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Au même moment, Soffici, au volant de la Mercedes bleu foncé, gravissait l'étroit chemin de terre qui conduisait au château de Layenfels. Il était en retard à cause de la visite inopportune de Moro et d'Abate.

Soffici ne cessait de regarder nerveusement dans son rétroviseur pour s'assurer que personne ne le suivait. Il craignait que le cardinal et son secrétaire ne lâchent pas aussi facilement prise.

De plus, il était très mal à l'aise lorsqu'il pensait à Anicet. Il avait affiché une grande assurance lors de leur rencontre, mais cette attitude n'était chez lui qu'une façade. Il ne savait que trop bien que l'ex-cardinal était capable de tout lorsqu'il s'agissait de défendre ses propres intérêts.

Soffici s'était bien préparé à ses négociations avec Anicet. Il avait même consigné par écrit les différentes réactions possibles de son interlocuteur.

Contre toute attente, ils s'étaient finalement accordés sur la somme de deux cent cinquante mille dollars. L'autre n'avait pas franchement discuté. Était-ce une feinte ?

Soffici maintenait fermement le volant afin d'éviter une embardée. Il doutait de plus en plus d'être de taille à affronter un homme comme Anicet.

Lui, le secrétaire falot du cardinal secrétaire d'État, qui, toute sa vie, n'avait fait qu'exécuter des ordres venus d'en haut.

Sur le fauteuil à côté de lui, il avait posé le petit paquet encore fermé ainsi que l'enveloppe contenant les négatifs. Comment ceci pouvait-il valoir deux cent cinquante mille dollars ? Alors que la confrérie détenait déjà le linceul de Jésus de Nazareth ?

Une idée fulgurante traversa soudain la tête de Soffici : quelque chose clochait, quelque chose ne collait pas dans cette affaire. Suite à un odieux chantage, ils avaient livré le linceul aux Fideles Fidei Flagrantes.

Mais il ne voyait pas en revanche comment un morceau de ce linceul de la taille d'un timbre-poste pouvait valoir une pareille somme pour ces mêmes personnes.

Soffici vit presque un symbole dans l'étroitesse de ce chemin escarpé qui conduisait au château de Layenfels sans offrir aucune possibilité de s'en écarter ni même de faire demi-tour.

Les talus, qui bordaient la chaussée, interdisaient toute manœuvre. Si Soffici en avait eu la possibilité, il aurait immédiatement fait demi-tour pour réfléchir une fois encore à toute cette affaire.

Mais il n'avait plus le choix. Il ne pouvait que poursuivre son ascension. Il ne fallait donc pas que son plan échoue.

Soffici fit un triple signe de croix, plus par habitude que par superstition. Il avait tout planifié jusqu'au moindre détail. Il avait réservé un vol de nuit pour Buenos Aires au nom de Frederico Garre.

Au départ de Francfort, à 19 h 20. Il avait dans sa poche un passeport à ce nom. Celui de Gueule-brûlée, dont le vrai nom était Garre.

La photo avait été prise avant l'accident qui avait défiguré Garre ; elle n'était donc pas toute récente. C'était pour cette raison que Soffici s'était fait, en chemin, raser la tête par un coiffeur d'Italie du Nord.

Avec ses cheveux de trois millimètres et sans ses lunettes à monture dorée, Soffici pouvait sans problème passer pour Frederico Garre.

Deux cent cinquante mille dollars ! Une coquette somme !

L'argent n'avait jamais eu d'importance pour lui. Pour la simple raison qu'il n'en avait jamais eu. Soffici ne connaissait que trop bien les problèmes que rencontraient tous ceux qui défroquaient.

Quand ils quittaient le clergé, ils se retrouvaient comme des nouveau-nés : sans revenu, sans protection sociale, sans avenir. Deux cent cinquante mille dollars lui suffiraient amplement pour commencer une nouvelle vie en Amérique du Sud.

Soffici immobilisa son véhicule un peu avant le porche du château de Layenfels. Le dernier tronçon du chemin étant particulièrement raide, il serra le frein à main. Un bruit étrange l'intrigua.

On aurait dit que la corde d'un instrument de musique venait de se rompre. Pling ! Au même instant, la Mercedes se mit à reculer. Instinctivement, Soffici appuya sur la pédale de frein.

Elle répondit et arrêta le véhicule l'espace de quelques secondes, avant de céder à son tour sous le pied du conducteur et de se coincer dans le plancher.

Les yeux exorbités, Soffici vit défiler à toute vitesse le talus de part et d'autre de la petite route.

