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De ce qu’il vit à la lueur de sa lampe, la pièce devait faire à peine dix mètres carrés. Un épais tapis grenat recouvrait l’intégralité du sol. À droite du passage se trouvait un bureau en bois sculpté et, sur le mur du fond, une bibliothèque sur laquelle reposaient une rangée d’ouvrages et un classeur.

Christopher se précipita vers le bureau alors que Sarah venait de parvenir à se glisser à son tour par le petit espace mural.

— Jette un œil dans la bibliothèque, lui ordonna Christopher en ouvrant les tiroirs à toute vitesse.

Le plan de travail était vide et les deux tiroirs de droite aussi. En revanche, dans le premier tiroir de gauche, il trouva une chemise en carton marquée d’un onglet « Résultats expériences ».

Brûlant d’impatience, il l’ouvrit et déchanta rapidement. Il reconnut une liasse des mêmes feuilles d’imprimante sur lesquelles avaient été éditées les formes du poisson, de l’arbre et des flammes. Sauf qu’ici, elles étaient vierges ou partiellement tachées.

Agacé, Christopher referma le tiroir et ouvrit celui d’en dessous. Il entendit quelque chose glisser sur le fond. Il tâtonna à l’aveugle et retira une autre chemise.

De son côté, Sarah faisait glisser la lueur de sa torche sur le dos des livres et constata avec étonnement que tous étaient du même auteur : Carl Gustav Jung.

Un des pères fondateurs de la psychanalyse aux côtés de Freud, crut-elle se rappeler, si sa mémoire des cours de psychologie était bonne.

Elle poursuivit son inspection jusqu’à éclairer le classeur sur lequel était inscrit « Notes et références ». Elle était sur le point de l’ouvrir quand Christopher l’appela.

— Sarah, je crois que j’ai trouvé quelque chose.

Elle approcha et lut le titre de la chemise cartonnée que Christopher venait de poser sur le bureau. « Intervention audition budgétaire CIA 13/04/69 – Justifications théoriques du Projet 488. »

— On dirait la rédaction d’un discours, lança-t-il après avoir parcouru les premières lignes. Écoute…

Christopher se mit alors à lire vite et à voix haute.

Mesdames, messieurs les administrateurs. Monsieur le directeur Mark Davisburry. Comme vous le savez, le programme Pavor a abouti à des résultats plus que probants en situation réelle de combat. De ce fait, nombre d’entre vous ont demandé à juste titre qu’il vous soit clairement expliqué le procédé qui a permis d’obtenir cette arme que l’on peut décrire comme le cri de la peur originelle.

Voici donc la genèse de notre recherche.

Comme vous le savez depuis les lumineuses découvertes de Freud, nous sommes tous dotés d’un inconscient : ce faux puits de l’oubli qui conserve tous les souvenirs de notre histoire personnelle, même ceux que l’on croyait avoir oubliés ou que l’on aurait voulu oublier.

Mais ce que nous avions ignoré jusqu’ici, c’est qu’au-delà de cet inconscient personnel, il en existe un autre. Nous devons sa découverte au docteur Carl Gustav Jung qui a brillamment élargi le travail de son prédécesseur Sigmund Freud. Ce génie a prouvé l’existence d’un inconscient non pas individuel, mais, cette fois, collectif et commun à toute l’espèce humaine, présent de façon similaire, chez chaque individu, quels que soient son vécu, sa culture ou son origine géographique. Cf. note 38.

Christopher s’arrêta.

— Putain, c’est quoi cette note 38 ?!

— Attends… rétorqua Sarah. Éclaire-moi.

De sa main valide, elle ouvrit le classeur qu’elle venait de trouver sur les étagères. Des dizaines d’intercalaires chiffrés s’empilaient entre des feuilles.

— Là, la note 38, dit-elle.

Et à son tour, elle lut à voix haute.

