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Le cardinal secrétaire d'État Philippo Gonzaga passa deux jours et deux nuits dans ses appartements privés du Palais apostolique, tous rideaux fermés. Il refusait toute nourriture et ne laissait approcher personne, même pas le médecin particulier du pape que le cardinal Moro avait appelé à la rescousse. Gonzaga voulait être seul.
Il avait du mal à reprendre pied dans la réalité.
De plus, son corps affaibli était secoué par intermittence de violents frissons qui le faisaient sursauter, comme s'il recevait des décharges électriques.
Lorsque Gonzaga récupérait l'usage normal de ses bras et de ses jambes par moments incontrôlables, il essayait de mettre de l'ordre dans ses idées. Qui se cachait derrière cet enlèvement ? Ce n'étaient pas les ennemis qui lui manquaient, mais très peu d'entre eux s'intéressaient au saint suaire. Il n'avait gardé en mémoire que quelques bribes des propos tenus par cet homme à la voix déformée. Il se souvenait aussi que l'individu utilisait un vocabulaire théologique. Cette caractéristique de langage et l'attitude inflexible du personnage l'incitaient à penser qu'il s'agissait d'Anicet, le chef des Fideles Fidei Flagrantes.
S'il y avait quelqu'un qui s'y connaissait dans ce domaine, c'était bien Anicet. Il avait lui-même remis le linceul à Anicet au château de Layenfels, et lui, Gonzaga, pouvait témoigner qu'il s'agissait bien de l'original et non de la copie.
Du moins était-ce le linceul conservé au Vatican. Ne l'avait-il pas sorti de ses propres mains du coffre-fort pour l'enrouler autour de son corps ?
Non, pensa le cardinal secrétaire d'État, ce n'est pas Anicet.
Dans la mesure où il pouvait s'en souvenir, il se rappelait avoir demandé au personnage du haut-parleur s'il travaillait pour Anicet, et celui-ci lui avait répondu, après une longue hésitation, que c'était Anicet qui travaillait pour lui.
À qui appartenait la voix de la chambre froide ?
Au matin du troisième jour de cette réclusion, une soudaine sensation de faim s'empara de Gonzaga. Le souvenir des quartiers de porcs entre lesquels il avait passé des instants si pénibles, suspendu comme un morceau de viande, l'avait profondément dégoûté de toute nourriture. Il prit le téléphone pour commander un petit-déjeuner sans charcuterie et sans jambon, comme il s'empressa de le préciser aux religieuses chargées d'assurer les plaisirs culinaires des membres de la curie, y compris le pape.
Quelques minutes plus tard, on frappa à sa porte, et monsignor Abate, secrétaire privé du cardinal Moro, apparut avec le petit-déjeuner ainsi que le Messagero et l'Osservatore Romano, posés sur un plateau.
- Bonjour, Éminence, que le Seigneur soit avec vous, dit Abate, qui était rasé de près et vêtu d'une soutane parfaitement repassée.
Enveloppé dans un peignoir violet Massimiliano Gammarelli, le couturier du pape qui avait pignon sur rue dans la Via di Santa Chiara, Gonzaga leva les yeux :
- Où est Soffici ? grogna-t-il en reconnaissant le secrétaire de son ennemi juré.
Celui-ci répondit par un haussement d'épaules :
- Il n'est pas réapparu à ce jour. Le cardinal Moro s'est finalement décidé à signaler sa disparition à la police.
Gonzaga se leva du fauteuil dans lequel il avait passé les deux derniers jours à réfléchir. Il se dirigea ensuite vers la fenêtre de son bureau et regarda la place Saint-Pierre au travers des stores baissés. À cette heure de la journée, l'immense place entourée de la colonnade du Bernin était encore calme et déserte.
Gonzaga se retourna :
- Dites au cardinal Moro que je ne souhaite pas que la police intervienne. Soffici va réapparaître, tout comme moi. Il est possible qu'il se trouve dans un confessionnal de l'église San Giovanni à Laterno ou à San Pietro de Tortosa à Vincoli, ou alors à Santa Maria Maggiore.
Abate regarda Gonzaga avec étonnement :
- Éminence, pourquoi citez-vous précisément ces églises-là ?
Agacé, le cardinal souffla bruyamment par le nez.
- Je n'ai jamais prétendu qu'on allait trouver Soffici dans une de ces églises. J'ai seulement envisagé l'hypothèse selon laquelle mon secrétaire pourrait être retrouvé dans une de ces églises. C'est donc si difficile à comprendre ?
- Non, Éminence, je comprends ce que vous voulez dire.
- On m'a bien déposé dans une église, non ?
Gonzaga s'interrompit brutalement. Il gardait les yeux rivés sur le plateau du petit-déjeuner que le monsignor venait de poser sur une petite table.
- J'ai commandé un petit-déjeuner sans charcuterie et sans jambon ! s'emporta Gonzaga. Et qu'est-ce que vous m'apportez, monsignor ? Du jambon !
- Mais nous ne sommes aujourd'hui ni un vendredi ni l'un des jours d'abstinence prescrits par les lois de notre Église. Les religieuses sont d'avis que vous devez reprendre des forces, Éminence.
- Ah, ah ! les religieuses sont d'avis que...
Le cardinal secrétaire d'État prit sur son bureau une enveloppe aux armes du Vatican, dans laquelle il fourra les tranches de jambon en les prenant une à une avec les doigts. Lorsque l'assiette fut vide, Gonzaga humecta le bord de l'enveloppe avec la langue et la ferma avant de la tendre à Abate, qui n'en croyait pas ses yeux.
- Les vieilles dames feraient mieux de se préoccuper de leur propre santé, faites-le-leur savoir !
