Vingt minutes avant l’arrivée en gare de Saint-Pancras à Londres en ce mardi 23 février, Christopher et Sarah patientaient face aux portes du wagon, devançant même les hommes d’affaires les plus pressés.
Il était 10 h 30 et leur avion ne décollait qu’à 19 h 15 de l’aéroport militaire de Brize Norton, mais il n’était pas question de jouer avec la chance. D’autant qu’ils devaient dans un premier temps rejoindre la gare de Paddington en taxi pour attraper le premier train à destination d’Oxford. Et, de là, louer une voiture pour aller jusqu’à Brize Norton.
À peine le train stationné, Christopher et Sarah bondirent dehors, marchant côte à côte d’un pas à la limite de la petite foulée. Ils atteignirent vite l’extrémité du quai, repérèrent le panneau indiquant les taxis et furent parmi les premiers à embarquer dans un black cab en direction de Paddington.
Dans leur précipitation, ils ne remarquèrent pas les deux silhouettes qui les épiaient. Johanna et Hotkins avaient mémorisé le visage de Christopher et le reconnurent d’autant plus facilement qu’il précédait la foule des voyageurs.
Ils montèrent à leur tour dans un taxi à qui ils demandèrent de suivre celui de leurs cibles. Le trajet jusqu’à Paddington dura plus longtemps que prévu en raison des interminables embouteillages londoniens. Et au lieu de la petite dizaine de minutes espérées, il leur fallut une demi-heure pour atteindre la gare.
Une fois sur place, Sarah et Christopher se hâtèrent d’acheter leur billet au guichet en constatant avec soulagement que les départs pour Oxford s’effectuaient pratiquement toutes les dix minutes et les feraient arriver dans la ville universitaire vers midi.
Furtivement, à l’autre bout du wagon, Johanna et Hotkins prirent place à leur tour. Leur objectif consistait à neutraliser Christopher et Sarah avant leur embarquement pour l’île de l’Ascension à Brize Norton. Et le seul endroit où ils pourraient agir avec discrétion se situait sur un pan de route de campagne d’à peine cinq kilomètres entre la sortie de l’autoroute A40 et les premières habitations de Brize Norton.
À Oxford, la location de leur véhicule fit perdre une heure de leur temps à Christopher et Sarah. Les clients étaient nombreux et le personnel en effectif réduit.
Vers 13 h 15, ils roulaient depuis une dizaine de minutes sur l’A40 aux allures de départementale française lorsque le trafic se tassa jusqu’à l’arrêt complet. Au départ, ils crurent à un simple ralentissement, mais l’embouteillage se figea dans un immobilisme inquiétant tandis qu’au loin une fumée noire s’élevait au-dessus de la route. Des conducteurs commencèrent à sortir de leur véhicule pour voir ce qu’il se passait et on finit par apprendre qu’un camion-citerne avait dérapé en voulant éviter un animal et qu’il était couché en travers de la route, bloquant le passage. En d’autres termes, ils étaient certainement coincés là pour un très long moment. D’autant que la chaussée était bordée de buissons et d’arbres qui empêchaient de faire demi-tour pour prendre un itinéraire de secours.
À pied, Christopher et Sarah calculèrent qu’il leur faudrait environ six heures pour rejoindre la base militaire de Brize Norton. Et à condition de ne pas s’arrêter et de marcher à un rythme soutenu que seule Sarah pourrait suivre. Autrement dit, leurs chances d’atteindre l’aéroport à l’heure étaient excessivement minces, pour ne pas dire nulles.
Ils décidèrent d’attendre en voyant que les secours arrivaient par hélicoptère. Peut-être que d’ici une heure, la voie serait dégagée.
Dehors, le ciel gris assombrissait la lumière qui déclinait déjà alors qu’il n’était que 2 heures de l’après-midi.
— On n’y sera jamais ! s’exclama Christopher à bout de patience. Ça va faire une heure et demie qu’on ne bouge plus !
