– 34 –

À peine sortis du cottage, ils disparurent dans la blancheur aveugle des nuages, le froid humide s’infiltrant sous leurs vêtements. Edmundo en tête, suivi de Christopher puis de Sarah, ils descendirent la pente du jardin, passèrent une barrière en bois et s’engagèrent sur un sentier brumeux envahi par la végétation.

Leur itinéraire changea plusieurs fois de direction, tant et si bien que Sarah songea que les talents de guide d’Edmundo n’étaient finalement pas si éloignés de ce qu’elle avait imaginé pour lui plaire. Le vieil homme se repérait dans le brouillard et le labyrinthe de la jungle avec une aisance confondante.

Les bras levés devant le visage pour éviter les branches qu’ils voyaient au dernier moment, Sarah et Christopher se suivaient avec l’impression de s’enfoncer au cœur d’une forêt dont ils ne retrouveraient jamais la sortie.

Après une heure de marche à flanc de montagne dans une atmosphère moite et étouffante, la sueur coulait le long de leur cou et de leur dos à grosses gouttes. En nage, Sarah retira sa parka, noua son pull autour de sa taille et poursuivit le chemin avec seulement son débardeur blanc qui lui collait à la peau. Christopher l’imita en ne gardant qu’un tee-shirt sur lequel était écrit « beLIEve ».

— Ça va ? s’enquit Edmundo.

Sarah avait chaud, mais elle n’était ni essoufflée ni fourbue.

— Moi, ça va, ironisa-t-elle en désignant Christopher du menton.

Christopher épongeait la sueur de son visage avec le bas de son tee-shirt en reprenant son souffle.

Il faillit rétorquer à Sarah qu’elle avait tellement transpiré qu’on devinait aisément le haut de sa poitrine sous son débardeur devenu à moitié transparent. Mais son regard parla pour lui et, par pudeur, elle croisa les bras. Ce qui ne fit qu’accentuer la rondeur de son décolleté luisant de sueur.

— Laissez-moi respirer deux minutes, les pria Christopher. Ou je ne finirai pas le trajet.

Il s’accroupit et se laissa tomber sur la terre rendue inconfortable par le réseau de racines saillantes. La tête dans les mains, le regard tourné vers le sol, il reprenait lentement sa respiration.

Sarah appuya son épaule à un tronc d’arbre noueux et s’adressa à Edmundo.

— Comment vous arrivez à vous retrouver là-dedans après tant d’années ? D’autant que la végétation a dû bien se transformer depuis que vous êtes venu.

— Les feuilles ont changé, mais les troncs, eux, restent les mêmes. Je me souviens de pratiquement chaque arbre. Ils n’ont pas tous la même forme. L’un ressemble à un dragon, l’autre à une pieuvre. Tout est là, enfoui dans ma tête depuis des années. Je n’ai qu’à faire un petit effort pour m’en souvenir.

À ces mots, Sarah remarqua que Christopher avait redressé la tête, un doigt à moitié levé comme s’il venait d’avoir une idée en entendant Edmundo parler.

Elle se fraya un chemin jusqu’à lui en écartant quelques feuilles géantes et s’assit à ses côtés.

— Je vous laisse cinq minutes de repos. Je vais m’assurer qu’on est sur le bon sentier et je reviens.

— OK, Edmundo. Ne tardez pas, répondit Sarah. (Puis, se tournant vers Christopher, elle ajouta :)Qu’est-ce qu’il y a ?

Christopher avait comme effacé toute fatigue de son visage, au profit d’une expression pénétrée et concentrée.

— 488 et ses dessins des trois symboles, commença-t-il en essuyant ses yeux piqués par la sueur qui coulait de son front.

— Oui, quoi ?

— Et si ce n’était pas une hallucination, mais bien un souvenir.

On entendit au loin le cri d’un oiseau auquel répondit un chant mélodieux qui résonna sous la canopée.

— Un souvenir ? s’étonna Sarah.

— Souviens-toi de ce que t’a dit Olink Vingeren : le patient 488 n’est pas mort d’une hallucination, mais d’un souvenir. Un souvenir refoulé que le LS 34 a ramené à la conscience et qui l’a tué.

— OK, tu veux dire que 488 aurait eu le privilège de voir la Trinité au cours de sa vie, qu’il l’aurait oubliée et que les expériences de ton père seraient parvenues à raviver ce souvenir ?

— Ce que je vais dire va te paraître un peu dingue, mais si on enlevait « au cours de sa vie » de ta phrase ?

Sarah reconnut que son esprit rationnel n’était pas aussi capable d’extrapolation que celui de Christopher. Elle était d’autant plus curieuse de savoir où il voulait en venir.

Christopher s’humecta les lèvres. L’idée seule qu’il allait formuler le rendait nerveux.

