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Ce matin-là, lorsque Mesomedes entra dans son bureau, sa secrétaire, assise derrière l'écran de son ordinateur, lui jeta un regard désemparé.

- Burchiello a demandé où vous étiez. Il était très énervé. Il vous attend immédiatement dans son bureau.

Mesomedes posa son attaché-case sur sa table de travail et se rendit au bureau du procureur général. Il y était effectivement attendu.

Blanchi sous le harnais, le magistrat avait une forte réputation. On disait de lui qu'il était l'arme la plus efficace contre la mafia.

Mais le bruit courait également qu'il entretenait certaines relations avec la fine fleur de la corporation susnommée.

Le premier magistrat du parquet de Rome avait sous ses ordres une douzaine de procureurs, presque tous jeunes, parmi lesquels se trouvait Achille Mesomedes.

- Monsieur Mesomedes, dit-il en appuyant sur le « monsieur » au point qu'on aurait pu croire qu'il se moquait de lui. Monsieur Mesomedes, je vous ai fait appeler, car j'ai eu vent d'une rumeur selon laquelle vous auriez de votre propre chef ré-ouvert une enquête dans une affaire pourtant classée.

- C'est exact, monsieur le procureur, et je ne vois là ni matière à grief ni infraction à la loi.

Le procureur général enleva ses lunettes à monture noire et les lança sur son bureau, qui était aussi grand qu'une table de ping-pong. Puis il croisa les bras sur son ventre et se lança dans une tirade :

- Selon les lois en vigueur dans ce pays, les procureurs n'ont pas le privilège d'être indépendants dans l'exercice de leurs fonctions. Ceci est l'apanage des juges. Vous devez donc vous en tenir aux directives de votre hiérarchie. Chaque procureur n'agit qu'en sa qualité de représentant du premier fonctionnaire du parquet, en l'occurrence : moi. Je ne me souviens pas de vous avoir jamais donné l'ordre de ré-ouvrir le dossier Marlène Ammer.

- Non, en effet, monsieur le procureur, répondit Mesomedes avec déférence. Cependant, si vous me permettez cette remarque, je n'ai en aucune manière ré-ouvert le dossier. Je me suis contenté de consulter les documents, à des fins d'étude, si je puis m'exprimer ainsi, et je suis tombé sur des éléments étranges et incohérents qui portent à croire...

Burchiello coupa la parole au jeune magistrat :

- Vous doutez donc du sérieux de mon travail ?

- Pas du tout !

- J'ai moi-même clos le dossier. Ma signature figure dessus. Cette femme s'est noyée dans sa baignoire. L'affaire est classée une bonne fois pour toutes. Vous avez évoqué des éléments étranges ?

- Certes, à commencer par le rapport d'autopsie. Pardonnez-moi, mais c'est du travail bâclé.

- Les compétences du dottore Martino Weber ne peuvent être remises en question !

- Je n'ai pas prétendu le contraire. Mais les compétences n'excluent pas l'éventualité d'une défaillance momentanée. J'ai eu l'impression qu'il avait rédigé son rapport dans son bureau. Il contient exclusivement des constatations dont on ne peut tirer aucune conclusion. Et le seul indice digne d'intérêt n'a pas été pris en considération.

- Qu'entendez-vous par là, monsieur Mesomedes ?

- Les traces de parfum retrouvées sur le peignoir de la victime, un mélange constitué d'oliban et de baume de tolu, des résines précieuses à partir desquelles on fabrique l'encens le plus cher au monde. Un encens qui n'est plus utilisé qu'au Vatican.

Burchiello toussota, comme si la simple évocation de l'encens lui irritait la gorge.

- Intéressant, dit-il avec une grimace pleine de morgue. Et... à quelle conclusion êtes-vous parvenu ? Vous n'allez pas, j'espère, pousser l'audace jusqu'à soupçonner le pape !

Le procureur général partit d'un grand rire, qui lui provoqua une nouvelle quinte de toux.

- Ah, elle est bien bonne, celle-là ! répéta-t-il plusieurs fois. Ah, vraiment, elle est excellente !

Lorsque son supérieur hiérarchique se fut enfin calmé et qu'il eut essuyé la sueur qui perlait sur son visage rougeaud, Mesomedes dit d'une voix posée :

- Peut-être pas le pape, mais la curie.