— On a encore de la marge…
Christopher fixait l’hélicoptère qui manœuvrait à un kilomètre devant eux pour tenter de redresser le camion-citerne accidenté.
— Quand bien même on parviendrait à voler cet hélicoptère, déclara Sarah en suspectant les folles pensées de Christopher, tu imagines franchement que l’on se posera discrètement dans un champ à côté de la base militaire et qu’on ira prendre notre avion comme si de rien n’était ? Sans que ni la police ni l’armée nous interceptent ?
— Je sais bien, avoua Christopher, c’est ridicule, mais qu’est-ce qu’on fait si on est encore coincés ici dans une heure ?
— La question ne se pose plus, déclara Sarah. On avance.
Effectivement, la police venait de mettre en place une circulation alternée entre les deux voies opposées et la file de voitures commençait à se déliter. Christopher était tellement pressé de démarrer qu’il percuta le pare-chocs de la Volvo qui les précédait.
Le chauffeur au crâne chauve descendit de son véhicule en pestant à l’encontre de Christopher. Derrière eux, les autres voyageurs, à bout de patience, klaxonnaient en lançant des insultes. Christopher jura à son tour.
— Je vais conduire, décida Sarah, et, sans attendre la réponse de Christopher, elle descendit de la voiture et prit sa place.
Derrière eux, séparés par un véhicule, Johanna et Hotkins observèrent la manœuvre. Un peu trop prompt à réagir, l’ancien Marine ouvrit sa portière, prêt à descendre de crainte que leurs cibles ne leur échappent.
Sarah remarqua le mouvement du coin de l’œil en se disant qu’il s’agissait certainement d’un conducteur agacé.
Elle prit place au volant, démarra et rattrapa la file de véhicules qui les précédait.
Une heure plus tard, ils quittèrent l’A40 à la sortie indiquant Brize Norton. Ils passèrent sur un pont par-dessus l’autoroute et s’engagèrent sur une modeste route de campagne cabossée qui serpentait entre les arbres et les champs.
Sarah alluma les phares. Il ne faisait pas encore nuit, mais la luminosité entre chien et loup rendait la visibilité difficile sur cette portion de voie sans éclairage et bordée d’un bois touffu.
— Je crois qu’il y a un problème, chuchota-t-elle.
— Quoi ?
— La voiture derrière nous était dans l’embouteillage à une voiture de distance de la nôtre. Et c’est la seule à avoir pris la sortie Brize Norton…
— Et alors, ils vont peut-être à l’aéroport.
— Le type qui est dedans a eu un réflexe bizarre tout à l’heure quand je suis descendue pour te remplacer au volant.
Méfiante, Sarah jetait des coups d’œil attentifs dans le rétroviseur et fut à peine surprise quand le véhicule les colla brutalement. Elle écrasa la pédale d’accélération, projetant Christopher vers l’arrière.
— Accroche-toi au siège fermement ! ordonna-t-elle.
Les deux voitures se frôlaient désormais à plus de 110 km/h sur une portion de route limitée à 70. Le moindre écart provoquerait une chute fatale dans le fossé.
Johanna tenta de couper la trajectoire à Sarah, mais cette dernière parvint à maintenir sa légère avance. Le moteur semblait rugir pour fournir toute sa puissance.
— C’est qui ? hurla Christopher.
Sarah surveilla le GPS. Il leur restait deux kilomètres avant l’arrivée à la base. Et leur voiture moins puissante que celle de leurs poursuivants commençait à perdre du terrain.
— S’ils nous arrêtent, on est morts ! Accroche-toi !
Christopher saisit la poignée de maintien au-dessus de sa tête et plaqua les pieds au plancher. Sarah pila.
Christopher chavira vers l’avant, sa ceinture lui cisaillant la poitrine. Les pneus crissèrent alors que le bitume brûlait la gomme.
