Christopher était déjà réveillé depuis deux bonnes heures lorsque leur appareil amorça sa descente vers l’île de l’Ascension. Il se pencha vers le hublot, impatient de découvrir à quoi pouvait bien ressembler cette île dont il n’avait jamais entendu parler avant la veille.
L’avion plongea à travers les cumulonimbus et déboucha dans un ciel bleu se confondant à l’infini avec l’azur moutonné de l’océan. Et elle lui apparut, rocher de quelques dizaines de kilomètres carrés émergeant au milieu de l’immensité atlantique à plus de mille six cents kilomètres de tout continent. De forme grossièrement triangulaire, son origine volcanique se trahissait par la présence de l’ancien cratère au sommet duquel s’accrochaient les rares nuages de basse altitude visibles à des centaines de kilomètres à la ronde. Ses flancs offraient l’unique touche de couleur végétale de ce caillou érodé par des vents incessants.
Tout le reste de l’île ne semblait être que poussière et roche, variant de l’ocre au noir charbon. D’ailleurs, le panorama donnait le sentiment d’approcher une immense mine à ciel ouvert, abandonnée. Presque aucune habitation n’était visible et l’on ne distinguait qu’une poignée de baraquements à proximité de la courte et étroite piste d’atterrissage face à laquelle l’avion venait de se positionner.
Sarah s’éveilla lorsque les roues de l’appareil heurtèrent l’asphalte sablonneux. Elle plissa les yeux, éblouie par les premiers rayons du soleil. L’avion ralentit et elle découvrit un paysage aride, sans arbres, avec la sensation oppressante d’avoir été déposée au milieu de nulle part, sur une planète plus proche de Mars que de la Terre.
— Il n’y a qu’un endroit qui peut ressembler à la montagne que l’on aperçoit derrière mon père et ses deux associés sur la photo, expliqua Christopher. C’est un lieu à proximité du volcan. C’est le seul relief de cette île que j’ai pu voir du ciel. C’est forcément par là qu’on doit chercher.
Sarah acquiesça et se leva à la suite de Christopher avant les trois autres passagers.
Devant la porte qu’elle venait de déverrouiller, l’hôtesse de l’air les salua et leur conseilla de se protéger le visage. Au premier pas posé sur l’escalier mobile, Christopher comprit. Il fut fouetté par le vent frais chargé d’embruns marins qui faisait virevolter la poussière sur le tarmac. Une main devant les yeux, il descendit les marches jusqu’au sol.
Au loin, on entendait le ressac des vagues dont la puissance était à peine recouverte par les rafales venteuses. Les cheveux volant en tous sens, Sarah et Christopher s’avancèrent vite vers le modeste bâtiment des douanes, lui aussi presque à l’abandon.
Les formalités passées devant un seul agent de police qui semblait frappé d’asthénie, ils sortirent du baraquement qui faisait office d’aéroport et découvrirent la ville fantôme de Georgetown.
Une unique grande route sans trottoirs grignotée par la poussière leur barrait le passage.
En face, une triste construction blanche au toit plat et aux volets fermés dormait au côté d’une autre au sommet de laquelle flottait mollement le drapeau anglais.
Pas une voiture ne roulait et seul un âne brun, immobile, l’une des pattes arrière courbée, attendait que le temps passe le long de la route.
— C’est quoi, cet endroit…, souffla Christopher.
Sarah et Christopher, les deux seuls êtres humains aux alentours, sur ce bord de route désert balayé par des volutes de poussière, n’eurent pas besoin de se parler pour se dire qu’ils comprenaient tous deux pourquoi son père et ses associés avaient choisi cette île pour mener leurs expériences. Sur ce récif hors du monde et du temps, l’un et l’autre avaient ce troublant sentiment que leur vie à Paris ou à Oslo appartenait à de vieux souvenirs.
— Il est 4 h 15 du matin en France et 5 h 15 ici. Il nous reste moins de huit heures avant la fin de l’ultimatum de Lazar, dit Christopher en regardant sa montre.
— Là-bas à droite, il y a un petit magasin censé louer des voitures. J’ai vu ça dans le guide.
Christopher se surprit à vouloir prendre la main de Sarah, mais il se ravisa en se demandant si elle avait remarqué l’esquisse de son geste.
Sous son semblant d’indifférence, elle avait bien évidemment relevé l’hésitation de Christopher et, malgré l’urgence de la situation, oui, elle avait eu envie qu’il ose lui saisir la main. Quelle idée saugrenue. Elle se laissait griser par la promiscuité, l’adrénaline et peut-être aussi le besoin de calmer sa peine.
