32

Dans la nuit, il s'était mis à pleuvoir. Les premières pluies depuis deux mois et demi d'un été sec.

Ignorant les recommandations de Barbieri, Malberg se mit en route de bon matin en direction du cimetière du Campo Varano, là où Marlène avait été enterrée dans l'anonymat.

Si on lui avait demandé pourquoi il bravait toutes les mises en garde et pourquoi il voulait se rendre là-bas, il n'aurait su que répondre. Quelque chose le poussait à retourner sur ce lieu.

La malhonnêteté de Paolo, le frère de Caterina, l'avait dépité, et il n'avait pas encore digéré cette déception. Il souffrait davantage encore de la trahison de Caterina.

Elle n'avait plus donné de ses nouvelles depuis leur dispute sur le Campo dei Fiori. Malberg considérait son silence comme la preuve flagrante de sa duplicité. L'avait-elle trahi parce qu'elle était jalouse de Marlène ? Malberg haussa les épaules. Il en était arrivé au point où la vie n'est supportable que lorsqu'on a un peu d'alcool dans le sang.

En chemin, il s'était arrêté dans une petite épicerie pour acheter une bouteille d'Averna, qu'il tenait à la main. La vinasse avait remplacé le café du matin.

Lorsqu'il pénétra dans le grand cimetière, de grosses gouttes de pluie s'écrasaient sur son visage. Ses vêtements mouillés lui collaient au corps. À le voir, on l'aurait pris pour un des innombrables clochards qui arpentaient les abords immédiats de la Stazione Termini.

Malberg avait mémorisé l'endroit exact où se trouvait la tombe, mais, dans son émotion d'alors, il avait dû confondre certains repères.

Toujours est-il qu'il mit un certain temps à se repérer au milieu de l'immense champ de pierres tombales, de mausolées aux allures de temples, ornés de kyrielles d'angelots kitsch et de messages larmoyants gravés dans les dalles pompeuses.

En dépit de l'heure matinale, il y avait autant d'animation dans le cimetière que sur un marché romain. Tous ceux qui étaient là n'écoutaient que leur chagrin, qu'ils tentaient de dominer chacun à sa manière. Devant une modeste tombe, surchargée néanmoins de décorations funéraires, il aperçut une vieille femme assise sous un parapluie, qui lisait à haute voix le journal à son défunt mari, comme elle le faisait sans doute chaque matin depuis de nombreuses années.

Sur une autre tombe dans laquelle, d'après l'épitaphe, était enterrée la femme d'un forain, s'entassaient des ours en peluche, des fleurs en soie et des cœurs en pain d'épice comme autant de lots gagnants d'un stand de tir ambulant.

On entendait dans le lointain la voix d'un orateur dont les paroles emmiellées métamorphosaient un avare en généreux bienfaiteur, qui n'avait « cessé d'être un exemple pour nous tous ».

Après avoir longtemps erré, Malberg tomba sur la parcelle qu'il cherchait, la 312 E. Mais, à l'endroit où il aurait dû trouver la tombe de Marlène, il tomba sur une dalle de marbre noir dont l'épitaphe gravée dans la pierre le laissa profondément perplexe :

JÉZABEL

Ne crains pas ce que tu vas souffrir.

Jézabel ? Malberg regarda autour de lui. Il était absolument sûr que c'était la tombe de Marlène. Jézabel ? Que pouvait bien vouloir dire cette étrange inscription ?

Mais, après tout ce qu'il avait vécu jusqu'à présent, Malberg n'était pas autrement surpris par cette nouvelle machination diabolique. Dans de tels moments, il se sentait livré pieds et poings liés à un adversaire beaucoup plus puissant que lui.

Pendant qu'il réfléchissait au sens que pouvaient avoir le nom et l'inscription, il entendit soudain un bruit de moteur derrière lui.

Se retournant, il aperçut une petite pelle mécanique qui se dirigeait droit sur lui. L'époque où les fossoyeurs creusaient les tombes à la force des bras était révolue. Le temps des fossoyeurs est fini, pensa-t-il, ils ont été remplacés par de simples excavateurs.

Il ne prêta guère attention à l'engin, préférant boire une gorgée de vin, fermer les yeux et tenter d'établir un contact avec Marlène, qui était étendue là, sous deux mètres et demi de terre.