Le véhicule de leurs poursuivants freina quelques mètres plus loin. Sarah enclencha la marche arrière et fonça de biais en direction des arbres et des hauts taillis.
— Dès que je m’arrête, tu passes derrière les fourrés et tu cours tout droit jusqu’à l’aéroport !
Christopher n’eut pas le temps de demander d’explications. Sarah percuta les branchages et décrocha la ceinture de Christopher.
— Vas-y ! Je te rejoins.
Christopher bondit hors du véhicule et se rua dans les buissons, les bras protégeant son visage.
Alors qu’ils reculaient eux aussi à toute vitesse, Johanna et Hotkins virent Sarah quitter la voiture et s’enfoncer dans les bosquets.
La végétation du bord de route formait une barrière de trois ou quatre mètres d’épaisseur longeant de vastes prés dont le vert vigoureux au soleil prenait à cet instant des allures de mare saumâtre.
En quittant l’abri des branchages, Sarah aperçut au loin Christopher courir droit devant lui. Elle s’élança à sa poursuite sur seulement quelques mètres et plongea de nouveau à couvert.
Johanna et Hotkins émergèrent des buissons au même instant et, repérant la silhouette de Christopher au loin, le prirent immédiatement en chasse.
Tapie au sol, à couvert, Sarah les laissa passer. Hotkins courait en tête, suivi de près par Johanna. Puis Sarah se faufila discrètement hors de sa cachette et fondit à leur poursuite.
Elle talonna bientôt Johanna qui se retourna en entendant des pas derrière elle. Sans lui laisser le temps de réagir, Sarah la plaqua au niveau de la taille et la fit basculer à terre. Hotkins se retourna, mais laissa sa coéquipière se débrouiller pour s’occuper de leur seconde cible.
À califourchon sur Johanna, Sarah tenta de la frapper à plusieurs reprises au visage, mais la tueuse détourna chaque coup d’habiles parades des avant-bras. Et brutalement, elle renversa Sarah sur le dos d’une imparable rotation du bassin.
Déjà loin, Christopher aperçut des lumières à une centaine de mètres devant lui. L’aéroport ! Il y était presque.
Mais à l’enthousiasme succéda une peur panique lorsqu’il entendit un souffle enfler quelques mètres derrière lui. Il jeta un regard dans son dos et vit surgir de la pénombre le visage menaçant d’Hotkins.
— Tu n’y arriveras pas ! s’exclama l’ancien Marine dans un américain nasillard du Midwest.
Et cette fois, Christopher ne pourrait pas compter sur Sarah pour le sauver. Dans un dernier espoir de surprendre son adversaire, il bifurqua soudainement vers les fourrés pour rejoindre la route.
Quelques centaines de mètres derrière, clouée au sol, les mains de Johanna écrasant sa gorge, Sarah se débattait sans réussir à briser la détermination de son adversaire.
Du bout des doigts, elle parvint à faire rouler une pierre dans sa main et frappa Johanna. Mais cette dernière vit le danger arriver et amortit le coup avec son épaule.
Ce mouvement la força cependant à baisser la tête, exposant son visage, et Sarah saisit l’occasion pour lui enfoncer son pouce dans l’œil. En poussant un cri de douleur, Johanna relâcha sa prise et bascula en arrière.
Leste et vive, Sarah se redressa et lui décocha un coup de pied dans la tête qui lui fit perdre connaissance. Sans prendre le temps de respirer, elle chercha à percer l’obscurité du regard en espérant apercevoir Christopher en sécurité.
— Attendez, attendez ! Ne laissez pas partir l’avion ! hurla Christopher en voyant les lumières de l’aéroport désormais très proches.
Derrière lui, Hotkins tendit le bras et le frôla. Le cœur affolé palpitant à en éclater, Christopher ne pouvait pas aller plus vite. Hotkins lui empoigna l’épaule. C’était terminé.
Il sentit qu’on le retournait comme une vulgaire proie que l’on va dévorer lorsque de puissants projecteurs éblouirent la route. Hotkins, qui se souvenait des consignes d’agir dans la discrétion, relâcha sa prise.
