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Le médecin au crâne dégarni s’accroupit à son tour et passa un doigt ganté sur les trois chiffres.

— Ce sont de vieilles cicatrices. Et ça n’a pas été réalisé dans les règles de l’art. Je doute que cet homme ait lui-même demandé à ce qu’on lui grave ça.

Le légiste éclaira les oreilles et les yeux du mort à l’aide d’une lampe.

— Quelques vaisseaux capillaires ont éclaté dans les globes oculaires à la suite d’une compression des voies respiratoires supérieures, mais ils ne sont pas si nombreux. Il n’y a aucun saignement d’oreille, la face est à peine congestionnée…

Puis, l’index et le pouce en forme de pince, le médecin palpa le cou sous la pomme d’Adam.

Sarah remarqua son air dubitatif.

— Et surtout je ne décèle a priori aucune fracture de l’os hyoïde. L’étranglement n’est effectivement pas la cause de la mort.

Le légiste poursuivit son examen en auscultant patiemment les membres du cadavre.

— Je ne vois aucune trace de coup ou de blessure, reprit Thobias, très concentré. À part ces bleus au creux du bras gauche, à l’endroit où on devait le piquer pour ses traitements, précisa le légiste en pointant du doigt les taches violacées sur le haut de l’avant-bras du cadavre. Mais dans un endroit pareil, ça n’est pas anormal… Voilà, pour le moment, c’est à peu près tout ce que je peux dire.

— Alors, la cause de la mort selon vous ? se résolut à demander Sarah.

— Je n’exclus rien, reprit le légiste. Ni même l’empoisonnement accidentel. Je pourrai vous confirmer tout ça après l’expertise toxicologique et l’examen des organes. Si vous y tenez, en tout cas.

— Croisez vos relevés avec ceux des techniciens scientifiques et vérifiez si les traces de doigts sont bien celles de la victime. Puis transportez le corps à l’hôpital et informez-moi des conclusions de l’autopsie.

Thobias approuva avec une moue étonnée.

— Bien vu, les traces de doigts qui pourraient ne pas être celles de la victime, dit-il. C’est ce genre de détail qui fait la différence avec vos collègues…

Sarah n’écouta le compliment que d’une oreille distraite. En attendant les conclusions du légiste, elle espérait que le directeur aurait une explication à lui fournir sur ces chiffres gravés sur le front de la victime.

Elle se redressa, mémorisa une dernière fois la chambre puis sortit.

Un des deux policiers scientifiques venait de quitter la pièce et déposait un sachet en plastique sur un chariot.

— Les relevés d’empreintes sur le corps de la victime, vous les avez faits ? lui demanda Sarah.

— Oui, les bandelettes sont là, répondit le technicien en désignant une boîte en plexiglas étiquetée de la mention « victime ». Et les traces papillaires sont exploitables.

Sarah se retourna vers le légiste pour l’informer, mais il la devança.

— C’est bon, inspectrice, j’ai entendu. Tout ce dont j’ai besoin est là…

Sarah lui répondit d’un signe de la main et jeta ses gants dans un conteneur jaune marqué du logo biorisque. Puis elle retira ses surchaussures qu’elle jeta au même endroit et se retourna une dernière fois vers la chambre de la victime. Quelque chose la dérangeait, mais elle ne parvenait pas à déterminer quoi exactement.

Elle s’attarda de nouveau sur le maigre et triste mobilier – le lit, le lavabo et les toilettes – et comprit ce qui la gênait. Il n’y avait ni serviette ni savon et le lit n’était recouvert par aucun drap. Comme si personne ne vivait vraiment dans cette chambre.

Elle rejoignit le directeur qui l’attendait de l’autre côté de la porte. Il releva ses lunettes sur son nez d’un geste rapide puis écarta les bras, l’air de dire : alors, vous voyez, c’est bien ce que je vous avais dit.

— Où sont les effets de la victime ? demanda Sarah.

— C’est-à-dire ?

— Je ne sais pas : serviette, draps, vêtements de rechange, brosse à dents, savon…

— Je suis désolé de vous le rappeler, inspectrice, mais nous ne sommes pas dans un hôpital classique, déclara-t-il en la regardant par-dessous ses lunettes. Par conséquent, nous avons l’obligation de priver nos patients de toute tentation suicidaire. Cela me semble aller de soi.