Sa tentative échoua, car l'excavateur s'immobilisa non loin de lui, dans la rangée adjacente. Les circuits hydrauliques poussèrent un sifflement quand le conducteur de la pelle mécanique coupa le moteur. L'employé ouvrit la porte vitrée.

Malberg regarda avec étonnement une petite personne râblée s'extraire de l'étroite machine. S'agissait-il d'un homme ou d'une femme ? Il ou elle avait un visage bouffi et blafard. Ses cheveux étaient coupés si court qu'on voyait le cuir chevelu briller. La petitesse de cette personne, homme ou femme, était compensée par la taille de ses yeux. Jamais Malberg n'avait vu de si grands yeux.

Ce n'est que lorsque cette petite personne se dirigea vers lui que Malberg crut comprendre, à sa façon de se mouvoir, qu'il s'agissait d'un homme. Les fossoyeurs sont toujours des personnages singuliers. Mais celui qui venait vers lui en le saluant aimablement était à n'en pas douter encore plus singulier que les autres.

Il agitait étrangement les mains et les bras, sans prononcer un seul mot, du moins pas un seul mot qui fût audible. Il articulait différentes syllabes sans produire le moindre son. Malberg finit par comprendre que le conducteur de l'engin était sourd-muet.

Il pointa l'index une fois sur Malberg, une fois sur la tombe de Marlène. Malberg crut comprendre que l'homme lui demandait s'il avait un lien de parenté avec la personne qui était enterrée ici.

Malberg acquiesça.

L'homme au visage doux posa alors sa main droite sur son cœur et regarda Malberg de ses grands yeux.

Oui, acquiesça Malberg de nouveau. Il l'avait aimée. Il fut surpris de constater la facilité avec laquelle on pouvait se faire comprendre sans paroles. Il finit par sortir la bouteille de sa poche, il dévissa le bouchon et la tendit au petit homme.

L'homme déclina l'offre. Mais lorsque Malberg eut bu une grande gorgée, le petit homme s'empara à son tour de la bouteille. Il avala de travers et fut pris d'une quinte de toux.

Lorsqu'il reprit son souffle, il fit un signe pour dire à quel point il avait apprécié l'Averna. Le tout assorti d'un sourire laborieux.

- C'est toi qui as creusé cette tombe ? s'enquit Malberg en veillant bien à ce que le conducteur de l'engin pût lire les mots sur ses lèvres.

- Oui, dit celui-ci en désignant la pelle mécanique arrêtée à proximité.

Il se passa alors quelque chose d'inattendu. Le petit homme désigna la tombe de Marlène avant de poser son index en croix sur ses lèvres, comme pour dire : « Je n'ai pas le droit d'en parler. »

- Comment cela, tu n'as pas le droit d'en parler ?

Étonné, Malberg observa les gestes qu'il faisait : on eût dit qu'il faisait passer de l'argent de sa main droite dans sa main gauche.

- On t'a donné de l'argent pour que tu gardes le silence ?

L'employé hocha la tête.

- Qui ?

La question de Malberg se heurta à un refus énergique. Non, le petit homme ne voulait pas répondre à cette question.

Il changea complètement d'attitude lorsque Malberg tira un billet de cinquante euros de sa poche et le lui tendit. Il joignit les mains comme pour prier. Puis il se mit à agiter énergiquement les bras en indiquant une direction bien précise.

- Un religieux t'a payé pour que tu te taises ?

Oui. En s'aidant de ses deux mains, le fossoyeur esquissa une forme ressemblant à un grand chapeau. Il le fit avec tant de précision que Malberg n'eut aucun mal à comprendre ce qu'il voulait dire.

- Un évêque ou un cardinal du Vatican ?

Oui. Ses yeux si expressifs se mirent à briller. Il était fier d'arriver à se faire comprendre aussi bien.

- Un homme que tu connaissais ?

Oui.

- N'était-ce pas par hasard Philippo Gonzaga, le cardinal secrétaire d'État ?

Oui, c'était lui. Le fossoyeur tapota du bout de son index la paume de sa main gauche.

- Et le nom qui est écrit sur la pierre tombale ? Jézabel, tu sais ce que cela signifie ?

Le petit homme secoua vigoureusement la tête.

Malberg soupçonna subitement son interlocuteur de savoir plus de choses qu'il n'était prêt à en dire. Il devait sans doute faire preuve de plus de générosité pour amener le fossoyeur à parler.