Un instant déboussolé, Christopher se ressaisit et poursuivit sa course.
— J’ai un billet pour l’île de l’Ascension sur le vol de ce soir ! Attendez !
Christopher parcourut encore quelques mètres et se retrouva devant l’entrée grillagée de la base militaire. Deux gardes surveillaient les nouveaux arrivants, la main sur la gâchette de leur arme, aux aguets.
— Stop ! ordonna l’un des soldats.
— Je… suis désolé, s’excusa Christopher en anglais, les mains sur les genoux en tentant de reprendre son souffle. On a été retardés par des embouteillages monstres… sur l’A40… et on a dû terminer à pied pour… espérer… arriver à l’heure.
Le soldat qui avait parlé fit signe à Christopher d’approcher et lui demanda son billet.
— C’est ma… femme qui l’a… sur son smartphone, parvint tout juste à dire Christopher entre deux bruyantes respirations. Elle est juste derrière, ajouta-t-il en scrutant avec appréhension la pénombre de la campagne.
— Vous êtes ensemble ? voulut savoir le militaire en voyant Hotkins arriver à son tour à petites foulées.
Christopher prit les devants pour éviter d’éveiller les soupçons du garde.
— Oui et non, on a voyagé dans le même bus pour venir jusqu’ici, alors on a fait le trajet à pied ensemble. Hein ?
Hotkins approuva d’un mouvement de tête.
— Votre billet ? s’enquit le soldat à l’intention d’Hotkins.
Le Marine fouilla dans sa poche et tendit un papier au garde qui lui fit signe d’attendre. Il venait d’apercevoir une silhouette féminine.
Hotkins et Christopher se retournèrent en même temps.
Sarah venait à leur rencontre, essoufflée elle aussi. D’un bref coup d’œil, elle comprit le délicat équilibre de la situation.
— Désolée pour le retard, mais je suis moins endurante que mon compagnon… dit-elle à l’adresse du garde.
Christopher apprécia l’ironie de l’excuse.
— Et en plus je suis tombée, ajouta-t-elle pour justifier les traces de boue sur son jean et sa veste.
Le militaire se contenta d’une discrète approbation du menton.
— Vos billets. Votre passeport. Et votre visa.
Sarah et Christopher présentèrent leur passeport et leur billet sous l’œil scrutateur d’Hotkins qui se retournait régulièrement en espérant l’arrivée de Johanna.
— Et les visas ? insista le soldat.
— Vous avez dû recevoir une autorisation spéciale pour nos deux identités par voie informatique.
Suspicieux, le militaire contacta par talkie-walkie un homologue qui lui confirma qu’il avait bien une autorisation pour les passagers Christopher Clarence et Sarah Geringën.
— C’est bon, vous pouvez passer. Et vous alors ? demanda le soldat en désignant Hotkins d’un coup de menton.
L’ex-Marine scruta une dernière fois la route sans voir sa coéquipière. Et, malheureusement, c’était à elle que les visas avaient été confiés.
— Je vais voir où en est ma compagne. Je reviens.
Hotkins rebroussa chemin en courant.
Désormais dans l’enceinte de l’aéroport, Christopher et Sarah marchaient côte à côte.
— Qu’est-ce que tu as fait d’elle ?
— On en parlera plus tard.
— Elle est morte ?
— Non… N’oublie pas que l’on doit revenir par Brize Norton. S’ils découvrent un cadavre dans les environs, ils feront forcément le lien avec nous et on sera arrêtés à notre retour.
— Et ça signifie donc qu’ils vont finir par embarquer avec nous ?
— Ça m’étonnerait.
Christopher considéra Sarah, l’air de dire qu’il ne comprenait pas.
Sarah sortit de sa poche deux cartes plastifiées siglées de l’inscription « Visa ». On y reconnaissait la photo de Johanna et celle d’Hotkins.
