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Il était environ 22 h lorsque plusieurs coups de sonnette retentirent. Assise devant la télévision, Caterina regardait un de ces shows insipides de la Rai Uno, présentés par un animateur niais aux cheveux clairsemés, où des filles à moitié nues s'exhibaient. Qui pouvait bien sonner à une heure pareille ?

- Qui est-ce ? demanda-t-elle à travers la porte.

- Signora Fellini ! Il faut absolument que je vous parle !

- Vous êtes bien la dernière personne dont j'attendais la visite, dit Caterina tout en déverrouillant la porte. Mon Dieu ! Que vous est-il donc arrivé ? s'écria-t-elle, épouvantée.

La femme qui, il y a peu de temps encore, portait des vêtements de luxe et des sacs à main achetés sur la Via Condetti, paraissait à présent des plus négligées. Une fois de plus, elle semblait avoir bu. Son maquillage avait coulé. Des mèches de cheveux tombaient en désordre sur son front. Elle respirait difficilement.

- Hier, à l'aéroport, finit-elle par bégayer, vous m'avez bien reconnue ?

- Oui. Mais que s'est-il passé ? Je vous en prie, entrez.

Caterina lui proposa une chaise.

- J'avais l'impression qu'un de ces hommes vous menaçait avec une arme. En tout cas, vous ne sembliez pas le suivre de votre plein gré.

La signora Fellini, tassée sur elle-même, l'image même du désarroi, retenait avec peine ses larmes.

- Oui, je voulais partir, prendre la fuite. Je pensais pouvoir acheter un billet de dernière minute, monter dans le prochain avion et tout laisser derrière moi. Dans ma précipitation, je n'avais pas remarqué que deux hommes me suivaient. Au moment où je gagnais le hall d'embarquement, ils ont glissé leurs bras sous mes aisselles et m'ont emmenée. L'un d'eux m'a dit à voix basse : « Comment cela, signora, vous ne vous plaisez plus chez nous ? Vous n'allez pas nous fausser compagnie de cette manière. Ce n'était pas dans nos accords, et vous le saviez bien ! » Et, tandis qu'il parlait, l'autre m'appuyait le canon de son arme dans les côtes, sans dire un mot. Ça a suffi à me faire comprendre. Vous avez déjà senti le canon d'un revolver contre vous ?

- Non, Dieu merci ! Je crois que mon cœur s'arrêterait.

- C'est ce que je croyais moi aussi, au début. Mais mon cœur n'a pas cessé de battre, bien au contraire, il s'est mis à tambouriner dans ma poitrine, si fort que mes oreilles bourdonnaient comme si j'écoutais de l'orgue dans une église.

- Vous connaissiez les deux types ?

- Non, du moins pas par leurs noms. Mais je suis certaine qu'ils agissaient sur ordre de Gonzaga. L'un d'eux s'est trahi en me disant que ma fuite n'était pas prévue dans les accords que j'avais passés.

- Je ne comprends pas. De quels accords s'agit-il ?

La signora Fellini gardait les yeux rivés sur le sol. Au bout d'un moment, elle rejeta en arrière une des mèches qui tombaient sur son front avant de dire :

- J'ai peur, j'ai horriblement peur.

- Oui, je vous comprends, dit Caterina en se levant.

Elle alla chercher une bouteille d'Amaretto dans le réfrigérateur. Cette femme a un besoin impérieux de se confier, se dit-elle. Il faut juste la pousser un tout petit peu, et elle va tout déballer.

Elle remplit deux verres à ras bord et en poussa un vers la signora Fellini :

- Salute ! dit-elle sans regarder son interlocutrice.

La signora Fellini s'empara du verre qu'elle vida d'un trait.

Caterina se rapprocha d'elle.

- Que voulaient dire ces types avec cette allusion à des accords que vous auriez conclus ?

- Eh bien, répondit la signora Fellini d'un ton hésitant, il y a ce damné contrat !

- Passé avec le cardinal Gonzaga ?

La femme hocha la tête en silence, sans regarder Caterina.

- Un contrat dans lequel vous vous engagez à garder le silence.

Elle opina de nouveau.

- Le silence sur la liaison que son éminence entretenait avec Marlène Ammer.

Caterina observait la femme qui serrait le verre entre ses doigts. Sa main tremblait. Ses lèvres tremblaient aussi.

- C'était bien à cause de cela que Gonzaga a acheté votre silence ?

Cette dernière phrase eut raison du mutisme de la signora.

- S'il n'y avait que cela ! Cette histoire va plus loin que tout ce que l'on peut imaginer. Il faut que vous sachiez que la curie presque tout entière est mêlée à la mort de Marlène Ammer !