— Le secteur A est réservé aux patients qui ne présentent pas de danger évident pour eux ou pour les autres. Ce sont vos propres paroles, il y a moins de cinq minutes…

Hans Grund lissa sa cravate en secouant la tête, un plissement au coin des lèvres. S’agissait-il d’un geste trahissant le malaise d’un menteur pris en flagrant délit ou le mouvement d’humeur d’un directeur agacé par l’irrévérence d’une inspectrice qui lui faisait perdre son temps ? Sarah était pour le moment incapable de trancher.

— J’ai effectivement dit cela, répondit le directeur en approuvant la remarque de Sarah, mais nous ne sommes pas ici dans une usine à psychiatrie où les malades sont élevés en batterie. En prenant mes fonctions à Gaustad, j’ai mis un point d’honneur à adapter les règles en fonction de chaque cas, et ce, dans un seul but : le bien-être de mes patients. 488, c’est ainsi qu’on l’appelait ici, avait besoin d’un environnement rassurant et calme comme celui de l’aile A où nous sommes actuellement et où les patients ne sont pas agressifs. Mais, en même temps, il pouvait avoir des tendances suicidaires que je ne pouvais ignorer. Pour son cas particulier, j’ai donc opté pour un compromis : le secteur A, mais avec l’équipement des chambres du secteur B.

Hans Grund avait parlé avec plus de calme que Sarah ne l’aurait cru et elle trouva même son discours aussi intelligent que crédible. D’autant qu’elle l’avait vu à l’œuvre avec le patient récalcitrant tout à l’heure et ne pouvait qu’admettre que Hans Grund avait sincèrement l’air soucieux du bien-être de ses patients. Mais d’autres questions chatouillaient encore la curiosité de Sarah.

— Vous le surnommiez 488, mais quel était son vrai nom ?

Hans Grund se frotta le menton d’un air embarrassé.

— Eh bien… je… Comment dire, je l’ignore.

Sarah ne fut cette fois pas assez prompte pour dissimuler son étonnement.

— Oui, je sais, cela paraît improbable, mais je vais vous expliquer pourquoi, se justifia le directeur. Seulement, pas ici. Dans mon bureau, si cela ne vous dérange pas.

Ils retraversèrent les couloirs qu’ils avaient empruntés pour venir.

— Existe-t-il une vidéosurveillance des chambres ? demanda Sarah.

Hans Grund secoua la tête.

— Oui, mais les caméras n’enregistrent rien. Question d’éthique et de respect de l’intimité, y compris chez les personnes un peu particulières de notre établissement.

Cela faisait partie des informations que Sarah vérifierait plus tard.

— Pourquoi n’étiez-vous pas joignable lorsque votre gardien de nuit vous a appelé ?

— J’étais dans l’avion. Je suis rentré cette nuit d’un séminaire de psychiatrie aux États-Unis. D’ailleurs, pour ne rien vous cacher, je suis en arythmie circadienne, comme on dit dans notre jargon. Donc, ne m’en veuillez pas si je manque parfois d’à-propos.

Ils parvinrent au passage bordé de portes vitrées qui donnaient sur un patio et gravirent l’escalier en colimaçon. Sarah eut cette fois la sensation d’avoir traversé une barrière temporelle la ramenant réellement au XIXe siècle. Un parquet patiné par les années s’étendait tout le long d’un couloir voûté et exigu aux murs blanchis à la chaux, éclairé par des lustres en fer forgé surmontés d’abat-jour en forme de tulipe.

Le directeur ouvrit l’une des nombreuses portes qui ponctuaient ce couloir d’une autre époque.

— C’est ici. Je vous en prie.

Sarah masqua sa surprise en découvrant l’intérieur du bureau.

*

La première comparaison qui lui vint à l’esprit fut celle d’une chapelle royale. En face de l’entrée, à l’autre bout de la pièce, derrière un monumental bureau rappelant un autel, s’élevait une étroite fenêtre encadrée de rideaux qui auraient trouvé leur place sur une scène de théâtre. Au-dessus trônait un crucifix en bois qui guidait le regard vers le haut plafond en croisée d’ogives.