— Le temps qu’ils en obtiennent un autre, on sera loin…
Christopher était bien trop épuisé et inquiet pour manifester une quelconque joie, mais, en son for intérieur, il remercia une force invisible d’avoir Sarah à ses côtés.
Ils pénétrèrent dans le hall du petit aéroport et firent contrôler leurs passeports et leurs visas électroniques une dernière fois.
— Bon voyage, conclut le préposé. Votre vol est programmé à l’heure. Porte A, s’il vous plaît.
Par acquit de conscience, Sarah vérifia que personne ne les suivait.
Le vent glacé qui soufflait sur le tarmac s’infiltra par les interstices des vêtements déchirés de Sarah. Encore humide de sueur, elle resserra le col de son blouson et gravit les marches menant à l’A330, qui n’attendait plus qu’eux pour prendre son envol pour un voyage de nuit de près de neuf heures.
Ils entrèrent dans la cabine, tous deux habités d’un profond sentiment d’étrangeté. Aucune hôtesse de l’air ne s’était présentée pour les accueillir et seulement trois personnes étaient assises. Deux hommes vêtus de vêtements militaires dormaient en travers d’une rangée de trois banquettes et un civil d’une quarantaine d’années aux traits fatigués regardait par le hublot d’un air absent. Un silence nocturne planait dans l’habitacle.
Sarah vérifia son billet et désigna deux sièges au milieu de l’appareil. Elle s’assit côté couloir.
— Tu préfères pas le hublot ? demanda Christopher.
— Ça te changera les idées de regarder dehors, répondit-elle en étirant ses jambes.
Une hôtesse de l’air sortit du poste de pilotage, referma la porte de l’avion et la verrouilla avant de passer dans l’allée centrale pour s’assurer que les ceintures des cinq passagers étaient bien attachées.
Christopher reposa la tête contre le rebord du hublot, cherchant partout s’il repérait la tueuse et son acolyte. Mais il ne vit que la campagne noire et déserte.
L’avion s’ébranla et serpenta quelques instants pour aller se positionner en bout de piste avant de pousser les gaz et de s’arracher du sol quelques centaines de mètres plus loin.
Christopher rejeta la tête en arrière et laissa échapper un profond soupir.
— C’était qui, cette femme et ce type ?
— À part te dire qu’ils ont certainement été engagés par la personne que ton père a appelée avant de se suicider… je ne sais pas, chuchota Sarah.
— Ils vont prendre le prochain vol. Autrement dit, une fois sur l’île, on aura seulement quinze heures d’avance sur eux pour trouver la base où ont eu lieu les expériences. Et on n’a aucune idée de sa localisation !
Christopher se frotta le front à s’en rougir la peau et posa une main sur sa cuisse pour l’empêcher de tressauter.
— Calme-toi, lui conseilla Sarah. Regarde là-bas, il y a des guides touristiques sur Sainte-Hélène et l’île de l’Ascension. Prends-en deux.
Christopher se détacha, enjamba Sarah et revint avec deux livrets.
— Je me disais que vous étiez quand même sacrément entraînés dans la police norvégienne. Je vois pas un inspecteur de police français faire ce que tu as fait depuis que l’on se connaît. Enfin je veux dire, pour parler de façon analytique, tout le monde ne gère pas l’adversité et la violence avec autant d’efficacité…
Sarah ouvrit l’un des guides touristiques que Christopher lui avait donnés et le feuilleta.
— J’ai passé trois ans dans les forces spéciales norvégiennes et quatre dans les forces armées. J’ai rejoint la police et le poste d’inspectrice il y a quatre ans seulement.
— T’as commencé dans l’armée ? releva Christopher, étonné.
— Hum…
— Je sais que ça semble futile de discuter de cela en un moment pareil, mais pour tout dire, ça m’aide à ne pas céder à l’angoisse. Et d’ailleurs, j’ai une question.
