. Et il venait tout juste de libérer une jambe de Sarah lorsque Hotkins retira la pioche plantée entre son cou et son épaule.
Le second nœud se délia, puis celui qui emprisonnait les poignets ne tarda pas à céder. Christopher prit le visage de Sarah entre ses mains.
— Sarah ! Réveille-toi !
Hotkins essayait de se relever et venait de poser un genou à terre. En panique, Christopher gifla Sarah. Elle gémit et il faillit soupirer de soulagement, mais le tueur se tenait désormais sur ses deux jambes, courbé, une main écrasée sur la plaie de son épaule. Même à l’agonie, il était encore terrifiant.
— Sarah, bordel ! Vite !
Il la secoua par les épaules et la gifla une nouvelle fois. Elle ouvrit les yeux et le regarda comme si elle n’était pas certaine d’être morte ou vivante. Christopher cherchait autour de lui quelque chose pour frapper Hotkins tant qu’il était encore affaibli. Il repéra un scalpel, s’en empara et s’approcha du tueur qui le fixait de son œil hargneux.
Christopher le contourna aussi vite qu’il le put, poussa contre lui des chariots pour le déstabiliser et se rua en pointant son scalpel vers l’avant.
Hotkins lui saisit le bras de sa main valide avec une habileté imprévisible et fit plier genou à Christopher de sa poigne d’acier. Il le traîna jusqu’à lui, le redressa contre son torse et lui écrasa la gorge avec le pli de son bras. Asphyxié, Christopher réalisa qu’un voile noir tombait devant son regard. Mais soudain l’étreinte se desserra et Christopher aspira l’air par grandes goulées.
Sarah retira la seringue qu’elle venait d’enfoncer dans l’oreille d’Hotkins. Le colosse s’éloigna d’une démarche désordonnée, bousculant les chariots avant de s’écrouler dans un capharnaüm d’objets métalliques chutant en tous sens.
— Vérifie qu’il est mort ! souffla Sarah.
— On n’a plus le temps. L’ultimatum expire dans dix-huit minutes ! Et puis, même s’il n’est pas mort, il va se vider de son sang !
Sarah massa son cou martyrisé en savourant l’air qui glissait dans sa gorge et ses poumons pendant que Christopher ramassait la pioche à la tête ruisselante de sang.
Puis il passa le bras de Sarah autour de son cou pour l’aider à marcher jusqu’à la porte de l’ancien bureau de son père.
Alors qu’ils progressaient dans le couloir, Sarah regarda Christopher, incrédule. Comment était-il parvenu à survivre à la tueuse à gages sans son aide ? Elle n’en revenait pas.
— Il m’a dit que tu étais mort, qu’elle t’avait tué.
— Il n’avait aucune raison de te donner de l’espoir.
— Où est la tueuse ?
— Ligotée, à l’étage.
Sarah demeura muette de surprise.
— Non, je ne suis pas un agent secret de la CIA, j’ai juste eu une idée et de la chance, affirma Christopher. Je te raconterai plus tard.
Ils franchirent le seuil du bureau et Sarah rassura Christopher en lui disant qu’elle pouvait marcher seule.
Puis elle s’éloigna de quelques pas, leva le bras dont l’épaule était déboîtée, et forma un angle à 90° avec son coude.
Christopher discernait la douleur dans la crispation de sa bouche. Mais elle ne s’arrêta pas et tendit les deux bras en même temps au-dessus de sa tête. Malgré le cri que Sarah laissa échapper, on entendit nettement l’os de l’épaule luxée glisser pour reprendre sa place.
Elle s’accorda une petite minute, puis fit signe à Christopher qu’elle était prête.
Ils se dirigèrent tout de suite vers le mur en partie escamoté. Sarah ne fut pas longue à remarquer que l’interstice était un peu plus entrouvert que précédemment. Elle en déduisit que Christopher avait essayé de poursuivre l’ouverture du passage seul. Et compte tenu du timing qu’elle pouvait imaginer, il l’avait forcément fait alors qu’elle criait son nom depuis la salle d’opération. Christopher était-il alors venu la sauver par choix ou par obligation, parce qu’il ne parvenait pas à terminer l’ouverture du passage tout seul ? Sarah réalisa que la réponse lui importait peu. Car, même s’il avait agi par intérêt, elle avait l’honnêteté de s’avouer qu’à sa place, elle aurait fait le même choix pour sauver son enfant. Et de toute façon, elle lui devait la vie.
— À deux, on devrait arriver à l’ouvrir suffisamment pour se faufiler, lança Christopher. Je vais faire levier et peut-être que tu peux essayer de pousser sur la paroi en même temps.
Sarah hocha la tête et se mit en position pour appuyer sur le mur de toutes ses forces. Christopher fit levier et le passage s’agrandit d’un petit centimètre.
— Ça va marcher ! Encore deux ou trois fois et ce sera bon.
Sarah était livide. Christopher se demandait jusqu’à quand elle tiendrait. Mais ils n’avaient pas le choix.
Ils s’y reprirent à quatre fois avant que l’interstice ne s’agrandisse pour leur permettre de passer de profil.
Au bord de l’évanouissement, Sarah se laissa glisser à terre, indiquant à Christopher d’entrer d’un mouvement de main.
Il se positionna de biais et se faufila de l’autre côté.