Pendant un court instant, Caterina se demanda si, sous l'emprise de l'alcool, son interlocutrice n'en rajoutait pas un peu. Elle avait probablement déjà bien bu avant d'arriver. Lorsque la signora Fellini se mit à parler, la jeune journaliste comprit vite qu'elle n'avait pas exagéré l'importance de l'affaire. La visiteuse nocturne se mit à raconter lentement son histoire, hésitant par moments, comme si elle cherchait ses mots :

- Maintenant, avec tout ce que vous savez sur le cardinal Gonzaga, j'imagine que vous pensez qu'il a commandité l'assassinat de Marlène. Mais c'est totalement faux !

Incrédule, Caterina regardait la femme dont les paupières étaient mi-closes.

- Si ce n'est pas Gonzaga, alors qui est-ce ?

- Au sein de la curie, Gonzaga a un ennemi juré, en la personne du préfet du Saint-Office, le cardinal Bruno Moro...

- Vous voulez dire que Moro... Mais pourquoi justement Moro ?

La signora Fellini s'efforçait d'articuler correctement pour cacher son ébriété. Son élocution restait néanmoins laborieuse.

- Évidemment, le Vatican n'ignorait rien de la liaison scandaleuse du cardinal. Tout le monde en parlait. Une réunion secrète s'est même tenue à l'initiative du cardinal Moro pour envisager la conduite à adopter face au problème que cette relation posait. Cela faisait des siècles qu'un tel scandale n'avait pas ébranlé les murailles du Vatican. Et Moro était d'avis que, si cela s'ébruitait, l'Église souffrirait encore bien plus qu'elle n'avait pâti des préjudices que lui avait causés le moine de Wittenberg. Il fallait donc étouffer l'affaire.

- Mais pourquoi Moro ne s'en est-il pas pris à son ennemi juré, Gonzaga en personne ?

Caterina se tortillait sur sa chaise.

- En effet, dans un premier temps, il a pensé éliminer Gonzaga. Mais Giovanni Sacchi, le directeur des archives secrètes et l'homme de confiance de Moro, lui a rappelé que la mort mystérieuse de Jean-Paul Ier n'était pas encore oubliée. Cela risquait de relancer le débat dans l'opinion publique. Il ne voulait pas de scandale.

- Ce que je comprends fort bien, répondit Caterina. Mais, si l'on apprend que Moro a commandité l'assassinat de Marlène, le scandale sera au moins aussi grand !

- Cela ne se produira pas.

- Pourquoi pas ?

- Parce que l'assassinat n'a pas été commandité.

- Je ne vous suis pas.

- Vous allez comprendre. Je peux avoir encore une gorgée ?

La signora Fellini poussa son verre en direction de Caterina.

L'Amaretto semblait de fait accélérer le débit de sa confession.

- C'est monsignor Sacchi qui a prétendu d'emblée que le comportement honteux du cardinal secrétaire d'État ne pouvait avoir qu'une seule explication : cette femme était possédée du démon et avait ensorcelé Gonzaga.

- C'est donc aussi simple que cela ! J'aurais pu y penser plus tôt ! s'exclama Caterina d'une voix qui laissait percer l'ironie. Ces vieillards confits en dévotion continuent de croire que c'est la femme qui a apporté le malheur sur cette terre.

- Au cours d'un déplacement professionnel du cardinal secrétaire d'État, poursuivit la signora sans relever, Moro a confié par écrit à l'exorciste don Anselmo la mission de pratiquer sur Marlène Ammer le grand exorcisme et d'employer la violence si nécessaire.

- Mon Dieu, soupira Caterina.

- Il va de soi que Marlène a opposé une résistance farouche. J'ai entendu ses cris de mes propres oreilles. Rien de ce qui se passait au numéro 23 de la Via Gora ne m'échappait. J'avais vu monter trois hommes, je guettais donc les bruits. Lorsque j'ai entendu retentir les exhortations de l'exorciste, j'ai compris qu'on voulait délivrer la jeune femme du démon.

- Vous croyez à ces sornettes ?

La signora Fellini secoua la tête. Son débit se ralentit nettement.

- J'ai pressenti le pire lorsque les cris de Marlène sont devenus plus sourds, comme si on lui avait mis un coussin sur le visage. Puis je n'ai plus rien entendu du tout. Je suis montée. Un des trois hommes a violemment ouvert la porte, m'a poussée sur le côté et a dévalé l'escalier comme s'il avait le diable à ses trousses. De l'intérieur de l'appartement, j'ai entendu : « Don Anselmo, don Anselmo ! Regardez ! »

- Qu'est-ce que cela voulait dire ?

- Sur le coup, je me suis posé la même question. Il m'a fallu de longues minutes avant de réaliser ce que cela signifiait. « Elle est morte ! » s'est exclamé celui qui accompagnait l'exorciste. « Nous l'avons tuée ! » « Balivernes, a rétorqué don Anselmo, c'est le démon qui a tué son corps de pécheresse. »

- Et alors, que s'est-il passé ? Continuez !

La signora se redressa et prit une profonde inspiration.