— Je t’écoute, répondit Sarah sans quitter son guide des yeux.
— Qu’est-ce qui peut bien pousser une femme à vouloir être militaire ?
Sarah releva la tête.
— La même chose qui pousse un homme à vouloir être reporter de guerre, si ça peut t’aider à comprendre…
— OK… C’est sexiste, mais franchement, ça reste étrange comme choix, non ?
Sarah déplia la tablette du siège de devant et y déposa le guide touristique. Puis elle repoussa ses cheveux vers l’arrière d’un mouvement de la main et reposa la tête.
— Ça t’aide vraiment de… parler ?
Christopher haussa les épaules.
— OK. Mon père faisait le même métier que toi avant que tu deviennes journaliste pour midinettes, expliqua Sarah en montrant d’un sourire qu’elle plaisantait. Il était reporter de guerre et, comme toi, il était français. Il n’était pas souvent à la maison, mais, quand il revenait, il oubliait de laisser les horreurs qu’il avait vues au seuil de la porte. Plus d’une fois, il a cru nous informer, ma sœur, ma mère et moi, en nous parlant de ce dont il avait été témoin sur place. Son bureau n’était jamais fermé à clé et, forcément, la curiosité m’a conduite à vouloir voir les photos. Surtout ses photos de femmes. Contrairement aux autres enfants, j’ai grandi en sachant que l’horreur n’épargne ni l’enfance ni l’innocence et qu’elle se répète jusqu’à ce qu’une force supérieure y mette fin.
Christopher hocha la tête, ne comprenant que trop bien ce à quoi Sarah faisait allusion. Même si aujourd’hui, rien ne lui paraissait plus douloureux que la tragédie qu’il était en train de vivre.
— Arrivée à l’âge de choisir un métier, reprit Sarah, mes parents ont été désolés de voir ma sœur s’engager dans l’humanitaire et ils ont insisté pour que j’assure mon avenir en faisant une grande école. Je leur ai répondu que je souhaitais intégrer l’armée pour aider physiquement celles et ceux qui vivaient dans l’oppression. Ils sont revenus à la charge pour m’inscrire en école de commerce. Je leur ai répliqué que ma vie aurait plus de sens si j’aidais les femmes en situation d’urgence, plutôt que de contribuer à la vente de produits de beauté qui les complexent tous les jours à coups de mannequins photoshopés.
En d’autres circonstances, Christopher aurait pu être amusé par la formule, mais le cœur n’y était pas.
— Voilà pourquoi une femme peut choisir l’armée, conclut Sarah. Pour ne pas avoir à se maquiller. C’est sexiste comme il faut comme réponse, non ?
Sarah tourna la tête vers l’allée centrale. Christopher avait compris qu’elle n’était pas une femme habituée à s’épancher sur sa vie ou à s’épancher tout court, d’ailleurs. Et elle avait certainement déjà fait beaucoup d’efforts pour le « divertir ». Mais une dernière question lui tournait dans la tête. Et la réponse lui semblait indispensable pour accorder sa pleine confiance. Quitte à paraître agaçant.
— Pourquoi tu as arrêté l’armée ?
Sarah plongea son regard bleu dans les yeux de Christopher. Presque avec un air de défi.
— Tu n’es pas journaliste pour rien. Même si tu sens qu’il faut laisser ton interlocuteur tranquille, tu continues à poser des questions.
Troublé par cette franchise rare, Christopher ne sut comment réagir. Sarah le considéra plus longtemps sans ciller avant de reprendre sa position initiale, tournée vers l’allée centrale.
Il respecta son silence. Après tout, il n’avait pas besoin de preuves supplémentaires, sa présence était naturellement rassurante. Même si elle ne le lui montra pas, Sarah lui sut gré de ne pas insister.