Sans dévoiler une once de ses hésitations, Sarah pesta devant la porte close du modique magasin. Elle frappa alors que Christopher entamait le tour de la petite bâtisse. Il repéra des volets fermés et cogna du plat de la main en déclamant en anglais qu’il avait besoin d’une voiture et que c’était urgent.
La persienne finit par s’ouvrir sur le visage d’un homme aux cheveux si blonds qu’ils paraissaient blancs. Il demanda à Christopher de bien vouloir se calmer. Puis il referma le volet et, quelques instants après, il laissait ses clients matinaux entrer dans le magasin en marmonnant une impolitesse à l’égard des touristes.
Dix minutes plus tard, Sarah et Christopher étaient au volant d’un pick-up loué pour trente livres la journée. Ils en avaient profité pour acheter des fruits, des sandwichs et de l’eau, ainsi que deux lampes torche et un nouveau guide touristique plus complet.
— Écoute ça, indiqua Sarah à Christopher, qui cherchait le chemin à suivre pour rejoindre le flanc du volcan.
Et elle se mit à lire à toute vitesse.
— Garden Cottage, situé au sommet de Green Mountain, est la plus ancienne construction de l’île de l’Ascension. Édifiée aux alentours de 1820, elle incarne… bla-bla… Vous apprécierez l’accueil de cette maison d’hôtes tenue par des descendants directs des premiers colons portugais qui ont découvert l’île en 1501. Ils sauront vous renseigner sur tous les secrets de Green Mountain et ses alentours.
— C’est la phrase typique pour les touristes, mais on n’a rien à perdre, commenta Christopher. Peut-être qu’ils savent quelque chose et qu’ils nous feront gagner du temps.
Ils grimpèrent dans leur véhicule qui sentait le renfermé, programmèrent le GPS sur la direction de Green Mountain et filèrent à toute allure récupérer la route principale en s’éloignant un peu plus vers l’ouest.
Après dix minutes, le paysage de poussière rouge commença à changer de façon surprenante. Les plaines désertiques sur lesquelles mouraient des morceaux de rochers qui semblaient tomber du ciel laissèrent place à des palmiers, des fougères géantes et toute une flore d’une densité et d’une hauteur de forêt tropicale.
Ils empruntèrent un chemin cahoteux serpentant à flanc de montagne et l’air se satura d’humidité jusqu’à ce qu’ils soient bientôt plongés dans les nuages que Christopher avait observés depuis son hublot.
Il alluma les phares, les yeux consultant sans cesse l’horloge de la voiture. Soucieux de ne pas perdre de temps, il ralentit à peine l’allure. Étouffée par le brouillard, la lueur jaune de leurs feux permettait pourtant tout juste de délimiter le ravin qui tombait à pic au bord de la piste de terre. Après avoir manœuvré dans cinq virages en lacets, ils devinèrent un panneau indiquant qu’ils parvenaient au sommet de Green Mountain. Christopher accéléra et, consultant une fois de plus l’heure sur le cadran de bord, il ne vit pas le nid-de-poule qui détourna la trajectoire du pick-up vers le ravin. Sarah rattrapa le volant qui venait d’échapper des mains de Christopher et braqua en sens inverse.
Christopher eut l’heureux réflexe d’enfoncer la pédale d’accélérateur au lieu de freiner.
Le châssis frotta sur la terre, la roue avant gauche dérapant sur la tranche du fossé abrupt. Sarah se pencha sur la droite de son siège pour faire contrepoids et le véhicule frôla le vide pendant deux secondes interminables avant de regagner le centre du chemin. Christopher s’arrêta au milieu de la route, blême.
Il échangea un bref regard avec Sarah qui eut l’intelligence de ne pas l’accabler. Elle poussa un léger soupir de soulagement et pointa du doigt un panneau fléché émergeant de la brume. Christopher hocha la tête et roula au pas pour s’en approcher.
GARDEN COTTAGE.
Chambre d’hôtes. Ouvert toute l’année.
Ils s’engagèrent sur l’étroit chemin en pente raide qui s’éloignait de la piste principale. De chaque côté du véhicule, les branches de l’abondante végétation frottaient contre la carrosserie, témoignant du peu de passage.
— Là, murmura Christopher alors que la trouée s’élargissait pour laisser place à un immense dégagement recouvert d’une pelouse grasse au centre de laquelle se dessinait la silhouette d’une bâtisse noyée dans la brume.
— Comment tu comptes leur demander des infos sur ce qu’on cherche ?