Abate s'inclina avec grâce, comme si on venait de lui confier le missel pour la messe du matin et non une enveloppe contenant cinq tranches de jambon. Puis il disparut comme il était venu.
Au cours de sa carrière cléricale, le cardinal ne se souvenait pas d'avoir jamais ouvert lui-même les volets de l'endroit où il résidait. Dans le Palais apostolique, c'était aux religieuses que cette tâche revenait. Elles s'occupaient aussi de faire le ménage et les lits. Mais, ce matin-là, Gonzaga ouvrit en personne les grandes persiennes de sa fenêtre.
Puis, affamé, il se jeta sur son petit-déjeuner, qui était encore suffisamment copieux, même sans jambon : quatre œufs brouillés sur un plat d'argent, trois sortes de fromages, du miel, trois confitures, deux paninis, du pain aux céréales et du pain blanc, un petit ramequin de semoule au lait avec des raisins secs et des noisettes, une grande tasse de lait ribot et une théière de thé anglais.
Le petit-déjeuner du cardinal durait habituellement trois quarts d'heure, en comptant la lecture des journaux. Mais, ce matin-là, il se termina brutalement au bout de vingt minutes sans que Gonzaga eût le temps de déguster sa semoule. Le cardinal lisait le Messagero quand il avisa, dans les pages consacrées aux nouvelles locales, les lignes suivantes :
Découverte d'un cadavre
non identifié dans la Fontana di Trevi
Rome - Au cours de sa ronde habituelle, le responsable des fontaines, Carlo di Stefano, a découvert hier vers 6 h, dans le bassin de la Fontana di Trevi, qui attire quotidiennement des milliers de touristes, le cadavre d'un homme non identifié. L'homme, âgé d'environ une cinquantaine d'années, flottait à plat ventre dans l'eau, les bras en croix. D'après les premières constatations, l'homme serait décédé entre 2 h et 6 h du matin. Il n'a pas été jusqu'à présent possible d'établir si l'inconnu est tombé dans la fontaine en état d'ébriété et s'y est noyé, ou s'il s'agit d'un meurtre. Le cadavre a été transporté à l'Institut médicolégal universitaire pour y être autopsié. La police demande à toute personne susceptible de livrer des informations pouvant faire avancer l'enquête de se signaler auprès d'elle.
Gonzaga bondit de sa chaise et se rua sur le téléphone.
- Alberto ? Sortez la voiture. Je dois me rendre immédiatement à l'Institut médicolégal universitaire. Vite !
Quinze minutes plus tard, le cardinal était en route pour la morgue. Comme toujours, Gonzaga était assis à droite sur la banquette arrière, comme toujours, le trajet se déroula dans un parfait silence. Le cardinal avait horreur de prendre la voiture, comme d'autres ont horreur de prendre l'avion. Il voyait dans la circulation romaine l'œuvre du diable.
Au milieu des embouteillages, il suait toujours à grosses gouttes, même si l'on était au cœur de l'hiver, en janvier. L'accident survenu sur la Piazza del Popolo et l'enlèvement dont il avait été victime quelques jours auparavant le confortaient dans sa hantise de l'automobile. Il ne pouvait toutefois se passer complètement de ce moyen de transport.
De sa voiture, Gonzaga appela le chef du service de médecine légale, le dottore Martino Weber. Il indiqua qu'il pouvait peut-être contribuer à l'identification du cadavre trouvé dans la fontaine. Son secrétaire privé Giancarlo Soffici avait disparu depuis plusieurs jours.
Lorsqu'il arriva sur place, on l'attendait déjà. Le médecin légiste emmena Gonzaga au sous-sol. Le cardinal avait du mal à garder son calme. Certes, il n'aimait pas particulièrement ce Soffici qui lui avait si souvent tapé sur les nerfs, bien qu'il fût intelligent, rapide et grand connaisseur de la Bible. Mais Soffici était l'incarnation du raté. L'Église ne manquait pas de ce genre de spécimens, depuis Adam jusqu'à Pierre. Et la Bible elle-même regorgeait de perdants.
Dans une pièce carrelée de faïence blanche, comme presque toutes les salles du sous-sol, le dottore Weber ouvrit une porte guère plus grande que celle d'un réfrigérateur de célibataire. Il tira du mur une civière recouverte d'un drap blanc. La silhouette du cadavre se dessinait sous le linge. Le médecin légiste retira le drap sans dire un mot.
Gonzaga se figea. Il voulait dire quelque chose, mais il était sans voix. Ses mâchoires se raidirent. Il serra les dents.
S'il avait été capable de parler, il aurait dit que ce n'était pas son secrétaire. Il aurait ajouté : « Je connais cet homme, je ne sais pas comment il s'appelle ni où il vit, mais je le reconnais à son visage défiguré. Nous nous sommes déjà rencontrés dans le vol Francfort-Milan. Il m'a proposé une affaire délirante. Cent mille dollars pour un minuscule bout de tissu, pas plus gros qu'un timbre-poste. Mais alors... »
Le dottore Martino Weber interrompit brutalement les pensées de Gonzaga.
- Connaissez-vous cet homme ?
Le cardinal tressaillit.
- Si je connais cet homme ? Non. Ce n'est pas mon secrétaire, je suis désolé, répondit-il sur un ton étrange. Comment est mort ce pauvre diable ? demanda-t-il encore.
Le médecin répondit avec la froideur de celui qui est confronté chaque jour à la mort :
- D'un simple coup sur la nuque, probablement assené avec le tranchant de la main. Mort sur le coup. Le lieu où le cadavre a été découvert n'est pas celui du crime.
- Je ne demandais pas tant de détails ! répliqua Gonzaga d'une voix tout aussi froide que celle du médecin légiste.