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Lorsqu'il se réveilla le lendemain matin, vers 10 h, Lukas Malberg eut du mal à retrouver ses esprits. Il avait passé la nuit sur le canapé qui lui avait déjà servi de lit les jours précédents. Comme cela lui arrivait souvent, Paolo n'était pas rentré, et Caterina avait déjà quitté la maison.

Quelle femme ! pensa Malberg en frottant ses yeux encore bouffis de sommeil. Son regard tomba alors sur un bout de papier glissé dans sa chaussure droite. Il le prit et lut :

J'espère que je n'ai pas trop


bouleversé ta vie. Bisou. Caterina.

Il ne put s'empêcher de rire.

En dépit des derniers événements, Malberg s'en tint à son projet. Il se rendit donc chez la signorina Papperitz. La maison de la Via Luca se distinguait des autres immeubles du quartier par son aspect extérieur extrêmement soigné. Même la cage d'escalier, d'ordinaire piteuse dans la plupart des logements du Trastevere, paraissait au premier abord accueillante et agréable.

Au premier étage, il découvrit la plaque de cuivre signalant l'hôtel garni : Papperitz-Camere-Rooms.

Malberg appuya sur le bouton de la sonnette.

La porte s'ouvrit. Lukas distingua dans la pénombre d'un couloir la silhouette plantureuse d'une sexagénaire au maquillage outrancier sans doute destiné à détourner l'attention de son triple menton.

Et, bien qu'on fût un jeudi, qui plus est de septembre, mois que ne vient troubler aucune fête du calendrier grégorien, la signora portait un tailleur sombre et chic, comme si elle s'apprêtait à se rendre à l'église. Elle observa le visiteur avec méfiance et, comme elle ne semblait pas disposée à le saluer ni à s'enquérir du but de sa visite, Malberg prit les devants :

- Bonjour, je me présente : Lukas Malberg. Je cherche un logement pour quelques semaines. Je viens de la part de Paolo Lima.

- Paolo Lima ? Tiens, tiens. (Le visage sombre de la signora s'éclaira tout à coup.) Un bon à rien, mais pas méchant. Entrez !

La signora précéda Malberg dans un couloir sombre aux murs couverts de papier peint rouge et ornés de grands tableaux, et l'introduisit dans un grand salon dont les trois vastes fenêtres donnaient sur la rue. Une odeur de cire et de renfermé flottait dans l'air. De lourds rideaux drapés sur les côtés protégeaient la pièce du soleil. Le peu de lumière filtrant encore à l'intérieur était absorbé par un immense tapis d'Orient élimé aux motifs rouges et bleus, d'au moins une trentaine de mètres carré.

À la vue des quatre tables de styles différents, mais toutes de couleur sombre, deux rondes et deux carrées, disposées dans la pièce qui comportait en outre une crédence noire et un buffet, on devinait qu'il s'agissait de la salle du petit-déjeuner. Essoufflée, la signora Papperitz s'affala sur une chaise et, sans proposer à Malberg de s'asseoir, alla droit au but :

- Vous pouvez payer quatre semaines d'avance ?

Surpris, Malberg bredouilla :

- Bien sûr.

- Bien, répondit la signora. Vous comprenez, je ne vous connais pas. Or j'ai déjà eu des expériences désagréables avec certaines personnes que Paolo m'avait envoyées.

- Bien sûr, répéta Malberg qui n'était pas certain de pouvoir supporter très longtemps ce lieu poussiéreux.

- Inutile de vous faire la liste des grands noms que j'ai hébergés, commença la logeuse en clignant de ses yeux larmoyants.

Malberg s'attendait à des patronymes prestigieux comme Lucino Visconti, Claudia Cardinale ou Klaus Kinski. Au lieu de cela, la dame énuméra des noms que Malberg n'avait encore jamais entendus, et qui n'auraient pas été plus familiers à un Romain pur jus.

- Si je déclare votre séjour, continua-t-elle, cela vous fera cent cinquante euros la semaine. Dans le cas contraire : deux cents. Puisque c'est Paolo Lima qui vous envoie, je suppose que vous ne tenez pas absolument à être enregistré auprès des services de la police.

- Cela me conviendrait mieux comme ça, effectivement. Mais laissez-moi vous expliquer...

- Gardez vos explications pour vous, signore... votre nom, déjà ?

- Malberg, Lukas Malberg, de Monaco di Baviera.

- Bien, signor Lukas. Tenons-nous-en au prénom. J'ai déjà oublié votre nom. Je vais vous montrer votre chambre, si vous le voulez bien. C'est la seule dont je dispose pour un monsieur soumis aux contraintes qui sont les vôtres. Si vous voulez bien me suivre.

Le ton autoritaire de la signora et l'ambiance quelque peu sordide de cet hôtel ne plaisaient guère à Malberg qui caressait l'idée de prendre poliment congé. Mais la logeuse l'avait déjà entraîné dans une chambre spacieuse, dotée d'un beau mobilier ancien, avec une petite salle de bains indépendante.

Le soleil du matin pénétrait par deux fenêtres qui s'ouvraient sur une petite place carrée, avec au centre une fontaine. Malberg ne se serait jamais attendu à trouver ici un tel confort.

- Vous acceptez les chèques ? demanda Malberg.

- Pourquoi pas ? S'ils ne sont pas en bois.

La signora Papperitz prit un air sévère.

- Les visites de dames ne sont tolérées que jusqu'à vingt-deux heures !

Puis elle ajouta :

- Le plus important, maintenant.

Le plus important ? Malberg se demandait de quoi la logeuse allait bien pouvoir lui parler. Elle lui montra une petite lampe fixée au mur à droite de la porte.