Car celui qui l'avait auparavant soudoyé, cet homme qui se promenait avec cent mille dollars en poche, n'avait pas dû se contenter de donner cinquante euros au témoin dont il avait voulu acheter le silence.

Tout en réfléchissant au montant de la somme qui ferait céder le petit homme, Malberg but encore une gorgée au goulot.

Il n'avait pas remarqué qu'on l'observait depuis un moment. Lorsqu'il voulut faire disparaître la bouteille dans la poche de sa veste, une silhouette s'approcha de lui par-derrière et essaya d'attraper la bouteille. Malberg se retourna.

C'était Caterina. Son regard était plein de reproches. Elle ne dit pas un mot.

- À quoi ça rime, ça ? bégaya Malberg, mal à l'aise. Comment savais-tu que j'étais ici ?

Le fossoyeur fit un geste d'impuissance avant de remonter dans son engin qui s'éloigna en pétaradant.

- Je ne le savais pas, répondit Caterina, mais j'ai eu une sorte de pressentiment : j'étais certaine que tu finirais par atterrir ici un jour ou l'autre.

- Tiens donc, un pressentiment !

Malberg eut un rire amer et reprit une gorgée d'alcool.

- Manque de chance, je ne me suis pas méfié et je t'ai fait confiance. Que t'ont-ils proposé pour toutes les informations que je t'ai données ? Bravo, tu as merveilleusement bien joué ton rôle, tu mériterais presque un Oscar ! En tout cas, je n'avais même pas remarqué que j'avais affaire à une comédienne. Génial, la partie de jambes en l'air ! Chapeau, la comédie de l'amour et de la passion ! Où apprend-on ce genre de choses ? Chez les dames qui vendent leurs charmes dans le Trastevere ?

Caterina leva le bras et lui colla une grande gifle.

- Tu es ivre. Et tu es injuste envers moi. Je peux te jurer que j'ignorais tout des magouilles de Paolo. C'est vrai que Paolo n'est pas vraiment le type en qui on peut avoir aveuglément confiance, mais c'est mon frère. Jusqu'à présent, il m'a toujours dit la vérité sur ses petits boulots, ou les petites escroqueries qui lui permettent de gagner sa vie. Je lui ai proposé de partager mon appartement pour avoir l'œil sur lui. Paolo est un instable qui pète les plombs dès qu'il voit du fric. Pour l'argent, il est prêt à tout, même à se salir les mains, là où d'autres y répugnent. Crois-moi, s'il y a quelqu'un que Paolo a profondément déçu, c'est bien moi.

Malberg se frotta la joue.

- Arrête, tu vas me faire pleurer. Tu t'imagines quoi ? Que je vais te faire confiance, ne serait-ce qu'un tout petit peu ?

Caterina haussa les épaules comme pour dire : « Qu'est-ce je peux faire si tu ne veux pas me croire ? » Puis elle répondit :

- En tout cas, j'ai flanqué Paolo à la porte. J'ai jeté ses affaires sur le palier - il n'avait d'ailleurs pas grand-chose à lui - et j'ai fait changer la serrure de l'appartement. Je ne veux plus rien avoir à faire avec mon frère. Il n'a même pas essayé de se disculper. Quand il est parti, il pleurait comme un gosse, jurant ses grands dieux qu'il voulait réparer le mal qu'il avait fait.

- Tu peux me raconter ce que tu veux, rétorqua Malberg, buté.

- Je t'en prie, Lukas, tu dois me croire ! Surtout maintenant, car il semble que nous ayons enfin avancé dans l'affaire Marlène Ammer.

Malberg tendit l'oreille.

- Un jeune procureur, un certain Mesomedes, a pris contact avec moi, poursuivit Caterina. Il veut reprendre l'affaire à zéro.

- C'est la meilleure, s'étrangla Malberg. Juste au moment où le dossier a été clos sur un ordre venu du sommet de la hiérarchie. Et il vient exprès te voir pour cela ? Je suppose que c'est encore une de ces histoires que tu affectionnes.

- Le magistrat m'a demandé si je savais où tu te trouvais, continua Caterina sans réagir à la remarque de Lukas. Je lui ai dit que je n'en avais aucune idée.

- Alors là, j'en ai, de la veine, rétorqua Malberg sur un ton cynique.

- Tu peux franchement être odieux, dit Caterina en le fixant avec colère. Qu'importe, je vais te donner une autre nouvelle.