Tout à coup, il aperçut le ciel. Sa voiture venait de basculer sur le côté. Ce fut la dernière chose que monsignor Giancarlo Soffici put voir. L'arrière de la voiture s'enfonça dans le talus du premier virage en épingle à cheveux. La lunette arrière et le pare-brise s'étoilèrent brutalement dans un bruit d'explosion. Le pare-brise s'envola comme un parapente en direction de la forêt.

La voiture se cabra comme un cheval que l'on cravache, s'éleva et fit plusieurs tonneaux avant d'aller heurter de plein fouet le gros tronc d'un chêne.

Ce qui restait du véhicule retomba sur le sol, comme un boxeur qui s'effondre sur le ring. Le radiateur percé émit encore un sifflement avant que le silence ne retombe.

Trois hommes accoururent du château en agitant les bras. La pente était si raide qu'ils devaient se freiner dans la descente. L'odeur de l'huile et de l'essence qui s'échappaient de la voiture se mêlait à celle d'humidité de la forêt.

Ils pouvaient suivre la trajectoire du véhicule fou aux traces qu'il avait laissées dans le paysage. Des morceaux de carrosserie jonchaient son parcours.

Les trois hommes paraissaient tout à fait sereins lorsqu'ils arrivèrent sur le lieu de l'accident. Anicet était parmi eux.

Tandis que les deux plus jeunes s'approchaient prudemment de la carcasse, comme s'ils avaient peur que ce tas de tôle explose, Anicet les encouragea :

- N'ayez pas peur ! Les voitures accidentées n'explosent pas, elles prennent feu, tout au plus. Les scènes catastrophe de télévision n'ont rien à voir avec la réalité !

Anicet inspecta prudemment l'intérieur du véhicule, ou du moins ce qu'il en restait. La Mercedes s'était enroulée comme une pieuvre autour du tronc d'arbre. D'un coup de talon, Anicet enfonça la vitre de la portière de gauche, qui était encore entière bien qu'elle eût un éclat.

- Nous arrivons trop tard ! constata-t-il froidement en reconnaissant Soffici.

Sa tête bizarrement tournée reposait sur l'airbag, qui avait explosé. Du sang coulait de son nez et de sa bouche.

- Le pauvre homme ! commenta Anicet devant l'affreux spectacle qu'offrait la victime.

Pour un peu, on aurait cru qu'il éprouvait vraiment de la pitié pour lui.

- Il faut que nous appelions la police, dit l'un des jeunes hommes en tirant un téléphone portable de sa poche.

- Rien ne presse, répondit Anicet. Aidez-moi plutôt à sortir le passager de l'habitacle.

Conjuguant leurs forces, ils tentèrent d'ouvrir la portière, qui était coincée. Ils eurent beau tout essayer, ce fut peine perdue. Anicet finit par plonger le haut du corps à l'intérieur.

Il passa par-dessus le cadavre de Soffici et tendit le bras vers l'autre siège. Il trouva ce qu'il cherchait encore plus bas sur le plancher défoncé.

Il eut un mal fou à s'extraire de l'habitacle de la voiture avec le petit paquet et l'enveloppe. Quand il y parvint enfin, ce fut pour constater avec dégoût qu'il était couvert de sang.

Il serrait le petit paquet entre ses mains, comme s'il se fût agi d'un précieux trésor. Un sourire passa sur ses lèvres. Le mélange de sueur et de sang qui dégoulinait de son visage lui donnait un air diabolique.

- Du bon travail, souffla-t-il en adressant un regard satisfait à ses deux aides.

Les deux jeunes hommes firent demi-tour pour rejoindre le château.

- Une minute ! leur lança Anicet en tirant de sa poche une boîte d'allumettes.

Il en gratta une et la jeta dans le moteur du véhicule, à l'endroit où il y avait une fuite d'essence. La voiture prit feu en un instant.

- On peut y aller, à présent !

Il s'arrêta au bout de quelques mètres pour se retourner encore une fois. Les flammes s'élevaient à cinq ou six mètres, dégageant un nuage de fumée noire.

- Monsignor a cru que j'allais sans broncher lui faire cadeau de deux cent cinquante mille dollars, dit-il tout bas. Pour ce petit truc ridicule ! ajouta-t-il en brandissant le petit paquet au-dessus de sa tête. Il aurait quand même dû se douter de la valeur qu'avait ce petit bout d'étoffe pour nous.

- Vous ne croyez pas que je devrais vraiment appeler la police, maintenant ? s'enquit un des deux hommes qui l'accompagnaient.

Anicet haussa les épaules avant de répondre :

- Faites comme bon vous semble.

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