- Lorsque cette lampe clignote, c'est qu'il y a danger. Comme vous le savez, nous avons des directives très strictes concernant les déclarations de séjour, et les contrôles inopinés ne sont pas rares. Au cas où des contrôleurs se présenteraient, je vous le signalerai en allumant cette lampe depuis l'entrée.

- Et alors ? Je ne peux pas m'évanouir en fumée.

Pour la première fois, l'ombre d'un sourire s'esquissa sur le visage figé de maquillage de la signora. Son sourire témoignait d'une assurance que Malberg n'aurait jamais soupçonnée chez une vieille dame réservée. La signora Papperitz se dirigea très dignement vers une armoire datant du seizième siècle dont Malberg, en pénétrant dans la pièce, avait déjà admiré les exubérances baroques, les colonnes torsadées de chaque côté et les incrustations de marqueterie sur les deux portes.

Malberg pensait que l'armoire devait lui servir à ranger ses affaires. Or, lorsque la signora Papperitz ouvrit la porte, il s'aperçut que le meuble était plein de vieux vêtements, vraisemblablement entreposés là depuis des années. Au grand étonnement de Malberg, elle écarta d'un geste brusque les vestes, les jupes et les tailleurs usés, qui dissimulaient une deuxième porte fermée par un simple loquet. Elle tira le verrou d'un coup sec vers le haut. La porte s'ouvrit et Malberg découvrit une autre petite pièce à laquelle on ne pouvait apparemment accéder que de cette manière.

- Venez, dit la signora en se penchant pour traverser l'armoire.

La pièce tout en longueur était éclairée par une haute fenêtre étroite, qui n'était qu'à moitié aussi large que les autres fenêtres de la pension. Les murs nus étaient blanchis à la chaux ; le mobilier austère ne comptait qu'une table, une chaise, un canapé fatigué et une vieille petite armoire.

- En cas de nécessité, vous serez ici en sécurité. N'oubliez pas de refermer les deux portes derrière vous ni de remettre les vêtements à leur place.

Malberg ne put se défendre d'éprouver une certaine admiration pour la vieille dame.

- Vous avez certainement déjà entendu parler de Lorenzo Lorenzoni, remarqua-t-elle sèchement en fronçant ses sourcils dessinés au crayon noir.

- Vous voulez parler du parrain dont on a repêché le cadavre dans le Tibre, il y a quelques années ?

La signora hocha la tête et porta un regard appuyé sur le canapé.

- Non ! s'écria Malberg, offusqué.

- Si. Il a été mon hôte trois mois durant. Il me doit toujours le loyer du dernier mois. Un jour, il m'a dit qu'il avait envie de prendre l'air. Mais il n'est jamais revenu. Le lendemain, son cadavre flottait dans le Tibre.

Malberg était mal à l'aise. En était-il rendu au point de devoir se cacher dans une planque de la mafia ? Il s'apprêtait à prendre congé et à remercier son hôtesse, lorsqu'il comprit qu'il en était effectivement rendu là. N'était-il pas soupçonné de meurtre ?

En admettant qu'il renonce à rechercher l'assassin de Marlène, il n'en était pas pour autant un homme libre. Il devait s'attendre à ce qu'on l'arrête à la première occasion. Ici, il pourrait se sentir à peu près en sécurité. La petite pièce n'avait sans doute pas été aérée depuis longtemps.

Malberg prit une grande inspiration avant de sortir son chéquier de la poche intérieure de son veston. Il remplit un chèque et le signa d'une main distraite, puis il tendit le papier à la signora.

La signora Papperitz jeta un coup d'œil rapide au chèque, puis elle y déposa un baiser, comme elle le faisait pour tous les chèques. Elle faisait d'ailleurs également des baisers aux billets de banque, ce qui, du point de vue de l'hygiène, paraissait encore plus sujet à caution que ses démonstrations d'amour pour un chèque. Tout en se faufilant par la porte de l'armoire, elle se retourna encore une fois vers Malberg :

- Le téléphone n'est bien sûr pas compris dans le prix !

Après avoir quitté à son tour la chambre dérobée et fermé la petite porte et la porte de l'armoire, Malberg contempla sa nouvelle demeure. Il lui était déjà arrivé d'être plus confortablement logé, mais, compte tenu des circonstances, il n'avait pas le choix.

Ici, il pourrait se sentir à peu près bien. Satisfait, il s'étendit sur le canapé qui devait lui servir de lit, croisa les mains derrière la tête et réfléchit.

La nuit passée avec Caterina avait relégué provisoirement Marlène à l'arrière-plan. Il repensait sans cesse à ce moment inattendu et était préoccupé par la suite qu'il donnerait à cette aventure. Car il tenait absolument à ce qu'il y ait une suite. Les sentiments qu'il portait à Caterina étaient bien trop forts pour qu'il se contente d'une aventure avec elle.

Il était déjà presque midi. Malberg se mit à compter les heures qui le séparaient du moment où Caterina rentrerait chez elle. Bizarre. Il avait fait l'amour avec une douzaine de femmes - grosso modo, car il n'avait jamais tenu de comptabilité exacte.

Or, il ne savait absolument pas comment se comporter avec Caterina.

Ce manque d'assurance pouvait s'expliquer de deux manières : soit par les circonstances inhabituelles qui avaient présidé à leur rencontre, soit par le fait qu'ils se connaissaient à peine.

Pendant que Malberg était ainsi allongé, absorbé dans ses pensées, il gardait les yeux rivés sur l'armoire. Un sourire s'esquissa sur son visage. Dans quel milieu avait-il fourré les pieds ! Une pension louche tenue par une logeuse non moins louche. Une armoire dotée d'une porte dérobée donnant sur une pièce attenante non moins dérobée. Malberg retint son souffle.

Il se trouvait subitement à la croisée de nouveaux chemins.

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