Lukas Malberg fit comme si les paroles de Caterina ne l'intéressaient pas outre mesure. Impassible, il gardait les yeux fixés sur la pierre tombale noire portant le nom de Jézabel. Jézabel ?

N'était-ce pas une figure de l'Ancien Testament, la fille d'un roi phénicien mariée au roi israélite Achab ? Malberg connaissait certes moins bien la Bible que sa gérante mademoiselle Kleinlein, mais Jézabel, il en était sûr, c'était cette femme impie qui, comme il est écrit dans l'Apocalypse de saint Jean, débauche les serviteurs.

Pendant qu'il réfléchissait en vain à la signification de la phrase inscrite sur la pierre, Ne crains pas ce dont tu dois souffrir, il entendit la voix de Caterina, comme venant de très loin :

- La marquise est morte.

Surpris, Malberg regarda Caterina.

- Tu peux répéter ce que tu viens de dire ?

- La marquise est morte. On a tiré sur elle d'une voiture, juste après sa libération. Comme tu le sais, la veille, j'étais allée lui rendre visite en prison dans l'espoir d'en apprendre un peu plus sur sa relation avec Marlène Ammer.

- Et ça a donné quoi ?

Caterina secoua la tête.

- Pour être franche, rien, ou presque rien.

- Qu'entends-tu par là ?

- Rien qui puisse t'aider, toi, ni m'aider, moi. Elle s'est contentée de faire des réflexions sur les hommes en général, disant que les hommes sont tous autant qu'ils sont...

- ... des salauds ?

- C'est exactement le mot qu'elle a employé.

- Une phrase qu'affectionnent les femmes déçues. Il est d'ailleurs possible qu'il y ait parfois du vrai dans la formulation... Et c'est tout ce que tu as appris ?

- J'ai eu l'impression qu'elle avait tiré un trait sur sa vie.

- Comment cela ?

- Je ne sais pas. Elle a expliqué que, dans la mesure où elle tenait encore à la vie, elle devait s'estimer heureuse d'être en prison, car là, au moins, elle était en sécurité. Elle savait qu'elle était en danger. Je n'ai pas compris ce qu'elle insinuait. Aucune personne sensée n'en aurait conclu que des mafiosi l'avaient dans le collimateur.

Gêné et perplexe, Malberg essuya la pluie qui mouillait son visage dans la manche de sa veste. Caterina poursuivit son récit :

- C'est le procureur Achille Mesomedes qui m'a appris que la marquise avait été assassinée. Sinon, je ne le saurais pas. Ce cas ressemble étrangement à la mort de Marlène Ammer. Il s'agit d'un assassinat, mais aucun journal ne juge utile d'en parler.

Perdu dans ses réflexions, Malberg hocha la tête.

- Et lorsque j'ai pris congé d'elle, Lorenza Falconieri m'a répété que jamais nous ne découvririons la clé de cette histoire, continua Caterina.

- Tu me l'as déjà raconté sur le Campo dei Fiori.

- Oui. Mais quand elle m'a quittée, lorsqu'elle était déjà sur le pas de la porte, elle a fait une dernière remarque qui n'a cessé depuis de me préoccuper. Elle m'a demandé si je connaissais l'Apocalypse de saint Jean. Je ne suis pas bonne sœur et, à l'école, je ne me suis pas vraiment intéressée à l'Ancien Testament. Je lui ai donc répondu que non. La marquise a fini par me dire que je devrais me pencher sur le chapitre 20, verset 7. Puis elle a éclaté de rire. On aurait dit une folle. La scène était macabre.

- Moi non plus, je ne connais pas l'Apocalypse par cœur, dit Malberg en s'efforçant d'afficher un petit sourire ironique sans y parvenir vraiment.

- Pas besoin. Je me suis renseignée entre-temps.

- Et qu'as-tu trouvé ?

- Lorsque les mille ans seront révolus, Satan sera relâché de sa prison. Tu as une idée de ce que cela peut bien signifier ? Je ne vois pas le rapport avec le meurtre de la marquise, ni avec la mort de Marlène Ammer.

Malberg n'entendit pas la question de Caterina. Avant même qu'elle ait terminé sa phrase, il se sauvait à toutes jambes comme s'il avait le diable aux trousses et disparaissait dans le labyrinthe des tombes.

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