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L'hôtel Krone était installé dans une maison à colombages flanquée d'oriels et de tourelles, qui donnait directement sur les rives du Rhin. La chambre que Soffici avait réservée proposait un confort à l'allemande typique : ravissante penderie blanche et secrétaire Biedermeier d'un goût exquis placé contre le mur côté fenêtre. Des péniches allaient et venaient sur les eaux tranquilles du fleuve, mais Soffici se désintéressait totalement de ce cadre romantique.

Il se coucha tôt, comme à son habitude. Il ne parvint cependant pas à s'endormir tout de suite. D'abord à cause du bruit des trains qui passaient sur les deux rives du fleuve, et ensuite parce qu'il se demandait si ses plans allaient vraiment aboutir. Il n'était pas cet homme de marbre qu'il avait feint d'être devant Anicet. Il avait la gorge nouée à l'idée que tout puisse encore échouer à la dernière minute.

Vers 3 h du matin, il finit néanmoins par sombrer dans le sommeil. Lorsqu'il se réveilla, il était 8 h 30. Il commanda un petit-déjeuner copieux et passa en revue les échéances qui l'attendaient. Il ne devait pas être possible que quelque chose aille de travers.

Soffici descendit vers 10 h dans le hall. Feignant l'oisiveté, il s'assit dans un canapé d'où il pouvait observer l'entrée de l'hôtel.

Il attendait depuis environ vingt minutes lorsqu'une voiture blanche de la FedEx s'arrêta devant l'entrée. Le chauffeur monta les marches quatre à quatre et, quand il entra dans le hall, on l'attendait déjà.

- Je m'appelle Giancarlo Soffici.

Le coursier le regarda avec méfiance.

- Avez-vous une preuve de votre identité ?

- Oui, naturellement, répondit Soffici en lui tendant son passeport.

Le chauffeur jeta un regard sur la photo, puis dévisagea son interlocuteur.

- C'est bon, vous pouvez signer le reçu.

Soffici laissa échapper un soupir de soulagement, signa et prit le paquet.

- Bonne journée, dit l'employé de FedEx en prenant congé.

- C'est l'avenir qui nous le dira, murmura Soffici dans sa barbe.

Il se retournait pour regagner sa chambre lorsqu'il se figea soudain, comme la femme de Loth à la vue de Sodome. Le cardinal Moro se tenait devant lui en compagnie de son secrétaire, monsignor Abate, tous deux vêtus de flanelle grise. Abate gardait les yeux baissés, comme si cette rencontre le mettait mal à l'aise. Un sourire cynique dansait sur les lèvres de Moro.

- Quelle métamorphose, remarqua-t-il en jetant un regard sur les cheveux rasés de Soffici.

- Comment m'avez-vous trouvé ? demanda Soffici dans un souffle sans tenir compte de la remarque de Moro.

- Nous avons reçu des informations de la police qui nous a fait savoir que vous aviez quitté l'Allemagne. Mais nous serons mieux dans votre chambre pour parler de tout cela !

Soffici regarda autour de lui.

- Je ne vois pas de quoi nous devrions parler. De plus, j'ai un rendez-vous. Alors, vous voudrez bien m'excuser, monsieur le cardinal...

Soffici se dirigea vers la sortie de l'hôtel, mais Moro lui barra le passage.

- Vous ne souhaitez pas faire de scandale, n'est-ce pas ? Alors... lui dit Moro en pointant sa main vers l'escalier.

- Pourquoi parlez-vous de scandale ? explosa Soffici.

- Je vais vous le dire, monsignor ! Vous avez mis en scène votre propre enlèvement et celui du cardinal secrétaire d'État Gonzaga. Ce dernier souffre d'un grave syndrome de stress. Il est désormais suivi par un psychiatre. Vous avez volé le véhicule de fonction du cardinal et l'avez fait passer à l'étranger avec une fausse plaque minéralogique. Soffici, Soffici, vous êtes tombé bien bas.

- Je crois que vous feriez mieux de vous taire, rétorqua Soffici en les foudroyant tous deux du regard. N'est-ce pas vous qui avez pris la décision d'échanger le linceul de Turin contre une copie, afin que la science ne puisse jamais prouver que Jésus de Nazareth était un homme comme les autres ?

Il marqua un temps d'arrêt.

Moro et Abate échangèrent un regard entendu.

- Monsieur le cardinal ! balbutia son secrétaire.

- Je m'en doutais, dit Moro en hochant la tête. L'original se trouve donc entre les mains de la confrérie de ce misérable Tecina, devenu Anicet, du nom d'un des sept démons.

Soffici, très troublé, jeta un regard autour de lui pour s'assurer qu'aucune oreille indiscrète ne traînait. Il préféra poursuivre l'entretien dans sa chambre.

- Suivez-moi !

Le ménage de la chambre n'avait pas encore été fait. Elle était dans l'état où il l'avait quittée. Moro et son secrétaire s'installèrent sur le canapé, Soffici approcha un fauteuil de la table basse.