Non, elle ne lui parlerait pas de ce qu’il s’était passé au nord-est de Kandahar le jour de cette maudite patrouille, aux abords d’un champ de blé. Elle ne lui raconterait pas la peur quotidienne de passer à côté de ces fermiers afghans, en apparence inoffensifs. Des hommes qui ne cherchaient qu’à nourrir et à sauver leur famille d’une torture certaine à la nuit tombée, lorsque les talibans viendraient leur faire payer le choix de ne pas avoir attaqué les « Occidentaux ». Non, tout cela, elle n’en parlerait pas. Et encore moins de son erreur. Avec son expérience de reporter de guerre, Christopher comprendrait, elle en était certaine, mais elle ne supporterait pas l’éclair de dégoût qu’elle lirait forcément dans son regard.
Elle ouvrit le guide touristique de l’île de l’Ascension et, à l’image de Christopher, elle se concentra, à la recherche du moindre détail qui pourrait les aider à trouver le centre d’expérience. Au bout d’une heure, les lumières du plafond s’éteignirent et les voyageurs s’apprêtèrent à passer une nuit en vol. À l’exception de Sarah et de Christopher, le nez plongé dans leur lecture.
L’île de l’Ascension avait une histoire bien riche pour un récif volcanique isolé au cœur de l’Atlantique, battu par les vents et frappé d’un implacable soleil.
Après avoir été investi par un détachement de l’armée anglaise pour empêcher que les Français s’en servent de base arrière pour aller libérer Napoléon à Sainte-Hélène, elle avait connu son époque la plus agitée pendant la Seconde Guerre mondiale en faisant office de base secrète pour relier l’Amérique à l’Europe. C’est à cette époque qu’avait été construite une longue piste d’atterrissage qui devait servir plus tard de poste d’urgence aux célèbres navettes spatiales.
Car la Nasa avait trouvé sur cette île un emplacement idéal pour y mener ses explorations de l’univers à l’abri des regards. Au point d’y avoir testé sur son sol rocailleux et aride son premier véhicule lunaire. Certains allant même jusqu’à dire que le premier pas sur la Lune avait été mis en scène de toutes pièces sur l’île de l’Ascension elle-même.
Christopher referma son guide, soucieux. Il craignait que le laboratoire ayant servi de lieu pour les recherches du projet 488 n’ait été installé au sein de la base militaire anglo-américaine encore en activité aujourd’hui. Ce qui rendrait leurs recherches tout simplement impossibles.
Les yeux brûlants de fatigue, il appuya sa tête sur le dossier et se tourna vers Sarah. Pendant près d’une heure, il ne l’avait pas regardée et il lui sembla que ses yeux étaient un peu rouges. Elle aussi devait être épuisée.
— Ça va ? demanda-t-il.
— La photo de ton père.
— Quoi ?
— La photo de ton père, reprit-elle comme si de rien n’était. C’est la seule chose qui pourra nous aider à localiser l’endroit qu’on cherche sur l’île.
Cette femme était décidément difficile à suivre, pensa Christopher.
— Oui, il faudra qu’on compare le relief montagneux que l’on a sous les yeux avec celui de la photo… En espérant qu’il ne se trouve pas juste derrière la base militaire actuelle.
— J’ai pensé à la même chose, avoua-t-elle. Mais ça m’étonnerait que l’armée ait réinvesti des locaux qui ont abrité des expériences que le gouvernement a voulu faire oublier à tout jamais.
Rassuré par cette réflexion de bon sens, Christopher se détendit un peu.
— On a sept heures pour rassembler nos dernières forces, précisa Sarah avant de tirer une couverture sur elle et de se tourner sur le côté.
Christopher acquiesça en silence. Dans l’obscurité et l’attente silencieuse, toute cette situation lui semblait encore plus irréelle. Et pourtant, l’angoisse qu’il ressentait était bien là.
Lorsque les paupières de Christopher se fermèrent enfin, l’avion militaire venait de s’incliner au-dessus de l’Atlantique pour s’éloigner des côtes du continent africain et prendre le cap sud-est vers la lointaine île de l’Ascension.