- Le jeune prêtre, qui accompagnait l'exorciste, pleurait. Il criait, se lamentait, menaçant de se jeter par la fenêtre. Cela a bien duré dix minutes avant qu'il ne se calme. Je ne peux qu'imaginer ce que les deux hommes se sont dit, puisqu'ils parlaient à voix basse. J'ai entendu qu'on faisait couler de l'eau dans la baignoire, puis des bruits comme lorsqu'on traîne quelque chose. Vous connaissez la suite.

La femme marqua un temps d'arrêt.

- Et alors ?

- Vous pouvez imaginer dans quel état j'étais. Je croyais que mes nerfs allaient craquer. Je savais que l'exorciste et son acolyte allaient quitter l'appartement d'une minute à l'autre. Je suis donc retournée dans ma loge.

- Et puis ? Qu'avez-vous fait ?

- Rien. Du moins dans un premier temps.

- Comment ça, rien dans un premier temps ?

- J'étais comme paralysée, incapable d'avoir une idée claire. Et puis, il y avait cet homme qui m'avait vue ! Vous ne pouvez sûrement pas vous imaginer une chose pareille, mais lorsque vous avez vécu de tels moments, votre esprit est aux abonnés absents. Ce n'est que le soir que j'ai osé monter. J'ai ouvert la porte avec ma clé. J'ai découvert la signora dans la baignoire, la tête dans l'eau. Elle était morte, son peignoir bleu ciel était étalé par terre. J'ai tourné les talons et je suis redescendue en laissant la porte entrouverte pour qu'on découvre le crime le plus rapidement possible. C'est finalement le facteur qui a donné l'alerte.

Caterina était abasourdie ; la tête dans les mains, elle fixait le plancher. Elle avait du mal à comprendre ce qu'elle venait d'entendre. Voilà donc ce qui expliquait la présence des membres de la curie lors des obsèques secrètes de Marlène !

Ils se sentaient responsables de sa mort. Et cela expliquait aussi l'altercation entre Gonzaga et Moro devant la tombe de la jeune femme.

- Mis à part Gonzaga, y avait-il d'autres hommes qui faisaient la cour à Marlène Ammer ?

La signora se frotta les yeux et bâilla.

- Vous voulez dire : est-ce qu'elle voyait beaucoup d'hommes ? Non, on ne peut pas le dire. Je ne connaissais pas cette jeune femme en privé. Ses histoires de famille ne m'intéressaient pas. (Elle eut un sourire sournois.) Enfin, j'ai bien remarqué un type qui venait de temps en temps, pas tout jeune, pas très beau non plus. Il ne venait que très rarement et ils parlaient en allemand.

- Avait-il un signe distinctif quelconque ?

- Non. Ce qu'il avait de particulier, c'était justement qu'il était anodin. Comme homme, il était plutôt moyen, si vous voyez ce que je veux dire.

Après un long moment de réflexion, Caterina posa tout à coup une question :

- Comment le cardinal Gonzaga a-t-il appris que vous aviez écouté aux portes ?

La voix de son interlocutrice était de plus en plus pâteuse.

- C'est ce que je me suis d'abord demandé, puis je me suis souvenu du bonhomme qui avait quitté en premier l'appartement de Marlène Ammer. Je ne sais pas de qui il s'agissait, toujours est-il qu'il a dû parler de moi à Gonzaga, puisque le lendemain, celui-ci était devant ma porte et m'ordonnait de quitter les lieux le jour même.

- C'était beaucoup demander.

- C'est le moins qu'on puisse dire. Mais le cardinal secrétaire d'État ne tolérait pas la contradiction. J'avais le choix entre une tombe au cimetière et un appartement luxueux dans les plus beaux quartiers, sans avoir de loyer à payer, plus une rente à vie. Seule condition : mon silence.

Il était minuit largement passé, et Caterina était exténuée.

Que faire de cette femme ? Elle semblait à bout de nerfs, elle lui faisait de la peine, mais comment l'aider ?

Caterina se leva pour se diriger vers la fenêtre d'où elle voyait la Via Pascara déserte. Rien de suspect, pas d'ombres menaçantes aux aguets devant chez elle.

- Comment avez-vous réussi à tromper la vigilance de vos gardiens ? demanda-t-elle, le front contre la vitre.

- En passant par la cour de derrière. J'ai grimpé sur les poubelles pour monter sur le toit d'un garage. De là, j'ai pu m'enfuir par une rue parallèle. Je pense que cela se voit, ajouta la signora en passant la main sur ses vêtements en haillons.

Plusieurs minutes durant, Caterina continua à observer la rue plongée dans la nuit. L'atmosphère était bizarre, inquiétante. Après tout ce qui s'était passé, il fallait qu'elle s'attende à ce que la signora Fellini lui ait mis les sbires de Gonzaga sur le dos. Elle pressa le front contre la vitre fraîche. Que faire ?

Malberg ! Il fallait qu'elle parle à Lukas ; elle avait besoin de ses conseils.

- Et qu'avez-vous imaginé pour la suite ? finit-elle par demander, toujours tournée vers la rue.

Ne recevant pas de réponse, elle se retourna.

La porte d'entrée était ouverte, et la signora Fellini avait disparu.

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