- Ai-je raison ? insista le cardinal Moro.

Soffici ne répondit pas.

- C'est donc que oui.

- Je n'ai rien à faire dans cette histoire, contra Soffici.

- Pourquoi êtes-vous ici, alors ? Autant que je sache, le château de Layenfels, où se trouve le renégat, n'est qu'à quelques kilomètres d'ici. Auriez-vous l'intention de rejoindre ce club élitiste de marginaux ? Soffici, je crains que vous n'ayez pas la carrure de vos ambitions...

- Vous pouvez penser ce que vous voulez. Je ne reviendrai pas au Vatican.

Moro répondit avec un sourire fat :

- C'est ce qu'il peut arriver de mieux, pour vous comme pour l'Église.

Moro observait depuis un bon moment le petit paquet que Soffici serrait dans sa main, sans néanmoins y accorder un grand intérêt.

- C'est bien Gonzaga qui a apporté l'original ici ? demanda-t-il.

Soffici se contenta de hocher la tête.

- Pourquoi a-t-il fait cela ? Voulait-il nuire à notre sainte mère l'Église ?

- Il n'avait pas le choix.

- Qu'est-ce que cela signifie ? s'emporta Moro. On le faisait chanter ?

- Manifestement, oui.

- À cause de cette femme ?

Les mains croisées sur le ventre, monsignor Abate détournait pudiquement les yeux sur le côté.

- À cause du commerce qu'il entretenait avec le diable, écumait Moro.

Il se leva d'un bond et se mit à arpenter la pièce. Abate suivait avec anxiété chacun de ses pas.

- Comment peut-on céder à ce point aux tentations de Satan !

Soffici tournait la tête de gauche à droite.

- Chaque année, des milliers de nos frères quittent les ordres pour avoir cédé au péché. Grâce au sexe, la nature a réussi à mettre la raison hors d'état de fonctionner.

- De la part d'un cardinal secrétaire d'État, j'aurais attendu plus de persévérance.

- Même un cardinal secrétaire d'État a certains besoins.

- Soffici ! s'emporta de nouveau Moro. Avez-vous donc perdu la tête ? Ne vous souvenez-vous donc plus des paroles de l'apôtre Paul ?

- Bien sûr que si, répondit Soffici. Vous faites allusion à la première lettre aux Corinthiens dans laquelle il est dit : À ceux qui sont seuls et aux veuves, je déclare qu'il est bon pour eux de rester comme je suis.

Abate opinait du chef et Moro poursuivit :

- Avez-vous oublié les paroles de l'apôtre ?

- Au contraire, répondit Soffici, Paul dit aussi : Mais s'ils ne peuvent pas se maîtriser, qu'ils se marient, car mieux vaut se marier que brûler de désir. C'est aussi valable pour un cardinal secrétaire d'État. Mais, étant donné que le mariage est interdit depuis que l'encyclique Sacerdotalis Cœlibatus...

Moro et Abate restèrent pantois. Inutile de chercher à rivaliser avec monsignor Soffici, il connaissait l'Ancien et le Nouveau Testament comme le Notre Père. Moro remarqua que Soffici consultait sa montre avec nervosité.

- Vous soutenez Gonzaga dont vous êtes le secrétaire, et c'est tout à votre honneur, poursuivit Moro qui avait fini par se radoucir. Mais cela ne change rien au fait que le cardinal a trahi l'Église. Dieu le punira.

- Que celui qui n'a pas péché lui lance la première pierre, dit le Seigneur !

- Restons-en là, voulez-vous ? coupa Moro pour le tempérer. Comment envisagez-vous votre avenir ?

Désemparé par cette question, l'apostat se mordit la lèvre inférieure. Son regard tomba sur l'enveloppe contenant les clichés radiographiques qu'il avait posés sans y prendre garde à côté du plateau de son petit-déjeuner.

- Inutile de vous faire du souci pour moi, répondit finalement Soffici. Je sais bien évidemment que je ne dois pas attendre d'aide de la part de l'Église.

- Là, vous pouvez en être sûr ! On ne mord pas sans impunité la main qui vous nourrit.

- Et pour continuer de filer la métaphore : on n'abat pas la vache qui vous donne son lait. Je vais quitter la pâture sans me faire remarquer. C'est là la grande différence.

Moro eut un geste de mépris.

- Celui qui n'est pas pour moi est contre moi, dit le Seigneur. Mais vous n'avez toujours pas répondu à ma question.

- Quelle question ?

- J'aimerais savoir ce qui vous amène au château de Layenfels. Seriez-vous un adepte du cardinal félon ? Et donc un traître ?

- Pensez ce que vous voulez, cardinal, mais disparaissez maintenant, s'il vous plaît.

Moro et son secrétaire ne se firent pas prier, et Soffici boucla hâtivement sa valise.

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