- Expliquez-moi, je ne comprends pas, demanda le procureur général interloqué.

Mesomedes avait encore un atout dans la manche. Il décida de s'en servir et se lança dans les explications :

- À l'époque, un article extrêmement bien documenté est paru dans le Guardiano, sous la plume d'une journaliste : Caterina Lima.

- Mon Dieu ! Le nom ne m'est pas inconnu, répliqua Burchiello en levant les bras au ciel. Ce journalisme d'investigation ne me dit rien qui vaille.

- Quoi qu'il en soit, l'article citait toute une série de faits vérifiables qui n'apparaissaient nulle part ailleurs. J'ai donc pris contact avec cette journaliste. Elle m'a montré des photos qu'elle avait prises lors de l'enterrement de Marlène Ammer.

- Oui, et alors ? Où voulez-vous en venir, Mesomedes ? Tous les enterrements se ressemblent, non ?

- Permettez-moi d'en douter. Il y a de grands et de petits enterrements, avec ou sans la bénédiction de l'Église, mais celui-ci m'a paru assez remarquable. En effet, l'assistance comptait au moins deux cardinaux de la curie, sinon plus. Quoi qu'il en soit, sur les photos, on reconnaît nettement le cardinal secrétaire d'État Philippo Gonzaga et le directeur du Saint-Office, Bruno Moro.

Burchiello se leva d'un bond et, les mains croisées dans le dos, se mit à aller et venir devant son bureau.

- Je ne peux y croire, murmura-t-il comme pour lui-même.

Tout en parlant ainsi, il gardait les yeux rivés sur le plancher.

- Les photos sont sans équivoque, en tout cas en ce qui concerne les deux personnes que je viens de citer. Je connais peu les personnages-clés de l'Église. Mais il est fort possible qu'on puisse reconnaître d'autres membres de la curie sur ces clichés.

- Et alors ? s'exclama le procureur général en s'immobilisant brutalement. Qu'est-ce que vous voulez que cela signifie ?

- Je dirais que c'est pour le moins inhabituel. J'ai du mal à imaginer qu'un seul membre de la curie assiste par erreur à mon enterrement. Comment ces hauts dignitaires ont-ils pu apprendre que le permis d'inhumation avait été donné ? Pourquoi Marlène Ammer a-t-elle eu un enterrement anonyme ? Et pourquoi un homme qui assistait lui aussi à la cérémonie a-t-il essayé de prendre la carte mémoire contenant les clichés de la journaliste ? Et ce ne sont que quelques-unes des questions qui me viennent spontanément à l'esprit. L'hypothèse selon laquelle il existerait certains contacts entre la curie et la justice romaine ne semble pas complètement absurde.

- Ridicule ! s'écria Burchiello en secouant la tête avec véhémence.

Puis, s'approchant tout près de Mesomedes, il murmura dans un souffle :

- Voulez-vous vraiment ruiner votre carrière ?... Mesomedes, je vais vous donner un bon conseil. Ne jouez pas les agitateurs ! Je vous comprends ; moi aussi, j'ai été jeune et ambitieux.

« J'ai du mal à me l'imaginer », eut envie de répliquer Mesomedes. Mais il ravala sa réponse.

- Il ne s'agit pas ici d'ambition, monsieur le procureur. Il s'agit uniquement de droit et de justice.

Burchiello eut un sourire cynique.

- Le juste endurera beaucoup de souffrances. C'est ce qu'on peut lire dans les Psaumes.

- On peut aussi y lire que le droit doit rester le droit.

- Vous êtes une tête de mule, Mesomedes. Je ne peux qu'espérer que votre entêtement ne vous conduira pas à votre perte.

Maintenant, il y avait dans sa voix une intonation menaçante.

Mesomedes eut soudain l'impression de se retrouver dans un de ces films de gangsters américains, où les avocats sont toujours corrompus et immoraux.

À cet instant, le téléphone sonna.

Le procureur général décrocha :

- Pronto !

Mesomedes eut l'impression que Burchiello se mettait au garde-à-vous devant son interlocuteur.

- Non, répondit-il, il ne s'agit que d'une erreur... Naturellement, je m'en occupe et je vais prendre personnellement les choses en main... Excusez les désagréments... Mes hommages, Excellence !

Puis il raccrocha.

Il se tourna vers Mesomedes pour dire :

- Nous en restons là. Nous nous sommes bien compris.

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