Christopher accéléra, se gara en plein milieu du jardin et consulta sa montre avant de sortir de la voiture pour foncer vers la maison d’hôtes, sans répondre.
— Doucement ! lui lança Sarah.
Christopher traversa la grande étendue de gazon qui entourait la demeure touristique, et ce n’est qu’en arrivant devant la porte qu’il prit cinq secondes pour se calmer avant de tirer une cordelette qui fit tinter la cloche de l’entrée.
Il patienta en se demandant si la maison était habitée. Puis on entendit la poignée s’abaisser et un vieil homme voûté au teint mat et à la moustache fine lui ouvrit. Il plissa ses yeux fatigués en voyant l’inconnu devant lui, comme s’il n’était pas sûr de faire la différence entre un être bien réel et un fantôme.
— Bonjour… commença Christopher en faisant son possible pour ne pas avoir l’air d’un fou empressé. Je suis en visite sur l’île et j’aurais aimé vous demander un conseil.
— Oh, vous avez bien du courage d’être monté par un temps pareil, répondit l’homme en regardant dehors. Et puis c’est pas parti pour s’améliorer. Vous venez pour le cottage ?
— En fait, on vient pour un renseignement, répondit Christopher.
— Hum… dites-moi.
— Eh bien, d’abord, je m’appelle Christopher, je suis journaliste pour un magazine français et voici Sarah, ma… photographe, ajouta-t-il alors que Sarah s’approchait.
— Madame, dit le propriétaire des lieux d’un ton poli. Je suis Edmundo Sargal.
— Enchantée, répondit Sarah en se forçant à lui serrer la main.
Christopher leur coupa presque la parole.
— En fait, voilà, nous faisons un reportage sur les coins oubliés de l’histoire. Nous avons déjà visité les forts de Bedford et de Hayes et on nous a dit qu’il y avait aussi des vestiges de la Seconde Guerre mondiale ou même d’une époque précédente qui existaient autour de Green Mountain. C’est ce genre d’endroit que nous cherchons et, comme vous êtes là depuis fort longtemps d’après ce que l’on dit, on pensait que vous pourriez peut-être nous renseigner.
Le vieil homme les observa un instant, notamment Sarah dont il scruta longuement la partie du visage dont les cils et sourcils avaient disparu. Puis il leur fit signe d’entrer.
— Je vais voir ce que ma mémoire peut éventuellement trouver d’intéressant. Mais je ne vous garantis rien.
Il se dirigea vers le salon, précédant ses invités. L’intérieur de la maison faisait penser à une petite demeure coloniale parée de maquettes de bateaux et d’oiseaux empaillés.
— C’est bizarre votre question, et je me demande même si ce n’est pas la première fois qu’on me la pose. D’habitude, les gens veulent savoir si c’est vrai que cette forêt tropicale a été intégralement plantée par les hommes au XVIe siècle pour faire pleuvoir sur l’île, déclara le vieil homme, ou pourquoi on trouve une chaîne d’ancre de bateau au sommet de la montagne, quel rôle Darwin lui-même a joué sur l’introduction de nouvelles espèces ici… Bref, ça, je peux répondre, mais vous, les journalistes, vous voulez toujours des trucs qui n’existent pas !
Il s’assit dans un rocking-chair patiné près d’une large baie vitrée donnant sur un jardin nimbé de brume. Le temps aurait réellement pu paraître suspendu si l’horloge à balancier n’avait pas été là pour scander les précieuses secondes qui s’écoulaient.
— J’espère que si je vous aide, vous aurez la gentillesse de me citer dans votre journal, ça ne me fera pas de mal, un peu de pub, en ce moment…
— On trouvera une façon de vous renvoyer l’ascenseur, promis, répondit Christopher.
— Bon, dites-moi plus précisément ce que vous voulez savoir.
— Tout ce qui a pu être construit autour de Green Mountain, disons… il y a plus de trente ans.
Le vieil homme fit une moue et lissa sa moustache de haut en bas.
— Eh bah, pour commencer, il y a les old barracks. Ça devrait vous intéresser.
— C’est quoi ?
— Une espèce de hangar en pierre grise que la marine royale anglaise a construit quand ils craignaient que l’île ne fasse office de base arrière aux Français pour venir délivrer votre envahisseur de Napoléon. Ça remonte à 1815 environ.
— Et depuis, ça a servi à autre chose ? s’impatienta Christopher.
— De bergerie à un moment, mais maintenant, c’est à l’abandon.
— Et c’est où exactement ? demanda-t-il en sentant monter une certaine excitation.