Un calice en argent surmonté d’une patène décorait une alcôve aménagée au centre d’une écrasante bibliothèque contre le mur de gauche. Sur le mur de droite, une place d’honneur avait été réservée à un tableau dont la blancheur cadavérique du sujet principal captait l’attention. Un homme nu, de dos, plongeait une gaffe dans une rivière sombre. Assis de chaque côté du nocher, deux personnages sinistres au visage voilé disparaissaient sous des étoffes drapées.

Le dernier élément de mobilier se composait d’une armoire en bois foncé dont les portes étaient sculptées de figures que Sarah ne pouvait identifier de là où elle était.

Une odeur de cigare froid flottait dans l’air et la grisaille de l’aube neigeuse anéantissait la lumière que diffusait la lampe à abat-jour vert posée sur le bureau.

Le directeur traversa la pièce en foulant un moelleux tapis brodé de figures mythologiques, les yeux dirigés vers le sol, comme s’il réfléchissait à ses prochaines paroles.

— Vous êtes croyante, inspectrice ?

Étonnante question, songea Sarah. D’autant qu’elle n’était pas là pour discuter théologie. Mais pour ne pas décourager cette envie de parler qui pouvait conduire à des confidences plus utiles, elle décida de répondre. Quoique en formulant sa pensée de la façon la plus concise.

— Je pense qu’il est dangereux de préférer croire plutôt que d’avoir envie d’être libre.

Le directeur, qui venait de prendre place derrière son bureau, leva la tête, surpris. Il jouait avec un gros cube à photos en plexiglas.

— Vous devez avoir beaucoup lu ou réfléchi pour formuler une pareille réponse.

— Certes, mais j’aimerais encore mieux lire le dossier du patient.

— Ah oui, c’est ça. Je vous disais que le jetlag me ralentissait le cerveau… et puis, je vous le confesse, cette mort subite me perturbe plus que je ne le laisse paraître auprès de mes employés.

Hans Grund se leva et ouvrit l’armoire en bois située derrière lui. Cette fois, Sarah put identifier les formes sculptées sur les portes. On y reconnaissait des visages grimaçants d’espèces de démons mêlés à des figures angéliques aux visages contrariés.

Le directeur tira un dossier d’une étagère et le tendit à Sarah.

Sarah prit le dossier et s’assit sans que le directeur le lui ait proposé. Elle repoussa derrière son oreille une mèche rousse qui tombait devant ses yeux et ouvrit la chemise en carton.

Elle n’y trouva qu’une dizaine de feuillets répertoriant différents traitements contre l’agressivité reçus par le patient et quelques vagues annotations sur son comportement taciturne. Nulle part il n’était fait mention de son identité ni de la raison de sa présence entre ces murs.

— Vous pouvez m’expliquer ? interrogea Sarah.

Le directeur baissa les yeux et s’éclaircit la gorge.

— Écoutez, je vais être honnête avec vous, je ne sais pas qui est cet homme et ici personne ne le sait. Voilà pourquoi son dossier est si maigre.

— Vous pourriez être plus précis ?

— Cet homme a été interné à Gaustad il y a trente-six ans pour une amnésie rétrograde totale associée à des délires paranoïaques. C’est la police qui l’a conduit ici après l’avoir arrêté pour violences sur la voie publique. Il était incapable de décliner son identité ou de donner le moindre indice permettant de l’identifier.

Sarah rajusta sa posture sur son siège.

— Et donc, en trente-six ans, cet homme n’a jamais rien révélé de plus sur lui ou sur ce qui lui était arrivé ?

Hans Grund répondit d’une moue négative.

— Et personne ne l’a réclamé ?

— Rien. La police a cherché pas mal de temps à faire correspondre l’identité de cet homme avec des déclarations de disparition récentes ou anciennes. Mais ça n’a rien donné. On a nous-mêmes passé plusieurs avis de recherche, personne n’a jamais répondu. Alors, comme cet homme pouvait être dangereux pour lui ou pour les autres, il a été gardé ici… jusqu’à aujourd’hui. Si triste que cela soit, il est arrivé seul, sans mémoire, et il a rendu l’âme seul, sans que lui-même ni personne se souvienne de qui il était.

— À quoi correspondent ces cicatrices en forme de chiffres sur son front ? C’est quand même bizarre, non ?

— J’étais sûr que vous alliez me poser cette question. Il les avait déjà en arrivant ici. Mais on n’a jamais su ce que cela signifiait. Et lui n’a jamais dit d’où ça lui venait.