— Comme tu le sais, mon père et Parquérin étaient des hommes très religieux, pour qui l’existence de Dieu ne faisait aucun doute. Un Dieu source de tout… Et s’ils étaient partis du postulat que tout homme étant créé par Dieu, il en a forcément eu la connaissance avant de l’oublier. Et s’ils avaient eu l’ambition de retrouver ce souvenir de Dieu dans l’esprit humain ?

Sarah fut parcourue d’un frisson qui remonta le long de son dos. Peut-être se refroidissait-elle de ne plus bouger, ou peut-être était-ce de la peur.

— C’est bien par ici ! s’écria Edmundo qui venait d’émerger entre de hautes fougères. Vous êtes prêts ?

Christopher et Sarah échangèrent un regard à la fois troublé et entendu. Ils en reparleraient plus tard. S’ils en avaient le temps. Et la suite du périple s’accomplit dans le plus grand silence, chacun songeant à cette hypothèse dérangeante.

Une demi-heure plus tard, comme l’avait prévu Edmundo, le sentier s’éclaircit, dévoilant une minuscule clairière recouverte par la canopée et au centre de laquelle frémissait un petit étang encerclé de bambous.

— C’est là que je venais pour écouter la musique des soldats américains. Nous sommes arrivés.

À ces mots, Christopher se redressa, oubliant ses supputations religieuses au profit d’un pragmatisme animal.

Edmundo contourna le plan d’eau et chercha une percée dans les hauts branchages de la pointe de son bâton.

— La nature a repris ses droits, il va falloir vous frayer un chemin tout seuls. Mais c’est pas bien compliqué. L’ancienne base est à une dizaine de mètres derrière ce mur de végétation. Dans mon souvenir, ce ne sont que des plantes, pas des arbres. Avec un peu d’efforts, vous devriez pouvoir passer.

— Vous ne venez pas plus loin ?

— Même si votre compagnie est charmante, madame, je vous laisse y aller seuls, je n’ai pas envie d’avoir des ennuis. On ne sait jamais. Comme je vous l’ai dit, la caserne de la Royal Air Force est en contrebas. Bien… J’espère que vous allez trouver ce que vous cherchez et que vous ne m’oublierez pas. Repassez au cottage quand vous aurez terminé.

Sarah l’interpella juste avant qu’il ne parte :

— Attendez. Comment on retrouve notre chemin ?

— Je vais vous baliser les arbres. Vous n’aurez qu’à suivre les repères.

Sarah salua Edmundo et se retourna pour constater que Christopher était déjà en train de pénétrer dans l’épaisse végétation qui les séparait de leur destination. Elle le rejoignit pour bénéficier de sa trace.

Malgré la densité du massif, il progressait vite, ne se souciant ni des feuilles tranchantes qui lui cinglaient le visage ni des toiles d’araignée qui s’enveloppaient autour de ses bras et de ses cheveux jusqu’à lui rentrer dans la bouche. Enfin proche du but, il avançait avec une détermination aveugle, l’urgence chevillée au corps.

Sarah eut même du mal à le suivre et, quand elle émergea à son tour de l’enchevêtrement de plantes, Christopher lui tournait le dos, immobile, regardant droit devant lui.

Sur un plateau envahi par les herbes sauvages, cerné par de hautes ramures et accolé au flanc du volcan se trouvait un baraquement pas plus haut qu’une cabane d’ouvrier, aux murs de pierre blanche salis de traînées noires et en partie recouverts de lianes et de fougères.

Au-dessus de ce qui avait jadis dû être la porte d’entrée pendait un panneau rouillé sur lequel on pouvait encore déchiffrer : « Nasa Center. Deep Space Station. Danger. Keep out.[3] »

Sarah fit signe à Christopher qu’elle passait la première. Elle avança avec une prudence infinie, son regard fouillant chaque centimètre du sol infesté par les herbes folles avant d’y poser le pied. Elle avait du mal à croire à la rumeur du terrain miné, mais mieux valait ne pas prendre de risques inutiles.

Derrière elle, elle pouvait percevoir le souffle impatient de Christopher qui se retenait de ne pas courir vers l’entrée du bâtiment.

— Attends, dit-il soudain.

Sarah s’immobilisa comme s’il allait lui annoncer qu’elle venait de marcher sur une mine. Mais il avait les yeux levés vers la montagne. Il recula de quelques pas, le regard brillant d’excitation.

— C’est ici que la photo de mon père a été prise. J’en suis sûr. Regarde.

Sarah approuva en reconnaissant à son tour l’angle de la prise de vue. Elle étouffa vite la satisfaction d’avoir trouvé ce qu’ils cherchaient pour rester concentrée.

— Ne perdons pas de temps. Il nous reste à peine cinq heures avant la fin de l’ultimatum de Lazar.