— Juste au sommet de la montagne. C’est pas compliqué, vous suivez le petit chemin de randonnée et…
— Non, non, non ! s’emporta Christopher. Ça marche pas ! Il faut qu’on voie la montagne derrière ! Si c’est au sommet, c’est…
Sarah lui posa une main sur le bras pour qu’il se reprenne.
— Excusez-moi, dit-il en remarquant le regard inquiet du propriétaire du cottage. C’est ma faute, je me suis mal exprimé. En fait, je cherche un vieux bâtiment depuis lequel on voit directement la montagne en arrière-plan.
Le vieil homme émit un petit son d’acquiescement et réfléchit un instant.
— Bizarre comme question. Mais alors, je ne vois qu’un endroit que je ne vous conseillerais pas.
— Dites-nous ! s’exclama Christopher.
Le vieil Edmundo grimaça, l’air embarrassé.
— Pourquoi vous cherchez cet endroit en particulier ?
— Parce qu’on veut montrer que cette île a une grande histoire, qui traverse les siècles, et qu’elle est encore plus riche qu’on ne le pensait. Alors, n’hésitez pas, dites-nous tout ce que vous savez, ça me permettra d’écrire un bon papier.
Edmundo caressa cette fois sa moustache à rebrousse-poil.
— C’est un truc qui a été construit dans les années soixante ou soixante-dix, quand les Américains ont commencé à s’intéresser de nouveau à l’île après le départ des Anglais. Un jour, on a vu deux ou trois avions-cargos de l’US Air Force atterrir sur l’île. Le lendemain, des types chargés comme des mulets ont grimpé la montagne en se taillant un chemin à travers la jungle. Ils se sont arrêtés sur une zone un peu plus plate sur le flanc du volcan. Et ils ont déchargé tout leur barda. Il y avait des pelles, des pioches, des panneaux de métal, des tuyaux, des planches, bref, tout ce qu’il faut pour construire quelque chose.
— Pour construire quoi précisément ? le pressa Christopher.
— Précisément, j’en sais rien. J’ai vu ça de loin et, si je peux vous raconter quelque chose aujourd’hui, c’est grâce à la musique. Je devais avoir dix-huit ans à l’époque et j’aidais mon père à bâtir notre maison après qu’on avait émigré du Portugal. Les militaires écoutaient toute la journée des morceaux bien rythmés que je ne connaissais pas et que j’adorais. Alors, dès que j’avais du temps libre, j’allais me planquer dans la jungle autour de l’endroit où ils s’étaient mis à tout défricher et j’écoutais leurs radios cracher les Beatles, Led Zeppelin, Deep Purple, The Doors et tout ça… C’était le pied.
— Et vous les avez donc vus construire quoi exactement ?
— Eh bah, au bout de cinq mois, ils avaient terminé un beau baraquement et un autre avion a débarqué pour leur livrer du matériel électronique. De gros trucs pleins de boutons, de fils et d’écrans avec écrit Nasa dessus. J’avais jamais vu ça de ma vie. Ils ont tout rentré et, une semaine plus tard, d’autres types sont arrivés. Trois ou quatre gars, pas plus. Ils avaient plus des têtes d’intellos que de gros bras, contrairement aux premiers. Ils se sont installés là-dedans et je sais pas ce qu’ils y ont fait. Et comme ils n’écoutaient plus de musique dehors, j’y suis plus trop retourné. Juste comme ça, deux ou trois fois, par curiosité. De temps en temps, je voyais deux types sortir fumer une cigarette et discuter, mais ça n’allait pas plus loin.
Sarah intervint d’une voix douce.
— Vous vous souvenez de quoi ils parlaient ?
— Un peu, parce que chaque fois, la conversation était un peu la même. Ils disaient que les calculs étaient compliqués et qu’il fallait pas qu’ils se trompent. Et puis ils avaient l’air en colère parce que « les autres », j’sais pas qui c’était, faisaient trop de bruit et ça les empêchait de se concentrer. Un jour, il y en a même un qui a dit que ça le faisait flipper.
Sarah et Christopher se regardèrent brièvement.
— Et ensuite ? Que s’est-il passé ? demanda Christopher.
— Ça a dû durer huit ou dix ans et ils sont partis. Comme ça, du jour au lendemain. On n’a jamais su ce qu’ils étaient venus y faire et encore moins pourquoi ils avaient déguerpi comme des voleurs.
Christopher trépignait d’impatience. À ses côtés, Sarah dévisageait Edmundo, traquant le moindre signe de mensonge.
— Pourquoi vous avez dit que c’était un endroit que vous ne conseilleriez pas ?