Note 38 : l’originalité des travaux de Jung sur la psyché humaine et la psychologie des profondeurs nous a particulièrement interpellés lorsqu’il a rejoint la CIA en 1943. Jung était entre autres chargé d’établir le profil psychologique des officiers de l’armée nazie afin de nous aider à anticiper leurs réactions et à adapter notre stratégie. Une forme de mariage expérimental de l’espionnage et de la psychanalyse. Afin de conserver son anonymat, il a alors été nommé agent secret sous le matricule 488.

— Jung agent secret pour la CIA, s’étonna Christopher. Sous le matricule 488… C’est en son honneur que mon père et ses camarades ont donc donné ce numéro à leur programme…

De plus en plus sidéré par ce qu’il découvrait, Christopher reprit néanmoins la lecture du discours de son père, toujours à voix haute.

Au cours des années quarante, j’ai donc eu l’occasion de discuter à plusieurs reprises avec le Dr Jung et d’aborder des sujets qui allaient bien au-delà de ses fonctions officielles. Jung ne cessait de sourire à l’idée que nous voulions explorer l’espace, marcher sur la Lune, sonder les profondeurs des océans pour en percer les mystères, alors que pour lui toutes les découvertes que nous pourrions faire étaient déjà là, dans notre cerveau. Tout simplement parce que chaque homme qui naît porte déjà en lui le souvenir de toute l’expérience de l’espèce. Comme il le disait si bien. Cf. note 54.

Christopher tourna la tête vers Sarah qui feuilleta le classeur en hâte et trouva le passage correspondant.

Nous ne sommes pas d’aujourd’hui, ni d’hier, nous sommes d’un âge immense.

Christopher s’arrêta un instant, troublé par l’implication de ce que Sarah venait de lire. Il poursuivit malgré tout, presque inquiet de ce qu’il allait y trouver.

Cet inconscient collectif est en quelque sorte le thésaurus de la mémoire de l’espèce, ou si vous préférez l’album-souvenir de l’humanité depuis la nuit des temps. Les traces primitives de nos ancêtres humains, mais aussi non humains. De tous ceux qui nous ont précédés dans l’évolution.

Mais je connais vos esprits rationnels et soucieux de douter de ce type de propos. Alors comment Jung a-t-il fait cette formidable découverte de l’inconscient collectif ? Grâce à ses nombreux voyages et à ses études minutieuses, pour ne pas dire maladives, des religions, des mythes et des spiritualités de la plupart des cultures humaines. Au cours de ses recherches, Jung a eu la stupeur de découvrir combien les symboles, les grandes histoires mythologiques, les contes et les rêves de peuples éloignés dans le temps et dans l’espace pouvaient être les mêmes ! Le mythe du déluge se déroule chaque fois de la même façon, aussi bien chez les juifs que chez les Grecs, les hindous, les Chinois, les Mayas et bien d’autres peuples alors qu’ils n’avaient aucun moyen de communiquer entre eux et que certains de ces peuples ignoraient jusqu’à l’existence des autres ! Le mythe de la création est lui aussi identique jusqu’à la caricature chez des civilisations appartenant à des continents différents et n’ayant jamais eu aucun contact. Pour n’en citer qu’un, la Genèse biblique offre un récit similaire presque ligne par ligne avec celui du Popol Vuh des Mayas. Cf. note 68.

Le frôlement des feuilles que l’on tourne fut suivi de la voix de Sarah.

Dans les deux récits mythologiques, la succession des étapes de la Création est exactement la même. D’abord de l’eau étendue à l’infini, puis la terre, puis le souffle du vent qui donne la vie, la végétation, les animaux, et seulement enfin les hommes. Dans cet ordre et pas un autre ! Pourquoi ? Comment l’expliquer autrement que par un inconscient commun à l’espèce humaine ? Par un savoir enfoui et intuitif issu de souvenirs dont nous n’avons même plus conscience.

Christopher regarda Sarah. Elle avait l’air aussi troublée que lui. Il continua à lire la suite du discours de son père, de plus en plus attentif.