Sarah aurait pu s’en tenir à cette réponse, rentrer chez elle, attendre le rapport du légiste et classer l’affaire comme mort accidentelle d’un amnésique sans famille. Après tout, elle n’était pas là pour connaître la vie de la victime et s’amuser à déchiffrer une vieille cicatrice. Elle devait juste déterminer s’il s’agissait d’un suicide, d’un homicide ou d’une mort naturelle.

Et pour cela, elle allait devoir bousculer le directeur. Car si tout ce qu’il disait paraissait vrai, Sarah avait le sentiment qu’il était un peu trop installé dans sa zone de confort. Comme si, au fond, elle n’était qu’une employée un peu plus considérée que les autres.

— Qu’est-ce qui vous a poussé à vous ronger l’ongle jusqu’au sang ?

Sarah surprit un trouble soudain dans les yeux du directeur. Mais ce dernier se reprit aussitôt, comme s’il avait été brièvement gêné par une variation de lumière.

— Cette affaire n’est pas non plus une partie de plaisir. Vous savez comme moi que Gaustad a souffert pendant des années d’une réputation peu reluisante… et si je suis là, c’est pour poursuivre le travail de réhabilitation entamé sous la direction de mon prédécesseur. Ce matin, en descendant de l’avion, quand j’ai su que la police débarquait, je me suis dit que l’affaire allait s’ébruiter et que tous nos efforts allaient être balayés en quelques titres de presse.

Le directeur baissa les yeux vers son pouce meurtri en haussant les épaules.

— Je reconnais que ce n’est pas le meilleur exemple pour un directeur d’hôpital psychiatrique. Mais on a tous nos petites faiblesses, n’est-ce pas ?

Sarah ne savait trop que penser de cette réponse. Mais elle n’avait aucune envie d’entamer la conversation sur ce sujet. Et de toute façon, il était temps qu’elle regagne le commissariat pour taper son rapport, pour ensuite rentrer chez elle et affronter son propre drame.

En proie à une brutale poussée d’anxiété, elle allait prendre congé du directeur quand une voix grésilla dans son oreillette. C’était Thobias.

— J’écoute.

Sarah distingua de la tension dans la voix du légiste. Elle comprit vite pourquoi en entendant ce qu’il lui annonça. Elle-même fut parcourue d’un frisson.

— OK, je descends tout de suite.

Elle empoigna le talkie-walkie glissé dans sa poche arrière et demanda à l’officier Nielsen de venir la rejoindre à l’étage.

— Il y a un problème ? s’inquiéta le directeur.

Sarah ne répondit pas. Elle ouvrit la porte du bureau et patienta quelques secondes. En moins d’une minute, l’officier à la carrure herculéenne apparut. Elle lui ordonna discrètement de surveiller le directeur dans son bureau jusqu’à nouvel ordre et s’empressa de rejoindre le rez-de-chaussée.

*

Quand Sarah entra de nouveau sur la scène protégée avec des surchaussures et des gants propres, Thobias et les deux techniciens scientifiques venaient de charger le corps de la victime sur un brancard et s’apprêtaient à refermer la housse mortuaire.

— J’espère que vous savez ce que vous dites, assena Sarah.

Le légiste remercia les deux techniciens d’un signe de tête et ils se dispersèrent pour ranger leur matériel.

— Je suis formel, inspectrice, et j’ai moi-même eu du mal à y croire, mais ce sont les faits : le corps de la victime a été déplacé.

Instinctivement, Sarah inspecta l’endroit où le cadavre avait été trouvé.

— Comment le savez-vous ?

— Eh bien, parce que j’ai la preuve que le relâchement post mortem de la vessie s’est produit ailleurs. Comme vous pouvez le voir, le pantalon de la victime est taché d’urine, mais je n’en ai retrouvé aucune trace sur le sol en dessous de lui. Il devrait y avoir une belle flaque compte tenu de la tache sur le pantalon. Il n’y a rien. Ni sous lui ni ailleurs dans la pièce. Ce type n’a pas rendu son dernier souffle ici. On l’y a amené quelques minutes après sa mort.

Sarah se redressa et saisit son talkie-walkie dans la poche de sa parka.

— Inspectrice Geringën. À tous les officiers, à compter de cet ordre, personne n’entre ou ne sort de l’hôpital. Officier Dorn, appelez des renforts pour sécuriser la zone. Officier Nielsen, vous restez avec le directeur. Vous ne le quittez pas d’une semelle.