— Eh bien, disons que s’ils sont venus s’installer ici, sur cette île paumée, c’est qu’ils voulaient pas que ça se sache, vous voyez. Et il y a eu des rumeurs comme quoi ils avaient piégé le terrain. Mais bon, c’est pas certain, hein ? Si vous voulez mon avis, vu comment ils ont filé, ils ont même pas eu le temps.
— Et vous n’êtes jamais allé voir à l’intérieur ?
— Ils ont condamné les portes avec des chaînes.
— Ça se casse, une chaîne ! suggéra Christopher.
— Déjà, c’est pas mon genre de chercher les ennuis. Mais en plus, avec la base militaire en bas, je me suis dit que c’était pas la peine de prendre de risques. Vous avez dû remarquer qu’on n’était pas nombreux ici. Alors, tout se sait tout de suite…
Le propriétaire du cottage soupira et haussa les épaules.
— Comment on va là-bas ? demanda Christopher.
— C’est pas évident. Faut passer par un sentier qui a dû être recouvert par la végétation et puis après, si je me souviens bien, faut contourner une espèce d’étang, s’il est encore là. Et là, il y avait un tout petit défilé entre les arbres que j’empruntais pour aller au baraquement. Peut-être qu’il en reste des traces.
— Vous nous accompagnez ?
Christopher regarda Sarah l’air de dire : « T’as vu l’âge du type ? »
— Vous êtes vraiment prêts à prendre le risque ?
Sarah acquiesça.
— On sera prudents. On a été reporters de guerre tous les deux. Et si j’en crois les chaussures et le bâton de marche que j’ai vus à l’entrée, vous aimez encore crapahuter.
— Ah, vous n’êtes pas photographe pour rien, vous. Vous avez l’œil. Bon, je veux bien vous y conduire. Mais pas tout de suite.
— Pourquoi ?!
La question échappa à Christopher avec plus de virulence qu’il ne l’aurait voulu.
— Avec ce brouillard ? Autant y aller les yeux crevés !
— Ça va passer quand ?
Le vieil homme haussa les épaules.
— Les nuages accrochent sur le haut de la montagne, alors ça dépend des vents. Et à cette époque, ça peut durer la journée. Vous voulez du thé d’ici là ?
Christopher serra les poings.
— Écoutez, je suis sûr que vous connaissez le chemin par cœur. Même dans le brouillard, vous devriez le retrouver.
— Il est toujours aussi pressé ? s’interrogea Edmundo en consultant Sarah.
Elle fit oui de la tête, l’air d’être également victime de l’impatience permanente de son collègue.
— Cela dit, c’est pas une si mauvaise idée d’y aller avec cette brume. Ça fera une anecdote de plus à raconter dans notre papier et une bonne façon de vous citer comme guide hors pair de la région : Edmundo Sargal évolue sur son île les yeux fermés. La preuve, il nous a conduits jusque sur ce site secret à travers la jungle dans un brouillard plus épais que du coton.
Le propriétaire du cottage sembla apprécier la citation de son nom dans un contexte aussi valorisant. Sarah acheva de le convaincre d’un dernier argument.
— Et entre nous, photographier un lieu comme celui que l’on cherche, nappé dans la brume, ça nous garantit que le rédac chef craque sur les photos et publie l’article illico. Et vous bénéficierez au plus vite des retombées médiatiques…
— Et vous photographiez avec quel appareil ?
Sarah fut un instant prise au dépourvu. Effectivement, elle ne transportait aucun équipement de photographe.
— C’est amusant que vous disiez ça, intervint Christopher. Quand je l’ai vue arriver les mains dans les poches, je me suis fait la même réflexion. Mais maintenant que je connais l’engin, je peux vous dire que l’iPhone 6S, c’est du solide : deux cents composants pour une seule lentille photographique, ça file un coup de vieux aux appareils de pros.
Sarah rebondit sur l’idée de Christopher et sortit son téléphone de sa poche, l’air de dire « voilà le secret ».
— Désormais, on bosse presque tous avec ça dans le métier.
Edmundo opina du chef et poussa un soupir en s’extrayant de son rocking-chair.
Christopher félicita discrètement Sarah d’un pouce levé et elle lui répondit d’un sourire tout aussi furtif.
— Il faut une petite heure pour rejoindre le coin en temps normal. Avec le brouillard, faudra compter au moins une heure et demie.
Edmundo termina de lacer ses chaussures de randonnée, enfila une parka kaki et empoigna son bâton de marche.
— Je préfère vous prévenir, ça ne va pas être une promenade touristique. Surtout, restez bien près de moi.