Tressaillant au rappel du morbide compte à rebours, Christopher suivit Sarah, troublé à l’idée de fouler un sol que son bourreau de père avait arpenté quarante ans auparavant.

Parvenue au pied des marches menant à l’entrée, Sarah se détendit.

Une brise fit plier les herbes et bruisser les feuilles des arbres autour d’eux. Ils frissonnèrent. Leurs corps s’étant refroidis après l’effort, la sueur leur glaça la peau. Ils revêtirent pulls et manteaux et gravirent le court escalier recouvert de lierre jusqu’au seuil du baraquement.

Une chaîne attachée par un cadenas entourait les deux poignées de porte.

— Le cadenas n’est pas très épais, remarqua Sarah. Avec une lourde pierre, on devrait en venir à bout.

Il leur fallut une demi-heure avant de trouver plusieurs pierres ni trop lourdes ni trop légères pour percuter le cadenas avec le plus d’efficacité.

À chaque coup que Christopher portait, le bruit du choc résonnait contre le flanc de la montagne, inquiétant Sarah. Pourvu que personne ne les entende depuis la base militaire.

Enfin, après avoir s’être relayés trois fois, l’anneau métallique du cadenas se tordit et finit par se briser, libérant la chaîne qui glissa au pied de la porte.

Sarah fit un signe de tête à Christopher et ils poussèrent chacun un pan de porte. C’est elle qui posa le premier pied à l’intérieur du baraquement. Derrière, Christopher referma le battant, les plongeant dans l’obscurité.

*

Sarah alluma sa lampe torche.

Devant eux s’élançait un étroit couloir qui se perdait dans la pénombre. Du peu qu’ils distinguaient dans le halo de lumière, il distribuait quatre portes. La première en entrant à gauche était entrouverte. Tout comme celle qui se trouvait sur leur droite, d’ailleurs estampillée du logo de la Nasa. Un peu plus loin, au milieu du corridor, un autre battant était entrebâillé. Le couloir se terminait par une porte à double battant.

Sur le sol en lino gris crevassé et gondolé s’étalaient des papiers mangés de poussière, et même ce qu’il restait d’un vieux tee-shirt. Les dalles de polystyrène qui composaient le plafond avaient été rongées, probablement par des larves de coléoptères, et les trous béants laissaient entrevoir un réseau de câbles électriques dont certains avaient fini par pendre dans le vide. Enfin, une odeur de moisi et de renfermé empoisonnait l’air.

Christopher ramassa quelques-uns des papiers froissés qui traînaient par terre en demandant à Sarah de bien vouloir l’éclairer. Tous étaient recouverts de colonnes de chiffres imprimés, à moitié effacés par le temps, mais où l’on pouvait encore discerner le logo « Nasa ».

— J’espère que tout ce qu’on va trouver ici ne concerne pas que la Nasa…

Il laissa retomber les documents sur le sol et avisa sur le mur un interrupteur qu’il enclencha. Comme il s’en doutait, il ne se passa rien. Il entra dans la première pièce à droite en repoussant un fil qui pendait du plafond.

C’était une salle de bains carrelée, munie de deux lavabos maculés de filets de rouille qui avaient coulé des robinets et d’une douche au rideau noir de moisissures. Dans un renfoncement, une porte ouvrait sur un cabinet de toilette dont la cuvette était asséchée. Par terre s’entassaient plusieurs magazines américains datant de l’année 1968. Sur le haut de la pile, un Life déplorant l’assassinat de Martin Luther King et un exemplaire de Rolling Stone avec John Lennon et sa compagne Yoko, nus, de dos.

Après avoir éclairé les recoins de la pièce sans rien y voir d’intéressant, ils ressortirent et entrèrent dans le local d’en face.

C’était apparemment une chambre. Il ne restait que le sommier métallique d’un lit et une commode en contreplaqué dont les tiroirs grands ouverts étaient remplis de vêtements d’homme dévorés par les mites, à l’exception d’une chemise plus épaisse brodée de l’écusson de la Nasa.

Interpellée par quelque chose qui venait de passer dans le halo de sa lampe, Sarah s’accroupit et ramassa un vieux magazine sali et terne. C’était le numéro du 12 octobre 1968 du New York Times dont la une se partageait entre la cérémonie d’ouverture des JO et les contestations étudiantes contre la guerre au Viêtnam. Elle l’ouvrit et un petit objet glissa d’entre les pages.

Elle l’éclaira et le souleva à hauteur de regard : une chaînette en or se terminant par un pendentif représentant Jésus-Christ sur la croix.

— Ils sont vraiment partis comme des voleurs pour même oublier leurs effets de valeur, commenta Christopher. Ça nous laisse l’espoir que mon père et ses collègues aient abandonné des éléments importants de leurs recherches.