Son talkie-walkie crépita lorsque les réponses fusèrent.

— Officier Dorn. Bien reçu.

— Officier Nielsen, à vos ordres.

— Officier Solberg, à vos ordres.

Sarah se tourna de nouveau vers le légiste.

— Avez-vous vérifié si les traces de strangulation sur le cou du mort étaient bien les siennes, comme le prétendent les infirmiers ?

Thobias releva le menton de la victime pour dégager le cou.

— Ça, ce sont les traces de l’auriculaire et de l’index. Elles sont à l’envers de ce qu’elles auraient été si quelqu’un l’avait étranglé. En clair…

— … il a bien tenté de s’étrangler avec ses propres mains, conclut Sarah. Mais on a aussi pu tenter de l’étrangler avant d’ajouter ses propres marques sur son cou pour faire croire à une tentative de suicide.

— Tordu, mais possible. Seulement, c’est pas évident à vérifier. De ce que les techniciens scientifiques m’ont dit, ils n’ont pas relevé d’autres empreintes que celles de la victime. Ni sur ses mains ni sur son cou. Donc, au final, c’est une hypothèse fort peu probable.

Sarah recoupait la cascade de questions qui défilaient dans sa tête. Si le corps avait été déplacé, c’est donc qu’on cherchait à dissimuler quelque chose. Mais dans ce cas, pourquoi avoir appelé la police ? C’était absurde !

Sarah repensa à la fébrilité et à la confusion des infirmiers dont l’officier Dorn lui avait fait part à son arrivée. Ils semblaient mal à l’aise, gênés, comme si… Sarah venait de comprendre : le gardien de nuit n’aurait jamais dû appeler le commissariat. Cette mort n’aurait pas dû être déclarée à la police ! Voilà pourquoi le discours avait changé entre l’instant où le commissariat avait été contacté et le moment où l’officier Dorn était arrivé sur place.

Mais alors, où était morte la victime ? Sarah s’adressa de nouveau au légiste.

— Changement de procédure. Faites les prélèvements nécessaires à l’analyse toxicologique ici en attendant l’ambulance, on gagnera du temps, décréta-t-elle. Et vous avez mon autorisation pour embarquer le corps et procéder à l’autopsie dès l’arrivée du fourgon. J’ai besoin de vos résultats le plus tôt possible. N’oubliez pas d’analyser sa cicatrice sur le front.

— Ça me va.

Sarah empoigna son talkie-walkie.

— Officier Dorn. Où se trouvent les deux infirmiers et le surveillant vidéo ?

— Dans l’ancien secteur B. Juste à droite en sortant du secteur A.

— Vous n’allez pas directement arrêter le directeur ? s’étonna Thobias.

Sarah n’aurait jamais répondu à ce genre de question. Mais elle trouvait quelque chose de sympathique à ce légiste.

— Un, je ne suis pas sûre que Hans Grund soit au courant de ce maquillage, et deux, s’il est coupable de quelque chose, il est trop intelligent pour craquer tout de suite. Parmi les trois surveillants, il y aura forcément un maillon faible.

Sarah quitta la cellule d’un pas plus pressé que d’ordinaire. Alors qu’elle retraversait l’hôpital en sens inverse, il lui sembla qu’il faisait de plus en plus chaud. Comme si on avait poussé au maximum tous les radiateurs de l’établissement. Elle retira sa parka, tira sur le col de son pull pour faire entrer un peu d’air et badgea devant la porte de sortie du secteur A.

— Ça va ?

Sarah recula d’un pas. Le visage de l’officier Dorn avait comme surgi devant elle.

— Inspectrice ? Vous allez bien ?

Elle observa l’officier au regard doux et constata qu’il n’avait pas l’air d’avoir trop chaud. C’était donc bien l’angoisse qu’elle faisait taire dans sa tête qui se manifestait dans son corps. Elle commençait à se demander si elle ne s’était pas surestimée à vouloir travailler malgré ce qui venait de lui arriver.

Elle ramena une mèche rebelle derrière son oreille pour se donner une contenance et détourna la tête.

— Où sont-ils ?

L’officier la scruta d’un air inquiet.