Cette description de la Création que l’on retrouve donc dans tous les mythes correspond de surcroît, vous en conviendrez, à l’évolution telle que nous la connaissons aujourd’hui grâce à nos recherches scientifiques ! Tout se passe en fait comme si nous avions, gravée en nous, la chronologie de l’histoire de la vie ! On pourrait parler ici d’archéologie mentale. L’exemple le plus frappant qui démontre cette théorie est le cas du patient Emil Schwyzer. Cf. note 12.

Cet homme schizophrène était interné à la clinique de Zurich (où travaillait Jung), commença Sarah, et voyait au cours de ses délires un soleil muni d’un phallus dont les balancements produisaient le vent. Jung ne parvenait pas à comprendre cette névrose si précise et si originale recensée chez aucun autre patient dans la littérature psychiatrique et psychanalytique pourtant déjà abondante à cette époque. Jusqu’à ce qu’il tombe sur une obscure traduction du culte de Mithra, un dieu indo-iranien dont les premières traces remontent à deux mille ans avant notre ère et dont la vénération s’est éteinte aux environs du IIIe siècle : selon ce culte, le vent est produit par un tube suspendu au soleil. Ce mythe de Mithra ne pouvait absolument pas avoir été connu du patient Schwyzer… qui en avait pourtant l’exacte représentation mentale. Peut-être n’était-ce qu’une coïncidence, mais la précision de la description de la vision du malade et sa similitude avec ce mythe ancestral sont, avouons-le, saisissantes.

Ni Sarah ni Christopher n’avaient jamais entendu parler de ce cas et, malgré l’urgence du moment, ils en perçurent toute l’implication.

— On arrive à la dernière partie du texte, commenta Christopher. La réponse que l’on cherche doit être là. Aujourd’hui, l’existence de cet inconscient collectif semble donc avérée et j’insiste sur ce point, pas seulement chez les schizophrènes ou les personnes atteintes de troubles mentaux : chez tout le monde. Rendez-vous compte qu’autour de cette table, nous sommes tous habités par ces traces de notre passé commun. Chacune des personnes que nous croisons dans la rue, nos voisins, celui qui fait la queue devant nous au supermarché ou qui s’assoit sur le siège d’à côté dans le métro, chaque individu, sans le savoir et en vaquant à ses occupations quotidiennes, transporte avec lui la mémoire de l’existence sur des millions d’années.

Reste une question. Où réside cet inconscient archaïque dans notre cerveau ? Comment se transmet-il ? Est-il codé biologiquement dans notre ADN comme le sont nos réflexes de survie ? Pour Jung, cette approche physique n’est pas la bonne. Le cerveau ne serait qu’un moyen biologique de formuler ces réminiscences originelles. L’inconscient collectif est transmis de génération en génération via la seule entité qui nous survive après notre disparition, dans la couche la plus profonde de notre être : l’âme.

Mais nous sommes ici entre gens de raison, entre gens de sciences, et une hypothèse ne peut nous suffire. Il nous faut des preuves… Cette âme existe-t-elle ? Où se trouve-t-elle pendant la vie ? Et plus important encore, où se trouve-t-elle avant la naissance et après la mort ?

Le programme Pavor nous a permis de mettre au point un appareil révolutionnaire, le graphortex, capable, grâce à des techniques d’hypnose appuyée du psychotrope LS 34, de décoder les ondes cérébrales pour les transformer en images lisibles, sur le même principe qui a jadis permis de décoder les ondes radio pour les transcrire en paroles ou en sons intelligibles. Les régressions mentales auxquelles nous avons soumis nos patients nous ont permis de remonter la mémoire de l’humanité jusqu’à la création de l’univers et son chant d’origine, prouvant ainsi les hypothèses de Jung sur la conservation des événements fondateurs de l’espèce au sein de notre inconscient archaïque.

Notre ambition, mesdames et messieurs, est de mener une expérience révolutionnaire capable de transformer l’existence humaine pour toujours en perçant scientifiquement la plus grande énigme de notre condition : l’existence et l’immortalité de l’âme.

Mais pour cela, nous avons besoin de votre autorisation pour utiliser le graphortex afin de voir ce qu’il y a… après la mort.

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