Ils ressortirent de la chambre abandonnée et s’enfoncèrent un peu plus loin dans le couloir, leurs pas craquant parfois sur ce qui devait être de fins morceaux de verre.

Ils entrèrent dans la troisième pièce sur leur droite. Il s’agissait aussi d’une chambre munie du même sommier métallique sur lequel restaient le matelas, des draps et une couverture. Sur une armoire était encore affiché un poster de « Waiting for the Sun » des Doors. Dans le tiroir de la petite table de chevet, ils trouvèrent une quarantaine de dollars en billets et petite monnaie ainsi qu’une bible, une calculatrice, un paquet de cigarettes Benson & Hedges quasiment plein, une boîte d’allumettes et une pochette cartonnée d’où dépassaient plusieurs feuilles. Christopher s’en empara d’un mouvement brusque.

Une nuée de poussière s’envola devant le faisceau de la lampe torche et les fit tousser.

Le creux du coude devant le nez et la bouche, Sarah braqua la lumière sur le document. La page de garde affichait : « Apollo 1 – Accident investigation report ».

— Un rapport sur la catastrophe d’Apollo 1, dit Christopher. Dans d’autres circonstances, j’aurais sauté dessus, mais là, ça n’a rien à voir avec ce qu’on cherche. Merde !

Christopher souleva les matelas, déboîta le tiroir pour en vider tout le contenu par terre et arracha même l’affiche des Doors.

Il ne trouvait rien d’utile et un nœud commençait à lui nouer le ventre.

— Allons voir au bout du couloir, proposa Sarah qui savait qu’elle n’avait pas le droit de se laisser gagner elle aussi par la nervosité.

Christopher, qui avait pris les devants, poussa la porte à double battant et découvrit cette fois une vaste salle que le faisceau de lumière ne permettait pas d’éclairer dans son intégralité.

Alors qu’ils progressaient avec prudence, ils observèrent que les murs étaient ici percés d’une multitude de prises électriques. Sarah balaya la pièce de leur faible éclairage et en révéla le seul et unique mobilier : une massive console de contrôle munie d’un écran radar, de boutons et poussoirs gradués tous reliés à des cadrans de mesure poussiéreux. Ils s’approchèrent et Christopher écrasa un objet par terre : un casque dont le fil était encore branché sur la table d’écoute, juste à côté d’une plaque de la Nasa vissée au pupitre.

— Regarde, dit Sarah en désignant l’arrière de la console. Ils ont commencé à la démonter, mais n’ont pas eu le temps de terminer.

Des plaques de métal avaient été retirées sur le flanc de l’appareil et des outils abandonnés jonchaient le sol.

Christopher alluma sa propre lampe torche et examina l’intérieur avant de faire le tour de la salle en inspectant chaque recoin. Sarah l’entendait respirer de plus en plus fort.

— Edmundo a bien dit que les types de la Nasa râlaient parce que les autres les empêchaient de bosser en faisant trop de bruit, non ?

Sarah opina en voyant Christopher revenir vers elle.

— Les autres, c’étaient donc mon père et ses associés qui devaient faire leurs expériences sur de pauvres gens qui hurlaient. C’est donc ici que ça se passait ! Mais où ? Il n’y a que des trucs de la Nasa !

Il consulta sa montre et se mordit les lèvres.

— Il faut qu’on retourne cet endroit de fond en comble, qu’on tape sur toutes les parois, qu’on cogne sur chaque centimètre de sol à la recherche d’une trappe ou je ne sais quoi !

Leur nouvelle investigation dura plus de deux heures. Ils déplacèrent chaque meuble pour sonder chaque mur, épluchèrent chaque document, même ceux qui disparaissaient sous les rouleaux de poussière. Ils ressortirent à l’air libre et firent plusieurs fois le tour du bâtiment à la recherche d’une autre entrée, ou même d’un passage dans la végétation qui aurait pu les mener à une autre construction cachée. À un moment, ils reprirent espoir en trouvant un placard dans l’un des murs extérieurs du baraquement. Mais ce n’était qu’une remise dans laquelle rouillaient une pelle, une pioche et une boîte à outils.

Cinq minutes avant la fin de l’ultimatum imposé par Lazar, le tee-shirt déchiré d’avoir traversé des bosquets d’épines et de ronces, le cœur battant d’épuisement et de peur, Christopher démontait la console de contrôle spatial en maîtrisant mal ses mains qui s’étaient mises à trembler.

Impuissante, Sarah sentait l’angoisse l’étrangler. Et elle savait qu’elle ne parviendrait pas à afficher une attitude calme encore très longtemps dans un tel moment de désespoir.

— Christopher… il faut que tu demandes plus de temps à Lazar.

Mais Christopher ne l’entendait plus. Le sang bourdonnait à ses oreilles sous la pression de la panique.

Et soudain, son téléphone sonna.

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