— Les trois témoins sont chacun dans une pièce de ce couloir, madame. L’officier Solberg les surveille.

Sarah pénétra dans le couloir.

*

Les murs de l’ancien secteur B offraient une repoussante teinte verdâtre dont les écailles de peinture se mêlaient à des moutons de poussière sur le sol. Une odeur de moisissure fichée dans les narines, Sarah interrogea le tout jeune officier de police Solberg posté au milieu du couloir, les bras croisés dans le dos.

— Qui se trouve où ?

— L’infirmier Elias Lunde est dans la première pièce, Leonard Sandvik dans la deuxième. Aymeric Grost, le gardien de nuit, est dans la troisième pièce.

L’un de ces hommes ou a fortiori les trois étaient mêlés au maquillage de la scène. L’avaient-ils fait pour dissimuler une erreur médicale, comme Sarah l’avait suggéré au directeur ? Avaient-ils agi par eux-mêmes ou sous les ordres de Hans Grund ? Pour quelle raison ?

Sarah remercia l’officier Solberg et réfléchit vite.

Sans aucun doute, le maillon faible du groupe était le jeune gardien de nuit. On lui avait probablement fait comprendre qu’il avait commis une grave erreur en appelant la police prématurément et on avait dû lui dicter à la va-vite le récit à servir aux policiers. Il était certainement dans un sacré état de nerfs, en train de s’entraîner encore à faire le tri entre ce qu’il s’était réellement passé et la leçon qu’il allait devoir réciter. La probabilité qu’il craque était élevée.

Sarah entra sans frapper dans la troisième pièce. Un jeune homme de moins de trente ans était assis au milieu de la cellule, derrière une table en Formica. La tête prise entre les mains, il sursauta en voyant l’inspectrice entrer sans prévenir. Les cheveux courts ondulés, le visage hésitant entre l’adolescence et l’âge adulte, il l’envisagea avec appréhension.

— Nom, prénom, âge, déclara Sarah en prenant place en face de lui sur une chaise rouillée.

— Euh… Aymeric Grost, vingt-six ans.

— Je vous écoute.

— D’accord… Vous voulez que je vous parle de quoi en premier ?

Sarah haussa les épaules.

— Eh bien… ce matin très tôt, j’ai vu sur mes écrans de surveillance le patient qui est mort se mettre les mains autour du cou en criant. Juste après, il avait la bouche grande ouverte. Pour moi, c’était sûr, il était fichu. J’ai fait sonner le téléphone des infirmiers, mais ça répondait pas. J’ai appelé le directeur. Lui non plus ne répondait pas. Alors… j’ai un peu paniqué et j’ai suivi la consigne que j’ai apprise en formation, j’ai averti la police que je venais de voir le suicide d’un patient dans sa cellule.

Le jeune homme attendit, espérant une relance qui ne vint pas. Il avala sa salive.

— Voilà.

Aymeric Grost remuait sur sa chaise qui émettait d’agaçants grincements.

— Monsieur Grost, je vous souhaite de dire la vérité, lâcha Sarah comme on abat un homme devant un témoin pour le faire parler. On a affaire ici à ce qui ressemble de plus en plus à un homicide maquillé. Autant vous prévenir que si vous êtes mêlé à ça et qu’il s’avère que vous avez menti, vous pourrez dire adieu à vos belles années de jeunesse.

— Je… je vous dis ce que j’ai fait. Je vous promets, j’invente rien.

— Comment a réagi votre directeur quand il a su que vous aviez appelé la police ?

— Il a dit que j’avais bien fait, même si, pour lui, ça ne servait pas à grand-chose puisqu’il s’agissait finalement d’une crise cardiaque.

— Est-ce qu’on vous a menacé pour que vous me mentiez ?

— Quoi ? Mais je vous jure que je vous mens pas ! Arrêtez de dire ça !

Le jeune surveillant s’était éloigné de la table dans une attitude révoltée, ses cheveux tombant devant son regard froncé.

— Je suis pas débile non plus. Je vois bien que vous essayez de me faire dire un truc, mais j’ai rien fait de mal !

— OK, OK, Aymeric. Vous avez raison. Excusez-moi. Je ne vais pas vous embêter plus longtemps, temporisa Sarah, satisfaite d’avoir conduit le suspect au degré de nervosité où elle voulait l’emmener.

Le jeune gardien souffla et se laissa retomber contre le dossier de sa chaise. Il croyait avoir passé le plus dur.

— Pour être franche avec vous, Aymeric, commença Sarah sur le ton de la confidence, ce n’est pas vous que je soupçonne. Mais les deux infirmiers Elias Lunde et Leonard Sandvik. Je suis à peu près certaine qu’ils vous ont menti… et qu’ils me mentent à moi aussi.

— Je sais pas, je peux pas vous dire.

— Je sais bien… Auriez-vous déjà remarqué chez eux des comportements suspects ? Je veux dire par là que vous surveillez les écrans vidéo et que vous voyez donc tout ce qu’il se passe dans l’hôpital la nuit. Avez-vous vu quelque chose…

— Ça fait pas longtemps que je suis là et c’est pas toujours eux qui font les nuits. Mais j’ai jamais rien vu de suspect.

— Et la victime, vous la connaissiez ?

— Non… Je sais juste qu’on le surnommait 488 à cause de sa cicatrice.

— Vous n’allez jamais voir les patients ?

— Pas ceux de la zone C, c’est trop risqué.

« Pas ceux de la zone C. » Sarah retint sa respiration. Ses années d’expérience l’aidèrent à ne rien laisser transparaître de l’état dans lequel venait de la plonger le lapsus du jeune gardien. Lui ne s’était visiblement pas rendu compte de son erreur.

— Ils sont si violents que ça, en zone C ? Même avec leur traitement ?

— En tout cas, c’est ce qu’on m’a dit.

— Et ils sont combien dans ce secteur ?

— Ils sont…

Aymeric Grost s’arrêta subitement de parler. Il était blême. Son regard croisa celui de Sarah. Elle y lut la peur. Il venait de comprendre que le patient était censé être mort en secteur A. À la peur succéda la panique. Il se leva et courut vers la porte de sortie qu’il trouva fermée.


Sarah se leva et marcha vers lui sans un mot.

— Je vous promets que j’ai rien fait de mal… balbutia le surveillant. Ce sont eux qui m’ont dit de mentir. Mais je ne sais pas ce qu’il s’est passé en vrai ! Je ne sais rien !

Sarah attrapa les menottes glissées dans sa poche arrière et les passa autour des poignets du jeune gardien.

— Je suis désolée, Aymeric. Officier ! appela-t-elle.

Le surveillant fondit en larmes.

Sarah s’agenouilla près de lui alors que l’officier entrait dans la pièce.

— Dites-moi quel était le numéro de chambre de… 488 dans la zone C.

— Je… je ne sais pas…

— Aymeric. Il est trop tard. Vous allez être jugé. C’est sûr. Maintenant, reste à savoir la sentence qui vous attend. Et pour ça, plus vous m’en direz, mieux ce sera pour vous.

— Je crois… je crois qu’il était dans la C32, en face de celle de Janger. Mais je sais même pas si c’est là qu’il est mort…

— C’est-à-dire ?

— Tous les jours, on venait les chercher, lui et Janger, et on les emmenait. Ils criaient qu’ils voulaient pas, mais on les forçait. Alors, peut-être qu’il est mort là où on l’a emmené. Mais je sais pas où c’est, y avait pas de caméras dans cet endroit !

— Qui ça, « on » l’emmenait ?

— Je sais pas, je devais couper les caméras à des heures précises. Je vous en supplie, croyez-moi, j’en sais pas plus. Vous me promettez que vous direz au juge que j’ai coopéré, hein ?

Sarah abaissa lentement ses paupières en guise de réponse, puis s’adressa à l’officier de police en aidant le jeune surveillant à se relever.

— Emmenez M. Grost au commissariat et placez-le en garde à vue. Je viendrai l’interroger plus tard.

Puis elle sortit en hâte de la pièce en demandant par talkie-walkie à l’officier Nielsen de la rejoindre devant la zone C, avec le directeur. Elle contacta ensuite les deux techniciens de la police scientifique et leur ordonna de redéballer leur matériel et de la retrouver sur-le-champ au même endroit.

Sarah termina de lancer ses ordres presque à bout de souffle et s’adossa un instant contre le mur du couloir. Elle était soudain très faible, comme si ses jambes allaient refuser de la porter. Comprenant ce qui était en train de se déclencher, elle implora un sursis en son for intérieur… pas maintenant.

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